La Nouvelle Critique

Thumbnail
La Nouvelle Critique n° 15 (196) Nouvelle série. Juin 1968. 3 francs
CO
m
30
O
U)
OO •
GO
oo
rn
GOSS
oo
OOCO
LA NOUVELLE CRITIQUE :
Rédaction, Administration,
19, rue Saint-Georges, Paris-9e - Tél. : TRU. 49-84.
C.C.P. Paris 6956-23.
Directeur : Francis Cohen.
Rédacteurs en chef :
Antoine Casanova, André Gisselbrecht.
Publicité : France-Lafayette, 10, rue Bleue, Paris-£
Tél. : 523-10-35.
Taiif d'abonnement :
Abonnement, un an (10 numéros) ..........
six mois (5 numéros) ....................
Etudiants, Normaliens, un an (10 numéros)
six mois (5 numéros) ....................
Etranger, un an (10 numéros) ............
Vente au numéro, l'exemplaire ordinaire
50
27
40
22
60
Changement d'adresse :
Spécifier l'ancienne adresse et celle où l'on désire recevoir
dorénavant la revue. Accompagner d'un versement de 1,00 F
(timbres ou majoration du virement).
Imprimé à P.P.I., 26, rue Clavel, Paris-19e.
Diffusé par les N.M.P.P.
Gérant responsable : André Vro!ant.
Maquette : Salvi.
A NOS ABONNES
Les circonstances ne nous ont évidemment pas permis
de servir aux abonnés les trois numéros spéciaux que
nous avons publiés en mai.
Ce numéro spécial, qui comporte la moitié de la pagi-
nation habituelle, sera complétée d'ici à la fin de l'année
par une augmentation de nos publications, et nos
engagements envers les abonnés seront tenus.
sommaire
2 L'étape des élections.
Francis Cohen
4 La politique des communistes.
Roland Leroy
7 La C.G.T. et son combat.
Georges Séguy
9 Les bases de l'idéologie gauchiste.
Claude Prévost
14 Les étudiants communistes dans l'action.
Serge Goffard
15 Réflexions et propositions.
Antoine Casanova
18 Une Université démocratique.
Jean Dresch
J'adhère a la C.G.T.
Photo Bloncourt.
20 Contestation ou révolution.
Philippe Sollers
21 Formation des élites et formation
des chercheurs.
Jean-Pierre Kahane
22 Contre l'urbanisme de classe.
Irène Wekstein, Danielle Labatut, Bernadette
Monereau, Yves Paris, Michel Steinbach,
Françoise Maquigny, Préteceille, Robert Joly
24 Manuels et intellectuels,
production matérielle et société.
C. Vernay
30 Les maîtres-mots du mois de mai.
des élections
Francis COHEN
Le 1er mai, le défilé revendicatif des travailleurs,
retrouvé après treize ans d'interruption, alerte par son
ampleur et sa combativité.
Le 3 mai, le gouvernement gaulliste, devant une mani-
festation de quelques centaines d'étudiants, fait occuper
la Sorbonne par la police. Il déclenche ainsi une réac-
tion en chaîne. Un mouvement s'empare des univer-
sités ; des répressions brutales exaltent la volonté
de lutte des étudiants et enseignants et suscitent la
solidarité des travailleurs.
Le 13 mai, la grève générale et les manifestations
d'unité des syndicats révèlent la puissance de l'hosti-
lité à de Gaulle : « Dix ans, ça surfit ».
Le 16, c'est l'explosion. Chacun luttant pour ses reven-
dications et tous pour un changement, le pays se
lance dans le plus grand mouvement de grève de son
histoire.
Dans ce choc de classes d'une extraordinaire violence,
deux forces principales sont en présence : la grande
bourgeoisie liée à l'appareil d'Etat, et la classe ouvrière
avec ses alliés.
Les dix millions de grévistes sentent tout ce qu'ils
peuvent arracher à l'ennemi de classe et, avec l'essor
du mouvement, associent à leurs revendications les
problèmes politiques.
Toutes les fois que des masses sont en mouvement,
il ne manque pas de forces pour chercher appui sur
elles ou tenter de les détourner à leur profit. On l'a
bien vu. L'absence d'un programme commun de la
gauche privait les travailleurs d'une perspective immé-
diate de changement politique démocratique et laissait
la place à d'autres alternatives.
Il y eut la tentative de la F.G.D.S., proposant des
successeurs à de Gaulle et au gouvernement.
Il y eut la tentative d'un regroupement centriste consti-
tuant une relève bourgeoise au gaullisme, avec la
bénédiction agissante du grand capitalisme américain.
Ce fut la soirée du stade Charléty, rassemblement à
dominante gauchiste qui risquait de déboucher sur
une relève réformiste au gaullisme. Car les divers
mouvements gauchistes (expressions déformées de
problèmes réels et, chez les étudiants, d'aspirations
profondes), que le pouvoir se croyait capable de can-
tonner dans le rôle de prétexte à la provocation poli-
cière ou politique, étaient l'objet d'une vaste manœu-
vre de « récupération » par l'américano-centrisme.
Le Parti communiste, s'il n'avait pas plus que le
gouvernement ou les « détonateurs » eux-mêmes prévu
le lieu, l'heure et la forme de l'explosion, était préparé
à jouer tout son rôle dans les événements.
Depuis dix ans, organisant la lutte, il disait qu'un
changement ne pouvait venir que de la convergence
de l'action des diverses classes et couches antimono-
polistes.
Il avait notamment souligné avec insistance le rôle
des intellectuels dans la France d'aujourd'hui et appli-
qué beaucoup d'efforts (dont quelques flottements de
détail ne font que montrer la difficulté) à expliquer et
à organiser l'alliance des 'travailleurs manuels et intel-
lectuels.
Il a pu ainsi caractériser pas à pas la nature du
mouvement. Il s'agissait d'une vigoureuse attaque contre
les monopoles et leur politique d'exploitation et de
sous-culture. Il ne s'agissait pas d'un mouvement de
caractère insurrectionnel contre le pouvoir de la classe
bourgeoise, car celle-ci n'était pas devenue incapable
de gouverner, et la perspective immédiate du pouvoir
socialiste ne s'était pas emparée de la grande majorité
de la nation.
La ligne politique de la classe ouvrière restait donc
le rassemblement des masses pour le renversement
du pouvoir des monopoles et son remplacement par
un pouvoir démocratique, étape vers un passage démo-
cratique ultérieur au socialisme. Il ne fallait pas céder
aux provocations qui auraient rejeté les classes moyen-
nes des villes et des campagnes dans les bras du
grand capital et voué la classe ouvrière à un échec,
peut-être tragique. Il ne fallait pas davantage accepter
de jouer un rôle d'appoint dans la grande manoeuvre
centriste qui aurait conduit à un pouvoir du type de
celui que Wilson illustre si tristement en Angleterre,
ou de celui que les socialistes italiens viennent d'aban-
donner à la suite de leur échec électoral.
Il fallait fermement préserver l'unité de la gauche et
l'action pour un gouvernement populaire et d'union
démocratique, agissant en vertu d'un programme établi
en commun et que les masses puissent soutenir.
Ce fut fait, et compris par les travailleurs en lutte.
C'était l'échec d'une relève bourgeoise au gaullisme.
La bourgeoisie fit donc front avec de Gaulle.
Elle fit front, mobilisa l'appareil d'Etat, encore capable
de ressort, et les masses qu'elle influence encore, ce
que d'aucuns avaient tendance à oublier.
Elle fit front, mais en reculant, vite et fort.
Ce furent d'abord les entretiens de Grenelle, et tous
les accords qui suivirent, améliorant les résultats grâce
à la tactique syndicale, menée de main de maître par
la C.G.T., consultant constamment les intéressés sur
les objectifs de leurs luttes et le degré de satisfaction
qu'ils estimaient avoir obtenu.
Ce fut ensuite le renvoi aux calendes du plébiscite,
et son remplacement par des élections.
Une lutte s'engagea, avec le recours à l'anticommu-
nisme unificateur de la réaction, le chantage classique
à la guerre civile. La tentative de saper les grèves
par l'intervention de commandos « civiques » appuyés
par la force armée échoua, mais le recours à la pro-
vocation reste à l'ordre du jour.
Les masses travailleuses, elles, sont fortes à la fois
d'un grand succès et d'une conscience considérable-
ment accrue, non seulement de leur force, mais de la
nature des forces qu'il leur faut vaincre. C'est la
vigueur de l'affrontement qui rend la lutte difficile.
L'ébranlement de forces nouvelles s'accompagne néces-
sairement de nouveaux problèmes à résoudre et de
nouvelles expériences à faire. Il faut y être très atten-
tif. Mais le regretter serait regretter le mouvement.
Une nouvelle étape s'ouvrait : les travailleurs « réali-
saient » leur succès. Ils obtenaient la satisfaction de
revendications souvent considérables. Mais en même
temps, il était clair que ce succès ne pouvait être
consolidé que si le gouvernement changeait. Le sens
des élections apparaissait ainsi avec toute leur impor-
tance : une victoire de la gauche, une influence accrue
des communistes est le moyen nécessaire du passage
à un régime véritablement démocratique où la classe
ouvrière jouerait tout son rôle.
Les élections, loin de dévier le mouvement, le pro-
longent. La dissolution fut un premier succès remporté
sur le pouvoir, la tenue des élections en sera un
second.
Il ne s'agit pas de réintégrer cette immense et multi-
forme levée en masse dans un cadre traditionnel. Les
élections sont une étape, qui donne au flot des actions
et des rassemblements un moyen d'expression, donc
d'action. Il s'agit, dans la campagne, d'éclairer et de
convaincre les millions d'hésitants. Le programme que
propose le Parti communiste, et sur lequel il appelle
à se compter, vise à déposséder les monopoles des
moyens économiques, sociaux et politiques de leur
pouvoir par les nationalisations, la planification démo-
cratique, la démocratisation de la vie publique, les
réformes universitaires et culturelles au service du
peuple. Sa ratification par le peuple fera reculer les
forces principales du capitalisme et de la réaction en
France. Telle est la portée de l'étape en cours.
Certes, ce n'est pas gagné d'avance. Il y faut une
lutte intense. Mais c'est cette lutte que le mouvement
gréviste des manuels et des intellectuels a mise à
l'ordre du jour. S'y dérober serait se trahir soi-même.
Avec les autres travailleurs, les intellectuels, qui ont
partout manifesté leur volonté de profondes modifi-
cations dans la structure et l'exercice de leurs profes-
sions ont l'occasion de se prononcer pour les change-
ments politiques et économiques sans lesquels ces
modifications ne sont pas possibles.
De toute façon, une nouvelle phase de la lutte des
classes en France s'est ouverte. Elle sera faite de
grands combats divers. Le capitalisme y entre affaibli,
attaqué dans ses retranchements, avec un régime usé.
Au cours du mois de mai, La Nouvelle Critique a publié
successivement un numéro spécial, « Non à l'Université
gaulliste » (en collaboration avec Le Nouveau Clarté),
une réédition revue de son supplément « Les commu-
nistes et l'Université » (en collaboration avec L'Ecole
et la Nation) et un numéro spécial « Etudiants, Intel-
lectuels, Ouvriers ».
Elle présente aujourd'hui un numéro, réduit en volume,
mais entièrement consacré aux événements actuels,
avec la seule ambition de fournir des éléments de
réflexion sur les grandes questions que se posent ses
lecteurs — intellectuels, étudiants, militants.
Nous avons posé à Georges Séguy trois questions sur
le sens des luttes ouvrières et universitaires. Nous
reproduisons les réponses de Roland Leroy à des
questions que des hommes de télévision lui ont posées
sur la politique et les perspectives du Parti commu-
niste. Claude Prévost étudie les bases sociales et
intellectuelles des idéologies gauchistes. Claude Vernay
analyse l'état actuel des forces productives et le rôle
qui en découle pour les travailleurs manuels et intel-
lectuels. Nous tentons de définir plusieurs des maîtres-
mots qui ont circulé (ou disparu) au cours de ce mois
de mai. Enfin, pièces d'un dossier à constituer, nous
sommes heureux de présenter le point de vue de
plusieurs de nos amis intellectuels sur les solutions
aux problèmes de leur profession, que le foisonnant
travail de recherche en cours a mis en lumière.
8 juin 1968.
Roland LEROY
Mardi 4 juin, Roland Leroy, secrétaire du Comité
central du P.C.F., avait rendez-vous avec la télé-
vision. Les embarras de Paris — des milliers d'autos
bloquées — n'avaient pas réussi à empêcher la ren-
contre. Les hommes de télévision dont la grève pose
conjointement le problème de leurs revendications et
celui du statut démocratique de la radio-télévision
souhaitaient un entretien avec les communistes. Mai
1968, chez eux comme chez l'ensemble des intellec-
tuels, a accumulé les questions. Il n'y eut donc pas
de préface au débat. Roland Leroy, qu'accompagnait
Jacques Chambaz, écouta les interrogations, les
réflexions, les contestations. Il ne s'agit pas là de
formalisme, de courtoisie de circonstance, mais de
la pratique normale entre le parti de la classe ouvrière
et les intellectuels, communistes ou non.
C'est la première fois que se trouvent côte à côte
dans un mouvement (et quel mouvement) des millions
de travailleurs et des centaines de milliers d'intellec-
tuels. Qui oserait prétendre que, par delà la conver-
gence profonde entre ouvriers et intellectuels, il aurait
été possible de connaître un mouvement sans pro-
blème ? Les conditions objectives du combat condui-
saient à ces problèmes. Par ailleurs, des forces, le
gaullisme en premier lieu, avaient intérêt à ce que
soit obéré, notamment par le gauchisme, le mouvement
des intellectuels. L'alliance qui de plus en plus unira
ouvriers et intellectuels n'est pas et ne sera pas
exempte d'orages. C'est essentiellement de cela et
bien sûr de la situation politique qu'il s'est agi
mardi 4 juin, salle Git-le-Cœur à Paris. (Nous résu-
mons ci-après en quelques questions et réponses une
discussion qui dura trois heures et demie. Nous avons
donc dû laisser de côté certains thèmes abordés, et
résumer en formulations condensées des réponses qui
ont fait l'objet de développements plus circonstanciés.)
Question. — Je voudrais connaître l'avis du Parti
communiste français sur la situation après le discours
de de Gaulle.
Roland Leroy. — Je crois que le discours de de Gaulle
pose des questions en lui-même et par ce qu'il révèle.
Il a montré que les appréciations sur le caractère révo-
lutionnaire ou « prérévolutionnairc » de la situation
qu'on a entendues dé-ci, dé-là, étaient pour le moins
prématurées ou téméraires. Le pouvoir gaulliste dis-
pose de forces réelles. Mais il ne faut pas isoler ce
discours de son contexte, que caractérise le recul du
pouvoir et du patronat. Ce discours est, après Grenelle,
un nouveau recul ; il n'a pu en éviter d'autres puisque,
malgré le silence de de Gaulle sur les revendications,
les patrons et l'Etat ont dû aller au-delà du protocole
de Grenelle. Ajoutons que de Gaulle ne s'est pas trompé
sur l'identité de son ennemi principal, le Parti com-
muniste français.
Enfin, en annonçant la dissolution de l'Assemblée
nationale et les élections, de Gaulle opère un nouveau
repli. Au fond il est contraint de donner aux forces
ouvrières et démocratiques engagées dans le combat
actuel un moyen de prolonger ce combat.
Quelle réponse un parti révolutionnaire devait-il donner
à ce discours ? Les barricades ? C'est peut-être ce
qu'espérait de Gaulle pour isoler le Parti communiste
français en dressant contre lui les coucbcs moyennes.
Nous avons relevé le défi. Nous sommes engagés à fond
dans la grande lutte pour les revendications jusqu'à
leur satisfaction. Puis, les élections peuvent marquer
la défaite définitive du gaullisme à condition qu'elles
s'inscrivent dans le mouvement actuel, qu'elles le pro-
longent.
Question. — Je considère que le mouvement actuel
est un mouvement extra parlementaire. Le Parti, en
déclarant participer à la campagne électorale, ne se
place-t-il pas sur le terrain choisi par de Gaulle ?
Roland Leroy. — Nous ne faisons pas des élections
l'unique objectif de notre combat. Nous les utilisons.
Nous n'avons jamais considéré que la lutte parlemen-
taire était la seule forme de lutte. La classe ouvrière
recourt aux formes de lutte les plus diverses. Au cours
de son histoire, le mouvement ouvrier français a utilisé
des formes de lutte très variables : la lutte armée dans
la Résistance, la grève politique de masse, la manifes-
tation de rue, par exemple.
A certains moments la lutte politique de masse peut
être la forme de lutte la plus élevée. C'est le cas
aujourd'hui. Notre objectif est de faire que les plus
larges masses aient conscience de la nocivité du gaul-
lisme et de la possibilité d'instaurer un régime de
démocratie nouvelle. Certains parlent aujourd'hui des
« minorités agissantes ». Mais il y a une différence
fondamentale entre une minorité agissante de type
blanquiste qui agit quelles que soient les conditions et
la politique des communistes
une avant-garde révolutionnaire qui a une vue claire de
l'objectif historique et une vue réaliste de la situation.
Le Parti est une avant-garde révolutionnaire telle que
la concevait Lénine : un pas en avant des niasses, mais
toujours liée à elles. C'est tout le contraire d'un mou-
vement vague bâti sur la démocratie dite directe et
l'autodésignation des dirigeants comme celui que
MM. Barjonet et Vigier parlent actuellement de créer.
Encore un mot : le mouvement d'aujourd'hui est un
mouvement populaire qui peut et doit trouver son
prolongement dans la bataille électorale. Mais ce soir
l'objectif numéro un c'est la satisfaction des revendi-
cations, c'est le succès de la grève qui se heurte à la
résistance du pouvoir et du patronat.
Nous ne séparons pas cela du combat électoral. L'un
et l'autre, et non l'un ou l'autre, sont les deux aspects
complémentaires du combat contre le pouvoir person-
nel, contre les monopoles. Je le dis tout net, nous
mettrons en garde contre ceux qui recommanderaient
l'abstention ou le boycott des élections. Voter dès le
premier tour pour les candidats du Parti communiste
français est le moyen de prolonger, d'élever le combat,
de lui donner son sens.
Question. — J'ai lu dans L'Humanité-Dimanche que le
Parti ne veut pas se priver d'une partie de la popu-
lation qui vote encore à droite. Pourquoi ?
Roland Leroy. — Jusqu'ici il y a encore des travail-
leurs trompés qui ont voté gaulliste. Il est évident que
nous voulons les gagner. Mais votre question me sem-
ble recouvrir un problème plus important. Nous ne
partageons pas l'appréciation de Malraux selon laquelle
il y aurait simplement deux forces en présence dans
notre pays, le gaullisme et le communisme. Il y a
d'autres forces. Le choix réel est entre le régime auto-
ritaire gaulliste évoluant vers la dictature et un déve-
loppement démocratique.
Question. — Pourquoi une grande manifestation n'a-t-
elle pas eu lieu au lendemain du discours de de
Gaulle ?
Roland Leroy. — C'était d'abord l'affaire des syndicats
auxquels nous aurions bien entendu apporté notre
appui. Des négociations ont eu lieu. Des discussions
étaient engagées sur cette question lorsque l'U.N.E.F.
a annoncé qu'elle organisait sa propre manifestation
sur le mot d'ordre « négociations - élections = trahi-
son ». La C.F.D.T. faisant de la participation de
l'U.N.E.F. un préalable, une manifestation commune
devenait impossible.
D'autre part nous considérons que l'essentiel de la
lutte, donc de la riposte, se déroulait dans les usines
par la poursuite et le renforcement de la grève.
Question. — II y a un problème qui me préoccupe.
J'ai eu l'impression que face aux étudiants, aux intel-
lectuels vous avez cadenassé la classe ouvrière. J'ai
ressenti de votre part comme une hostilité à l'égard
des étudiants parce qu'ils étaient dirigés par Cohn-
Bendit et d'autres que vous englobez sous la déno-
mination de « gauchistes » alors qu'ils y a cependant
une certaine diversité de pensée entre eux ?
Roland Leroy. — Je veux faire une première remarque
qui me paraît importante. Il est tout à fait faux et
extrêmement dangereux d'assimiler le gauchisme au
mouvement des étudiants pour leurs revendications et
pour la réforme de l'Université. J'ajoute que nous
sommes en droit de parler de gauchisme en général
bien que cela recouvre effectivement une certaine di-
versité. Il y a des maoïstes, des trotskistes, des anar-
chistes, etc. Mais cette mosaïque de groupes a des
traits fondamentaux communs: le nihilisme, l'anticom-
munisme et des méthodes d'action qui relèvent de la
provocation. Ceci dit je reviens encore une fois sur
ma première idée : il serait totalement erroné d'assi-
miler mouvement étudiant et gauchisme. Ce qui est
vrai c'est que dans les moments d'extrême tension
comme ce fut le cas certains jours, cette distinction
n'était pas toujours facile à établir. L'assimilation fut
une tentation fréquente.
Quelle est donc notre appréciation du mouvement des
étudiants ? Non seulement nous en sommes solidaires,
mais nous avons, depuis longtemps, dit la nécessité
de changer l'Université. Ça n'est pas, comprenez-le
bien, par volonté d'autosatisfaction que je dis cela,
mais depuis deux ans nous diffusons un programme
de réforme démocratique de l'enseignement élaboré
avec le concours de centaines d'universitaires, com-
munistes ou non. Je ne dis pas que ce programme soit
parfaitement au point, mais il est le seul existant, le
seul cohérent. Ce qui se passe dans de nombreuses
facultés où étudiants et professeurs discutent, confirme
la ligne générale de notre programme et l'enrichit, car
nous étudions ce qui sort de ces discussions. C'est dire
que le mouvement étudiant était une nécessité. A-t-il
joué le rôle d'étincelle ? Ne nous attachons pas à une
formule. Il a incontestablement joué un rôle impor-
tant pour favoriser l'essor du mouvement général. Je
rappelle cependant que deux jours auparavant, la mani-
festation du 1" mai avait été très puissante. Ce qui
est vrai c'est que le 13 mai, la grève générale et les
manifestations de protestation contre les brutalités
policières ont accru la confiance des travailleurs dans
leurs propres forces et en ce sens le mouvement étu-
diant a joué un rôle considérable. Il est donc néces-
saire que se développe la solidarité, une union réelle
entre les étudiants et les ouvriers.
Question. — Cette réponse n'est pas complète. Je
voudrais, je le répète, connaître votre appréciation sur
les rapports entre gauchisme et mouvement étudiant.
Roland Leroy. — II y a effectivement un rapport qui
tient à des raisons objectives, à la nature même de
ce que sont les étudiants. Ce n'est pas mépriser les
La maladie infantile du communisme 1 attitude des
portable encore.
contenu et les formes de l'enseignement, >e P™-
''
considérable de jeunes.
Il est d'autres causes. Ainsi les étudiants ne reconnais-
sent pas spontanément le rôle révolutionnaire .le la
classe ouvrière, et sont vite .séduits par 1 idée qu a
que
dfff cileaccès aux idées communistes.
ce n'est pas spontanément qu'un jeune de vmg ans
acquiert la conscience que le chemin de la révolution
passé dans notre pays par l'alliance de la force révo-
lutionnaire et de forces réformistes.
rssc nou eduit p à cacher
certaines insuffisances et des manquements.
Comme de tout temps les i^lccjicl» ont un rôle
qu'ils ont
°TiSI e° rô"' als^teUectuds "n'est "Pîu7 "le même.
phénomène ne met.pas en cause ^
SSScha0™" feule'dasse Révolutionnaire jusqu'au
bout.
i=2:^Bstiiiii
dessiner les contours de 1 avenir sociansI«ensemble des
Fnfln le pouvoir gaulliste a témoigné d'une réelle
complaisance pour l'activité des. éléments gauchistes
En résumé et pour toutes les raisons précèdentes on
peut dire que le gauchisme, par delà 1 attiv e ^ "ro"
puscules, est devenu un courant chez les étudiants. Si
nous le combattons, ce n'est pas pour comba re le
mouvement étudiant, c'est pour combattre ce qui nuit
au mouvement révolutionnaire, ce qui nuit a la lois
à la lutte des ouvriers et à celle des étudiants.
Question. — Et Cohn-Bendit, pourquoi la presse com-
muniste s'est-elle acharnée sur lui ?
Roland Leroy. - II ne s'agit pas seulement d'une polé-
mique personnelle à son égard. On peut penser ce
qu'on veut du personnage, ça n'est pas nous qui 1 avons
créé. Il a été en grande partie fabrique avec pou e
moins, le concours des moyens ( information <k la
bourgeoisie. Mais la question n'est pas la. Airetons-
nous' sur trois de ses propos récents.
Il a ridiculisé les revendications ouvrières et le mou-
vement destiné à les faire aboutir Or, d «bord les
revendications ne sont pas nsibles. Ensuite ele-sont
un élément du combat révolutionnaire. Ce mouvement
actuel est à la fois revendicatif et politique.
Il a traité les dirigeants communistes de « crapules
staliniennes» et dit que s'il fallait combattre les; de lé-
gués syndicaux, il le ferait comme s il s agissait ce
combattre la police. Or, diriger ses coups, contre le
Parti communiste français et les syndicalistes, c est
objectivement rendre service à la bourgeoisie.
Enfin, quand il rejette le drapeau national il nuit à
l'intérêt de la classe ouvrière. Il s'agit la d une ques-
tion tout à fait fondamentale. La classe ouvrière en
elle-même et dans ses combats représente linteiet
national. Elle ne laisse pas la grande bourgeoisie
confisquer le drapeau tricolore.
Question. — Pensez-vous qu'il faille mettre une croix
sur tous les gauchistes ?
Roland Leroy. — Votre question revient à se demander
s'il y a des gens porteurs des idées gauchistes qui
sont sincères. Il y en a. Il faut les gagner en leur mon-
trant les méfaits du gauchisme et surtout en apportant
des réponses réelles et profondes à leurs aspirations
révolutionnaires, les réponses du Parti communiste
français par son programme et son activité.
mai 1968.
la c.g.t. et son combat
Georges SEGUY
Tout naturellement située à la pointe de ce que l'on
peut considérer comme un des plus importants épisodes
des luttes de classes en France, la C.G.T. en a pour
une large part assuré la conduite. Dans l'unité avec
les autres syndicats et en liaison avec la masse des
travailleurs.
Face à la stratégie et à la tactique du patronat et du
pouvoir, elle a eu à résoudre dans la pratique des
problèmes complexes dont la solution conditionnait le
succès de l'immense mouvement revendicatif.
De cette pratique et de ses fondements, Georges
Séguy, secrétaire général de la C.G.T., s'explique ici,
en répondant à trois questions essentielles : sur les
origines du mouvement et le rôle des organisations
syndicales au départ et dans le cours de celui-ci, sur
les rapports objectifs entre la lutte revendicative et
la lutte politique, sur les bases de l'alliance entre
ouvriers, étudiants et enseignants contre le gouver-
nement des monopoles.
Comment peut-on caractériser le mouvement de grève ?
De quelles poussées profondes l'action étudiante et les
luttes des travailleurs sont-elles les conséquences ?
Quelle a été, par rapport à la masse des travailleurs,
l'attitude des organismes dirigeants, dans le déclenche-
ment et la poursuite de la grève ?
Un événement qui aurait à coup sûr étonné l'opinion
publique (si quelqu'un avait pu le prédire) s'est imposé
en quelques jours en France avec une force irrésis-
tible et un calme impressionnant : la grève générale
avec occupation des usines.
Il serait incompréhensible si on ne le situait pas dans
le cadre du combat permanent de la classe ouvrière
face au pouvoir des monopoles.
Depuis dix ans, les revendications des travailleurs se
heurtaient à l'intransigeance, voire à l'arrogance d'un
patronat et d'un gouvernement particulièrement rétro-
grades.
Le mécanisme unique conjuguant la puissance des
monopoles et l'appareil d'Etat, en refoulant systéma-
tiquement les revendications ouvrières, en imposant
aux salariés ainsi qu'aux autres catégories de la popu-
lation laborieuse une politique économique et sociale
réactionnaire, a accumulé un profond mécontentement
qui, pour avoir été longtemps contenu, devait néces-
sairement tôt ou tard exploser.
Les puissants mouvements de grève des années 66-67,
la riposte populaire aux pleins pouvoirs, l'application
des ordonnances anti-sociales avaient créé les condi-
tions de l'explosion. Par ailleurs, l'absence de négo-
ciations réelles entre le patronat, l'Etat patron et les
syndicats, l'inexistence d'institutions démocratiques
pouvant servir « d'amortisseurs » aux conflits sociaux,
ont également contribué à rendre les travailleurs de
plus en plus solidaires face à un ennemi commun.
C'est en ayant conscience de cette réalité que nous
affirmions être en présence en France d'une exaspé-
ration de la lutte des classes résultant de l'aggra-
vation de la contradiction fondamentale entre le capi-
tal et le travail à l'époque du capitalisme monopoliste
d'Etat.
Sur ce fond général, d'autres catégories sociales à
qui le pouvoir des monopoles n'offre d'autres perspec-
tives que celle d'être absorbé par son mécanisme
producteur de profits, au mépris des hommes, se sont
dressées et ont eu naturellement tendance à voir dans
la classe ouvrière la force décisive capable de changer
le cours des choses.
Ce phénomène est typique de ce qui s'est passé
dans le monde universitaire et singulièrement dans
la masse des étudiants. Aussi lorsque dans la nuit
du 10 au 11 mai, les forces de répression policières
se livrèrent à leurs sinistres brutalités contre les étu-
diants en lutte, les travailleurs en ressentirent une
vive émotion que la C.G.T. traduisit immédiatement en
proposant la grève générale et les manifestations du
13 mai. Dès lors, les mots de solidarité des travail-
leurs, des étudiants et des enseignants connurent une
grande résonance aussi bien parmi les étudiants et
les universitaires que chez les travailleurs.
L'entrée de la classe ouvrière dans la lutte venait
de créer une situation nouvelle et la C.G.T. en recom-
mandant aussitôt à ses militants de se saisir des pos-
sibilités offertes pour élever, sans attendre, les condi-
tions de la lutte à un niveau supérieur, fit en sorte
que le mouvement s'étende à partir de la base, afin
qu'il soit démocratiquement décidé par les travailleurs
eux-mêmes et placé sous leur vigilance et leur
contrôle. C'était le moyen le plus sûr de prévenir
toute manoeuvre de diversion et de division.
Il ne restait au gouvernement et au patronat qu'à
admettre la réalité et à céder, c'est ce qu'ils firent
non sans réticences jusqu'au dernier moment des
négociations.
En quoi la lutte pour les revendications sociales
(abrogation des ordonnances antisociales, relèvement
du salaire minimum à 600 F, etc.) a-t-elle une portée
essentielle et même révolutionnaire dans la mobilisa-
tion des plus larges masses contre le pouvoir gaulliste ?
Au cœur de la lutte d'aucuns posèrent la question :
ne sommes-nous pas en présence d'un mouvement
révolutionnaire susceptible de renverser l'ordre capi-
taliste ?
Révolutionnaire, le mouvement l'était certes de par
son contenu de classe, sa signification et par le fait
qu'il traduisait un changement brusque de rapports de
force en faveur des travailleurs.
Mais la question était de savoir si les travailleurs dans
leur masse revendiquaient le pouvoir politique ou de
meilleures conditions de vie et de travail dans une
perspective démocratique.
La nature sociale, économique de leur action était
évidente, de même que la signification politique de la
grève, reflétant une profonde volonté de changement
par opposition au pouvoir personnel et en faveur d'une
alternative démocratique.
Si, par hypothèse (absurde évidemment), nous avions
perdu de vue cette réalité pour emboîter le pas aux
protagonistes de l'insurrection, nous aurions à coup
sûr entraîné la classe ouvrière ou plus probablement
la partie la plus avancée des ouvriers à une aventure
tragique aux pires conséquences pour l'avenir.
La grève et l'occupation des usines s'appuyant sur
l'unité des travailleurs, sur la sympathie et la solida-
rité des autres catégories de la population, a créé un
rapport de force favorable aux travailleurs, mais seule-
ment pour faire aboutir leurs revendications économi-
ques, sociales, démocratiques.
Tout aurait pu être renversé, à l'avantage de l'adversaire
de classe qui n'attendait que cela, si à un moment
donné des objectifs exclusivement politiques avaient
été brusquement substitués aux revendications ou-
vrières.
Dans ces conditions, l'important était de conduire le
mouvement à la victoire sur le plan revendicatif, d'in-
fliger sur ce terrain une défaite aux monopoles et à
leur pouvoir politique, de les affaiblir et de favoriser
du même coup l'action des forces ouvrières et démo-
cratiques dont la victoire pourrait s'inscrire dans une
perspective socialiste.
Cette conception de la lutte fondée sur l'analyse des
réalités nationales n'est-elle pas la seule et juste voie
révolutionnaire dans les circonstances présentes pour
notre pays ?
Elle est le contraire de l'aventure, elle récuse les
bavardages stériles d'éléments inconscients, irrespon-
sables ou malveillants qui prétendent tracer du haut
de leur suffisance la voie au mouvement ouvrier fran-
çais en utilisant en fait l'anticommunisme comme sup-
port idéologique principal de leur théorie « révolution-
naire ».
Mais c'est en vain qu'ils ont tenté de dévoyer le
mouvement, de semer la confusion et la division.
C'est la méfiance et même l'aversion que leurs entre-
prises ont provoquées dans les rangs de la classe
ouvrière. Les militants ouvriers investis de la confiance
des travailleurs savaient à quoi s'en tenir sur ces théo-
ries bien avant que n'éclatent les événements.
Le mépris affiché pour les « revendications alimen-
taires » les accusations d'embourgeoisement, de tor-
peur lancées contre la classe ouvrière, les calomnies
proférées contre les dirigeants qu'elle s'est librement
donnés, la propension outrecuidante des tenants de
l'anarchie à se substituer à ces dirigeants pour
conduire le mouvement, à opposer leur lugubre dra-
peau noir aux drapeaux rouge du travail et tricolore
de la nation, tout cela a mis les travailleurs sur leurs
gardes.
Ceux qui croyaient pouvoir les perturber et les dres-
ser contre la C.G.T., notamment, ont témoigné finale-
ment d'une ignorance crasse de ce qu'est réellement
la classe ouvrière.
Comment la C.G.T. conçoit-elle les rapports entre
ouvriers, étudiants et enseignants dans la lutte com-
mune contre le gouvernement des monopoles ?
Il est regrettable que des éléments aient pu utiliser le
mouvement des étudiants comme point d'appui pour
leurs agissements provocateurs.
Cette situation a gêné indiscutablement l'expression
de la solidarité de la collaboration féconde des orga-
nisations syndicales d'étudiants et d'ouvriers.
Mais comme nous l'avons dit dans la bataille en tra-
duisant un sentiment profond des travailleurs et la
confiance que nous portons à la masse des étudiants,
nous avons la conviction que le moment approche où
ce que leur mouvement compte de générosité, d'au-
thentiquement révolutionnaire, de sincérité envers les
travailleurs, l'emportera pour le plus grand bien de tous.
Alors, rien ne s'opposera à ces confrontations d'idées
fructueuses sur toutes les questions en discussion.
On s'expliquera sur la signification que l'on donne
aux mots à propos desquels tant de controverses se
sont engagées ces derniers temps.
« Pouvoir ouvrier », « participation », « autogestion »,
autant de définitions trop sommaires, formelles ou
utopiques pour constituer des thèses scientifiques et
qui méritent d'être discutées à la lumière de principes
de classe éprouvés sur lesquels se fonde notre
orientation.
Notre pays vient de connaître l'une des plus grandes
phases de lutte de classe de son histoire. Des possi-
bilités nouvelles sont nées qu'il appartient aux forces
progressistes démocratiques et socialistes d'exploiter
ensemble pour aller encore de l'avant.
les bases de l'idéologie gauchiste
Claude PREVOST
Le mouvement étudiant est riche et diversifié. Son
irruption à l'avant-scène a été rapide et, pour beau-
coup, surprenante. Le tumulte et la confusion n'ont
guère permis jusqu'ici d'en distinguer les principales
lignes de force idéologiques. Il est vrai qu'il ne s'agit
pas d'un milieu homogène et qu'une différenciation s'y
opère à une vitesse croissante. En particulier, les solu-
tions que préconisent les étudiants les plus proches,
organiquement, de l'avant-garde ouvrière réelle se
fraient peu à peu un chemin. Mais non sans difficultés,
parce qu'elles se heurtent à la résistance et à l'inertie
d'une idéologie qui occulte encore les vraies perspec-
tives du combat. Il faut bien voir que les thèmes idéo-
logiques qui rencontrent toujours le plus de succès
parmi les étudiants sont à dominante gauchiste. C'est
le mouvement dans son ensemble qui sécrète sponta-
nément cette idéologie que, d'autre part, des idéo-
logues quadra- ou sexagénaires se chargent de lui
réinjecter constamment et à doses massives. Il y a
là un phénomène qui ne doit ni étonner ni indigner,
mais qu'il faut d'abord reconnaître afin de le mieux
connaître. La connaissance de cette idéologie ne four-
nira pas un acide magique qui permettrait, en un clin
d'œil, de la dissoudre, mais elle peut aider certains
de ceux qui en sont les porteurs à la ressentir au
moins comme telle, donc à commencer de prendre
leurs distances à son égard.
Cette idéologie dominante peut faire apparaître, parmi
ceux qui la véhiculent, des contradictions au niveau
des énoncés et surtout des conduites. Mais l'essentiel,
c'est qu'elle se présente comme une totalité cohérente :
c'est une des raisons de son succès, et non des moin-
dres. C'est pour la commodité qu'on en détachera cer-
tains thèmes, mais ce travail d'abstraction ne saurait
faire oublier combien ces thèmes sont enchevêtrés,
étroitement imbriqués et, à première vue, indiscer-
nables.
« L'HORIZON DE LA FETE... »
Le premier thème, celui qui s'impose avec évidence,
thème ou si l'on veut image-guide, c'est celui de la
violence créatrice. Il ne nous est pas indifférent que
tant de jeunes manifestants chantent l'Internationale,
même si, pour ce faire, comme l'écrit un témoin,
certains en lisent le texte sur des feuilles.
Mais il ne faut pas non plus nous leurrer ; il convient
de voir le sens qu'eux-mêmes donnent à cet acte :
« Chanter l'Internationale », dit une étudiante en
Lettres, « c'était de toute façon beaucoup plus le signe
d'une révolte, c'était plus un chant contre que, à pro-
prement parler, un hymne communiste. C'est le chant
que tout le monde connaissait, le chant de la révolte ».
Au prix d'une régression typique, la révolution se
résorbe en révolte et, en fin de compte, quand on
évoque les damnés de la terre, c'est plus à Frantz
Fanon que l'on pense qu'à Eugène Pottier et à Degey-
ter. La révolte est violence pure et la violence est le
moteur de toute action. Ceux-là mêmes qui multiplient
en faveur des ultra-violents les occasions de s'exprimer
le reconnaissent sans ambages : « II était d'e plus
dans la logique des amis de D.aniel Cohn-Bendit de
provoquer le désordre et de susciter l'affrontement. »
On pouvait ou non approuver cette logique, mais force
était de la reconnaître puisque les responsables eux-
mêmes nous déclaraient regretter la passivité des
forces de l'ordre, passivité qui, disaient-ils, « anes-
thésiait leur action et l'isolait ». (Jean Daniel, Le
Nouvel Observateur, 8 mai) ; ou encore : « Les
« enragés » de Nanterre ont obtenu l'affrontement
qu'ils souhaitaient depuis longtemps ». (René Back-
mann, ibid.). Mais il n'y a pas de faille dans cette
logique puisque la violence révèle le mouvement à
lui-même. On peut résumer une thèse favorite du
Mouvement du 22 mars en parodiant une formule célè-
bre : sans violence révolutionnaire pas de mouvement
révolutionnaire. Qu'il s'agisse vraiment de révolution
est une autre question, mais le fait est qu'il ne
reconnaît de dignité « révolutionnaire » à la classe
ouvrière que dans la mesure où elle mène des actions
violentes. A dire vrai, ce que la violence révèle à
soi, c'est moins une collectivité que des individus
juxtaposés. Parlant des préparatifs des barricades,
lors de la nuit du 10 au 11 mai, Cohn-Bendit remar-
que : « C'était un peu la fête... ». On sursautera peut-
être, mais on retrouvera une formule analogue dans
un témoignage dont on ne peut suspecter la sincérité,
celui d'une étudiante en philosophie qui cite Georges
Bataille (peut-être indûment !) et récrit à propos du
même épisode : « Le tragique est l'horizon de la
fête ». La violence est joie. Plusieurs témoins en
décrivent l'explosion, dans les termes qu'ils emploie-
raient pour figurer l'orgasme. La violence est féconde
parce que les désirs y viennent s'incarner, désirs de
mutation, désirs simplement « d'autre chose », Désir
tout court. Un commentateur a bien noté tout cela.
C'est Edgar Morin dans une série d'articles publiés
par Le Monde. Son propos est doublement révélateur,
parce qu'englué totalement dans l'idéologie qu'il trans-
crit. Morin la redouble inconsciemment dans son dis-
cours, la grossit, la caricature dans ses métaphores
mêmes : maelstrom étudiant / grande rébellion qui
déferle / mouvement en chaîne / prodigieuse com-
mune / semaine prodigieuse / effluves planétaires /
effluves d'internationalité / extase de l'histoire / l'os-
mose se fait / le baptême des matraques / le jaillis-
sement joyeux des barricades... En fait, Morin est
incapable de décrire le mouvement étudiant parce
qu'il est impuissant à le penser. Mais peut-on faire
autre chose que d'en donner une série d'équivalents
poétiques ? C'est ce qu'un autre témoin, philosophe
aussi, voudrait nous suggérer : « Expliquer, c'est aussi
récupérer : or la nuit de vendredi est irrécupérable
par qui que ce soit, par quoi que ce soit. D'abord
personne ne dispose des concepts pour la penser,
ensuite on souhaite, si on a été le témoin de cette
insurrection, manifester une sorte de fidélité aux
étudiants en refusant de penser ce qui s'est passé là
au moyen de catégories déjà constituées ». (Les Let-
tres Françaises, « Spécial Etudiants ».) Cette invitation
laisse perplexe. Marx n'avait pas renoncé à penser la
Commune de Paris, dont on voudra bien reconnatre
qu'elle dépassa quelque peu en ampleur et en com-
plexité les événements de la rue Gay-Lussac. De même
que, pour Kant, le beau est sans concepts, la violence
ne pouvait-elle non plus être pensée ? Une formule de
Morin nous propose une réponse : tout cela s'entre-
féconde. La violence, c'est la vie, c'est son déferlement
océanique, qu'aucune logique ne peut embrasser.
Curieusement, on voit apparaître ici, avec le culte
de la spontanéité, contre lequel Lénine polémiqua
jadis avec la vigueur que l'on sait, des thèmes néo-
soréliens et néo-hergsoniens.
UN HIATUS DRAMATIQUE
Bergson définissait le comique comme « du mécanique
plaqué sur le vivant ». C'est peut-être par la vertu
d'une métempsychose des idées que M. Cohn-Bendil
a qualifié les revendications ouvrières de risibles...
En face de cette vie multiforme, la société, avec tout
ce qu'elle a « intégré », représente une mécanique
« sans âme ». Morin évoque « le désastre de la vie
techno-bureaucratique dans le travail ». Le travail
est obligatoirement « aliénant ». Ce que refusent les
étudiants, c'est la société « moderne », jamais définie
par le caractère des rapports de production domi-
nants, mais par des adjectifs marginaux, secondaires.
Comme de bien entendu, il fallait s'attendre à voir
reparaître ici le thème rebattu de la « société de
consommation » et les autres thèmes annexes de
« société industrielle », d' « aliénation » e tut/i quanti,
comme dit Louis Althusser dans son interview à
L'Unita (La Pensée, N° 138) : « notions idéologiques
bourgeoises..., antiscientifiques, antimarxistes, faites
pour combattre les révolutionnaires ». On ne s'éton-
nera pas d'entendre S.E. Mgr Marty, lors de son
homélie de l'Ascension, reprendre l'antienne, société
de consommation voulant dire société matérialiste, à
l'Est comme à l'Ouest. Après tout, Serge Mallet, pré-
sentant la philosophie de Marcuse, fait remonter très
loin dans le temps les méfaits de la société indus-
trielle en U.R.S.S., qui « dégoûta » Marcuse du socia-
lisme marxiste, dès l'époque des premiers plans quin-
quennaux : « Déjà, les coulées de ciment du Dnié-
prostroï ont étouffé les aspirations libertaires de la
jeune République soviétique ». Heureuse Russie tsa-
riste, où l'on s'éclairait à la chandelle...
Autour de ce thème se noue un étrange consensus.
L'un dénonce « l'harmonie factice d'une société de
consommation où l'abondance prétendue des biens
contredit et ignore les exigences de la vie, cet étouf-
fement de l'être au huis-clos de l'avoir ». L'autre
croit découvrir que « la solidarité avec le Vietnam
va de pair avec le refus de la société de consomma-
tion dont le capitalisme américain offre le modèle le
plus achevé et que les Vietnamiens ont contraint à
venir à la table de négociation ». Société de « consom-
mation » ou « industrielle » : parfois la qualification
disparaît entièrement et cette société n'est même plus
nommée précisément. On la qualifie de « fleur Carni-
vore », on se prononce « contre la police, contre
l'ordre, contre la société » et on convient' que le
mouvement a « quelque chose d'asocial ». Parfois
encore, il y a tant d'adjectifs que la masse en noie
le sens et que l'objet du ressentiment global, c'est
toute société, La Société, « la civilisation - techni-
cienne-bourgeoise-managériale-industrielle - consomma-
tionnistc-de-loisir », enfin tout, sauf la société capi-
taliste... Mais on aperçoit la cohérence, et ce qui
nourrit la protestation anarchique.
Marx disait que le capitalisme engendre ses propres
fossoyeurs. Il ne pouvait — et pour cause — avoir lu
Marcuse ou le menu fretin, car il aurait su que les
fossoyeurs pouvaient se syndiquer à la C.G.T., faire
des enfants, acheter des réfrigérateurs, donc se laisser
« intégrer », ou, comme le dit gentiment Sartre, deve-
nir une « institution ». La révolte « conteste globale-
ment » toute la « société de consommation », y
compris le prolétariat consommateur (on a quelque
peu oublié qu'il ne pouvait exister de consommation
sans production, mais c'est curieux, dans tout ce
déluge verbal on cherchera vainement les produc-
teurs). La classe ouvrière possède quelques vertus
innées, un peu comme le sang bleu de l'aristocratie,
mais ces qualités congénitales se dégradent aussi vite
que chez Péguy la mystique en politique : rapidement,
les ouvriers prennent « un coup de vieux » et s'orga-
nisent : « L'ouvrier père de famille », dit Cohn-Bendit,
« n'a pas envie de se battre quand il voit que la
C.G.T. freine, que les autres ne bougent pas. Mais
les jeunes ouvriers, eux, n'ont rien à perdre : ils sont
au chômage, ils n'ont pas de famille, pas de traites à
payer pour le réfrigérateur ». Ces quelques lignes
sont intéressantes : on y aperçoit quelques traces de
vocabulaire marxiste (les ouvriers n'avaient à perdre
que leurs chaînes, ils ont à perdre en 1968 leur moby-
lette et leur rasoir électrique), mais surtout, ce qui
est ici aveuglant, c'est l'ignorance à l'égard de la
classe ouvrière réelle. Ignorance tragique.
L'opposition étudiants-institutions se reflète dans d'au-
tres couples antithétiques : Jeunesse-Vieillesse, Liberté-
Autorité. Mais parmi les institutions, il y a les partis
et les organisations syndicales : ce sont elles l'opium
du peuple ; les « états-majors », les « appareils »
politiques sont des gardes-chiourmes qui empêchent
que « la vie s'épanouisse », qui emprisonnent les
« forces vives de la contestation » dans les parlements,
les sections, les cellules » (Jean Daniel). D'autres met-
tent sur le même plan, dans leurs métaphores, « le
régime disciplinaire de l'usine », « l'école-caserne » et
1' « appareil stalinistique », la C.G.T. qui encadre
puissamment la classe ouvrière et même la « ver-
rouille ».
Les aspirations montent de toutes parts vers la classe
ouvrière, mais cet élan s'adresse à une classe ouvrière
mythique, préhistorique, à celle que l'on trouve dans
les romans de Hugo, à l'ouvrier solitaire, farouche-
ment révolté, à une sorte de « bon sauvage » qui
refuse l'organisation, et non au « conformiste » qui
continue à assurer les services de sécurité au lieu
de tout « contester globalement ». Il y a ici un hiatus
dramatique entre le désir et la réalité. Une partie
encore importante des étudiants recherche une classe
ouvrière qui lui renvoie l'image de sa condition
étudiante et ne la trouvant pas, accuse les « appareils »
10
de dénaturer son rêve. Ayant cru pendant des années
ce que lui répétaient les idéologues bourgeois, à savoir
que les ouvriers sommeillaient, cette fraction étudiante
ne reconnaît pas ces gaillards visiblement levés bien
avant elle et dont le visage ne porte guère trace des
vapeurs nocturnes et recourt à la magie pour s'expli-
quer cette « mutation ».
NI STRATEGIE NI PROGRAMME
Mais cette classe ouvrière est la masse. Comment
expliquer, précisément, cette « levée en masse » ?
Une fois de plus, voilà un phénomène difficile à
penser avec les catégories dont disposait jusqu'alors
la majorité étudiante : « inertie », « apathie », « enli-
sement dans le confort ». Il faut bien produire des
concepts « nouveaux », ou plutôt complémentaires
des précédents. Mais là encore, on retrouve une idéo-
logie ancienne, remontant à la préhistoire du mouve-
ment ouvrier, celle des minorités agissantes, caricature
mécaniste des rapports dialectiques qu'entretiennent
gros de la troupe et avant-garde : pour situer l'une
par rapport à l'autre ces deux notions, il faut posséder
quelques clartés sur ce qu'est une stratégie. Or force
est bien de constater ici, chez la plupart des étudiants,
une absence béante. Cohn-Bendit avoue le 15 mai
qu'il est porté par des événements dont il n'a pas le
contrôle. Ses propos méritent d'être rctranscrits un
peu longuement : « Ce qui s'est passé vendredi, ce
qui s'était passé pendant toute la semaine, nous ne
l'avions pas prévu, moins encore prémédité, parce que
nous n'imaginions pas que le pouvoir se livrerait à
des provocations aussi stupides ». — « Nous avons
été surpris nous-mêmes par l'incroyable imbécillité
des autorités. Nous n'avions prévu aucune épreuve de
force pour le printemps... La crise a eu lieu plus tôt
parce que le pouvoir l'a déclenchée lui-même. Et une
fois l'escalade commencée, nous étions obligés de
suivre ». — « .Nous pensions que cette situation objec-
tive existerait à la rentrée prochaine. La stupidité du
pouvoir l'a créée au mois de mai : nous n'y sommes
pour rien ». Les passages en italique permettent
de comptabiliser une extraordinaire somme d'aveux :
sous-estimation répétée du pouvoir gaulliste, faible
connaissance du milieu même où l'on agit, retard
par rapport aux événements, etc. Certes, jamais
révolutionnaire n'a prétendu prévoir jusque dans le
détail anecdotique le déroulement des « opérations »
qu'il mène ; mais ce qui frappe ici, c'est que la
pseudo avant-garde est à la remorque des événements
et que ceux-ci prennent la tonalité et l'orientation que
lui impose le pouvoir répressif. Il suffira de relire
dans les œuvres de Lénine ce qui concerne la période
de 1917 pour mesurer tout ce qui sépare un marxiste-
léniniste d'un anarchiste petit-bourgeois.
à un ordre aliéné, mais si fortement structuré et
intégré que la simple contestation risque d'être tou-
jours mise à son service » et souhaite qu'il « oppose
et maintienne une puissance de refus capable... d'ou-
vrir un avenir ». On comprend, à la lecture de ce
texte, pourquoi le verbe contester est, presque toujours
en ce moment, un verbe intransitif ; lorsque par
hasard on lui accole un objet, celui-ci reste mal défini,
c'est, au mieux, « le système dans son ensemble ».
En réalité, ce concept de contestation vient remplir
un vide théorique et politique qui béait dans la
« conscience » étudiante. Le même agrégatif de philo
le dit en une phrase saisissante : « Un signifiant révo-
lutionnaire, muet encore, vient de faire irruption
dans notre espace ». Qu'est-ce qu'un « signifiant
muet » ? Sans doute un monstre a-logique, un signi-
fiant dépourvu de signifié. On ne saurait mieux dire :
cette contestation risque le plus souvent de n'avoir
pas de contenu. Jean Bruhat l'a dit dans Les Lettres
Françaises en termes excellents : ce refus global ne
débouche sur aucune solution, il manifeste une résur-
gence de l'amircho-syndicalisme et nous renvoie, une
fois encore, à la préhistoire du mouvement ouvrier.
La classe ouvrière moderne, quant à elle, ne conteste
pas, elle revendique et il suffit d'examiner le pro-
gramme de la C.G.T. pour constater que ce dernier
verbe est toujours, par elle, employé transitivement.
En fin de compte, ce sur quoi risquerait de débou-
cher le mouvement, c'est sur l'utopie universitaire.
Le Mouvement du 22 mars parle ainsi de transformer
l'Université en bastion. Que l'on se contente de réfor-
mer intérieurement l'Université sans autre référence
au « reste » de la société ou que l'on pense projeter
ensuite sur le « dehors » la « révolution » opérée au
« dedans », la démarche demeure imprégnée d'un
idéalisme que le bon sens de Jean Bruhat a encore
une fois vite mis au jour.
C'est que tout au fond de cette idéologie, au niveau
de son soubassement le plus secret, gît le projet de
« changer l'homme » et de le changer d'abord. Un
document édité à Nantcrre, il y a plus d'un mois,
par le Mouvement du 22 mars, mettait en avant
les vieilles aspirations libertaires à l'expression totale
du moi. C'était Stirner, mais revu et corrigé par un
Chomsky de fantaisie, à qui l'on faisait dire que le
langage était pure « créativité » : aussi ce document
stigmatisait-il l'action répressive des grands-mères qui
traumatisent les petits-enfants confiés à leur charge
en leur apprenant à parler « correctement ». Que
Chomsky n'ait jamais parlé de créativité sans parler
de règles (« créativité qui change les règles » et
« créativité gouvernée par les règles ») et qu'en fait
les grands-mères soient, sans le savoir, plus choms-
kyennes que les hommes du « 22 mars », n'est après
tout qu'un détail qui ne saurait arrêter la Révolution...
Mais, une fois de plus, on voit se profiler ici l'ombre
de l'Homme Total.
LA CONTESTATION
Dépourvu de stratégie, le mouvement laissé à lui-
même n'a pas de programme précis. Cela permet à
certains de traiter de haut ceux qui ont l'une et
l'autre et d'affirmer que le Parti communiste français
ne préconise « que de vagues réformes » et n'appelle
à « aucune action ». Mais quel est donc le contenu
de 1' « action » à laquelle appellent les anarchistes ?
Sartre est allé le dire en Sorbonne : « Cohn-Bcndit
maintient le mouvement sur le vrai plan de la contes-
tation où il doit rester ». Il faut reconnaître à Sartre
une vertu constante : il sait récupérer à temps les
vocables à la mode et leur donner au moins une
apparence de dignité théorique. La contestation est
actuellement un des mots les plus prononcés en
France. Quand on veut creuser plus avant le sens
de ce concept, on retombe sur le refus. Quelques écri-
vains et philosophes ont publié dans Le Monde du
10 mai un texte intéressant qui, après avoir fait à la
« société de consommation » sa part inévitable (« la
société dite de bien-être parfaitement incarnée dans
le monde français »), veut voir dans le mouvement
étudiant « la volonté d'échapper, par tous les moyens,
RETROUVER LES RAPPORTS REELS
Tous ces thèmes idéologiques, on l'a déjà dit, se ras-
semblent en une totalité cohérente. On objectera que
seul un petit nombre d'étudiants ou d'idéologues les
formulent explicitement. Comment expliquer alors le
succès indéniable de cette idéologie ? Dans Pour Marx,
Althusser souligne un aspect important de la définition
marxiste de l'idéologie : « L'idéologie est bien un
système de représentations : mais ces représentations
n'ont la plupart du temps rien à voir avec la « cons-
cience » \: elles sont la plupart du temps des images,
parfois des concepts, mais c'est avant tout comme
structures qu'elles s'imposent à l'immense majorité
des hommes, sans passer par leur « conscience ». Elles
sont des objets culturels perçus-acceptés-subis, et agis-
sent fonctionnellement sur les hommes par un proces-
sus qui leur échappe ». Le succès de l'idéologie
anarcho-syndicaliste chez les étudiants s'explique en
particulier par les résonances vécues que ses princi-
paux thèmes éveillent ou rencontrent parmi eux.
Présentant l'œuvre de Marcuse (qui est encore assez
peu répandue en France puisque son livre le plus
11
« explicite », L'homme unidimensionnel, vient juste
de paraître), Serge Mallet écrit : « Rien d'étonnant si
des adolescents « auxquels tout espoir était refusé »,
se sont reconnus dans maints thèmes marcusiens :
répression sociale ; caractère profondément totalitaire
de la société ; mutilation et nivellement des conscien-
ces ; embrigadement des énergies, auxquelles tout
dépassement vers un avenir différent est interdit, au
profit d'une production à la fois rationalisée à l'ex-
trême et totalement irrationnelle par ses gaspillages,
ses destructions de richesses, son absence de finalité
humaine ; constat de faillite enfin, du mouvement
ouvrier, et appel aux forces de « subversion intellec-
tuelle » comme ultime barrage contre la barbarie qui
monte et dernier réservoir d'énergie révolutionnaire ».
Une telle description reste au niveau du vécu dont
elle prétend rendre compte, elle ne permet pas de
connaître l'idéologie qu'elle décrit en tant qu'idéologie,
elle demeure elle-même idéologique. Pour « expliquer »
une idéologie il faut faire un bond et franchir un
espace, décaper les rapports imaginaires pour retrou-
ver les rapports réels. Esquissons ce travail, très
sommairement.
LE PROFESSEUR OU LE SYSTEME
Les couches étudiantes en mouvement n'ont qu'une
faible expérience politique. Ces jeunes masses bour-
geoises et petites-bourgeoises ont accédé à la réflexion
politique après la fin de la guerre d'Algérie, au sein
d'un régime gaulliste qui poussait activement à la
dépolitisation des couches moyennes, faute de pouvoir
l'imposer à la classe ouvrière. On s'étonne parfois de
trouver chez beaucoup le même mépris du parlement,
des partis, de la démocratie que chez les gaullistes
avoués : c'est oublier ce qu'était l'idéologie domi-
nante ! Dans ce vide politique, impossible à combler
même par l'organisation communiste la plus active,
les thèmes de la « spontanéité » prolifèrent tout natu-
rellement. L'anarcho-syndicalisme est un symptôme
de jeunesse du mouvement, sa rançon presque inévi-
table, avec le goût de l'affrontement violent et le
mépris pour l'organisation qui l'ont toujours carac-
térisé. Longtemps privée de toute perspective de lutte,
la masse des étudiants se trouvait dans l'état d'apathie
qu'elle croyait déceler chez la classe ouvrière. Le
gaullisme lui paraissait inébranlable, la « société de
consommation » établie pour toujours, bref rien n'était
possible. Puis des perspectives apparaissent et dès
lors, par un bref renversement sociologiquement typi-
que, l'inertie fait place à l'impatience folle, la sous-
estimation téméraire de l'ennemi succède à la sur-
estimation tenace de ce même adversaire et brusque-
ment on proclame, comme les « pivertistcs » de 36,
que tout est possible. Mais la cause réelle de l'appa-
rition de perspectives nouvelles reste, notons-le, tota-
lement méconnue, cause qu'il faut rapporter sans doute
aucun à la lutte opiniâtre de la classe ouvrière et aux
progrès de l'unité politique de la gauche « des appa-
reils ». L'apolitisme de naguère et la « surpolitisa-
tion » actuelle ont le même effet : ils masquent le
mouvement réel et, pour reprendre une de ces méta-
phores ferroviaires en honneur aujourd'hui, ils cachent
le vrai train à prendre. Cette myopie et ces « bévues »
s'expliquent par l'isolement de fait de la masse des
étudiants. Pris dans une organisation universitaire
fortement structurée dont ils entrevoient les rouages
mais non le principe moteur, ils sont un peu dans
la situation de Joseph K., aux prises avec un procès
dont il ne saisit pas le sens. D'où leur limitation
d'horizon et le fait que, lorsque la classe ouvrière
accélère son mouvement d'une façon si criante que
cela crève les yeux du plus myope, on projette sur
elle sa propre situation au lieu de la voir telle quelle,
organisée, puissante, résolue. Son sang-froid est inter-
prété en réformisme, sa stratégie patiente en pusilla-
nimité, son organisation impressionnante, en méca-
nique inhumaine, sa maturité en sclérose. Du coup,
dans l'ivresse de la découverte de soi opérée depuis
peu de temps, on a soif de communiquer à ces
« immobiles » le secret du mouvement que l'on pense
détenir, on donne des leçons de tactique et de stra-
tégie et l'on s'étonne douloureusement des fins de
non-recevoir qu'il faut bien « encaisser ».
Il y a peu de temps que les étudiants s'éprouvent
comme masse active : cette « prise de conscience »
est encore grevée par l'aspiration individualiste, voire
libertaire, à un accomplissement de soi à forte colo-
ration religieuse, dans bien des cas. Cet accomplisse-
ment prend les voies modernes du « salut de l'âme »,
c'est-à-dire de 1' « engagement » : on a beaucoup
raisonné, ces derniers temps, sur un déclin (d'ail-
leurs réel) du sartrisme, sans voir que dans le
naufrage à peu près total de cette nuance de l'exis-
tentialisme, cette épave avait quand même surnagé.
L'essentiel n'est pas de s'engager à faire quelque
chose, mais de s'engager, sans plus. Mais une forte
somme d' « engagements » individuels, cela fait, au
bout du compte, un phénomène social. Ignorante des
causes de sa détresse, l'énergie protestataire se rue
facilement sur les effets. Au temps de Germinal, lors-
qu'elles manquaient de pain, il arrivait aux femmes
de mineurs de tuer les boulangers. Il peut se faire
actuellement que tout en se livrant à la « contestation
globale », on choisisse comme objectif privilégié le
professeur en place plutôt que de travailler vraiment
à changer le système qui l'a mis en posture de donner
l'enseignement qu'il donne, plutôt que de revendiquer
pour l'Enseignement supérieur les moyens de se porter
au niveau des exigences de notre siècle. Il est vrai
que le corps enseignant, trop souvent, ne s'est pas
trouvé en mesure de satisfaire aux besoins d'une uni-
versité de masse et de faire face aux nécessités qu'im-
posé la révolution scientifique et technique. Mais le
prendre comme cible majeure, c'est permettre aux
hommes du pouvoir de se frotter les mains. Etablir
la cogestion est un progrès considérable et, nous
l'espérons, irréversible (bien que, comme le remarque
lucidement Maurice Duverger, l'on doive se méfier
d'un Thermidor), mais la mise en avant parfois exclu-
sive de la revendication « qualitative » risque de ne
donner aux cogérants qu'un pouvoir restreint sur des
moyens étriqués. Laissé à lui-même, le mouvement
étudiant pourrait bien lâcher la proie pour l'ombre.
UNE CATEGORIE A PART
En réalité, on capitulera devant l'explication de fond
si l'on n'essaie pas, certes avec les catégories exis-
tantes, de faire la théorie de ce mouvement et, pour
cela, de le rapporter à la configuration originale que
dessine la lutte des classes dans la France d'aujour-
d'hui. On ne peut agir sur l'idéologie et la transformer
en « instrument d'action réfléchi sur l'Histoire »
qu'en prenant ses distances par rapport à elle.
M. Pompidou parle volontiers, à propos de la France,
de « mutation ». Nous lui concéderons qu'il a raison :
notre pays, durant toutes ces années, a subi, et subit
encore, une transformation profonde. On passe de la
France artisanale à la France salariée. Dans son arti-
cle, publié dans notre n° 11, sous le titre Les classes
sociales dans la France d'aujourd'hui, Serge Laurent
a décrit les incidences « sociologiques » de ce phéno-
mène. J'y renvoie le lecteur. Je retiendrai cependant
quelques observations qui me paraissent fondamen-
tales. D'abord celle-ci : « Tendance à la différencia-
tion interne des classes fondamentales, au dévelop-
pement et à la transformation rapide de la situation
des couches intermédiaires et, contradicloirement,
tendance à la polarisation croissante des rapports
sociaux. » Ensuite la tendance à la salarisation de la
population active, la classe ouvrière y représentant,
de loin et plus que jamais, le groupe le plus impor-
tant (43 %), suivi des autres travailleurs salariés
(25,6 %)• Dans ce groupe, les intellectuels, fortement
touchés, par capillarité, par le mouvement étudiant,
représentent un pourcentage faible mais un contin-
gent numérique important et en expansion, compte
tenu qu'il subsiste de nombreux intellectuels non
salariés. Parmi ceux-ci les étudiants, groupe non sta-
ble, parce que perpétuellement en instance de chan-
gement, d'abandon de sa condition transitoire, mais
numériquement en croissance continue, dépassant à
12
présent le demi-million, ayant multiplié de plusieurs
unités son chiffre global en un temps relativement
bref. On reviendra, pour l'analyse de fond, à un
texte déjà ancien de Maurice Thorez, Notion de
classe et rôle historique de la classe ouvrière. La si-
tuation de classe des intellectuels, et, par réfraction,
des étudiants, y est définie. Maurice Thorez les situe
en général dans les couches moyennes, mais comme
une catégorie à part au sein de ces « couches sociales
intermédiaires ». D'e plus les intellectuels, comme les
étudiants, ne constituent pas une couche homogène,
ils ne peuvent, en tant que tels, jouer un rôle diri-
geant dans les luttes politiques ; bien plutôt, leurs
positions reflètent l'état général de la lutte de classes.
En même temps, ils ont « de graves raisons morales
et idéologiques de rallier le camp démocratique ». Ces
analyses sont connues ; elles ont été « mises en pra-
tique » par l'ensemble du Parti communiste avec un
succès incontestable. On ne peut donc dire que les
communistes soient surpris par ce qui arrive : ils
peuvent sans honte republicr des textes déjà anciens
sur le rôle de plus en plus important des intellectuels
dans les luttes politiques, sur la participation accrue
de la jeunesse dans ces mêmes combats, sur la
convergence nécessaire des actions menées par les
différentes classes et couches sociales opprimées par
le capitalisme monopoliste d'Etat ; ils n'ont qu'à rap-
peler leurs propositions sur la démocratisation de
l'Université pour gagner une large audience.
Les masses étudiantes sont donc entrées en lutte et
(naturellement) avec les formes qui correspondent au
niveau de maturité politique qu'elles ont atteint ici
et là. Couche sociale non homogène, les étudiants
produisent des formes d'action très différenciées,
hétérogènes, voire hétéroclites, où l'aventurisme prend
souvent une large part. Ceux qui conduisent les lut-
tes de la classe ouvrière seraient insensés de n'en
pas tenir compte et de modeler leur ligne sur les
fluctuations et les improvisations de la « stratégie »
étudiante. L'expérience de ces dernières semaines
montre que, sur ce point aussi, on peut leur faire
confiance.
LE MEME ENNEMI
Par leur statut ambigu au sein de la société de clas-
ses, les intellectuels - - et plus encore les étudiants,
au statut doublement ambigu — sont l'enjeu d'une
dispute entre les deux classes fondamentales et sont
de plus une couche idéologiquement vulnérable, sou-
mise à de multiples tentations, balançant entre l'op-
portunisme de droite et l'opportunisme de gauche,
accessible aux illusions de l'idéalisme et de l'indivi-
dualisme. Les « idées » lui paraissent facilement ani-
mées d'une force absolument autonome et, corrélati-
vement, il lui paraît souvent qu'il suffit de vouloir
pour faire. Et vouloir seul, ou en se groupant en
collectivités occasionnelles et vite dissoutes, comme
Lénine l'avait bien vu dans Un pas en avant, deux
pas en arrière : « Ce qui caractérise d'une façon
générale, les intellectuels en tant que couche parti-
culière dans les sociétés capitalistes contemporaines,
c'est ce qui, entre autres, distingue désavantageuse-
ment cette couche sociale d'avec le prolétariat. » On
s'en doutait : l'idéologie qui parle par les bouches
que nous avons écoutées patiemment, c'est l'idéologie
petite-bourgeoise, variante, très souvent, de l'idéolo-
gie bourgeoise tout court. On ne dira pas la même
chose de tous ces idéologues, dont certains semblent
bien être l'objet de manipulations suspectes : l'his-
toire future découvrirait ça et là parmi eux quelque
« pope Gapone » que j'en serais le dernier surpris.
Mais beaucoup de ceux qui les suivent sont des
révolutionnaires authentiques, sincères — mais des
révolutionnaires petits-bourgeois. Je risquerai une
hypothèse : au début, il y a quelque temps, ces jeunes
hommes sont partis de revendications à caractère
démocratique, telle que la cogestion, « l'autonomie »
de l'Université, etc., toutes mesures qu'une démo-
cratie bourgeoise peut accorder, ou plutôt concéder,
si la pression est suffisante. Mais ces aspirations se
sont heurtées à la violence — latente puis ouverte-
ment déchaînée —- du pouvoir des monopoles. Il y
avait de quoi désespérer de tout. Les révoltés ont
désespéré brutalement du capitalisme, de toute société
démocratique, voire même de toute société et ont
franchi d'un saut des distances vertigineuses : ils
sont passés à l'utopie révolutionnaire. A vrai dire ce
bond est un retour en arrière : le socialisme uto-
pique, ou pire encore la vague rêverie fraternisante
sur « une société plus belle », tout cela est derrière
nous, tout au moins cent ans derrière Pavant-garde
de la classe ouvrière. La révolution moderne passe
par la démocratie élargie : c'est une thèse familière
aux communistes français et sur laquelle ils ne
reviendront pas. Mais ces « jeunes-vieux révolution-
naires », ces « novateurs archaïques » sont-ils irrémé-
diablement disqualifiés en tant que révolutionnaires ?
Certains, oui, sans nul doute. Aux lendemains d'ivres-
se, il y a d'impressionnants « retours au bercail » :
l'histoire des années 30-35 en Allemagne abonde mal-
heureusement en exemples de ce genre. Mais pour
beaucoup, il peut en aller autrement. Il serait aber-
rant de croire que cela dépend entièrement de nous
(car comment une volonté subjective, même exercée
par une collectivité fortement « structurée », pourrait-
elle réorienter totalement un courant objectif?), mais
cela dépend aussi de nous. En 1936 la classe ouvrière
avait mené à la victoire un mouvement de portée
historique. Aujourd'hui, dans des conditions cent fois
plus difficiles elle en a entrepris un d'aussi grande
envergure. En ce temps-là la majorité des étudiants
appartenait aux Ligues clé droite. Actuellement, dix
fois plus nombreux, les étudiants dans leur majorité
combattent le même ennemi que la classe ouvrière.
Beaucoup d'étudiants ne le savent pas, ils luttent à
la désespérée, comme s'ils étaient seuls et tombent
avec un acharnement digne d'un meilleur sort dans
tous les pièges que leur tend une classe dont ils
n'ont pas encore compris la ruse et la volonté de
faire front. Ce combat d' « irréguliers » gène la classe
ouvrière, l'oblige à se couvrir sur un flanc que les
naïfs auraient pu espérer libre de toute menace —
et elle a raison, là aussi, de porter des coups. C'est
dans l'intérêt même du mouvement étudiant dans
son ensemble : là où il n'est pas relayé, étayé par
une classe ouvrière majeure, organisée, révolution-
naire, donc disposant d'un grand parti communiste,
en Allemagne de l'Ouest par exemple, il se dilue,
s'effrite, en dépit de sa cohésion interne et de la
vigueur de ses luttes, et depuis un an tourne en
rond, privé de perspectives.
Mais tous les traits négatifs que l'on a relevés dans
le mouvement étudiant français ne sont pas indélé-
biles à la manière d'un péché originel. Cette idéo-
logie compacte peut être fissurée : ça et là, des
lézardes apparaissent. Cette protestation myope peut
affiner sa vision. Les étudiants, dans leur masse, se
sont dressés contre l'Etat gaulliste, contre la société
capitaliste, contre l'Université de classe. Ils ressen-
tent, à leur façon, les contradictions d'un régime qui
tente d'écraser la classe ouvrière. Celle-ci le sait, lé-
sait souvent pour eux, et à son habitude, elle saura
être unitaire pour deux, attitude qui n'exclut pas lu
rudesse envers ceux qui mettent l'unité en péril.
Sans l'appui des intellectuels et des étudiants, la
classe ouvrière ne chanterait peut-être pas le « solo
funèbre » dont parlait Marx, mais elle ne saurait
prétendre à la victoire décisive. Elle sait aussi pa-
tienter, sachant que les X et les Y passent, mais que
les étudiants, ou plutôt les intellectuels qu'ils seront
bientôt, demeurent. Aujourd'hui, les rapports de force
ayant changé dans le monde, le révolutionnarisme
petit-bourgeois doit certes être combattu par les révo-
lutionnaires, mais il n'est plus nécessaire comme il
y a cent ans, et plus déjà, de l'écraser pour bâtir
sur des ruines, son élan, sa générosité peuvent être1
captés au profit global des deux couches alliées de
facto ; je dirai, en employant une expression délibé-
rément provocatrice, qu'il peut et doit être récupéré.
23-25 mai 1968.
13
les étudiants communistes
dans l'action
Serge GOFFARD
Pendant un temps, la forêt a caché
l'arbre. Beaucoup de gens ont eu
l'impression que les étudiants se
levaient brusquement, entraient
avec une impétuosité singulière
dans l'arène politique pour y éta-
blir leur « démocratie sauvage »
(Sartre). Un sang neuf versé dans
le vieux corps de la France. Et à
partir de là se développa toute une
idéologie du nouveau. Mais la sur-
face des choses s'est mise à peler
sous l'action de ce terrible révéla-
teur qu'est la lutte des classes.
Depuis le début du mois de mai —
comme depuis très longtemps —
les étudiants communistes ont mené
un vif combat à l'Université, dans
la masse des étudiants pour une
réforme démocratique, contre le
gaullisme, pour un gouvernement
populaire. Aucun étudiant commu-
niste ne s'est tenu à l'écart du
mouvement. Simplement, ils se sont
refusés à l'aventurisme et au nihi-
lisme. Chaque jour, par la diffusion
de l'Humanité (plusieurs milliers),
par la distribution de tracts et
d'appels, mais surtout par une par-
ticipation effective et constante
aux discussions diverses et aux
commissions de travail, l'U.E.C. a
travaillé pour que le mouvement
démocratique des étudiants ne
s'embourbe pas dans la gesticula-
tion. D'autres au contraire, plutôt
que de donner à la masse des étu-
diants des objectifs de lutte
concrets, ont fait beaucoup pour
séparer les étudiants de la lutte
des travailleurs et du peuple en
conspuant la C.G.T., en critiquant
le P.C.F. et, curieusement, en favo-
risant les manœuvres des politi-
ciens de la troisième force.
L'U.E.C. et ses militants toujours
plus nombreux — 2 000 adhésions
depuis le 3 mai — ont expliqué
avec ténacité que la satisfaction
des revendications justifiées des
étudiants passait par une élabora-
tion concrète — dont le projet de
réforme du P.C.F. est un exemple
inégalé — par une lutte organisée,
liée à celle de la classe ouvrière.
Ce n'était pas la voie de la facilité.
Néanmoins, les étudiants commu-
nistes ont élargi leur audience.
Bien souvent ils ont impulsé le tra-
vail des commissions. Mais ils ont
aussi entraîné les étudiants aux
manifestations de la C.G.T.
En tout cela, l'activité de l'U.E.C.
— et pour cause — n'a pas eu les
faveurs de la grande presse ou
d'Europe N° 1.
Aujourd'hui, les étudiants sont à
la croisée des chemins. Il faut
choisir : s'ils veulent obtenir la
satisfaction de leurs revendications,
il leur faut s'insérer, avec leurs for-
mes propres, dans les actuelles
luttes politiques, à l'évidence celles
pour les législatives. Il leur faut
contribuer à battre le gaullisme. Ce
à quoi s'emploie l'U.E.C. Plusieurs
comités pour un gouvernement po-
pulaire, nés de la discussion et de
l'action, ont été créés, à l'initiative
de l'U.E.C. Ses militants préparent,
dans le cadre des élections, la ma-
nifestation de la jeunesse au Parc
Montrcau (16 juin).
Mais, par-dessus tout, l'U.E.C. in-
tensifie son activité, pour appeler
les étudiants à voter communiste.
Contre l'anticommunisme prêché
par de Gaulle et partagé par les
divers groupes gauchistes, l'U.E.C.
appelle les étudiants à organiser
leurs luttes, à leur donner un
contenu révolutionnaire : travailler
à l'union de la gauche sur un pro-
gramme commun pour renverser le
pouvoir de la bourgeoisie et établir
un gouvernement démocratique ou-
vrant la voie au socialisme. Ces
idées trouvent une audience gran-
dissante chez les étudiants qui font
l'expérience de la vie politique.
Cela parce que — entre autres
choses —, ils font l'expérience de
qui sont les communistes •: des mi-
litants actifs, efficaces, refusant la
phrase révolutionnaire pour mieux
agir, liant leur activité à celle de
la classe ouvrière, à son parti, le
P.C.F.
A l'Université, le mouvement ne
pourrit pas, ni ne s'enlise dans le
verbiage. Au grand dam du gou-
vernement. La lutte s'organise et
les étudiants communistes y tien-
nent une place plus qu'honorable.
Ici aussi, les pires ennemis du
pouvoir de la bourgeoisie sont les
communistes.
14
reflexions
et
propositions
Antoine CASANOVA
La crise qui a ébranlé en mai dernier l'ordre capi-
taliste s'est déclarée d'abord dans le monde des intel-
lectuels. Elle s'est ensuite déplacée et élargie à
l'ensemble de la nation. Premier des problèmes dans
la chronologie du mouvement, celui des intellectuels
et de l'Université ne l'a pas été en vertu des seuls
effets du hasard : le développement des sciences, des
techniques et des services, dans le cadre même du
capitalisme monopoliste d'Etat, donne un poids (numé-
rique, social et idéologique) jusqu'ici inédit aux intel-
lectuels salariés. L'histoire de leur croissance (lisible
au fil des différents recensements de la population
française) est aussi celle de leurs difficultés et de
leur exploitation par le capital moderne. Exploitation
qui rejoint celle dont sont victimes les autres couches
populaires (et au premier chef la classe ouvrière)
mais dont les processus et les modalités gardent leur
spécificité.
Les contraintes d'ordre économique (chômage, budget
de misère, structures matérielles étriquées) sont ici
indissociables des censures et des perversions d'ordre
idéologique imposées à l'intellectuel dans l'exercice de
ses fonctions scientifiques ou culturelles.
Guetté par le déclassement ou le chômage précoce,
voué au surtravail (souvent d'ailleurs, comme chez les
acteurs, pour éviter des pauses génératrices de chô-
mage !), l'intellectuel est enfermé dans le rôle de dis-
tributeur d'une culture parcellaire, étriquée ou abêtis-
sante. Fonction graduellement étouffante, car elle
contredit les plus profondes aspirations morales de
ceux-là mêmes qui l'exercent, tout en les coupant de
la vie et des luttes populaires. Fonction qui les emplit
de sourds malaises ; terrain privilégié pour l'angoisse
solitaire ou l'espérance utopique, ou l'anarchie verba-
liste, ce malaise peut aussi se résoudre en saisie
lucide et résolue des mécanismes et processus (insé-
parables des besoins du capitalisme monopoliste d'Etat)
qui rendent compte des contradictions de la fonction-
dés intellectuels dans l'actuelle société française.
Pièce essentielle de la domestication du savoir et des
intellectuels par les monopoles, l'Université cumule et
polarise par là même toutes les tensions contraires
qui sont ordinairement le lot des différentes catégories
d'intellectuels. Objet des « réformes » gaullistes, elle
joint les vices et les poussières du système mandarinal
et népotiste de jadis aux impitoyables rigueurs du
mécanisme de sélection dont use l'Etat capitaliste
contemporain. Il n'est aucune catégorie d'intellectuels
qui sur un point essentiel ne soit victime de l'une ou
de l'autre de ses difformités de fonctionnement. Le mal
a été analysé avec soin et pertinence. Le projet de
réforme de l'enseignement du Parti communiste fran-
15
, ._• •••'"••• • :.....;::;^i
^^^^^^PH^^^I
çais, dès 1965, a longuement décrit les effets patho-
logiques qui résultaient de l'anatomie et du fonction-
nement imposés à l'Université par l'Etat capitaliste
contemporain. En mars 1966, le Comité central d'Ar-
genteuil en analysait les causes profondes : « Le
même système qui exploite les travailleurs et les écarte
de la culture met en cause la liberté de création des
intellectuels et limite le pouvoir émancipateur de la
science et de l'art. Chercheurs ou artistes, ingénieurs
ou enseignants, médecins ou architectes en subissent
les conséquences dans teur activité professionnelle.
Le monde capitaliste est un monde à l'envers. Ses
contradictions mettent à l'ordre du jour le problème
du passage au socialisme. Mais la vieille société ne
périra pas de sa seule absurdité. L'intervention des
hommes est nécessaire et, à une première étape, elle
a pour objectif l'établissement d'une démocratie véri-
table ».
Un tel état de fait a mené aux événements du mois
de mai 1968. La mise en question a gagné rapidement
les diverses professions intellectuelles. A des degrés
divers d'approfondissement et d'élucidation théoriques,
le recrutement social, le contenu idéologique, les struc-
tures d'administration ou de gestion, le mode de fonc-
tionnement et l'efficience (pédagogiques, culturels,
scientifiques) des institutions existantes sont examinés
et critiqués. Le travail se poursuit des lycées aux
universités, des écrivains aux artistes, aux médecins,
aux juristes, aux acteurs, aux ingénieurs et aux plas-
ticiens. Les communistes en ont d'autant mieux pris
leur part que sur nombre de points essentiels, les
élaborations des commissions rejoignent les documents
(notamment sur la réforme de l'enseignement et le
statut démocratique de la Radio-télévision) proposés
par le Parti à la réflexion des intellectuels.
Il est actuellement impossible de dresser le bilan de
cette vaste recherche collective. Il faudra y revenir
plus tard pour en dégager l'importance et les articu-
lations principales. Plutôt que de tenter une illusoire
synthèse, nous avons préféré donner dans l'immédiat
la parole à quelques-uns de ceux qui ont fourni un
effort essentiel dans ce travail de réflexion mené dans
les différents secteurs du savoir et de la culture.
Réflexions et propositions
une université démocratique
Jean DRESCH
A la suite des événements récents,
beaucoup d'étudiants, d'enseignants
et beaucoup de non universitaires
ont pris une conscience claire de
l'archaïsme de l'Université.
Les professeurs s'en faisaient une
bonne conscience. La relative au-
tonomie des universités leur per-
mettait de maintenir leurs distan-
ces à l'égard du pouvoir : l'Uni-
versité dans son ensemble n'avait
pas accepté Vichy, ni même la
guerre d'Algérie. Mais elle était de-
venue une machine compliquée,
destinée à distribuer des connais-
sances et des parchemins sous la
haute autorité de maîtres qui n'ont
eu pendant longtemps ni les
moyens, ni même l'idée de modi-
fier des méthodes d'enseignement
moyenâgeuses. Et quand l'idée vint
qu'il fallait changer et les métho-
des et le contenu, quand des pro-
jets comme le plan Langevin-
Wallon furent proposés, le pouvoir
ne donna pas davantage de moyens
et octroya... le plan Fouchet. Le
Général, pour une fois, n'a pas de
mémoire et n'a pas compris. Les
professeurs étaient aussi et préten-
daient être des chercheurs. Mais,
s'ils étaient patrons et juges suprê-
mes des thèses de doctorat, non
moins archaïques dans leur concep-
tion, surtout en Lettres, ils ne re-
cevaient de l'Université ni les loi-
sirs, ni les moyens matériels néces-
saires. Il a fallu créer, il n'y a pas
si longtemps, le C.N.R.S. pour y
pourvoir, mal.
Quant aux étudiants, jusqu'à la der-
nière guerre mondiale, ils s'étaient
pour la plupart installés dans le
système, tant qu'il leur a permis
d'en tirer un emploi. L'Université
n'était en effet ouverte qu'à une
minorité de fils de bourgeois, gé-
néralement assurés de trouver une
situation dans l'entreprise paternel-
le ou dans l'enseignement. Mais voi-
là que les étudiants deviennent
beaucoup plus nombreux, parce
qu'à la fois la natalité a augmenté
après la guerre et que la société
capitaliste a davantage besoin de
cadres. Surtout en Lettres et dans
certaines disciplines littéraires, les
étudiants s'inquiètent. La plupart
ne parviennent pas au terme nor-
mal de leurs études. L'Université
ne leur fournit aucun emploi assuré,
sinon par concours très difficiles.
Certes, l'Université manque de maî-
tres, de locaux, de matériel que le
gouvernement s'obstine à n'accor-
der qu'en quantités très insuffi-
santes. Mais ses structures appa-
raissent inadaptées à la société mo-
derne, les facultés sont enfermées
dans des cadres rigides, conçues
selon une classification des sciences
qui gêne ou interdit les recherches
et les enseignements marginaux les
plus productifs. L'enseignement est
réservé aux étudiants inscrits et ne
s'ouvre ni à ceux qui n'ont pu faire
leurs études secondaires, ni à ceux
qui voudraient, devraient dans bien
des cas, se mettre au courant des
connaissances, recherches ou mé-
thodes nouvelles, se recycler. L'Uni-
versité apparaît comme un monde
clos, coupé de la vie. Par suite,
l'enseignement même, son contenu
comme ses méthodes, apparaissent
aux aussi archaïques.
Le gouvernement est très fier de la
réforme Fouchet, de quelques cons-
tructions spectaculaires. Mais celles-
ci sont conformes à une organisa-
tion inadaptée et fort insuffisantes,
surtout à Paris et dans la région
parisienne. Quant à la réforme Fou-
chet, elle n'a été qu'un replâtrage
cki vieux bâtiment. Imaginée par de
soi-disants sages, soumise toute pen-
sée à l'approbation de quelques uni-
versitaires choisis on ne sait jamais
comment, imposée et hâtivement
appliquée sans que les moyens
mêmes de son application aient été
prévus, elle ne pose aucun des pro-
blèmes fondamentaux de l'Univer-
sité et ne saurait par suite y ap-
porter la moindre solution.
Comment, dans ces conditions, être
surpris que les étudiants aient remis
brutalement en cause tout le sys-
tème, désormais écroulé ? Certains
adoptent une attitude de refus. Elle
prend des formes diverses et
bruyantes. Elle affirme qu'il ne sau-
rait y avoir d'Université nouvelle
sans une révolution, une transfor-
mation radicale de notre société.
Cette contestation totale conduit
trop facilement au verbiage, à la
confusion et à l'aventure. Sans
doute l'Université est-elle l'expres-
sion d'une société : elle ne sera
démocratique que dans la mesure
où auront été, au préalable, profon-
dément transformés les enseigne-
ments primaire, secondaire et tech-
nique. Mais ce n'est pas une raison
suffisante pour se refuser à propo-
ser toutes les réformes qui pour-
raient rendre l'Université à la fois
démocratique, plus ouverte, plus
moderne. Il est actuellement possi-
ble de la transformer en rompant
son isolement, en l'intégrant davan-
tage dans la société, en moderni-
sant ses structures, son enseigne-
ment, en lui donnant en somme un
rôle qu'elle n'a jamais eu. Et cette
transformation sera un élément, un
moyen d'une transformation de la
société elle-même.
L'action étudiante a réveillé bien
des professeurs et bien des étu-
diants. Les premiers doivent accep-
ter d'associer les étudiants à une
cogestion de l'Université. Les se-
conds auront à la fois à faire leurs
études et à remplir de nouveaux
devoirs, conséquence de nouveaux
droits. La tâche de chacun n'en
sera pas allégée. On peut penser du
moins qu'elle sera plus utile et
plus efficace.
18
Réflexions et propositions
contestation ou
révolution ?
Philippe SOLLERS
Le monopolisme capitaliste d'Etat
n'est pas seulement un frein éco-
nomique, c'est aussi et en même
temps un frein symbolique —- et là
est la raison de l'éclatement d'un
de ses organes essentiels : l'uni-
versité. L'élaboration, la transmis-
sion et le contrôle du savoir sont,
au même titre que les marchandi-
ses, une activité matérielle où se
dissimule, s'investit et se dépense
une force de travail qui, dans une
perspective matérialiste dialecti-
que, doit être pensée comme pro-
duction spécifique. De là l'intérêt
de l'expression employée par les
étudiants:: « De la critique de l'uni-
versité à la critique de la société ».
Moment où une idéologie ressent de
l'intérieur sa propre saturation et
tente de se retourner sur les bases
qui l'ont rendue possible ; moment
violent, presque suicidaire (anar-
chiquc) où les contradictions ap-
paraissent en pleine lumière mais
seulement pour une autre idéolo-
gie. Moment qui, pour ne pas res-
ter un simple moment, doit être
immédiatement déchiffré de façon
théorique et se renverser lui-même
une nouvelle fois : de la critique
de la société à la critique de l'uni-
versité. Il est essentiel que ces deux
mouvements se rencontrent, conver-
gent, se redoublent l'un l'autre et
surtout ne se manquent pas. C'est
toute la question, actuellement et
pour l'avenir, des rapports com-
plexes entre les étudiants et les en-
seignants (en majorité d'origine
bourgeoise et petite-bourgeoise) et
la classe ouvrière.
« Dans une société de classe, écrit
Althusser, l'idéologie est le relais
par lequel, et l'élément dans lequel,
le rapport des hommes à leurs
conditions d'existence se règle au
profit de la classe dominante. Dans
une société sans classe, l'idéologie
est le relais par lequel, et l'élément
dans lequel, le rapport des hommes
à leurs conditions d'existence se
vit au profit de tous les hommes. »
L'université bourgeoise semble ad-
mettre qu'elle est une université de
classe, elle est obligée d'en faire
l'aveu explosif : voilà, a priori,
une victoire de la théorie marxiste.
Mais cette admission, cet aveu, peu-
vent rester, pour reprendre l'ex-
pression de Freud, « purement in-
tellectuels ». Autrement dit, il peut
y avoir reconnaissance exclusive-
ment verbale de cet état de fait
mais refoulement persistant des
causes matérielles qui en sont l'en-
jeu. Telle est la signification, au-
jourd'hui, de la fréquence avec la-
quelle est employé le mot socialisme
dans le discours révolutionnariste.
Ce discours, qui peut entraîner une
grande efficacité négative contre
l'archaïsme et le féodalisme du ré-
gime en place, peut aussi déboucher
sur un vide théorique et une igno-
rance pratique de ce qu'est la
science marxiste et son fonctionne-
ment général. Il s'agirait alors d'un
psycho-socialisme sans prise direc-
te avec l'analyse des forces et des
rapports de production, sans cons-
cience nette de la lutte des classes
qui est à la base de ce processus.
Cela voudrait dire que la bourgeoi-
sie a simplement appris à brandir
le drapeau rouge pour mieux s'op-
poser au drapeau rouge.
Le problème urgent est donc non
seulement la connaissance précise
de la théorie marxiste mais aussi,
en accord avec elle, la reconnais-
sance de l'existence opératoire du
« relais » et de « l'élément » dont
parle Althusser : l'idéologie. Toute
idéologie se produit et se développe
dans un langage. Tout savoir s'or-
ganise à partir d'un découpage lin-
guistique donné. Nier ce niveau qui
est à la fois vue sur le « monde »
et vue sur lui-même revient tou-
jours à sécréter inconsciemment un
discours dogmatique ou romanti-
que et, en fait, métaphysique, à
l'opposé du travail qu'il s'agirait
d'accomplir.
Ce travail consiste maintenant, de
façon inlassable, à faire apparaître,
parallèlement à l'analyse économi-
que froide et sans faux-fuyants de
la révolution communiste, sa réalité
idéologique massive ; à renforcer
plus que jamais la lutte idéologique
en en montrant la variété, la com-
plexité, les différences de fonction
et d'application. Transformer, par
exemple, les conditions de lecture
de l'enseignement et du texte bour-
geois en général afin, non pas de
les nier, mais de les faire basculer
du côté de l'idéologie socialiste.
C'est ainsi que le groupe réuni au-
tour de la revue Tel Quel s'attache
à mettre en évidence toute la déri-
sion de la « littérature » telle qu'elle
continue à être produite, consom-
mée, enseignée, commentée. Il faut
d'autre part que nous agissions po-
sitivement pour faire lire et écrire
autrement les forces qui veulent
aider à cette transformation. Tout
se tient dans l'idéologie bourgeoise:
un cours de littérature ou de socio-
logie et la production d'un « ro-
man ». Tout devra se tenir dans
l'idéologie socialiste : l'efficacité
d'une nouvelle écriture et la possi-
bilité d'un enseignement moderne
et réellement démocratique. Contes-
ter, c'est le moment révolutionnaire.
Construire la pratique et la théorie
qui change et remplace les stéréo-
types usés par une réalité histori-
que et linguistique neuve, c'est as-
surer la révolution.
20
Réflexions et propositions
formation des élites
et formation des chercheurs
Jean-Pierre KAHANE
II y a au moins deux mystiques à
détruire : celle des grandes écoles
qui « forment les élites », celle des
facultés qui « forment les cher-
cheurs ».
Sur la mystique de la formation des
élites, un document fondamental
vient de paraître : c'est un rapport,
approuvé par le ministre des ar-
mées, sur « le profil du polytech-
nicien 1975 - 1980 ». J'en extrais
quelques phrases significatives :
« L'Ecole Polytechnique doit pré-
parer ses élèves à devenir des ca-
dres supérieurs de la nation... »
« Avoir le goût des responsabilités,
refuser la facilité, cela doit mener
jusqu'au bout, c'est-à-dire à la res-
ponsabilité totale de l'entreprise.
Etre l'homme d'état-major, qui étu-
die et propose, ou le chef qui
décide et agit ? Le cadre supérieur
de la nation ne saurait douter de
sa mission : s'il lui faut, dans cer-
taines étapes de sa carrière, jouer
le premier de ces rôles, il ne doit
pas le considérer comme une fin,
et se contenter d'être un brillant
second... »
En conclusion de ce rapport sont
indiqués deux grands ordres de
débouchés pour les polytechniciens:
« a) des missions de décision et de
réalisation, pour ceux que leur tem-
pérament oriente vers l'action.
Ceux-là sont appelés à devenir les
dirigeants des grandes entreprises,
publiques ou privées, françaises ou
internationales... » En bref, il s'agit
là des polytechniciens de première
classe.
« b) des missions de recherche
pour les élèves à tempérament
contemplatif. » II s'agit là, on s'en
doute, des polytechniciens de
seconde classe.
Dans cette optique, le rôle de la
formation scientifique est d'établir
une sorte de suprématie intellec-
tuelle, fondant la suprématie
sociale ; je cite : « A la faveur de
sa sélection scientifique, le poly-
technicien doit passéder une culture
scientifique plus large et plus pro-
fonde que celle de tous les ingé-
nieurs des grandes écoles » (souli-
gné dans le texte).
Il est encore plus frappant de voir
sous quel angle est envisagée l'uni-
versalité de la science : « Parce
que la science est universelle, elle
incite ceux qui la pratiquent à élar-
gir leur champ de vision. On peut
attendre du polytechnicien que son
ambition de réussite et de compé-
tition se place tout naturellement
sur le plan international ».
Ainsi, dans la perspective de for-
mation des élites, la culture est ce
qui distingue certains individus de
la masse. C'est une marque de supé-
riorité, une sorte de label de qua-
lité. Et ainsi tous les concepts liés
à la culture se pervertissent. La
science devient un fondement du
pouvoir, et son universalité, un fon-
dement de l'impérialisme. L'étendue
(supposée) et la profondeur (sup-
posée) de la culture deviennent les
garants de la position sociale du
chef d'entreprise. La réflexion et
l'étude sont considérées comme acti-
vités mineures, la recherche scien-
tifique comme une position de repli
pour ceux qui manquent d'ambi-
tion.
Une telle conception de la culture,
de la science, de la recherche,
heurte tout naturellement les univer-
sitaires. Elle heurte également le
plus grand nombre des élèves de
l'Ecole Polytechnique, qui deman-
dent actuellement le rattachement
de leur école à l'Université — re-
joignant ainsi une position affirmée
depuis longtemps par notre Parti.
Et cependant, au niveau de la pré-
tendue « formation des cher-
cheurs », une mystique presque
aussi grave que celle de la « for-
mation des élites » s'est emparée,
me semble-t-il, d'une bonne part du
corps universitaire, aussi bien étu-
diants qu'enseignants. Je voudrais
en tenter une analyse partielle, au
moins dans le secteur que je con-
nais.
Sommairement exprimée, cette mys-
tique est la suivante. Dans chaque
spécialité, l'Université contient une
voie noble qui, prenant les étu-
diants au niveau du baccalauréat,
les conduit à la recherche scienti-
fique. A côté de l'Université (I.U.T.)
ou dans son sein (nouvelle licence)
il existe des voies ignobles, condui-
sant à une profession (technicien,
enseignant) pour ceux qui ne sont
pas dignes de devenir chercheurs.
Cette mystique s'est institutionna-
lisée dans la réforme Fouchet. Le
drame est qu'elle imprègne une
bonne partie de ceux qui s'oppo-
sent à la réforme.
En effet, il arrive souvent que la
mise en cause d'une formation spé-
cifique des techniciens, des ensei-
gnants, et plus généralement de tous
ceux qui se destinent à une activité
professionnelle précise, se fasse par
référence à la voie noble et aux
voies ignobles. Alors, la seule solu-
tion est de supprimer les voies
ignobles, et de revendiquer une for-
mation commune, la plus prolongée
possible, des chercheurs et de tous
ceux qui se destinent à une pro-
fession.
Or, ce qui est en cause, c'est la
notion même de voie noble et de
formation des chercheurs. Le point
à souligner me paraît le suivant :
aucun type d'enseignement ne peut
prétendre au monopole de la for-
mation des chercheurs.
A cet égard, le métier de chercheur
est très différent de tous les métiers
du monde. En règle générale, un
bachelier peut se destiner à un mé-
tier : médecin, plombier, professeur
de mathématiques, etc. (encore que
les voies par lesquelles un bachelier
peut devenir plombier ne soient
pas encore clairement définies). Il
peut seulement aspirer à être un
chercheur.
L'enseignement universitaire devrait
donc offrir à tous à la fois le
moyen d'acquérir un métier, et la
possibilité de s'essayer à la recher-
che. Cela veut dire la création de
voies très différenciées, suivant les
différentes activités professionnelles
auxquelles peuvent se destiner les
étudiants, à l'exclusion d'une voie
« noble » réservée à la formation
des chercheurs. Cela veut dire éga-
lement qu'aucune de ces voies n'est
à vocation exclusivement profes-
sionnelle, et que chaque élève doit
pouvoir y être mis en contact avec
la science qui se pratique et qui
se crée. Et cela veut donc dire que
le corps enseignant dans chacune
21
de ces voies doit comprendre une
partie importante de chercheurs
actifs.
Dans la mystique de formation des
chercheurs par la voie noble de
l'Université, il est facile de recon-
naître une conception de la culture
fortement imprégnée de la culture
d'élite : culture gratuite, luxe de
l'esprit. Il est facile également de
reconnaître la trace de vénérables
institutions telles que l'Ecole Nor-
male Supérieure.
(En fait, au niveau même de cette
institution, les élèves souffrent du
fait que, sélectionnés suivant des
critères scolaires, ils semblent des-
tinés à ne pouvoir être que des
chercheurs. Ils se trouvent dans la
position fausse de jeunes gens ca-
pables de se préparer à beaucoup
de métiers, et auxquels on réserve
le seul métier impréparable.)
Si, au contraire, on admet l'égale
dignité des voies conduisant aux
diverses activités professionnelles,
et si ces voies sont effectivement
créées ou rassemblées dans l'Uni-
versité, des perspectives nouvelles
s'offrent pour un élargissement de
la base de recrutement des cher-
cheurs, pour une diversification
des activités de recherche, et en
particulier pour un développement
des disciplines les plus nouvelles.
• Le pouvoir avait ses universités,
les étudiants les ont prises.
• Le pouvoir avait ses usines,
les ouvriers les ont prises.
• Le pouvoir avait sa radio,
les journalistes l'ont prise.
• Le pouvoir n'a plus que le pou-
voir,
NOUS LE PRENDRONS.
Ces mots placardés sur les murs de
Paris par l'atelier d'affiches popu-
laires de l'cx-Ecole Nationale Supé-
rieure des Beaux-Arts popularisent
la lutte des étudiants, des ensei-
gnants et des travailleurs.
Dix millions de travailleurs en grè-
ve témoignent de l'aspiration de
tout un peuple à un véritable chan-
gement de régime. Le mouvement
étudiant et sa puissante résistance
à la répression du pouvoir trouve
son assise dans la lutte de la classe
ouvrière, force révolutionnaire dé-
cisive de notre peuple.
Les étudiants et les enseignants
luttent contre l'université de classe:
« Nous critiquons la sélection so-
ciale qui s'opère tout au long des
études du primaire au supérieur au
détriment des enfants de la classe
ouvrière et des paysans pauvres.
« Nous critiquons le contenu de
l'enseignement et les formes péda-
gogiques de sa diffusion. Parce que
tout est organisé pour que les pro-
duits du système n'acquièrent pas
une conscience critique aussi bien
à l'égard de la connaissance que de
la réalité sociale et économique,
nous critiquons le rôle que la so-
ciété attend des intellectuels : être
les chiens de garde du système de
production économique, être des
cadres technocratiques... » (1)
Un phénomène nouveau se produit,
les cadres technocratiques, que les
étudiants ne veulent plus être, se
révoltent et contestent le rôle que
la société capitaliste leur fait jouer.
Cette prise de conscience se pro-
duit à tous les niveaux profession-
Ci) Extrait d'une motion votée le 15 mai en assemblée
générale des grévistes.
nels. Des agences d'architectes, des
ateliers d'architecture et d'urbanis-
me, des bureaux d'études privés,
semi-publics et jusqu'au bureau
d'études central du ministère de
l'Equipement. Cette prise de cons-
cience s'exprime par une grève avec
occupation des locaux pendant la-
quelle la réflexion se projette dans
des textes dont voici des extraits :
Des agences d'architectes et d'urba-
nistes :
- - « Affirme après 10 ans d'expé-
rience, que les rapports sociaux et
la structure actuelle du pouvoir
rendent impossible un correct amé-
nagement du territoire et l'exercice
approprié de sa profession dans
l'intérêt de la collectivité... »
« La spéculation foncière qui est
liée directement à cette propriété
privée et la spéculation financière
sur le domaine bâti qui permet aux
banques de prélever un véritable
impôt privé sur la satisfaction d'un
besoin public, et ceci avec l'aide et
la complicité de l'Etat... »
— « L'aménagement du territoire
pour une société de consomma-
tion... »
Des bureaux d'études d'urbanisme
et d'économie :
— Le « Cereau », bureau d'études
économiques de la Caisse des Dé-
pôts.
— La Société Centrale pour l'Equi-
pement du Territoire (Société
d'Aménagement filiale de la Caisse
des Dépôts) « ... refuse de partici-
per au maintien de structures so-
ciales fondées sur l'exploitation des
uns par les autres, et à la gestion
mercantile de l'espace urbain ou
national ».
— Le S.T.C.A.U., service technique
central du ministère de l'Equipe-
ment, « ... dénonce l'urbanisme de
fait livré aux puissances financières
privées avec l'accord et le soutien
du pouvoir. L'aménagement et l'ur-
banisme sont prisonniers des struc-
tures économiques capitalistes. Le
capital économique, social et cultu-
rel que sont les villes, fruit du tra-
vail de toute la société, se trouve
détourné au profit des puissances
financières, au bénéfice exclusif de
la bourgeoisie ».
22
Réflexions et propositions
contre l'urbanisme
de classe
Eclairée par le marxisme, l'anar-
chie oppressive masque une logique
interne parfaitement cohérente —
la loi du marché —, la contestation
spontanée des étudiants et des pro-
fessionnels vise le système écono-
mique capitaliste et ne trouve sa
réponse que dans une hypothèse
socialiste.
ECONOMIE CAPITALISTE
DE MARCHE
Engels, dans la question du loge-
ment, avait déjà montré que la so-
lution du logement, réduite aux lois
de l'offre et de la demande, était
impossible par définition : la fina-
lité étant, à propos du logement
comme de n'importe quelle mar-
chandise, le profit.
Pour toute opération urbanistique
ou immobilière dans le régime ca-
pitaliste, la finalité reste le profit.
Toute opération immobilière impli-
que un double profit : spéculation
foncière et bénéfice sur la construc-
tion.
Le profit s'approprie en partie di-
rectement sur le consommateur au
moment de la vente, une autre partie
se prend sur la collectivité de deux
façons : l'anarchie engendrée par
le jeu du marché capitaliste rend
nécessaires des travaux d'infrastruc-
tures d'équipements que les diffé-
rentes collectivités paient au béné-
fice immédiat d'un petit nombre
d'agents économiques, et cette masse
d'investissements dont dispose l'Etat
pour ces travaux d'équipements est
due à la pression sociale des plus
déshérités.
Au profit proprement dit, s'ajoute
la rente de situation, le choix des
terrains réservés à l'usage des rési-
dences bourgeoises et des entre-
prises privées, montre bien que cet
urbanisme de fait est un urbanisme
de classe, particulièrement recon-
naissable dans les opérations de
rénovation urbaine.
Le prétendu urbanisme volontaire
est un camouflage ou, dans la meil-
leure hypothèse, un effort de l'éco-
nomie de marché pour rationaliser
— pour rentabiliser — sa propre
anarchie. Les buts assignés à la
recherche fondamentale dans le
cadre du régime sont ceux de l'opti-
misation du profit, cette Recherche
Fondamentale a toutes les couleurs
de l'étude de marché. Les différents
plans d'urbanisme, tentatives de
rationalisation de l'anarchie du dé-
veloppement urbain, ne sont que
partiellement exécutés ou tout sim-
plement abandonnés en cours d'exé-
cution.
PARTICIPATION
ET DEMOCRATIE BOURGEOISE
Situer la responsabilité de l'urba-
nisme au niveau du dessinateur,
c'est faire de la technocratie. La
seule participation réelle serait celle
de la population tout entière, elle
ne peut exister.
Les centres de décisions se confon-
dent toujours avec les centres de
décisions des puissances financières,
les administrations ont essentielle-
ment un rôle de courroie de trans-
mission.
Le seul échelon démocratique de
décision est l'administration locale ;
elle ne peut s'effectuer qu'au travers
d'un plan d'urbanisme ; dans la
mesure où il s'applique, il représente
un urbanisme de contrainte qui ne
laisse qu'une participation octroyée.
L'administration locale, paralysée
par la politique financière de l'Etat,
n'a aucune possibilité d'action posi-
tive sur les agents économiques.
Faire la critique de l'urbanisme de
classe, c'est parler d'une société sans
classe dans laquelle un urbanisme
pour tous serait la règle.
L'hypothèse socialiste, dont l'urba-
nisme sera un urbanisme de classe,
au service de la classe laborieuse,
nationaliserait les grandes unités de
production en assurant leur gestion
démocratique, régionaliserait la dé-
cision en donnant aux échelons
régionaux le pouvoir de décider et
de réaliser. L'Etat coordonnerait
l'ensemble et assurerait la cohérence
des décisions.
Mais en deçà de ces perspectives,
nous voudrions définir les « mar-
ches », les étapes intermédiaires
qu'un gouvernement populaire per-
mettrait.
« C'est le principe de tout gouver-
nement libéral... de ne proposer des
réformes sociales que poussé par la
nécessité et, toutes les fois que c'est
possible de ne pas appliquer les lois
déjà existantes.
La loi en question... n'a qu'une si-
gnification : entre les mains d'un
gouvernement dominé ou poussé par
les travailleurs, qui l'applique enfin
réellement, elle deviendra une arme
puissante pour ouvrir une brèche
dans l'état social actuel. » (Engels,
La question du logement.)
Nous proposons dans un large débat
deux axes de réflexion pour définir
les conditions d'une planification
réellement démocratique :
planification démocratique = parti-
cipation + décision.
— Il faut d'une part définir une
stratégie de la maîtrise des sols qui
donne aux différents échelons un
pouvoir de décision sur la planifi-
cation.
— Il faut d'autre part définir la
nature des structures représentatives
afin que la participation comporte
un pouvoir réel de contestation.
IRENE WEKSTEIN,
sociologue
DANIELLE LABATUT,
BERNADETTE MONEREAU,
géographes
YVES PARIS,
économiste
MICHEL STEINBACH,
FRANÇOISE MAOUIGNY,
urbanistes
PRETECEILLE,
ingénieur
ROBERT JOLY,
architecte et urbaniste
23
manuels et intellectuels
production matérielle et société
Claude VERNAY
Membre du Comité de rédaction
de la revue « Economie et politique
Au cours des mois qui avaient précédé les change-
ments actuels, les milieux liés au grand capital mono-
poliste avaient lancé une grande campagne idéologique
d'orientation essentiellement techniciste, dont le sens,
abstraction faite des ornements de détail, pouvait être
résumé simplement : 1) Le progrès technique, c'est
l'affaire des « grandes entreprises modernes » (lisez :
les monopoles privés), dynamiques, compétitives, etc.
2) Le progrès technique, cela coûte cher. Conclusion :
ne protestez pas contre la détérioration du niveau de
vie, et n'espérez pas de changement quoi qu'il arrive :
telle est la loi du progrès.
Les changements sont venus tout de même.
Les idéologues du capitalisme monopoliste d'Etat ont
tout de suite trouvé la parade. A les croire, le grand
mouvement de protestation qui secouait le pays n'avait
pas pour motif de vulgaires revendications matérielles,
« quantitatives ». On avait affaire à une « crise de
civilisation », on avait besoin de « responsabilités »,
de participation, d'intégration, etc. Bref, on allait pou-
voir s'en tirer avec une « révolution » à petit budget,
ne coûtant que quelques formalités, et écornant le
moins possible l'acccumulation monopoliste, base même
de la domination du grand capital.
C'est ainsi que les « impératifs de la production »,
d'abord présentés comme s'imposant à toute personne
raisonnable, sont devenus en un tour de main la chose
subalterne devant laquelle les âmes élevées doivent
fermer les yeux.
On voit là que les problèmes complexes du rôle de
la production matérielle dans la société, problèmes
techniques, économiques, sociaux, philosophiques, etc.,
se trouvent placés au centre de débats idéologiques
d'une actualité brûlante. C'est la raison pour laquelle
on se limitera ici à quelques réflexions.
Lorsqu'on parle de la base matérielle de la production,
on se réfère aux forces productives dont dispose la
société.
On peut définir les forces productives comme les
éléments dont dispose une société pour mettre en
œuvre l'activité humaine de domestication de la nature.
C'est dire qu'elles constituent le système formé par
les producteurs préparés et organisés pour la produc-
tion et leurs moyens de production.
On pourrait examiner ce système sur un plan de
généralité et l'étudier avant toute autre investigation.
Cependant, cet examen ne serait guère fructueux.
En effet, la structure des forces productives, seus le
régime capitaliste, est profondément marquée par un
trait fondamental qui détermine l'essentiel de ses
formes : la division du travail manuel et du travail
intellectuel.
Pris dans une fabrication qui tend vers la grande série,
l'ouvrier de la manufacture n'effectue plus qu'une
opération individualisée et répétitive
Aux temps de l'essor du capitalisme, travail manuel
et travail intellectuel ont été séparés au cours d'un
double mouvement.
Tout d'abord, c'est le travail en commun d'anciens
artisans qui a été divisé, parcellisé, et rendu purement
répétitif à l'intérieur de la manufacture. Le travail
dans la manufacture, est ainsi devenu « abrutissant »
(Marx). Tout élément d'innovation en a été retiré (1).
Alors que, dans son métier, l'artisan manifestait un
savoir-faire complexe et une part d'initiative en effec-
tuant successivement de nombreuses opérations, sus-
ceptibles de variantes et d'innovation, dans la fabri-
cation d'un objet, l'ouvrier de la manufacture n'effec-
tue plus qu'une opération individualisée, rendue
exactement répétitive pour s'adapter à la division
stable du travail, dans une fabrication qui tend vers
la grande série.
Ainsi le pouvoir innovateur intellectuel échappe-t-il
au producteur isolé, et s'attache-t-il à la division des
diverses tâches productives.
A ce moment, les outils sont restés souvent ceux des
anciens métiers, susceptibles de nombreux emplois.
Mais l'homme est limité à une seule tâche, il perd la
multiplicité de ses compétences, il est à la fois déqua-
lifié et spécialisé dans une fonction technique.
Bientôt, les outils suivent le mouvement, se spécia-
lisant afin de ne remplir qu'une fonction déterminée.
Leur structure devient spécifique de cette fonction.
C'est le deuxième mouvement : l'outil, se spécialisant
et se complexifiant, s'adapte à la transformation qu'il
doit opérer sur l'objet de travail (le cas le plus typique
étant alors la machine à filer le coton). L'homme
n'a plus alors qu'une force de déclenchement indiffé-
renciée à fournir, l'outil donne lui-même à la tâche
le contenu spécifique qui correspond au but de pro-
duction.
C'est ce caractère de ces outils nouveaux que Marx
a retenu pour définir la machine : le fait qu'elle
fournit par rapport à la main qui la déclenche un
résultat spécifié que la main n'obtiendrait pas elle-
même. C'est là le contenu de la « révolution indus-
trielle » du xvin" siècle.
Ainsi le travailleur de l'atelier est devenu un travail-
leur purement manuel, totalement déqualifié (on
emploie alors des femmes et des enfants).
L'innovation est entièrement cristallisée
dans la structure de la machine qui spécifie la tâche
C'est alors qu'apparaît un groupe spécial de travail-
leurs chargé précisément d'introduire l'innovation
dans la structure des machines. Ce groupe, ingénieurs,
techniciens, insignifiant au début, va grossir avec les
progrès de la technique.
24
Ce progrès change alors d'allure par rapport à la
période précédente. D'un côté, l'artisan tirait son
savoir-faire de la tradition et de la découverte empi-
rique. De l'autre, les sciences de la nature se déve-
loppaient, conditionnées, pour une part, mais pour
une part seulement, par les besoins techniques de la
production ; elles répondaient aussi à ceux du com-
merce, de la guerre, de l'idéologie, etc. Avec le capi-
talisme, les tâches, parcellisées, se divisent en effets
mesurables, en opérations répétitives qu'on peut
confier à des mécanismes cycliques ou continus. Les
lois stables que la science découvre peuvent être
combinées en procédés constants de production.
La production s'approprie alors sous forme de filières
techniques les résultats de la science
Au cours de cette évolution, qui se poursuit encore,
de nouvelles sources d'énergie seront utilisées :
vapeur, puis électricité. Elles multiplieront la puis-
sance du travail sans changer la nature du processus
social en cause.
Ainsi, le capitalisme développé, celui de la grande
industrie, a-t-il hérité :
1. d'une classe ouvrière fournissant un travail parcel-
lisé, répétitif (le « travail en miettes » de certains
sociologues).
2. d'outils de production complexes, de plus en plus
puissants.
3. de groupes de travailleurs spécialement chargés de
l'aspect innovateur du travail productif.
L'effet fondamental, essentiel du développement du
progrès technique est d'augmenter la productivité du
traçai, c'est-à-dire la masse de biens obtenue dans la
socftté pour une dépense de travail donnée, ou de
faire baisser la quantité de travail nécessaire à l'obten-
tion d'un produit donné.
Pourtant, les rapports de production capitalistes vont
transformer cette loi en une « loi contraire » (Marx),
celle de l'accumulation capitaliste, qui va dépouiller
les travailleurs des résultats du développement des
forces productives, non seulement en ce qui concerne
le produit de son travail, mais aussi en ce qui
concerne la nature qualitative de ce travail.
Avec le développement du capitalisme,
les contradictions du mode de production capitaliste
se sont approfondies
Sur le plan des rapports de production fondamentaux,
le double mouvement du capital et du travail s'accen-
tue. D'une part, Pacccumulation du capital s'accélère,
immobilisant des richesses croissantes en capital fixe
(machines, bâtiments, etc. utilisés sur une longue
période), faisant baisser le taux de profit, accentuant
la concurrence ; d'autre part, l'exploitation du travail
se fait plus sévère, le salariat se généralise ; l'exploi-
tation est organisée à l'échelle de l'Etat ; le capitalisme
accentue l'insécurité et l'instabilité de l'emploi.
Sur le plan des forces productives, leur développe-
ment conduit à leur socialisation croissante. Cet
accroissement de leur caractère social doit être
entendu ainsi :
Les travaux, de plus en plus variés,
deviennent de plus en plus interdépendants
La division technique du travail s'approfondit, de
sorte que les divers travaux sont de plus en plus
spécifiques, variés, et différents, de plus en plus
susceptibles de combinaisons techniques diverses ; au
total, ils deviennent de plus en plus interdépendants
et complémentaires. Il y a là un double mouvement
qui, d'un côté, tend à assigner à chaque tâche une
place de plus en plus précise dans un ensemble de
plus en plus complexe, et de l'autre côté, rend le
résultat de chacun des travaux de plus en plus uni-
versellement utilisable en multipliant les combinai-
sons des divers travaux.
On a de cette façon des travaux dont des combinai-
sons nouvelles peuvent être utilisées pour obtenir un
but nouveau. Celui-ci peut être lui-même maillon inter-
médiaire dans l'obtention d'un but de production déjà
connu ; mais il verra à son tour ses utilisations se
multiplier quand le maillon suivant exigera un chan-
gement des méthodes de production, etc. Cela sup-
pose en particulier que soient produites des machines
de plus en plus spécialisées d'une part, et des sys-
tèmes et machines de plus en plus adaptables el
universels d'autre part.
Chaque combinaison productive relativement stable est
le point d'appui de changements dans d'autres parties
de l'appareil productif, quitte à changer elle-même
quand son tour sera venu.
Sur le plan général de la société, en y comprenant le
stade de la consommation, on peut dire que, dans ce
que chaque consommateur absorbe (et cela touche
aussi les travailleurs dans une certaine mesure), se
matérialise une diversité croissante de travaux (on
connaît l'accroissement de la part des produits non
agricoles dans la consommation).
De nouvelles activités sont introduites
De plus, l'augmentation générale de la productivité du
travail fait baisser la masse de travail nécessaire à la
couverture des besoins existants, de sorte que de nou-
velles activités peuvent être introduites pour une masse
donnée de travail social disponible ; et ceci accentue
la division du travail.
Chaque branche d'activité peut tirer des gains de pro-
ductivité de découvertes nées dans une multitude
d'autres branches. L'innovation technique accroît ainsi
l'interdépendance des divers maillons de la produc-
tion. Elle n'est plus le point de départ peu mobile de
25
filières techniques relativement indépendantes les unes
des autres, mais un élément présent à tous les stades
de la production, devenue un processus sans solution
de continuité.
C'est dans la combinaison des forces productives
et des rapports de production que se révèlent
les contradictions du capitalisme, par la multiplicité
des formes et des distorsions qu'il a introduites
dans leurs manifestations.
D'une part, le capital est lancé dans le cercle vicieux
de l'accumulation pour l'accumulation. C'est pourquoi
le développement de la productivité du travail (et donc
le progrès technique) lui est nécessaire; cela permet à
tel ou tel capital d'obtenir du profit extra sur le mar-
ché en baissant ses coûts de production unitaires au-
dessous du niveau moyen.
C'est pourquoi le capital a développé dans une certaine
mesure la technique, et aussi le travail qualifié, inno-
vateur.
Mais, par ailleurs, le capital a tendance à parcelliser
le travail. Ceci découle de sa tendance à tirer le maxi-
mum de profit d'un capital donné, et donc de produire
les séries les plus longues possibles à partir de moyens
de production et d'une organisation du travail donné.
En achetant ses moyens de production, le capitaliste
a acheté l'innovation déjà cristallisée en eux, fixée.
C'est pourquoi, comme au temps de Marx, et malgré
les exigences impérieuses du progrès technique, la ten-
dance fondamentale du capital reste à la reproduction
du travail non qualifié, répétitif, et payé le moins cher
possible.
La structure des machines, et la structure de la main-
d'œuvre, reflètent ce perpétuel conflit.
Des équipements de plus en plus spécialisés existent,
conçus pour la fabrication en grand de produits très
précis, et n'exigeant que très peu de connaissances
des travailleurs. Même dans des productions modernes,
un grand nombre d'ouvriers peu qualifiés travaillent
de nos jours (dans la chimie de base, le montage dans
l'industrie automobile, etc.).
Cependant, certaines machines sont adaptables dans
une certaine mesure (par réglage, etc.). Des ouvriers
nettement plus qualifiés les emploient (fabrication) ;
ouvriers dont le nombre ne tend pas à accroître, mais
plutôt à baisser dans l'entreprise. De plus, la science
et la technique appliquées mobilisent un nombre
croissant de personnes.
Hésitant entre le progrès technique
et la stagnation répétitive, le capital tend finalement
à renforcer, et à généraliser la parcellisation
et la déqualification du travail
Ceci ne concerne pas seulement la production, mais
également les services.
Le rapport capital-salarié, se généralisant, déborde la
sphère du travail manuel direct. Elle s'étend d'abord
à l'autre volet de la production matérielle : l'innova-
tion technique. Le travail des ingénieurs, après celui
des techniciens, est soumis plus étroitement que par
le passé aux exigences du profit : ils ne sont plus que
des morceaux de la chaîne des opérations.
C'est également le cas des employés des services, du
commerce, de l'administration, etc.
Comme on l'a vu, le capital tend à séparer le travail
manuel et le travail intellectuel. C'est que la matériali-
s^ation du travail intellectuel dans les machines est
l'instrument du développement de l'accumulation, et
que le capital tend donc à se l'approprier pour en
faire son arme sur le marché.
Le contrôle de l'innovation technique est essentiel pour
le contrôle privé de la formation de la valeur nouvel-
lement créée.
Mais le développement de la socialisation des forces
productives tend à rendre caduc ce mécanisme :
production et innovation sont de plus en plus imbri-
quées à tout instant.
Une certaine initiative technique doit s'intercaler dans
le processus même de la production.
C'est pourquoi le capital hésite entre le rapprochement
et la séparation du travail manuel et du travail intel-
lectuel.
Le capital les sépare en maintenant un bas niveau de
qualification d'une part, et des bureaux d'études, labo-
ratoires, etc., spécialisés dans l'innovation d'autre part.
Mais, en même temps, il ne peut éliminer les ouvriers
qualifiés, devant même augmenter la qualification de
certains d'entre eux ; il rapproche les bureaux d'études
de la production, entretient des « services des
méthodes » qui ont pour tâche constante l'introduction
de multiples changements de détail dans la produc-
tion ; il a recours aux laboratoires scientifiques qu'il
entretient dans le cadre des monopoles, ou bien à
ceux qu'il fait entretenir par l'Etat, suivant que l'em-
porte le besoin de contrôle privé ou la tendance à se
décharger sur l'Etat des frais de l'innovation ; sous
ce rapport, le rôle de l'Etat (aide, financement, faci-
lités, etc.) s'est énormément développé avec la sur-
accumulation du capital. L'Etat lui-même entretient
divers organismes de recherche dont le travail est
utilisé par les monopoles privés au moindre prix. Mais
la valeur qui y est créée n'est pas perdue pour les
monopoles, qui la convertissent en accumulation sup-
plémentaire.
Une autre contradiction se place ici. Devant assurer
la formation des travailleurs et cadres qualifiés, mais
cherchant toujours à économiser sur l'entretien et la
formation de la force de travail, le grand capital hésite
entre le développement de l'enseignement et la réduc-
tion des dépenses à cet effet ; ceci conduit à cet ensei-
gnement limité et au rabais que le capitalisme mono-
poliste d'Etat propose au pays.
D'une façon générale, la formation du personnel coûte
du travail vivant, que le capital s'efforce toujours de
sous-paycr. Ainsi est renforcée la tendance à employer
du travail non qualifié.
Au total : ce sont les rapports de production capita-
listes, les rapports d'exploitation du travail, qui engen-
drent la parcellisation dégradante du travail, la sépa-
ration du travail manuel et intellectuel, le détournement
de l'innovation, et qui commandent en fin de compte
l'organisation du travail.
Le travail intellectuel prend dans la société une place
croissante, essentiellement du fait du développement
du progrès technique dans la production.
On sait que, dans certaines branches très avancées, le
nombre des ingénieurs et techniciens peut se rappro-
cher de celui des ouvriers manuels.
Les perspectives pour les prochaines décennies mon-
trent que ce mouvement va continuer.
Voyons cependant de plus près comment le capitalisme
utilise des machines modernes, et en particulier l'auto-
mation.
L'automation en régime capitaliste a les mêmes
conséquences que l'emploi des machines
au siècle dernier
Un monopole privé achète une ligne transfert, on ins-
talle un système d'automation de la production. Les
conséquences sont le plus souvent les suivantes :
Une grande partie du travail de commande des
machines antérieures disparaît. L'ensemble automatisé
n'a plus besoin, de façon permanente, que d'un opéra-
teur surveillant ayant une très faible qualification,
malgré la masse accrue des moyens qu'il a sous sa
responsabilité. L'ensemble est généralement peu modi-
fiable et hautement spécialisé.
26
La direction peut en profiter pour éliminer du person-
nel et réduire le nombre de ces opérateurs, ce qui
accroît l'intensité et le caractère répétitif du travail
de ceux qui restent.
Le réglage et la réparation des automatismes peut être
confié à un très petit nombre de spécialistes hautement
qualifiés. Des ingénieurs de très haut niveau ont été
nécessaires pour concevoir l'automatisme.
Le bilan de l'opération se résume ainsi : approfondisse-
ment de la séparation entre travail manuel et intellec-
tuel ; élimination du travail vivant de la production et
accumulation de capital fixe (2) ; c'est-à-dire les mêmes
conséquences qu'aux stades précédents du machinisme.
Il y a donc une utilisation capitaliste de la technique,
et ceci à un double point de vue.
Economiquement, l'opération a consisté à éliminer le
travail vivant de la production en réduisant les
salaires payés totaux (certains travailleurs sont mis au
chômage) ; et à augmenter la composition organique
du capital (c'est-à-dire qu'à chaque travailleur corres-
pond une valeur accrue des machines).
Sur le plan des forces productives, en dépit du perfec-
tionnement de la production, la part du travail déqua-
lifié a augmenté ou au moins s'est maintenue. Par ail-
leurs, c'est de plus en plus la seule machine qui décide
de la spécificité du produit.
L'exploitation économique entraîne la dépossession
technique du travailleur.
Si l'on ajoute à cela que la part de la production auto-
matisée dans l'ensemble de la production industrielle
est très faible, on constatera que, pour l'essentiel, les
rapports du capital et de la technique sont restés les
mêmes dans leur principe.
Il est prématuré de parler d'une « révolution technique »
comme déjà réalisée à l'époque actuelle.
Les changements dans l'ampleur de l'impact de la
technique sur les résultats de la production ne sont
pas dus à un changement qualitatif dans l'utilisation
sociale de la nature. On peut y voir deux causes essen-
tielles : d'une part, et avant tout, la socialisation accrue
des forces productives, qui a réintégré le travail intel-
lectuel dans la production en dépit et à l'encontre des
tendances fondamentales du capitalisme, même si c'est
le capitalisme lui-même qui est à l'origine de cette
réintégration ; d'autre part, l'accumulation débridée du
capital. Celle-ci, outre qu'en un sens elle favorisait la
socialisation des forces productives, a fourni des res-
sources de plus en plus considérables en permettant
l'introduction des techniques nouvelles. Notons au pas-
sage l'importance à cet égard du cycle auquel est sou-
mise cette accumulation, et qui a pu donner l'impres-
sion d'un brusque changement.
Les idéologies qui actuellement voudraient masquer les
problèmes des rapports de production derrière un
optimisme technicistc (l'automatisme résoudra tout),
semblent donc sans contact avec la réalité.
Les entreprises « découpent » le travail intellectuel
en fonction des contradictions où elles se débattent
Le travail intellectuel lui-même est marqué par le
caractère capitaliste de la production. On peut le véri-
fier en considérant la division du travail intellectuel
dans la production.
Le travailleur manuel répétitif, privé de possibilités
d'innovation, ne participe en rien au travail intellec-
tuel productif, ni pour modifier le produit qu'il four-
nit, ni pour perfectionner la machine qu'il utilise. Tout
le travail de spécification de son produit est dû à celui
qui a conçu la machine, si elle est hautement spécia-
lisée.
Le travailleur qui effectue des opérations de réglage,
de mise au point, de réparation, etc., sur sa machine,
partage avec l'ingénieur qui a conçu la machine le
travail de conception des moyens de production. Et
de même, l'ingénieur qui conçoit une machine partage
avec le travailleur qui la réglera pendant son usage le
travail de conception de ce produit.
Dans l'entreprise capitaliste, les ingénieurs d'études,
techniciens, etc., participent au travail d'élaboration
du produit. Le travailleur manuel n'y participe pas.
Par contre, il peut, dans une certaine mesure, parti-
ciper, ainsi d'ailleurs que d'autres services d'études,
au travail d'adaptation de ses moyens de production.
L'entreprise capitaliste comporte donc deux types
d'adaptation qui sont en fait quelque peu différents
par leur nature. Ceci provient du caractère contradic-
toire du rapport de l'entreprise privée au travail
passé : elle l'accumule sans frein, car c'est la loi du
profit ; mais ensuite elle l'économise, pour la même
raison. Et acheter des moyens de production (travail
passé), c'est acheter de l'innovation déjà cristallisée.
L'entreprise capitaliste introduit ainsi une division du
travail intellectuel qui n'est pas réglée sur le contenu
technique du travail, mais reflète les tentatives de
contrôler la formation de la valeur et la tendance à
déqualifier le travail manuel. C'est ce qui donne au
progrès technique, qui est un, cette apparence double,
et approfondit dans une certaine mesure la coupure
entre travail manuel et travail intellectuel.
L'accumulation est devenue un phénomène global qui
englobe l'Etat. Ceci se traduit par le fait que des déci-
sions financières sont prises non seulement à l'inté-
rieur des entreprises, mais dans tous les rouages com-
plexes du capitalisme monopoliste d'Etat.
C'est ainsi qu'on voit l'Etat intervenir, par des déci-
sions financières en particulier, dans l'organisation de
la production, dans l'intérêt des principaux monopoles.
Les groupes financiers, qui tendent à ne pas lier leur
sort à telle ou telle des entreprises qu'ils contrôlent,
décident cependant de leur orientation technique en
fonction du marché (présent ou futur) des produits et
du profit attendu.
Ils cherchent à échapper à la menace que la concur-
rence fait peser sur telle entreprise particulièrement.
A ce niveau, la décision échappe même aux impératifs
de la technique pour manifester essentiellement les
rapports de propriété et le jeu de la concurrence entre
monopoles.
Ainsi la cascade des décisions est-elle subordonnée aux
contradictions de la gestion du capital, échappant tota-
lement aux travailleurs.
Le « pouvoir » de décision n'est ainsi que le pouvoir
de faire ce que permettent les rapports de production
C'est que les critères et le champ des possibilités qui
déterminent ces décisions sont donnés d'avance par
les rapports de propriété, auxquels elles ne sauraient
se soustraire par la force des choses.
Ainsi le « pouvoir » est-il le pouvoir de faire ce que
permettent les rapports de production.
Ces rapports sont globaux ; chaque maillon de la pro-
duction y est partie prenante, indissolublement, et ceci
s'accentue avec la socialisation des forces productives.
Ceci est décisif, à la fois pour situer l'importance réelle
des « postes de commande » dans la société, des
« instruments de gestion », du « pouvoir des tech-
nocrates », etc. ; et pour saisir la portée fondamentale
des changements véritables à venir : les changements
dans les rapports de production.
L'examen des liens entre travail manuel et travail
intellectuel dans la production moderne montre que
ces deux formes de travail font partie du travail pro-
ductif (à l'exclusion du travail, manuel ou intellectuel,
qui n'a pas pour objet la transformation de la nature).
La question se pose alors de savoir quel est le rôle de
la sphère de la production dans la société moderne.
La raison essentielle que donne Marx pour fonder le
caractère décisif de la production dans la vie sociale
est que la production est la condition de la vie de
toute la société. Comme l'homme primitif, l'homme
civilisé doit lutter contre la nature pour satisfaire ses
27
besoins. Il le fait seulement à l'aide d'instruments plus
complexes dans leur contenu matériel et leur organisa-
tion sociale.
C'est donc la nécessité de toujours reconstituer les
ressources perpétuellement consommées qui reproduit
la nécessité de la production.
Cette proposition reste valable, visiblement, non seule-
ment sous le capitalisme, mais également dans le socia-
lisme. C'est que le rôle de la production ne se définit
pas par la part de la population occupée à la produc-
tion dans la société, mais par le caractère de produc-
tion de l'activité de transformation de la nature, quelle
que soit la part qu'elle occupe.
La production implique l'utilisation sociale des forces
« gratuites » de la nature dans le cadre des rapports
sociaux d'une société donnée, le résultat matériel de
cette utilisation étant reconnu distinctement en tant
que tel (3).
Cela suppose en particulier que la consommation soit
limitée de façon à ne pas toucher les moyens d'utili-
sation de la nature pour la période suivante, c'est-à-
dire les moyens de production.
Par ailleurs, il est bien connu que Marx entrevoyait
une époque où les problèmes de la production maté-
rielle cesseraient effectivement de déterminer de façon
décisive les structures sociales, la véritable richesse
se mesurant alors, non aux seuls résultats matériels
obtenus pendant le temps de travail, mais au temps
libre, champ de développement de toutes les facultés
humaines.
Un monde autonome des machines est-il possible ?
Il n'y a que deux solutions à ce problème.
La première consiste à concevoir un monde autonome
de machines pourvoyant aux besoins de la société sans
intervention humaine, ainsi qu'au développement des
machines elles-mêmes. L'homme est peu à peu chassé
de la production par la machine, ce qui prolongerait
le mouvement commencé sous le capitalisme.
C'est, semble-t-il, se méprendre profondément sur le
sens du marxisme que de considérer que tout le sens
du développement technique est de permettre quelque
jour, grâce à lui, le retour à une civilisation de cueil-
lette, où la lutte avec la nature serait tout simplement
terminée. Et en attendant, ce gonflement perpétuel et
autonome des machines, cette élimination du travail
humain servent aux idéologues du capitalisme mono-
poliste d'Etat à justifier la suraccumulation et la com-
pression des salaires. La production n'est donc pas si
« dépassée » qu'elle en a l'air.
L'autre solution, c'est de supposer que les moyens de
reproduction des ressources sont d'une efficacité telle
qu'ils permettent de considérer la lutte contre la
nature comme gagnée d'avance à chaque cycle (et non
pas comme terminée). En d'autres termes, aucune
déformation de la structure sociale ne doit s'interposer
entre l'apparition d'un besoin et sa satisfaction par des
ressources correspondantes. En d'autres termes encore,
si les besoins sont suscités par le développement des
forces productives, celles-ci doivent être susceptibles
de satisfaire les besoins à mesure qu'elles les font
apparaître, ce qui suppose une capacité de réponse
presque immédiate de l'appareil productif (et bien
entendu des rapports sociaux d'où l'exploitation aura
été bannie depuis longtemps).
On conçoit que cet état de la société suppose un
degré de productivité du travail dépassant de loin tout
ce qui a été réalisé jusqu'à présent. C'est à peine si
quelques projets enfouis dans des tiroirs de laboratoire
permettent d'imaginer ce que pourraient être les tech-
niques correspondantes.
Cependant, on peut essayer de discerner où se situe
l'avenir des forces productives.
Les techniques modernes exigent de plus en plus
d'initiative créatrice
Le développement de la technique, surtout depuis la
dernière guerre, a démenti de plus en plus nettement
les idées qu'on s'en faisait auparavant. Le progrès
technique était traditionnellement présenté comme
appelant à la construction de grands ensembles indus-
triels intégrés, de plus en plus rigides, exigeant des
travailleurs avant tout de la discipline, et nécessaire-
ment maniés par un petit groupe de technocrates
seuls qualifiés et seuls placés pour embrasser la totalité
des problèmes et prendre les décisions. Cette vision
de cauchemar a été infirmée par les faits. Ce n'est pas
seulement la puissance de la technique qui a été multi-
pliée, c'est aussi sa souplesse, sa rapidité de change-
ment, son adaptabilité. Les techniques modernes
exigent de plus en plus d'initiative. Cela se voit dans
les techniques de pointe où le travail qualifié s'étend.
Les relations de pouvoir et de hiérarchie
liées à l'accumulation capitaliste y mettent obstacle
Le freinage qui est imposé à cette tendance, le despo-
tisme croissant des entreprises n'est donc pas dû aux
impératifs techniques, mais à l'accumulation capitaliste
elle-même. On voit d'ailleurs par là que les relations
de pouvoir et de hiérarchie reflètent les rapports de
production.
Cela suggère que l'avenir du développement technique
dans la société n'est pas à l'élimination de l'homme
par le travail passé, mais au contraire au rôle crois-
sant de l'initiative/ créatrice, dans la production comme
d'ailleurs dans d'autres domaines.
Tout travail créateur consiste à combiner des éléments
existants en ensembles nouveaux. Ceci est vrai aussi
pour la production. Rendre l'initiative au producteur,
c'est faire coïncider le travail de combinaison des
éléments techniques avec celui de transformation de
la nature.
Rendre l'initiative au producteur c'est organiser socia-
lement le travail pour qu'innovation et production ne
fassent qu'un.
On peut en effet concevoir que l'automatisation et la
standardisation d'un grand nombre d'opérations pro-
ductives, la mise en place de mémoires électroniques
utilisables par de nombreux centres de production,
l'élimination des opérations répétitives de montage, de
manutention et autres, l'accélération de l'implantation
des innovations, rapprochent beaucoup la phase de la
conception de la phase d'exécution, sans oublier les
nombreux travaux où une initiative directe est effec-
tivement possible.
Néanmoins, la pleine fusion de l'initiative et de l'exé-
cution devra sans doute atteindre un stade ultérieur du
développement technique pour se réaliser. Ce qui est
à l'ordre du jour, c'est la suppression des contradic-
tions entre elles (entre travail intellectuel et travail
manuel) qu'on a vues, et cela concerne le niveau des
rapports de production.
Comment résumer cette évolution ? Le travail qui sera
éliminé par Fautomation, c'est le travail répétitif, où
le « cerveau » n'a pas de part pour autant qu'il ne
comporte pas d'initiative. C'est donc le mouvement
d'élimination du travail manuel qui continue.
Le « remplacement du cerveau par des machines »,
qui consisterait au fond à fabriquer des « hommes-
machines », ne semble guère d'actualité.
En dépit des idéologies autoritaristes persistantes, le
développement technique conduit pour l'avenir à une
nécessaire démocratie de la production appuyée sur
l'adaptation aux besoins et l'initiative crétatrice de tous.
Cependant, un grand nombre de personnes (employés,
techniciens) sont employées à la « production » de
signaux : comptabilité, organisation, gestion, etc.
Calculer, c'est résumer et répartir en vue d'anticiper
sur l'avenir. Marx n'excluait pas du tout le calcul
conscient de la conduite du capitaliste sous prétexte
que la production était « anarchique ». Au contraire,
le mode de production capitaliste suppose que le capi-
28
taliste ait calculé au mieux ses objectifs, ses moyens,
ses besoins, et l'agencement de sa production (4).
Avec le développement des monopoles, et du mono-
polisme d'Etat, cette anticipation a débordé le cadre
de l'entreprise privée, et peu à peu, au milieu de toutes
sortes de contradictions, le capital a entrepris de se
gérer à l'échelle de la société. L'appareil d'Etat emploie
ainsi un grand nombre de personnes à la « produc-
tion » de signaux, en dehors de celles qu'occupent les
entreprises.
Dans la mesure où ces signaux ont de beaucoup dé-
passé le stade de l'ordre adressé à des personnes, niais
peuvent être assimilés à des procédures d'ordonnan-
cement des choses (5), dont l'utilisation suit le rythme
de la production et de la consommation des objets,
les ensembles de signaux s'assimilent à des marchan-
dises. La réalité montre que c'est bien le cas. Les
immobilisations considérables en moyens de gestion
et leur gonflement montre qu'ils suivent l'accumulation
du capital constant ; alors que la parcellisation du
travail, l'élimination des travailleurs, la pression sur
les salaires montrent que les employés sont soumis au
rapport salarial.
Les rapports sociaux capitalistes font que, comme
dans la production matérielle, l'essentiel reste, semble-
t-il, l'élimination de la faculté d'innovation par la
parcellisation du travail. Notons ici que le travail le
plus déqualifié et d'autant plus lorsqu'il n'a pas cette
force d'être créateur de valeur par lui-même, est le
plus. sujet à l'insécurité de l'emploi, à l'instabilité, le
plus sensible à la conjoncture.
L'utilisation des calculateurs dès son stade actuel
montre que cette parcellisation n'est nullement due à
leur usage, tout au contraire. En réduisant le temps de-
simulation des processus, en rassemblant une grande
masse d'informations, en permettant d'effectuer les
travaux répétitifs sans intervention humaine, les cal-
culateurs multiplient les occasions d'initiative. Une
fois de plus, ils orientent le développement des forces
productives vers plus de puissance et de souplesse.
On en conclut que le développement technique, en
dépit des idéologies autoritaires persistantes, conduit
pour l'avenir à une nécessaire démocratie de la pro-
duction, appuyée sur l'adaptation aux besoins et l'ini-
tiative créatrice de tous (6).
Le capitalisme a jusqu'à présent sécrété un type de
progrès technique dans lequel l'innovation est pour
l'essentiel matérialisée dans les moyens de production.
Mais cette innovation est réalisée pour partie par celui
qui conçoit, pour partie par celui qui utilise ce moyen
de production. Par contre, l'utilisateur du moyen de
production n'a aucun moyen d'innover en ce qui
concerne la qualité et la nature de l'objet à produire.
Ce type d'innovation portant sur l'objet à produire est
actuellement soumis à la stratégie des groupes finan-
ciers et des chefs d'entreprise, en fonction des « cré-
neaux » du marché. Par là même, les grands monopoles
modèlent la demande sociale.
De plus, la tendance unilatérale à la spécialisation des
moyens de production pour la grande série fait que
l'innovation ne peut guère se situer dans l'utilisation
du moyen de production à l'intérieur de l'entreprise.
Pourtant, la socialisation croissante de la production
fait que, bon gré, mal gré, l'innovation s'impose.
C'est pourquoi la direction actuelle du développement
des forces productives tend à développer l'innovation
dans les moyens de production pour une demande
sociale donnée (et non dans le produit).
C'est, on peut le supposer, cette innovation dans les
moyens qui pourrait être le terrain du rapprochement
du travail manuel et du travail intellectuel. L'expé-
rience des équipes d'innovateurs dans les pays socia-
listes montre en effet que c'est sur ce plan que les
résultats les plus positifs sont obtenus, même si leur
échelle est encore modeste.
Pour autant que ces considérations ont un sens, on
voit que le problème du « dépassement » de la pro-
duction est loin d'être à l'ordre du jour.
Et ceux qui tentent de le « dépasser » tout de même,
par la « civilisation de la consommation », la « civili-
sation de l'organisation », « la civilisation des loisirs »,
de la « morale », de la « culture », voire par la
« socialisation de la seule gestion », etc., rendent un
bien mauvais service.
Les problèmes fondamentaux de la société restent ce
qu'ils étaient : ceux des rapports de production.
Des développements qui précèdent découlent, nous
semble-t-il, plusieurs conclusions :
— La classe ouvrière, en tant que productrice des
richesses, est, tant que la société reste fondée sur
la production matérielle, le point d'application principal
des rapports de production, et donc une force sociale
de première importance.
— Les formes de son travail sont déterminées, non
par les exigences de la technique en soi, mais par
l'utilisation capitaliste du progrès technique.
— Ce sont les rapports capitalistes qui entretiennent
le divorce entre le travail manuel et le travail manuel
et le travail intellectuel, alors que le progrès tech-
nique pousse à leur fusion.
— Ce sont encore les rapports de production capi-
taliste qui soustraient les forces productives aux sala-
riés et les enferment ainsi dans les rapports d'exploi-
tation.
•— Ce sont ces rapports qui rejettent le travail humain
de la production.
— Le développement du capitalisme, en gonflant le
capital, généralise le salariat, qui s'étend aux travail-
leurs des sphères non productives. Ces salariés sont
alors soumis aux lois de l'utilisation capitaliste du tra-
vail humain.
Tout ceci fait qu'une masse croissante de travailleurs,
de plus en plus soumis aux impératifs du capital, voit
sa condition se rapprocher de celle des salariés de
l'industrie. C'est là une base essentielle de l'unité
antimonopoliste.
(1) Dans la suite, j'appellerai innovation le change-
ment technique, ce « bouleversement des conditions
matérielles de la production » (Marx), qui résulte de
l'initiative créatrice du travailleur social collectif dans
l'utilisation toujours plus efficace des forces de la
nature. On comprend qu'il ne s'agit pas là de 1' « inno-
vation » des managers que prôme Schumpeter.
(2) Ce dernier point montre que les conséquences
économiques de l'utilisation capitaliste de l'automation
sont, elles aussi très classiques. On ne traite pas ici
cet aspect du problème.
(3) On voit par là que nous n'appelons pas « produc-
tion » le travail matériel fourni à l'intérieur de la
famille patriarcale d'une part, ni les prestations de
services d'autre part.
(4) En particulier, la composition technique et orga-
nique du capital.
(5) Même si cet ordonnancement est celui qu'exigé
l'accumulation capitaliste.
(6) Au début des récents événements, la radio gaul-
liste avait stigmatisé ceux qui réclament la « démocra-
tie économique, anachronisme incompatible avec la
production moderne ».
29
les maîtres-mots du mois de mai
Anarchie
Tendance archaïque très répandue
chez les intellectuels et qui exalte
l'individualisme soi-disant révolu-
tionnaire. Son emblème est le dra-
peau noir (nuit hégélienne où tou-
tes les vaches sont noires).
L'anarchisme a toujours manifesté
sa totale incapacité à servir de
théorie directrice à la classe ou-
vrière. L'anarchisme universitaire
de 1968 confond sans cesse oscilla-
tions et liberté, émotion et analyse,
impulsion et action. Exaspéré par
le capitalisme, l'individu petit-
bourgeois s'exalte en lui-même et
s'oppose au monde qu'il ne com-
prend pas : « A travers l'exemple
de la vie enfantine, nous voyons ce
qu'est l'attitude créatrice : c'est la
subjectivité personnelle de chacun
qui se pose face au monde comme
seule unité, comme seule vérité,
seule référence » (Mouvement du
22 mars). Les anarchistes contes-
tent le capitalisme et s'y enfer-
ment en même temps ; faute de
pouvoir imaginer d'autre issue, ils
refusent la démocratie et le socia-
lisme.
Voir : organisation, parti, programme,
spontanéité.
Anticommunisme
Traditionnel et indispensable pour
la grande bourgeoisie ; cultivé de-
puis longtemps par elle avec persé-
vérance : « N'appartient ni au par-
ti de l'avenir, ni à celui de la clas-
se ouvrière » (Congrès de Lille de
l'U.D. Ve République, décembre
1967).
L'anticommunisme manie tout na-
turellement l'injure (« Crapule sta-
linienne », Cohn-Bendit), les épou-
vantails («. L'homme au couteau en-
tre les dents», Le Matin, 1920).
« Un parti qui est une entreprise
totalitaire », de Gaulle, mai 19C8)
et la diffamation : « Les travail-
leurs font la grève pour le roi de
Prusse, en la circonstance pour le
Parti communiste » (R. Poujade,
secrétaire général de l'U.D. Ve Ré-
publique, mai 1968). A noter que
le « roi de Prusse », en l'occurrence
l'ex-nazi Kiesinger, a affirmé sa
solidarité avec de Gaulle dans le
cours des récents événements.
Appareil
Assemblage de divers organes per-
mettant l'exécution d'un travail
(Petit Larousse).
Familier au travailleur dans son
activité professionnelle et politi-
que. Moins familier au mouvement
protestataire de nombreux intellec-
tuels.
Employé indistinctement pour les
organisations ouvrières et les ad-
ministrations au service du grand
capital.
Autonomie
Panacée de ceux qui prennent la
partie pour le tout. Exemple :
l'Université « autonome » (par rap-
port aux moyens de production ?).
Ne pas confondre avec l'autonomie
de gestion d'une université.
Poussée à l'absurde, ramène la pen-
sée et l'action socialistes de Marx
à Proudhon.
Base
En politique, est parée par cer-
tains de toutes les vertus de la
spontanéité (voir ce mot). En géo-
métrie, comme ailleurs, est pour-
tant toujours inséparable d'un
sommet.
Bourgeois
Dans le vocabulaire romanesque du
XIXe siècle s'oppose à calicot ou
étudiant. Dans les réalités du mon-
de capitaliste s'oppose fondamen-
talement au prolétariat, mais n'hé-
site pas à l'occasion à instaurer un
dialogue étudiants-C.R.S. pour jus-
tifier une Université dont les struc-
tures ressortent des besoins immé-
diats des monopoles capitalistes.
Cogestion
La meilleure ou la pire des choses.
C'est la participation de représen-
tants des diverses catégories de
salariés aux organismes de gestion
de l'entreprise. Tout dépend donc
des buts que se fixe cette gestion.
Tant que l'entreprise est aux mains
de capitalistes, directement ou par
l'intermédiaire d'un Etat bourgeois,
les ouvriers ne peuvent que parti-
ciper à leur propre exploitation, ou
tout au plus la freiner ou l'amé-
nager.
Dans le cas de la nationalisation
démocratique, c'est-à-dire dans un
cadre soustrait à l'influence des
monopoles, la cogestion est un
moyen d'administration démocra-
tique.
De même, les effets de la cogestion
d'organismes universitaires, artisti-
ques ou culturels dépendent de ce
qu'il y a à cogérer.
Voir : exploitation, participation.
Concertation
Néologisme pédant visant à donner
une allure technocratique à toute
réunion de travail bourgeoise.
Exemple : l'économie concertée est
un « régime dans lequel les repré-
sentants de l'Etat (ou des collec-
tivités secondaires) et ceux des en-
treprises (quel que soit le statut
de celles-ci) se réunissent, de fa-
çon organisée, pour échanger leurs
informations, pour confronter leurs
prévisions et pour, ensemble, tan-
tôt prendre des décisions, tantôt
formuler des avis à l'intention du
gouvernement » (F. Bloch-Laîné, .4
la recherche d'une économie con-
certée, p. 6).
Consommation
« La consommation sert à repro-
duire les muscles, nerfs, os, cer-
veaux, etc., des travailleurs exis-
tants et à en former de nouveaux.
Dans les limites du strict néces-
saire, la consommation individuelle
de la classe ouvrière est donc la
transformation d e s subsistances
qu'elle achète par la vente de sa
force de travail en nouvelle force
de travail. » (Karl Marx, Le Capi-
tal, L. I, t. III, p. 15).
La production met à la disposition
des hommes une quantité croissan-
te de biens matériels et intellec-
tuels. Avec le perfectionnement des
méthodes et des fins de la produc-
tion, l'entretien de la force de tra-
vail exige une quantité et une com-
plexité croissante de ces biens. Le
socialisme développe la production
et organise la répartition en fonc-
tion de ces besoins de plus en plus
grands et diversifiés. La soi-disant
société de consommation capitaliste
accroît au contraire la polarisation,
l'inégalité et l'arbitraire de celte ré-
partition.
La critique des absurdités de la
(société de) consommation est une
idéologie de sur-consommateurs (ac-
tuels ou futurs) ; supposant réalisée
l'abondance, elle n'a guère de prise
sur tous ceux qui en sont exclus.
30
Dans le foisonnement du mois de
mai 1968, on a vu thèmes et ten-
dances se heurter et s'enchevêtrer.
Le rassemblement et le conflit des
idéologies s'est opéré sous le signe
de quelques vocables-clés. La cir-
culation de ces maîtres-mots était de
type apparemment désordonné ; on
peut cependant y discerner le mou-
vement des courants idéologiques
essentiels. Le présent glossaire se
propose d'en repérer quelques-uns ;
cela sans aucune prétention aux dé-
finitions impeccables et exhaustives.
La N.C.
La destruction d'une voiture n'est
un joyeux holocauste que si elle
n'est qu'un signe supplémentaire de
la richesse de train de vie, et non
un instrument indispensable de lo-
comotion et d" « aération ».
Voir : réfrigérateur, revendications,
salaires.
Contestation
Mot qui, pour l'idéologie bourgeoi-
se, remplace l'expression de lutte
des classes.
Drapeau
Rouge : emblème des luttes de la
classe ouvrière.
Tricolore : emblème des masses in-
surgées pendant la grande révolu-
tion de 1789. N'appartient donc pas
aux aristocrates de la terre et de
l'argent. Drapeau rouge et drapeau
tricolore sont les enseignes de l'ac-
tion ouvrière et populaire.
Noir : « emblème des pirates et des
anarchistes » (Larousse).
Etat
Organisme par lequel la classe do-
minante exerce sa domination.
Au stade actuel, « la grande bour-
geoisie monopoliste française uti-
lise à fond tous les leviers de com-
mande de l'Etat pour accroître au
maximum les profits capitalistes,
inlensifier l'accumulation du capi-
tal, accélérer la concentration au
bénéfice des monopoles les plus
puissants. » (Waldeck Rochet, fé-
vrier 1967, Rapport au XVIIP
Congrès du P.G.F.)
Voir : pouvoir.
Exploitation
Rapport qui s'établit entre la classe
des propriétaires de moyens de
production et celle des possesseurs
de force de travail, obligés pour
vivre de vendre celle-ci aux pre-
miers. Plus le prix payé pour la
force de travail est bas par rap-
port au profit retiré des produits
créés par les travailleurs, plus ceux-
ci sont exploités. La lutte contre
l'exploitation consiste à contrain-
dre le propriétaire des moyens de
production à payer au plus cher
(en argent, prestations sociales et
culturelles, etc.) la force de tra-
vail. L'exploitation ne peut dispa-
raître qu'avec la propriété privée
(individuelle ou d'association) des
moyens de production, c'est-à-dire
la révolution socialiste.
Voir : révolution, salaires.
Imagination
« L'imagination au pouvoir » : for-
mule de ceux qui ne peuvent pren-
dre le pouvoir qu'en imagination.
Il est bien entendu que la classe
ouvrière est dépourvue d'imagina-
tion ; tout simplement parce qu'elle
est passée de l'utopie à la vision
scientifique.
Masse
Groupe amorphe (Mouvement du
22 mars). Animaux politiques (de
Gaulle).
Il s'agit pour un parti de masse
« de surveiller de sang-froid l'état
réel de conscience et de préparation
de la classe ouvrière tout entière
(et pas seulement de son avant-
garde communiste), de la masse
laborieuse tout entière et pas seu-
lement de ses individus avancés. »
(Lénine, La Maladie infantile du
communisme).
La glorification des « masses » aux
dépens des « chefs » est le châti-
ment anarchiste du réformisme de
l'aristocratie ouvrière, mais c'est
guérir la peste par le choléra.
Voir : organisation, parti.
Monopoles
Ententes ou groupements de capi-
talistes aux mains desquels sont
concentrés la production et l'écou-
lement de la plus grosse partie des
marchandises. Leur but est de do-
miner la production et le marché
en vue d'obtenir des superbénéflces.
Leurs dimensions et leur rôle sont
gigantesques, en France notamment
où, par exemple, l'un d'eux produit
tout l'aluminium et un autre les
quatre cinquièmes des colorants.
Les groupes financiers qui les
contrôlent sont également maîtres
des banques, assurances, trans-
ports. Leur interpénétration avec
l'appareil d'Etat produit le capita-
lisme monopoliste d'Etat.
Ce mot est totalement absent du
vocabulaire des idéologues bour-
geois et de celui des « révolution-
naires » de mai 68.
Mutation
Maître-mot du gaullisme, lorsqu'il
est acculé aux réformes : désigne
tout changement que le pouvoir des
monopoles n'a pas su ou voulu
prévoir. Sert à écarter l'idée de
transformations sociales : les trans-
formations sociales sont voulues par
la majorité contre la minorité, les
« mutations » sont des phénomènes
naturels comme les avalanches ou
la mue des serpents.
Ordre
1. Se fait observer par la force. Ne
s'appelle jamais lui-même par son
nom : ordre bourgeois.
En ce sens, pour de Gaulle, les
communistes sont des fauteurs de
désordre.
2. Organisation, discipline, esprit
de responsabilité.
En ce sens, les communistes sont
des fauteurs d'ordre.
3. Souvent et abusivement accolé
au participe « existant ». D'où deux
conséquences : le non-existant est
par principe préféré à l'existant
par Futopismc ; et F « ordre » re-
couvre indifféremment l'ensemble
de la formation économico-sociale
à changer et telle institution de
détail qui n'est que relativement
oppressive. Exemple : « l'ordre lit-
téraire existant ».
Organisation
Nécessaire à toute action qui vise
au succès. Tout dépend de ce que
l'organisation organise : une orga-
nisation fasciste est détestable, une
31
organisation ouvrière indispen-
sable.
Ouvriers
Composent le prolétariat, « classe
des ouvriers salariés modernes qui,
privés de leurs propres moyens de
production, en sont réduits pour vi-
vre à vendre leur force de travail...
De toutes les classes qui, à l'heure
actuelle, s'opposent à la bourgeoi-
sie, le prolétariat seul est une clas-
se vraiment révolutionnaire. » (Marx
et Engels, Le Manifeste du Parti
communiste.)
« Les ouvriers sont de plus en plus
impuissants et résignés » (Marcuse,
L'Homme unidimensionnel, p. 55).
« Les revendications ouvrières sont
risibles » (Cohn-Bendit, Amsterdam,
23-5-68).
Mythologie : personnages à deux
visages de l'Olympe de Saint-Ger-
main-des-Prés qui, d'une part, tou-
jours prêts à accomplir la Révolu-
tion, sont censés habiter un monde
hermétiquement clos à l'idéologie
bourgeoise et insensible aux ma-
nœuvres de division du patronat ;
de l'autre, abêtis par la télévision
et les gadgets d'une société dite de
consommation, sont incapables de
se donner les organisations syndi-
cales et politiques qui lui sont né-
cessaires.
Partis
La critique du « régime des par-
tis » (de Gaulle) ou de la « bu-
reaucratie du Parti » (Cohn-Bendit
et autres) tient lieu de programme
à ceux qui prétendent renvoyer dos
à dos capitalisme et socialisme.
Pour les marxistes, les classes so-
ciales sont dirigées en général par
des partis politiques qui en expri-
ment l'orientation et les tendances.
Le Parti communiste français est
le parti de la classe ouvrière.
« Sans un parti, un parti de fer et
endurci dans la lutte, sans un parti
puissant de la confiance de tous les
éléments honnêtes de la classe en
question, sans un parti habile à
suivre la mentalité des masses et à
l'influencer, il est impossible de
soutenir les luttes avec succès (...)
Nier la nécessité du Parti et de la
discipline du Parti, cela équivaut à
désarmer entièrement le prolétariat
au profit de la bourgeoisie. » (Lé-
nine, La Maladie infantile du com-
munisme).
Pouvoir
« Autorité, gouvernement d'un
pays. »
« Autorité spéciale s'exerçant sur
des matières d'une nature détermi-
née. » (Larousse.)
S'écrit souvent ces jours-ci avec un
adjectif qui « localise » le concept.
Exemple : « pouvoir étudiant »,
« pouvoir ouvrier », etc. Cette qua-
lification, typiquement volontariste,
s'accompagne nécessairement du
silence sur le pouvoir qui rendrait
possible cet émiettement du pouvoir.
Exercer le pouvoir, c'est dominer
l'Etat. Seule le peut une classe ou
une coalition de classes, le plus
souvent représentées par des partis.
Si le pouvoir peut s'exercer par des
voies diverses, il ne se fragmente
pas par catégories socioprofession-
nelles ou autres. Il ne peut pas
coexister plusieurs pouvoirs (ou-
vrier, paysan, étudiant, ou autres)
qui échapperaient au pouvoir de
classe qui dirige le pays.
« Le prolétariat de chaque pays doit
en premier lieu conquérir le pouvoir
politique, s'ériger en classe diri-
geante de la nation. » (Le Manifeste
du Parti communiste.)
Participation
Concept destiné à masquer la ques-
tion fondamentale du conflit capi-
talisme/socialisme. Les ouvriers par-
ticipant au capitalisme cesseraient
d'être des prolétaires ?
Le projet de référendum mort-né
du 16 juin prévoyait « la partici-
pation des travailleurs aux responsa-
bilités professionnelles à tous les
échelons de l'économie » et plus
généralement, « la participation des
citoyens aux décisions qui les con-
cernent directement ».
C'est d'abord reconnaître que jus-
qu'ici, les intéressés n'avaient au-
cune part à ces responsabilités et à
ces décisions.
C'est ensuite escamoter la vraie
question : quoi décider, quelles res-
ponsabilités prendre ? Comme quoi
la « participation » peut tourner le
dos à la démocratie.
Voir : cogestion.
Production
1. Transformation de la nature au
bénéfice des hommes qui est la fin
de l'activité humaine. S'exerce par
le travail.
Les hommes se répartissent en caté-
gories selon la façon dont ils par-
ticipent à la production.
Par conséquent, vouloir changer la
société, c'est changer les rapports
des hommes avec les moyens de pro-
duction. La révolution consiste à
transférer la propriété de ceux-ci.
2. Pour quelques sociologues du
mouvement étudiant, les Universités
(grandes) sont des « lieux de pro-
duction » du savoir, des « entre-
prises » au même titre que les usi-
nes. Beste à savoir qui représente
le patronat et le salariat, qui extrait
la plus-value et sur le travail de
qui, etc. Comme quoi la sociologie
la plus avancée peut ignorer les élé-
ments premiers de l'économie poli-
tique.
Programme
Le sentiment révolutionnaire ne peut
suffire à fonder l'action révolution-
naire. A lutter sans programme, on
s'enlise sans éclat. La démarche de
la classe ouvrière doit être tracée
de sang-froid, avec une objectivité
rigoureuse en tenant compte de
toutes les forces des diverses classes.
Il s'agit d'entraîner les masses à
partir de leurs exigences. Le pres-
tige des chefs et la hargne des for-
mules n'y suffisent point. Il y faut
un programme, c'est-à-dire un sys-
tème de mesures concrètes qui
« colle » aux aspirations populaires,
et permet d'entraîner au plus loin
les couches les plus larges contre le
pouvoir des monopoles.
Dans la France actuelle, la majorité
des masses populaires (surtout celles
qui sont extérieures au prolétariat)
sont hostiles aux monopoles sans
être encore gagnées au socialisme.
Aussi, pour isoler et vaincre le
capitalisme, les communistes propo-
sent-ils la mise sur pied d'un pro-
gramme commun des forces de gau-
che ; programme de gouvernement
populaire apte à briser la domination
des monopoles et à ouvrir la voie au
socialisme.
Récupération
S'applique, pour certains, théoriciens
des « étudiants seuls », au mouve-
ment ouvrier représenté par la
C.G.T. et le Parti communiste ; mais
jamais à ceux qui tentent effective-
ment la « récupération » du mouve-
ment étudiant : ainsi le réformisme
technocratique de Mendès-France,
ou... Pompidou, prêt à en canaliser
dans son sens les « forces vives »
et les « idées de rénovation ».
Réforme
Touche toujours des structures. On
réformerait des structures pour ne
pas transformer les conditions ob-
jectives déterminant d'autres struc-
tures.
Réformisme
Courant politique qui substitue à la
lutte de classes contre le capitalisme
la lutte pour des réformes partielles
n'affectant pas les fondements du
régime d'exploitation bourgeois,
c'est-à-dire la propriété privée des
moyens de production. Ce courant,
qui s'exprime par l'oubli de la ques-
tion du pouvoir, peut aussi s'expri-
mer par l'exigence vague du « pou-
voir » en négligeant totalement les
revendications et l'analyse des for-
ces de classe réellement en pré-
sence. D'où de curieuses ren-
contres. Exemple : « Tout se passe
comme si ceux qui y participent (au
mouvement) avaient compris que
l'enjeu crucial des luttes modernes
n'était plus la propriété ». (J.-J.
Servan-Schreiber, L'Express, 27-5-
68).
« Les mots-clés sont cogestion, auto-
gestion et participation » (Combat,
28-5-68). (Voir : cogestion et parti-
cipation.)
« 5e rendant compte que tant que
le capitalisme subsiste, les réformes
ne peuvent être ni durables, ni sé-
rieuses, les ouvriers combattent pour
des améliorations et se servent
d'elles^ pour continuer une lutte plus
opiniâtre contre la servitude du pro-
létariat. » (Lénine, Le marxisme et
le réformisme.)
Voir : cogestion, participation.
Réfrigérateur
Dans une famille de chef d'entre-
prise : juste récompense de l'esprit
de risque et de responsabilité. Satis-
faction d'un besoin élémentaire.
Dans une famille ouvrière : preuve,
pour le patron, de l'envieuse avidité
de l'ouvrier, pour le moraliste petit-
bourgeois de son matérialisme sor-
dide, pour le communiste « pur »
de son embourgeoisement.
Voir : consommation.
32
Revendication
Exigence formulée par un groupe ou
une catégorie de travailleurs dans la
lutte quotidienne contre les classes
exploiteuses et leurs représentants.
Satisfaites, les revendications affai-
blissent économiquement le capita-
liste qui doit payer plus cher la
force de travail. Elles l'affaiblissent
politiquement parce que les travail-
leurs prennent conscience de leur
force.
Se heurtant à la complicité du capi-
taliste et de l'Etat, ou à la résistance
de l'Etat capitaliste, les travailleurs
font l'expérience du rôle de cet Etat
et de la nécessité de la lutte poli-
tique.
« Gagner les musses pour leur ave-
nir, gagner les masses dans l'espril
de la lutte révolutionnaire, cela veut
dire : lutter pour le pain, pour les
plus petites revendications. La lutte
pour les deux sous, pour le morceau
de pain, ce n'est />as de l'opportu-
nisme, c'est le chemin île la conquête
des masses. » (Maurice Thorez, 1933,
Œuvres, livre II, tome Y, Editions
Sociales.)
Voir : exploitation, ouvriers.
Révolution
L'emploi de ce mot devient de plus
en plus fréquent et presque conju-
ratoire. Cette inflation verbale révèle
dans bien des cas la peur de toute
révolution sociale (c'est-à-dire le
renversement du pouvoir d'une clas-
se par celui d'une autre classe).
Exemple pris dans la presse bour-
geois;1 : « la révolution doit être
aujourd'hui qualitative, non quanti-
tative ».
Dans leur pratique, les principaux
intéressés ne s'y trompent pas. « Le.
seul parti révolutionnaire, dans le
vrai sens du terme, c'est le Parti
communiste français ; c'est pourquoi
de Gaulle porte ses coups contre
lui. » (Waldeck Rocbet, 31-5-68.)
Rue
Pour les révolutionnaires petit-
bourgeois, lieu du « pouvoir ».
Voir : imagination.
Pour de Gaulle : chienlit.
Salaire
Prix payé par l'acheteur de force de
travail au salarié qui la lui vend.
Ce prix dépend du rapport des
forces entre la classe exploiteuse et
la classe exploitée, et des circons-
tances qui affectent ce rapport au
niveau de la branche ou de l'entre-
prise. L'acheteur vise à maintenir
ce prix le plus bas possible, et en
dessous de la valeur de la force de
travail, c'est-à-dire de la valeur des
biens nécessaires à son entretien, à
sa reconstitution et à sa production
(biens matériels de subsistance, frais
d'éducation et d'entretien de la fa-
mille, biens matériels et intellectuels
devenus besoins sociaux en fonction
des conditions de vie et de produc-
tion de l'intéressé).
« Quatre millions de salariés fran-
çais gagnent moins de 60 000 A F par
mois. » (La C.G.T.) « Nous louchons
43 000 AF par mois » (affiche ap-
posée par (les grévistes devant une
compagnie d'assurances).
Peut donner lieu à des revendica-
tions qui sont jugées peu spirituelles
par la bourgeoisie. Exemple : « De
sordides négociations autour de
pourcentages de salaires. » (Combat,
27-5-G8.)
Socialisme
Régime social fondé sur la propriété
collective des moyens de produc-
tion.
Théorie d'ensemble des phénomènes
et rapports naturels, sociaux et spi-
rituels dans laquelle ce régime est
l'étape nécessaire à laquelle doit
parvenir l'humanité.
Nom sous lequel se sont désignés à
travers les âges et se désignent des
théories et des mouvements aspirant
confusément au socialisme, ou aspi-
rant à détourner les masses du so-
cialisme scientifique.
Spontanéité
Excellent en matière sentimentale,
déplorable en matière politique.
La spontanéité, l'absence de pro-
gramme, de théorie et d'organisation
mène toujours à la domination de
l'idéologie bourgeoise. Pourquoi '?
<: Pour celte simple raison (me,
clironologiquement, l'idéologie bour-
geoise est bien i)lus ancienne que
l'idéologie socialiste, qu'elle est plus
amplement élaborée et possède infi-
niment plus de mouens de diffu-
sion. » (Lénine, Que faire ?, Œuvres,
tome 5, p. 393.)
Situation révolutionnaire
« Pour que la révolu/ion ail lieu, il
ne suffit pas que les masses exploi-
tées et opprimées prennent cons-
cience de l'impossibilité de vivre
comme autrefois et réclament des
changements... Il faut que les ex-
ploiteurs ne puissent pas vivre et
c/ouiterner comme autrefois. C'esl
seulement lorsque « ceux d'en bas »
ne veulent plus cl que « ceux d'en
haut » ne peuvent plus continuer de
vivre à l'ancienne manière, c'est
alors seulement que la révolution
peut triompher. » (Lénine, La Mala-
die infantile du communisme.)
Pour que la révolution soit mûre,
ajoute Lénine, // faut :
•••— que toutes les forces hostiles
soient eu difficulté, entre-déchirées,
affaiblies par une lutte au-dessus de
leurs moi/eus ;
-— que les solutions des éléments in-
termédiaires hésitants soient démas-
quées devant le peuple par leur fail-
lite pratique ;
— - qu'il y ait au sein du prolétariat
un puissant mouvement d'opinion
pour l'action la i>lus décisive contre
la bourgeoisie.
« J)es pages rédigées par les
collaborateurs du Canard En-
chaîné ont été emportées par
des ouvriers en grève... dans
les locaux de Combat, rue du
Croissant... Le Canard proteste
contre celte opération de for-
ce... Le Figaro qui a toujours
défendu et défendra toujours
la liberté d'expression, s'asso-
cie à cette protestation. » (Le
Figaro, 1" juin 1908.)
Category
Author
Title
La Nouvelle Critique
Issue
no.15
Date
Keywords
Publication information
no.15