Démocratie nouvelle

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ete
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la franee en crise
démocratie nouvelle
revue mensuelle de politique mondiale — avril-mal 1968
21» année
Jacques duclos
2
roger garaudy
4
paul nolrot
10
eric hobsbawm
12
cesare luporlnl
15
abidine
vratislav cerny
51
marcel cornu
S8
pierre lambert
actualité
thomas buehanan 17
lames forman 23
Suzanne de brunhoff
fernand nlcolon 31
gilbert badla 42
José luis massera 81
le monde arabe
s'interroge
adel ghoneim 88
gamal el oteïfl 95
salâh abdel sabbour 98
William soliman 99
abdel wahâh al-bayâtl 103
chawqi baghdâdi
youssef el-fayçal 104
dix ans après
révolte et révolution
la révolution scientifico-technique et le mouvement étudiant
les racines de l'utopie
réflexions d'un Italien
le 13 mal 1988 (dessins)
la trace au sol d'une société
urbanisme zéro
francs, années 80 (reportage photo)
si Johnson s'en va...
les voles de notre résistance
réflexions sur une crise monétaire
de Jeunes allemands en colère
la crise uruguayenne
la « nouvelle classe » en égypte
les frères musulman*
exode
l'islam et les minorités religieuses
vous, messieurs
la fleur blême
de l'expérience du parti communiste syrien
X, X .X, 111 chronologie
Nous avons tout fait pour sortir « D. EsL » dans les difficiles conditions actuelles, parce que
nous voudrions aider de toutes nos forces au développement et à la nécessaire cohésion du gran-
diose mouvement qui ébranle aujourd'hui notre pays. Que nos lecteurs nous pardonnent si, de ce
fait, ce numéro, plusieurs fois bouleversé, présente des imperfections et des erreurs de pagination I
« D, N. »
DIX AXS APRES
Jacques duclos
II est des anniversaires que l'on célèbre discrètement. On comprend que celui
du coup de force du 13 mai 1958, qui fut à l'origine du retour du général De Gaulle
au pouvoir ait été de ceux-là. Cependant, cette année, le président de la République
entendait marquer le dixième anniversaire de cet événement avec un certain relief,
d'autant qu'au jour de cet anniversaire il partait pour la Roumanie.
Malheureusement pour De Gaulle, ce 13 mai 1968, de puissantes manifestations se
déroulaient dans tout le pays, avec, à Paris, un immense cortège de 800.000 personnes,
d'où s'élevaient avec force des cris significatifs : « Dix ans, ça suffit ! », et avec l'iro-
rio de no.re peuple : « ion anniversaire, mon général !.
En donnant une ampleur exceptionnelle à ces manifestations, les travailleurs
témoignaient leur solidarité aux étudiants qui, ayant manifesté avec une extrême
vigueur leur opposition à la politique d'éducation nationale du pouvoir, aux structures
archaïques de l'Université et exprimé l'inquiétude que leur inspire une situation qui
ne leur offre comme perspective que de devenir des diplômes sans emploi, avaient
vu se déchaîner contre eux une répression sauvage, des gaz de combat ayant été
employés par les forces dites de Tordre,
Les travailleurs eurent à cœur de réagir avec force contre de tels agissements
et c'est ainsi que le 13 ma! le peuple de Paris défila interminablement, de la Répu-
blique à Denfert-Rochereau.
C'était 10 ans, jour pour jour, après le coup de force du 13 mai 1958, dont De
Gaulle fut le bénéficiaire.
Sans doute, après cette remontée au pouvoir organisée par des comploteurs
professionnels et des militaires politiciens, le général-président tint-il à se montrer
rassurant en disant aux Français : « Je vous promets une belle arrivée », mais on sait
ce que sont devenues les promesses d'antan.
Les étudiants et les enseignants le savent, et ils ne peuvent se rappeler, sans
un sourire ironique, que lors de la dernière campagne électorale législative, le Premier
ministre déclarait avec beaucoup d'autosatisfaction qu'en matière d'Education nationale,
sa politique était une * réussite » dont il était fier.
A la vérité, la situation actuelle de l'Université et la politique gouvernementale
en matière d'éducation nationale portent condamnation du système économique et
politique dont le pouvoir actuel est le fondé de pouvoir. Et les événements auxquels
nous assistons sont en train de créer une situation irréversible, L'Université de
demain ne sera plus ce qu'elle était hier.
Si le mécontentement était et demeure profond chez les étudiants, il était et
demeure profond aussi chez les travailleurs qu'un patronat rapace exploite, brime et
humilie avec la bienveillance et le soutien du pouvoir.
Sentant fort bien que le pouvoir était affaibli du fait de l'ampleur de leur
action de solidarité envers les étudiants et du recul qu'il avait été obligé d'effectuer
en libérant les manifestants, les travailleurs sont entrés en lutte pour leurs reven-
dications à la fois contre le patronat et le gouvernement, ces deux ennemis qu'ils
trouvent sans cesse devant eux pour barrer la route au progrès social.
Ils ont en effet des comptes à régler avec le gouvernement, car si la production
et la productivité se sont accrus, le pouvoir d'achat est stationnaire ou en régression.
Plus de quatre millions de travailleurs, dont trois millions de femmes, gagnent moins
de 600 F par mois. Le nombre des chômeurs est de plus d'un demi-million et de
nombreux jeunes sont chômeurs avant môme d'avoir travaillé.
C'est dans ces conditions qu'on a vu, partant des usines, se développer, extra-
ordinairement puissant, un mouvement de grève avec occupations d'usines, qui
concerne dix millions de travailleurs. Jamais, depuis les grèves du Front populaire
de 1936, qua nous sommes un certain nombre à avoir vécues, pareil mouvement ne
s'était produit II se déroule dans l'ordre, la discipline, la classe ouvrière agissant
avec un esprit de responsabilité dont le gouvernement est loin d'avoir donné la preuve.
En de telles circonstances, le problème du pouvoir, dont la politique s'est avérée
si néfaste, est posé devant les travailleurs. Et ils sont nombreux, avec les autres
démocrates, à souhaiter sa disparition.
Dans cet ssprit le parti communiste français a lancé un appel à la constitution
de Comités d'action pour un gouvernement populaire et d'union démocratique, pour
un gouvernement qui satisfera les revendications essentielles des travailleurs manuels
et intellectuels, réalisera des réformes profondes pour soustraire l'Etat à l'emprise
des monopoles capitalistes, mettra en œuvre un plan démocratique de développement
économique et social, un gouvernement qui organisera la participation des citoyens
aux décisions touchant la vie économique, politique et culturelle du pays, participation
qui ne pourra se réaliser pleinement qu'avec le socialisme.
Ainsi le problème du programme commun d'un contenu social avancé dont le
parti communiste n'a cessé de proposer l'élaboration aux autres partis de gauche
prend-il un relief particulier. 11 préoccupe légitimement la classe ouvrière et de
nombreux démocrates qui mesurent la nocivité des atermoiements dans une période
aussi riche d'événements que celle que nous vivons, alors qu'ouvriers, enseignants,
étudiants, luttent ensemble pour un avenir meilleur.
Sans doute la perspective d'un changement aussi profond est-elle perçue avec
plus d'acuité chez les uns que chez les autres par les travailleurs engagés dans la
lutte, mais ils sont unanimes à exiger que soient satisfaites leurs revendications.
On sait que les mouvements de grève avec occupations d'usines commencèrent
à se développer durant le voyage de De Gaulle en Roumanie, Le président de la
République revint en France avec une douzaine d'heures d'avance sur l'horaire prévu,
le 19 mai au soir, mais il n'éprouva nullement le besoin de parler d'urgence au pays,
et il maintint au 24 mai son allocution télévisée antérieurement annoncée,
H était soucieux de connaître, avant de s'adresser à la nation, les résultats du
scrutin sur la motion de censure.
La motion de censure a été rejetée, mais de sévères critiques ont été formulées
à l'adresse du gouvernement par des députés qui, en ne votant pas cette motion,
lui accordaient implicitement leur confiance. On a l'impression qu'il y a quelque chose
de cassé dans la mécanique gouvernementale et l'ancien ministre gaullliste Pisani
l'a tellement bien senti qu'il a voté la motion de censure en annonçant sa démission.
De toute manière le pouvoir sort affaibli des événements auxquels il a été et
est toujours confronté.
Dans son allocution radiotélévisée du 24 mai, De Gaulle, après avoir consacré quel-
ques phrases aux questions de l'Université et aux problèmes sociaux, n'a rien trouvé
d'autre à proposer, pour résoudre une crise d'une gravité exceptionnelle, qu'un référen-
dum qui aura lieu le mois prochain.
Ce référendum portera sur un projet de loi présenté comme devant assurer la réno-
vation de l'Université et la participation des travailleurs à la gestion des entreprises.
De Gaulle se trompe s'il croit que les ouvriers pourraient être disposés à laisser élu-
de, le problème capital de leur niveau de vie pour se contenter de projets plus ou
moins trompe-l'œil. Son allocution n'a fait que souligner la nécessité d'en finir au plus
vite avec un pouvoir qui étale aux yeux du pays le plus lamentable et le plus humi-
liant bilan de faillite.
Du temps a été perdu puisque l'ouverture de pourparlers n'a été fixée au 25 mai
qu'après l'annonce par la C.G.T. des grandes manifestations du 24 mai qui, soutenues
par le parti communiste, avaient été organisées pour protester contre les atermoie-
ments du gouvernement
Or, l'heure n'est pas aux tergiversations et les organisations syndicales, en deman-
dant l'abrogation des ordonnances antisociales et l'élection des administrateurs salariés
de la Sécurité sociale, rappellent les revendications qu'elles veulent voir satisfaire, à
savoir : l'augmentation des salaires et le salaire minimum à 600 F par mois, la garantie
de l'emploi et des ressources, la réduction progressive de la durée de travail sans dimi-
nution de salaires et l'extension des droits syndicaux dans l'entreprise.
Le gouvernement, qui parle d'un rapide retour à une situation normale, alors qu'il
a tardé à engager des pourparlers, doit savoir qu'il ne s'agit pas de profiter de pro-
vocations et de diversions opportunes pour essayer de « noyer le poisson »,
Les organisations syndicales, fortes de la confiance des travailleurs, ui connaissent
la portée de leurs revendications non seulement dans l'immédiat, mais aussi pour
l'avenir qu'ils entendent préparer, sont prêtes à discuter avec la volonté d'aboutir.
C'est avec un mouvement ouvrier conscient de ses responsabilités, connaissant
bien les ruses et la mauvaise foi de ses partenaires que le gouvernement et le pâtre-
Pavenir, qu'ils entendent préparer, sont prêtes à discuter avec la volonté d'aboutir,
tiens dont des millions de Françaises et de Français attendent une première victoire
du monde du travail sur les monopoles capitalistes et le pouvoir à leur service.
LA REVOLTE
LA REVOLUTION
roger garaudy
professeur à la faculté des lettres de poitîers
membre du bureau politique du parti communiste français
Pour comprendre le sens des événements de
ces trois dernières semaines chez les étudiants,
il est nécessaire de se dégager de tout ce qui
est simplement anecdotique.
Car l'anecdote sur les formes du mouvement
et les gesticulations parfois anarchiques qui
l'ont accompagné ont trop souvent masqué et
même défiguré son sens véritable.
Il faut, me semble-t-il, s'interroger sur les
questions suivantes :
1" Quels sont les objectifs réels du mouve-
ment des étudiants?
2* Quelles sont les causes de ces luttes de
masse.
3° Quelle est leur signification dans une pers-
pective de classe, et quels sont leurs rapports
avec les luttes ouvrières,
4° Quel est le rôle révolutionnaire actuel de
la classe ouvrière ?
I. — Les objectifs
du mouvement des étudiants.
Ce qui est caractéristique, c'est la très rapide
maturation et le développement des revendica-
tions des étudiants, l'élargissement, en moins
de trois semaines, des objectifs de leur lutte,
tel que le révèle le travail sérieux de leurs
commissions dans les Facultés.
Esquissons-en sommairement la trajectoire.
A) Ce que visait leur révolte, au départ, ce
n'était que des aspects relativement superfi-
ciels de leur situation, ne touchant pas aux
racines et aux principes du système :
— les rapports entre professeurs et étudiants,
— la structure et la gestion des universités,
a) Les rapports entre professeurs et étudiants,
au départ, étaient assimilés à des rapports de
classe ; les professeurs étant les oppresseurs
et les étudiants les opprimés. Le professeur
était pour eux l'image ou le symbole de leur
dépendance.
Or, en moins de quinze jours, la situation
a évolué très rapidement : la solidarité d'une
large fraction des professeurs avec les exi-
gences étudiantes et, en même temps, la ré-
pression policière du gouvernement ont créés
une atmosphère radicalement nouvelle. Des
liens nouveaux sont nés.
La lutte commune a mis en cause le régime
en son principe même : le régime politique
du gaullisme et le régime économique et
social du capitalisme monopoliste d'Etat.
b) Sur le problème de la structure et de la
gestion des universités, l'évolution est égale-
ment très positive.
Les colloques de Caen et d'Amiens avaient
posé un faux problème ; celui de choisir entre
une université vieillie, décadente, en laquelle
il y avait contradiction entre le système d'en-
seignement et les nécessités engendrées par
le développement des forces productives, et
une université technocratique, mieux adaptée
aux exigences du capitalisme monopoliste
d'Etat.
Cette fausse alternative a été rapidement
balayée.
Une contradiction plus profonde a été mise
à jour-, il ne s'agit plus de mettre au point
une nouvelle méthode pour mieux répondre
aux exigences du capitalisme monopoliste
d'Etat, mais de mettre en cause le principe
même de cette adaptation.
Sur ces deux problèmes les étudiants, à des
degrés et à des niveaux très divers de com-
préhension, commencent à comprendre que les
rapports enseignants-enseignes, dans l'univer-
sité actuelle, reflètent les rapports de dépen-
dance sociale et d'aliénation de la société
capitaliste.
Ils commencent à prendre conscience que
les contradictions dont ils sont victimes ne
sont qu'un cas particulier d'un système de
dépendance et d'aliénation dont l'exploitation
de la classe ouvrière est l'expression la plus
achevée et la plus significative.
De là sont nées quelques revendications
fondamentales : d'abord la revendication d'auto-
nomie des universités, qui, contrairement à ce
qu'a prétendu M. Pompidou à l'Assemblée, est
préconisée et définie dans le Projet de réfor-
me démocratique de l'enseignement de notre
Parti (p. 139).
Cette revendication, reprise d'ailleurs dans
la résolution des Doyens condamnant la centra-
lisation absurde du système, recouvre deux
idées distinctes :
1° que les organismes élus, à tous les ni-
veaux: instituts, facultés, universités, et conseils
nationaux, n'aient plus seulement un rôle
consultatif, mais un pouvoir de décision.
Cette exigence est exactement dans l'axe
du programme de notre Parti proposant de
substituer partout, aux agents désignés par
le pouvoir central, des représentants élus. De
même que nous proposons que les pouvoirs
du préfet soient transférés au président du
conseil général, professeurs et étudiants de-
mandent de remplacer le recteur qui est
actuellement une sorte de préfet universitaire,
par un président élu de l'Université,
2° La deuxième implication de l'idée d'auto-
nomie, sur laquelle les étudiants mettent l'ac-
cent, c'est la cogestion, la participation des
étudiants à la gestion. Là encore c'est ce
que propose le Projet de notre Parti (p. 139),
qui suggérait un conseil démocratique de
l'Université sur une base paritaire.
Quant à l'étendue des compétences de ces
organismes elle recouvre à peu près exacte-
ment notre projet :
— fixation des besoins des universités en
personnel, en locaux et en matériel,
— discussion des programmes, des méthodes
d'enseignement, du contrôle des connaissances.
II faut d'ailleurs ajouter que l'idée maîtresse
dont découlent toutes les autres propositions:
celle de la participation des étudiants, était
déjà très clairement formulée dès 1963, au
congrès de PU.N.E.F. de Dijon par la Corpo
des Lettres de Paris.
Déjà sur ces deux objectifs, même limités,
il n'y a rien qui n'aille dans le sens fonda-
mental de notre politique.
B) Mais très vite, au fur et à mesure de
l'extension du mouvement à de larges masses
d'étudiants, et surtout après le changement
qualitatif qui s'est produit lors de la répression
policière brutale, les objectifs se sont étendus,
et toujours dans le sens de classe défini par
le programme du parti communiste français.
Il est remarquable d'ailleurs que la radica-
lisatiort des moyens a précédé la radicallsation
des fins.
La violence même de la réaction policière
a facilité une prise de conscience plus claire
de la nature du régime gaulliste. Ce fut le
deuxième point caractéristique de cette trajec-
toire : de la lutte partielle sur les deux pre-
miers objectifs universitaires a émergé une
mise en cause politique du régime gaulliste.
Il devenait apparent que l'on ne pouvait
lutter contre les structures de l'université sans
se heurter à l'appareil d'Etat, et sans mettre
en cause le système.
C) La grève du 13 mai, avec la participation
massive de la classe ouvrière, et du fait que
sa seule annonce avait contraint le gouverne-
ment à un premier recul et à des concessions,
elle a permis de franchir une 3* étape dans
la prise de conscience d'un grand nombre
d'étudiants : après la lutte universitaire et la
lutte politique, un problème de classe était
posé.
Cela n'est certes pas clair dans l'esprit
de tous les étudiants (ce n'est d'ailleurs pas
clair non plus dans l'esprit d'un grand nombre
d'ouvriers, car, si ce l'était, ils seraient tous
des révolutionnaires militants).
Mais le problème s'est posé, pour la première
fois avec autant de force, dans les larges
masses d'étudiants, et c'est là un fait émi-
nemment positif.
Bien entendu il s'est posé dans des termes
particuliers, propres aux étudiants, qui se
heurtaient d'abord à ceux des aspects du régi-
me qui concernaient leur travail, en particulier
à l'industrialisation de l'Université et à la
commercialisation de la culture.
Les étudiants, dans leur masse, refusent
désormais un enseignement qui a pour fonction
essentielle de les préparer à s'intégrer dans
un système dont la loi est le profit et dont
« la loi immanente et coercitive., comme disait
Marx, est la production pour la production, une
Université chargée, pour l'essentiel, de fournir
des cadres aux entreprises privées.
Ils refusent d'être des rouages dans ce systè-
me, et ils veulent une culture qui intègre les
besoins techniques au lieu de leur être subor-
donnée.
Nul ne conteste la nécessité et la fécondité
d'une liaison entre la science, la recherche
et la production, mais il est remarquable que
les monopoles ne conçoivent pas cette liaison
de la même manière que nous. Disons, pour
simplifier, qu'en ce qui concerne, en particulier,
l'enseignement des sciences humaines dans les
facultés des lettres (notamment la psychologie
et la sociologie), et, dans les facultés de
droit, l'enseignement de l'économie politique,
coupée des sciences humaines et réduite à une
technique de gestion et d'efficacité, la forma-
tion vise moins à aider au développement des
forces productives qu'à conserver les rapports
de production.
Il est remarquable d'ailleurs que la reven-
dication étudiante de participation s'esquisse
à travers le langage et les concepts du marxis-
me, même si l'usage en est souvent confus
ou douteux, et que le thème le plus fréquent
est celui de l'aliénation r le dénominateur
commun des revendications des étudiants, c'est
la participation à l'initiative historique contre
la pesée aliénante des structures.
II. — Les causes
d'une lutte de masse.
On peut les résumer en deux mots : la réfor-
me Fouchet et l'aggravation brusque de toutes
les contradictions qu'a entraînée son appli-
cation.
Les conséquences les plus sensibles ont été
non seulement de maintenir et d'accentuer la
discrimination de classe et le caractère antidé-
mocratique de l'Université, mais de léser ceux
mêmes qui avaient déjà le privilège d'être à
l'Université :
— D'abord parce qu'elle a introduit dans
l'enseignement supérieur, avec la licence cour-
te, le même clivage que dans le second degré
entre le cycle long et le cycle court.
— Ensuite parce qu'à tous les niveaux et
dans toutes les disciplines elle a séparé plus
que jamais la formation technique de la ré-
flexion sur les fins et sur le sens du travail
et de la société.
Du point de vue pratique la réforme Fouchet
a aggravé la crise des débouchés, pas seule-
ment dans telle dans telle ou telle branche,
(comme la psychologie ou la sociologie) mais
d'une manière plus générale : l'interdiction des
redoublements, l'élimination après un échec au
premier degré, constituent des barrages sup-
plémentaires surtout pour IBS étudiants tra-
vaillant en dehors de leurs études, alors que
déjà avant la réforme, 72 % des étudiants
n'achevaient pas leur licence. Pour ceux mêmes
qui ont franchi les barrages sélectifs, souvent
il n'y a pas de garantie d'emploi.
L'acuité de ces problèmes explique que le
mouvement soit devenu si vite un mouvement
de masse et d'une grande combativité.
Dans un tel mouvement, la prise de cons-
cience va très vite. La grève du 13 mai a mar-
qué une étape de cette prise de conscience.
Elle a permis de situer l'action des étudiants
dans la perspective de classe des luttes ou-
vrières.
Trois idées ont, depuis lors, largement
avancé :
1° La conscience du lien interne et profond
de cette lutte avec celle du mouvement ou-
vrier ;
2* L'idée qu'une révolution véritable, à notre
époque, ne peut se faire sans la classe ou-
vrière ;
3* L'idée que l'on ne peut pas faire une
Université socialiste dans un monde capitaliste
et que la solution du problème universitaire
suppose la solution d'un problème plus vaste.
Il ne s'agit donc pas de transformer l'Univer-
sité d'abord et la société ensuite, mais de faire
en sorte que l'Université devienne, dans la
société capitaliste, non un instrument de conser-
vation de cette société, mais un foyer de chan-
gement.
A partir de ces clarifications indispensables,
qui se sont faites dans l'action même, on
peut poser le problème de la signification de
classe des luttes des étudiants.
III. — Signification
des luttes étudiantes
et leurs rapports
avec les luttes ouvrières.
C'est un problème théorique fondamental
dont dépend la manière d'articuler les luttes
des étudiants avec celles des ouvriers.
A partir de l'idée fondamentale que la prin-
cipale force révolutionnaire est la classe ou-
vrière, deux méthodes d'approche sont possi-
bles pour essayer de définir la signification
de classe du mouvement des étudiants. Cela
tient à la situation même des étudiants qui,
par définition, est transitoire, préparatoire : on
peut donc tenter de déterminer leur situation
de classe soit par leur passé (leur origine
sociale), soit par leur avenir (leur fonction
future).
On peut d'abord faire une étude sur les
origines sociales des étudiants et souligner
notamment qu'ils sont, dans leur grande ma-
jorité, issus des classes moyennes et de la
petite bourgeoisie, avec seulement 10 % de fils
d'ouvriers, ce qui donne une image inversée
de la nation. Si l'on en tire argument pour
exiger une démocratisation de l'accès à l'Uni-
versité, c'est parfaitement légitime.
Par contre il serait faux de vouloir déduire
uniquement de là notre jugement sur la signi-
fication de classe du mouvement étudiant. Si
par exemple nous disons : en raison de leurs
origines sociales les étudiants ne constituent
pas un groupe social homogène et la dominante
petite-bourgeoise de leurs origines leur confè-
re nécessairement les caractères politiques de
cette petite bourgeoisie, avec ses hésitations,
ses oscillations, etc., nous nous contentons
d'une sociologie mécaniste qui n'a rien à voir
avec l'analyse marxiste, et les conséquences
pratiques de cette erreur théorique seront meur-
trières. Sans aucun doute les origines sociales
des étudiants se traduisent dans leur compor-
tement politique et pèsent d'un poids très
lourd. Mais il faut rappeler très nettement,
du point de vue théorique, que ce n'est pas
Marx, c'est Hippolyte Taine qui a suggéré cette
sorte de prédestination et ce lien mécanique
avec le milieu d'origine.
Marx ne définit pas l'appartenance de classe
par le milieu d'origine, mais par la place qu'on
occupe dans le procès de production. Aucun
des trois critères qu'il donne pour définir
un ouvrier ne se réfère au milieu d'origine.
C'est à partir de ces critères que l'on peut
aborder la question des étudiants, d'une ma-
nière évidemment très particulière, c'est-à-dire
en les définissant par leurs fonctions futures.
Or, de ce point de vue, un grand nombre d'étu-
diants, notamment tous ceux qui se préparent
à des fonctions débouchant sur la production,
qui deviendront ingénieurs, qui fourniront di-
vers cadres à la vie économique et à sa ges-
tion, ceux même qui s'orientent vers la re-
cherche scientifique, auront, à notre époque
une place particulière dans le processus de
production : nous avons dit et répété, avec
juste raison, qu'à notre époque la science est
devenue une force productive directe,
II en découle que ceux qui la pratiquent
présentent, du point de vue de classe, des
caractères nouveaux :
1. Non seulement, comme par le passé —
et comme les ouvriers, — ils ne possèdent pas
les moyens de production.
2, Mais ils sont eux aussi, comme les ou-
vriers, producteurs de plus-value; ils font par-
tie intégrante du « travailleur collectif » dont
parlait Marx dans « Le Capital » (1, 2, p. 30
à 52).
3. Reste le troisième critère: le critère
subjectif de la conscience de classe. Or ces
couches d'intellectuels se trouvent, depuis quel-
ques années, par suite du développement des
forces productives, et notamment des applica-
tions de la cybernétique à la production, à
l'organisation et à la gestion, dans des condi-
tions favorables à la prise de conscience des
contradictions fondamentales et des contradic-
tions nouvelles du capitalisme.
Or les étudiants ne vivent pas seulement
au futur ces contradictions en réfléchissant
sur le rôle contradictoire qui leur sera assigné
par le système lorsqu'ils sortiront de l'Univer-
sité pour devenir l'encadrement de ce système
dont il n'est pas question de discuter les
fins ni le sens.
Si le thème de l'aliénation est si largement
répandu, c'est parce que, plus ou moins confu-
sément, — et plutôt plus que moins — beau-
coup d'étudiants sentent l'analogie croissante
de cette situation avec celle de l'ouvrier dans
l'entreprise, même si au départ, comme nous
l'avons noté, cette analogie est conçue très
faussement, par exemple en assimilant le pro-
fesseur au patron et à PEtat-patron (de même
qu'aux premières étapes du mouvement ouvrier,
comme le rappelle Engels, la lutte de classe
encore instinctive et primitive tournait les
colères contre les machines ou le contremaître,
et non contre le système capitaliste lui-même).
C'est pourquoi la classe ouvrière et son
Parti peuvent et doivent faciliter le passage
à une véritable conscience révolutionnaire chez
les étudiants en s'attachant fortement à déga-
ger le lien interne et profond entre les aspira-
tions des étudiants (même si elles prennent des
formes encore utopiques ou anarchiques, qui
donnent facilement prises à la diversion et à
la provocation) et les objectifs de la classe
ouvrière.
En ne perdant pas de vue le fait nouveau,
à l'étape actuelle du développement des forces
productives, qu'il existe un fondement de classe
objectif aux luttes des étudiants et que cette
lutte a des implications objectivement révo-
lutionnaires.
Ce fondement objectif explique que si, au
temps de Marx et d'Engels, (l'un fils de petit
bourgeois et l'autre de grand bourgeois) le
passage aux positions de la classe ouvrière,
pour des intellectuels, demeurait un phéno-
mène individuel — car il n'avait qu'une base
subjective: «l'intelligence du mouvement his-
torique », comme écrit Marx dans « Le Mani-
feste » —, ce passage devient aujourd'hui un
phénomène de masse, car il repose sur la base
objective des rapports de classe liant le « tra-
vailleur collectif» (dont un nombre croissant
d'intellectuels font partie intégrante) au systè-
me capitaliste.
Evidemment, chez les étudiants, en raison
de leur situation même, qui est celle de futurs
producteurs, la tendance sera à mettre l'accent,
de façon unilatérale, sur l'avenir, sur les pers-
pectives, et sur l'aspect idéologique ou même
moral du problème, avec tous les risques d'uto-
pîsme et d'anarchîsme que cela implique, avec
toutes les possibilités d'exploitation démagogi-
que et même policière.
Mais rien de tout cela ne doit estomper pour
nous l'essentiel ni nous empêcher d'établir un
rapport juste entre la lutte de classe des
ouvriers et le mouvement des étudiants.
S'en tenir à l'analyse mécaniste du socio-
logisme vulgaire sur les seules origines sociales
conduirait à une sorte de paternalisme consi-
dérant le mouvement étudiant dans son ensem-
ble comme éternellement mineur, allié néces-
sairement instable comme le sont les couches
petites-bourgeoises dont proviennent, en général,
les étudiants.
Si, au contraire, nous abordons plus large-
ment le problème, en situant le rôle de l'intel-
lectuel comme partie intégrante du «travail-
leur collectif » à une époque où la science
devient une « force productive directe », et la
situation de l'étudiant à travers cette fonction
future, nous pourrons articuler correctement
la lutte des ouvriers et celle des étudiants.
La classe ouvrière de France a défini ses
objectifs ; revendications de salaires, diminu-
tion des cadences et du temps de travail,
participation active à la gestion de la Sécurité
sociale, extension des pouvoirs des comités
d'entreprises, planification démocratique. Le
dénominateur commun de toutes ces exigences
d'une démocratie ouvrant la voie au socialisme
est l'exigence fondamentale que chaque tra-
vailleur, au lieu d'être un instrument passif
aux mains du capital, devienne un participant
actif, créateur, à l'orientation de l'économie
contre le régime des monopoles, à l'élaboration
de la politique afin de substituer partout des
représentants élus à des agents désignés par le
pouvoir central. Enfin la classe ouvrière exige,
comme le souligne le programme du parti com-
muniste français, des possibilités égales pour
tous d'accéder à la culture, à une culture qui
ne soit plus mise au service des monopoles
mais une création consciente de l'avenir.
Que le mouvement des étudiants soit per-
turbé par des tentatives de surenchère et
d'aventures, par des provocations qui le divi-
sent, l'affaiblissent et facilitent la répression,
cela nous invite à la vigilance, mais ne doit
en aucun cas estomper le lien interne e* pro-
fond de ce mouvement avec le mouvement
ouvrier. Les étudiants font du rôle maléfique
du système des monopoles une expérience
spécifique ; ils sont, par leur travail même,
nécessairement plus sensibles à tous les
obstacles mis à une participation active à la
recherche du sens et des fins. Leur lutte met
l'accent sur cet aspect central de l'exigence
révolutionnaire et contribue à la rendre plus
riche encore en humanité.
Articuler cette lutte avec celle des travail-
leurs, prendre conscience de leur unité et la
renforcer, c'est le gage de la victoire com-
mune.
Pourquoi ces problèmes se posent-ils de fa-
çon si aiguë pour cette génération d'étudiants ?
Parce qu'une brusque accélération du rythme
du développement humain les fait arriver à
l'âge d'homme à un moment de fracture de
l'histoire.
Il s'est produit, au cours des vingt dernières
années, plus de changements scientifiques et
techniques qu'il ne s'en était produit en deux
mille ans. Un rapport de ('UNESCO rappelait
qu' « il y a actuellement dans le monde autant
de savants créateurs vivants qu'il en a existé
au total depuis les origines de l'humanité ».
Les jeunes gens qui ont aujourd'hui 20 ans
ont l'âge de la fission de l'atome et de la
cybernétique.
Du point de vue social, leurs pères étaient
contemporains de la Révolution d'Octobre, eux
émergent à la vie consciente au lendemain
du 20* Congrès et des problèmes nouveaux
qu'il posait. Ils ont aussi l'âge des grands
mouvements de libération nationale et des révo-
lutions socialistes d'Asie et d'Amérique latine.
Jusque-là l'Europe et l'Amérique du nord appa-
raissaient comme les seuls centres d'initiative
historique et les seuls créateurs de valeur.
La renaissance des vieilles civilisations non
occidentales, qui s'assignèrent des fins diffé-
rentes de la seule création technique et de
la production pour la production, caractéristi-
que du capitalisme occidental, leur a posé des
problèmes et les a conduits à des mises en
question. Et ceci d'autant plus qu'ils ont aussi
l'âge de la radio et de la télévision : le monde
entier leur est chaque jour présent comme il
ne l'a été pour aucune génération antérieure.
De là naissent, en bourrasques, ces grandes
interrogations et ces grandes révoltes, ces mi-
ses en cause fondamentales de leurs raisons
d'être.
Disons sans réticence que cette brusque mu-
tation est de signe positif.
Nous, qui avons la fierté d'appartenir à un
parti révolutionnaire, loin de nous transformer
en pleureuses de l'histoire, nous accueillons
avec joie cette merveilleuse levée humaine.
Elle est, croyons-nous, un moment important
de la lutte contre le faux ordre capitaliste,
pour la construction d'une société nouvelle et
la création de rapports nouveaux entre la so-
ciété, la science, la culture et l'art.
La première grande mise en cause du systè-
me capitaliste, en son principe même, a été
celle de Karl Marx et des partis marxistes.
La première révolution qui ait abattu le capi-
talisme dans un grand pays et qui, par son
exemple, l'a menacé dans le monde entier,
est la Révolution socialiste d'Octobre 1917.
Pourquoi, dira-t-on alors, le problème étu-
diant se pose-4-il aussi à Varsovie ou à Pra-
gue ? N'est-ce pas une crise générale propre
à toutes les «sociétés industrielles», quel que
soit leur régime? Et ne s'agit-il pas d'un con-
flit de générations, la jeunesse refusant la
« société de consommation » construite par ses
aînés ?
La question, en fait, se pose en termes fon-
damentalement différents dans un pays capi-
taliste et dans un pays socialiste.
Dans un pays capitaliste, la « production pour
la production » (et la « consommation pour la
consommation » qui en est le corollaire) découle
des principes mêmes d'une économie dont le
seul moteur est la loi du profit.
Il n'en est pas ainsi dans les pays socia-
listes. Ce qui a pu masquer cette différence
de principe c'est que le socialisme a com-
mencé à être construit dans des pays qui
avaient un très grand retard économique et
technique; ils ont donc dû accomplir simulta-
nément deux tâches : construire le socialisme
et vaincre le sous-développement. L'interférence
de ces deux tâches fondamentales a conduit
nécessairement, et pour de longues années, à
donner une priorité absolue à l'essor de la
production, permettant de rattraper le retard.
Accomplir cette tâche étant, pour les pays so-
cialistes, une question de vie ou de mort, il
est vrai que ce qui était un moyen d'être a
pu donner l'impression d'une fin en soi.
Il convient d'ajouter aussi que des erreurs
subjectives ont conduit à prolonger au-delà du
temps nécessaire l'extrême concentration et
l'extrême centralisation des ressources et des
pouvoirs, avec tout ce que cela comportait
de déformations bureaucratiques et autoritaires.
Le premier pays où ces erreurs sont appa-
rues avec force est précisément le seul des
Etats socialistes qui ait commencé la construc-
tion du socialisme dans un pays déjà haute-
ment industrialisé : la Tchécoslovaquie. La cor-
rection s'effectue dans des conditions diffici-
les, certes, et sous le feu d'ennemis implaca-
bles qui tentent d'exploiter la situation non
pour amender le socialisme mais pour le dé-
truire, mais elle s'effectue, et son succès don-
nera un grand exemple des possibilités du
socialisme dans un pays très développé.
En bref, dans les sociétés socialistes, la
tendance à tout subordonner au progrès de la
production, à la solution des problèmes de la
production, avait un caractère provisoire.
Dans les pays capitalistes, il ne s'agit pas
d'un phénomène de conjoncture, ni d'erreurs
subjectives et de déformations, et il n'est pas
de possibilités de réforme. Il s'agit d'un trait
permanent et nécessaire découlant des condi-
tions objectives du mode de production capi-
taliste : une révolution est nécessaire pour
briser la loi même du régime.
Or l'âme de cette révolution, contrairement
aux thèses du professeur Marcuse, c'est la
classe ouvrière, dont l'importance ne cesse de
croître, tant du point de vue numérique que
du point de vue de son rôle historique.
Lorsqu'on France plus de 10 millions d'ou-
vriers sont en grève, occupent les usines et
tiennent la rue, il est piquant de lire dans le
livre d'Herbert Marcuse que « les ouvriers sont
de plus en plus impuissants et résignés »
{« L'Homme unidimensionnel », traduction fran-
çaise, Editions de Minuit, p. 55),
La thèse de Marcuse repose sur trois postu-
lats : une définition restrictive du concept de
révolution, une définition plus étroite encore
de la classe ouvrière, une définition périmée
des contradictions internes du système capita-
liste.
La définition de la révolution part de l'ana-
lyse faite par Marx au milieu du XIX" siècle
en se fondant sur l'étude des contradictions
de la société capitaliste alors la plus dévelop-
pée : celle de l'Angleterre. Marx n'a jamais
prétendu donner ainsi de la révolution une dé-
finition valable pour tous les pays et pour
toutes les époques. La généralisation de Mar-
cuse constitue donc une interprétation et une
déformation dogmatique de la pensée de Marx.
Le but de celui-ci était avant tout pratique :
il s'agissait pour lui de transformer le monde.
Sa théorie n'est pleinement intelligible qu'en
fonction de cette pratique. Le marxisme a pour
objet de donner à l'homme la pleine respon-
sabilité de son histoire. C'est une conception
du monde fondant une méthodologie de l'ini-
tiative historique. Marx nous apprend à déter-
miner rigoureusement, à chaque époque et
dans les conditions propres à chaque pays,
le possible à partir des contradictions exis-
tantes.
Un marxiste n'est donc pas essentiellement
un érudit commentant les textes de Marx, mais
on militant qui a suffisamment assimilé les
thèses de Marx pour dégager les contradic-
tions spécifiques, propres à son peuple et à
son temps.
La définition de la révolution donnée par
Marcuse est donc restrictive et empirique.
Il en est de même de sa définition de la
classe ouvrière.
Marx n'a jamais défini une classe sociale
par son niveau de vie : ce n'est pas la pro-
priété d'une auto, d'un appareil de télé ou
d'un réfrigérateur qui fait cesser un ouvrier
d'être un ouvrier.
Or, à notre époque — où en raison du dé-
veloppement des techniques la science est de-
venue une force productive directe — non seu-
lement la classe ouvrière ne perd de son im-
portance ni du point de vue numérique ni du
point de vue historique, mais, au contraire,
elle grandit en nombre et en poids.
D'abord parce qu'une quantité croissante de
techniciens, d'ingénieurs, de chercheurs de-
viennent partie intégrante du « travailleur col-
lectif ».
Ensuite parce que la mécanisation des tra-
vaux administratifs et des fonctions de gestion
efface de plus en plus les frontières entre
l'employé devenu manipulateur de machines
calculatrices, par exemple, et l'ouvrier travail-
lant dans les conditions de l'automation.
Enfin parce que l'extension du machinisme
agricole fait d'un grand nombre de travailleurs
de la campagne (conducteurs de tracteurs, par
exemple) des ouvriers très proches de l'ou-
vrier d'usine.
Le professeur Marcuse pose un troisième
problème : cette classe ouvrière ne peut plus
exercer dans les pays industrialisés une « fonc-
tion de négativité », un rôle révolutionnaire
dans la société.
Cette thèse repose sur un postulat : que cette
classe ouvrière, au sens très large qu'elle a
aujourd'hui, ne puisse plus avoir conscience
des contradictions qui l'opposent au système
capitaliste parce que ces contradictions se-
raient en train de disparaître.
Oi', à l'étape actuelle du développement des
forces productives, non seulement les contradic-
tions découvertes par Marx entre les forces
productives et les rapports de production n'ont
pas été surmontées par le capitalisme mais
de nouvelles contradictions, qui n'existaient pas
au temps de Marx, sont apparues qui confir-
ment et aggravent les précédentes.
Et elles contribuent à rendre de plus en
plus sensible et insupportable l'irrationalité
d'un système qui exige du travailleur le
maximum d'initiative dans ses tâches techni-
ques et une obéissance inconditionnelle au
propriétaire privé ou collectif des moyens de
production.
Cette exigence de participer activement à
la détermination des fins et du sens de la
production est ainsi le dénominateur commun
des aspirations des étudiants et des objectifs
conscients de la classe ouvrière.
Le problème de leurs rapports ne peut donc
être posé en termes de rivalité ou de subor-
dination (encore moins d'antagonisme). Le mou-
vement ouvrier et le mouvement étudiant sont
des moments d'une même totalité.
Le marxisme demeure l'instrument théorique
le plus efficace de la transformation révolu-
tionnaire du monde. D'abord parce qu'il consti-
tue une méthode scientifique permettant la
détermination théorique des contradictions nou-
velles du système ; ensuite parce qu'il fournît
une méthode scientifique permettant de défi-
nir les forces capables de les surmonter et
les formes de leur organisation, en montrant
pourquoi la classe ouvrière, dans des conditions
et sous des formes nouvelles, demeure la prin-
cipale force révolutionnaire.
LA
structures sociales
et le mouwement étudiant
Le grand mouvement des étudiants — que
n'avait pas alors prodigieusement élargi la classe
ouvrière — ne pouvait pas ne pas marquer le
séminaire organisé les 11 et 12 mai par notre
revue, avec « Economie et Politique », « La Nou-
velle Critique » et le Centre d'Etudes et de
Recherches marxistes. Aussi bien, d'ailleurs, le
sujet même de ces libres débats — « les ef-
fets de la révolution scientifique et technique
sur les structures socio-économiques contem-
poraines» — devait amener à poser la pro-
blématique de la brusque mutation que nous
vivons et qui nous secoue si violemment.
Et plus d'un étudiant, plus d'un professeur
participant aux discussions a eu, ces deux
jours, à passer de l'effort commun pour inter-
préter notre monde à un effort plus immédiat
et plus concret pour le changer. Est-il besoin
de dire que cela donna beaucoup de chaleur
et de vie aux travaux du groupe de marxistes
qui avaient voulu marquer par leur commune
réflexion le 150* anniversaire de la naissance
de Karl Marx ? D'éminents chercheurs étrangers
participèrent activement aux débats : les pro-
fesseurs soviétiques Vinogradov, vice-secrétaire
du Présîdium de l'Académie des Sciences de
FU.R.S.S. ; Mileikovski, de l'Institut d'Economie
mondiale ; Oiserman, académicien et philosophe ;
le professeur hongrois Andras Hegedus, direc-
teur de l'Institut de Sociologie de Budapest,
dont les travaux sur la bureaucratie font auto-
rité ; le grand historien anglais Eric Hobs-
bawm, auteur, notamment, du tris remarqua-
ble ouvrage sur * Les Primitifs de la révolte
dans l'Europe moderne » ; le professeur Cesare
Luporini, de l'Université de Florence, membre
du Comité central du P.C.I. ; le professeur Mar-
culesco, de l'Université de Bucarest ; le socio-
logue égyptien Anouar Abdel Malek, qu'il n'est
pas nécessaire de présenter à nos lecteurs;
Milan Prucha, rédacteur en chef de la revue
de philosophie de Prague.
Aux côtés de nombreux étudiants et cher-
cheurs, et en particulier de plusieurs mem-
bres des comités de rédaction de notre revue
et d'« Economie et politique », intervinrent no-
tamment les professeurs des Facultés de Droit
et de Sciences économiques G.D, de Bernis,
Marcel David et Henri Denis, ainsi que le so-
ciologue P.-H. Chombart de Lauwe, directeur
d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes,
et Roger Garaudy, professeur à la Faculté de
Poitiers et membre du Bureau politique du
P.C.F.
Trois axes avaient été proposés pour char-
penter une discussion volontairement ouverte
à des chercheurs de plusieurs disciplines scien-
tifiques :
1* Les effets perceptibles de la révolution
scientifique et technique sur les structures des
sociétés relevant des deux principaux modes
de production que connaît notre monde, le
capitaliste et le socialiste ; remaniement des
couches et strates sociales et modification de
certains de leurs rapports, transformations in-
tervenues dans les différentes formes de tra-
vail et leurs rapports entre elles; transforma-
tions intervenues dans les formes de réalisa-
tion du profit, d'appropriation du surproduit;
déplacement des centres de décision, etc.
10
2» Les formes du développemtnt actuel dt la
contradiction fondamentale dont Marx donnait
en ces termes l'expression tout à fait géné-
rale : « Le système de production capitaliste
implique une tendance à un développement
absolu des forces productives, sans tenir comp-
te de la valeur et de la plus-value que cette
dernière recèle, ni non plus des rapports so-
ciaux dans le cadre desquels a lieu la produc-
tion capitaliste, tandis que, par ailleurs, le
système a pour but la conservation de la va-
leur-capital existante et sa mise en valeur au
degré maximum (c'est-i-dire un accroissement
accéléré de cette valeur).. Poussé par la ré-
volution scientifique et technique, le capitalis-
me contemporain se révèle totalitaire, utilisant
toutes les armes de la vie sociale pour attein-
dre ses buts économiques et mettant l'écono-
mie au service de ses ambitions politiques,
culturelles, etc.
La croissance classique, juxtaposition de crois-
sances d'entreprises, où la croissance du corps
social tout entier apparaît donnée de surcroît,
est de plus en plus mise en cause. Les loi-
sirs, les consommations collectives et, parallè-
lement, la recherche d'une régulation de l'en-
semble de l'économie s'imposent. Mais jusqu'où
le capitalisme est-il capable d'aller dans ce
sens?
3* Le rapport — la correspondance récipro-
que — entre économie et politique qui s'éta-
blit dans le système socialiste : la socialisa-
tion en tant que procès dépasse de beaucoup
la socialisation des formes de propriété ; elle
comprend aussi les phénomènes de développe-
ment de la participation, large et consciente,
à la gestion, participation sans laquelle se
pose vite le problème de qui détermine que
l'objet de la propriété sociale est disponible
dans l'intérêt de la société et comment,
II serait absurde de vouloir résumer en quel-
ques lignes un débat qui, poursuivi deux jours
durant, fut marqué de trente-deux interventions.
Nous en publierons d'ailleurs l'essentiel le
plus tôt possible.
E. Hobsbawm, C. Luporini, M. David, R. Garau-
dy, R. Cornu, F. Lazard et quelques étudiants in-
tervinrent sur les problèmes que pose le mou-
vement des étudiants, les sources du refus
violent de la jeunesse intellectuelle d'être in-
tégrée malgré elle à un système dont on lui
interdit de discuter le but et le sens, les ra-
cines d'un certain utopisme, d'un certain néo-
blanquisme, et les dangers de surenchères et
d'aventures qui en résultent, l'expérienct, dans
ces domaines, des pays voisins du nôtre.
Nature et bases de la bureaucratie dans les
deux systèmes firent l'objet d'une discussion
à laquelle participèrent notamment M. Milei-
kovski et A, Hegedus.
Un très intéressant et important débat s'ou-
vrît entre R. Cornu et le professeur de Bernis
sur la validité et les ambiguïtés du concept
de « travailleur collectif > déjà employé par
Karl Marx et qui pourrait peut-être permettre
de pousser plus avant l'analyse de ce qui sé-
pare la planification véritable, propre à l'éco-
nomie socialiste, de la régulation la meilleure,
sous le capitalisme monopoliste d'Etat, de ce
qui oppose aussi, sous le capitalisme et le so-
cialisme, les conditions objectives et subjecti-
ves dans lesquelles se déploie aujourd'hui
réellement la révolution, par les sciences et
les techniques de pointe, du procès de la pro-
duction et des rapports sociaux à l'échelle
nationale.
Une très passionnante série de réflexions
d'Yves Barel sur la rationalité économique et
la croissance dans les deux types de sociétés
développées ouvrit enfin une vive discussion
sur le concept d'efficacité et la finalité du
socialisme.
Plusieurs interventions des membres du co-
mité de rédaction d*« Economie et Politique »
portèrent sur les contradictions du capitalisme
monopoliste d'Etat, les limitations qu'il apporte
à l'essor des forces productives, les gaspillages
qu'il entraîne, l'absurdité grandissante qu'il im-
prime à la vie sociale.
Trop brèves, trop schématiques pour donner
une idée de la richesse de ce séminaire, ces
notes suffisent peut-être à faire saisir pour-
quoi les participants ont eu le sentiment de
prouver le caractère vivant du marxisme, son
pouvoir d'analyse, d'interprétation au cœur mi-
me de l'événement, en mime temps que la
nécessité de travailler dur pour combler bien
des retards et des « vides théoriques ».
On trouvera ci-après les interventions d'Eric
Hobsbawm et de Cesare Luporini, qui se re-
liaient le plus directement aux événements que
nous vivons. Apportant une réflexion appuyée
sur des expériences étrangères, elles nous ont
semblé pouvoir aider à notre propre réflexion.
J'ajouterai seulement que celle-ci doit se déve-
lopper à partir de notre expérience et que
cette expérience contredit sur certains points
celle de nos amis. La puissance actuelle du
mouvement ouvrier, pour ne donner qu'un exem-
ple, amène à douter de la validité du thème de
l'intégration, dont le professeur Marcel David
a souligné justement les ambiguïtés.
Paul Noirot
LES RACINES
DE L'UTOPIE
eric hobsbawm
professeur au blrbeck collège (g.-b.)
Si l'on veut saisir le caractère des idéolo-
gies qui animent pour une part les mouve-
ments de protestation et de révolte des étu-
diants et qui, à première vue, paraissent une
régression historique — je pense en particu-
lier à la force de l'utopisme —, on ne doit
pas seulement chercher à les situer dans
l'Histoire et à montrer leur insuffisance, ce
qui serait facile dans certains cas, mais es-
sayer de voir à quelles questions réelles elles
cherchent à répondre.
Je voudrais attirer l'attention surtout sur deux
faits.
Le premier c'est que ces nouvelles idéolo-
gies tentent de répondre à des problèmes com-
plexes qui surgissent aussi bien du développe-
ment du capitalisme actuel, capitalisme d'Etat,
capitalisme des grandes unités, etc., que des
grandes expériences de la construction socia-
liste. Ces problèmes, qui ne se posaient pas
— au moins à l'échelle actuelle — au temps
de Karl Marx, les marxistes ont négligé de
ou n'ont pas pu leur fournir de solutions. Je
pense, pour ne prendre qu'un exemple, à la
subordination de l'homme au progrès technique.
Nous savons que, sous le capitalisme, c'est la
loi de l'accumulation du capital qui domine,
qui impose sa logique, la logique du progrès
technique, de l'effet toujours grandissant de la
production, de l'administration, de la planifi-
cation, etc., cela, évidemment, dans les limites
du système de l'appropriation individuelle, pri-
vée, des moyens de production. Mais, en même
temps, il me semble que, dans les premiers
pays socialistes, ceux que nous avons sous les
yeux, en raison d'abord de l'état arriéré dont
ils sont partis, en raison aussi de la compati-
tion internationale, du fait qu'ils étaient en-
fermés au milieu d'un monde capitaliste hos-
tile et qu'il leur fallait absolument rattraper
ce monde capitaliste, on a tout subordonné
au progrès de la production, à la solution des
problèmes de la production. Ce qui était natu-
rel dans la situation concrète, mais ce qui des-
sinait en même temps une espèce de conver-
gence dans les structures administratives et
sociales des deux systèmes. Et c'est ce qui
a permis aux sociologues bourgeois de parler
de la société industrielle en tant que phéno-
mène global.
Il faut tout de même avouer que dans la
construction du socialisme on a trop souvent,
jusqu'à aujourd'hui, négligé les autres problè-
mes. On s'est dit : « D'abord, on fait la révo-
lution, le reste va suivre ; d'abord, on résoud
le problème de la production, et le reste sui-
vra.». Ce qui s'explique aussi si l'on n'oublie
pas que, dans la plus grande partie du monde
encore, le problème de la misère, le problème
de la faim, et par conséquent le problème de
la production, n'ont pas encore été résolus.
Le fait nouveau, cependant, celui qui, disons
depuis la fin des années 50, devient de plus
en plus évident, c'est qu'il est maintenant pos-
s blé d'imaginer une société qui, technologique-
ment, aurait dépassé le problème de la produc-
tion, qui serait en état de produire tout ce
qui est nécessaire, alors que subsistent et s'ag-
gravent les tensions socio-psychologiques.
C'est pour cette raison, à mon avis, que des
mouvements de révolte, des mouvements de
protestation, se concentrent de plus en plus
sur certains types de problèmes qui ne sont
pas les problèmes classiques, mais ceux de
l'aliénation, de la déshumanisation de l'homme,
de la bureaucratisation.
Je me souviens que, enseignant alors aux
Etats-Unis, des étudiants m'ont raconté leur
hésitation lorsqu'ils sont allés dans le sud
du pays pour y mener les grandes campa-
gnes pour les droits civils des Noirs. Là-bas,
les hommes étaient dans la misère, exploités,
mais, me disaient ces étudiants, ils nous ont
paru avoir tout de même une structure sociale
plus ferme, savoir où ils étaient, tandis que
chez nous, au Nord, dans la société capitaliste
développée, où a triomphé la grande industrie,
les Noirs mangent peut-être mieux, ils sont
plus libres légalement, mais ils sont aussi plus
malheureux, plus frustrés, etc.
La découverte de l'importance croissante dans
la vie actuelle de ces phénomènes de l'aliéna-
***
12
tion, de la déshumanisation, de la bureaucra-
tisation, etc., a poussé à la recherche de cer-
taines solutions ou pseudo-solutions j elle a
amené à des régressions idéologiques, comme
par exemple celle des hippies; nombre de gens
parmi les étudiants, surtout dans les pays
anglo-saxons, ne se rendent pas compte que
c'est vers un néo-anarchisme ou un néo-blan-
quisme qu'ils s'acheminent; peut-être dans les
pays latins, où la tradition est plus vive, la cons-
cience est-elle plus claire. En tout cas, chez
nous, en Angleterre, les petits groupuscules
d'anarchistes se sont un peu accrus ; ce n'est
pas très important, mais l'ambiance est assez
anarchisante ; rejet de l'Etat, de la bureaucra-
tie, de toute autorité. En même temps il y a,
je le répète, recherche de solutions qui, jus-
qu'à présent, ne se trouvent pas dans la théorie
ni dans la pratique marxistes.
Le second facteur sur lequel je voudrais insis-
ter est un facteur historique relativement plus
limité : celui de l'expérience du mouvement
ouvrier, du mouvement révolutionnaire dans
l'époque d'assez longue stabilité capitaliste
que nous avons vécue, dans les pays d'Europe
occidentale et aux Etats-Unis. Il y a quelques
années, disons à l'époque où le professeur Mar-
cuse a rédigé son livre, on aurait pu croire
encore que cette stabilité allait durer, que le
capitalisme avait su dominer ses contradictions.
C'était une € belle époque », comme celle d'avant
1914 qui avait vu triompher le positivisme, dont
l'influence sur le mouvement ouvrier n'a pas
été négligeable. Mais si la « belle époque »
d'avant la première guerre mondiale a duré une
génération, la nôtre, celle où certains idéolo-
gues proclamaient : « L'idéologie est morte, le
capitalisme va durer, le système international
se stabilise », a duré, disons les années 50 ;
dès le milieu des années 60, des contradic-
tions profondes, comme celles qui secouent
actuellement les Etats-Unis, ont commencé à
ébranler tout l'édifice.
Cependant, le fait fondamental de cette « belle
époque », d'une apparente stabilisation capita-
liste, d'une réussite capitaliste énorme, de
« miracles économiques », de « miracles » disons
aussi politiques, a été l'enlisement des mouve-
ments ouvriers dans la société capitaliste, non
pas l'intégration consciente et volontaire, mais
l'enlisement de fait, parce que ceux-ci opéraient
dans le cadre stable d'une distribution des
forces qui, évidemment, ne paraissait pas fa-
cile à modifier; cela concerne aussi d'ailleurs le
rapport des forces internationales, qui a été
marqué pendant nombre d'années par une cer-
taine stabilité, et je dois dire encore une sta-
bilité à base d'hégémonie du secteur capita-
liste. On a donc cherché à faire survivre le
mouvement ouvrier, à ne pas le laisser se dé-
sagréger, comme l'avaient prévu, par exemple,
les sociologues et économistes américains qui
affirmaient que le communisme ne pouvait pas
survivre. Il a fallu vivre en tant que mouve-
ment de masse dans cette situation très néga-
tive. Cette « intégration * de la classe ouvrière,
des mouvements ouvriers, etc., ne signifie nul-
lement, à mon sens, et n'a jamais signifié
l'embourgeoisement des ouvriers au sens où
l'entendent les théoriciens bourgeois et petit-
bourgeois. La prospérité n'est pas forcément
un embourgeoisement, les ouvriers ne sont pas
devenus des pâles copies de bourgeois, ni
dans l'intégration actuelle ni même dans celle
dont l'Angleterre a fait l'expérience à l'époque
où Marx évoquait une certaine stabilité capita-
liste, une sorte de régression du mouvement
ouvrier, avec développement de l'aristocratie
ouvrière, etc.
Certes, chez nous, la classe ouvrière est dans
sa masse beaucoup plus aisée qu'avant, certes
elle abandonne pour une part le parti travailliste;
elle a, dans les élections municipales récen-
tes, montré l'effondrement de son ancienne fidé-
lité au mouvement ouvrier. Mais ce n'est pas
parce que les ouvriers n'ont plus faim ou parce
que le problème du chômage, le problème de
la misère seraient devenus plus aigus qu'ils
n'étaient il y a dix ans, il y a quinze ans. Leur
protestation n'est pas seulement dirigée contre
une situation économique aggravée; elle
vise l'état des choses, l'état de toute la so-
ciété, et, je dois ajouter, elle vise aussi un
mouvement qui leur a ôté l'espoir de changer
la société pour donner sa place à la classe
ouvrière, au travailleur en tant qu'être humain.
Cette situation a frappé, à mon avis, le mou-
vement ouvrier, et je ne parle pas seulement
du mouvement social-démocrate, par exemple
du parti travailliste, qui est un cas extrême
d'évolution catastrophique d'une ancienne so-
cial-démocratie, qui a totalement abandonné
ses traditions, qui a abandonné son program-
me, son idéologie, ses espoirs, et qui s'est
adaptée à la logique du système capitaliste.
Non, je parle de tout le mouvement, y compris
les partis communistes dans les pays dévelop-
pés. Le fait qu'il s'agit d'un phénomène so-
ciologique général me semble prouvé par le
comportement assez voisin des partis com-
munistes français et italien, qui ont pourtant
des traditions, des politiques, des structures,
etc., assez différentes. En Italie et en France,
on peut reconnaître des phénomènes analogues
13
et, par exemple : perte d'influence sur la jeu-
nesse, notamment sur les étudiants, qui se
tournent vers d'autres groupes ; perte d'influen-
ce, aussi, me semble-t-il, sur une partie de la
jeunesse ouvrière, et, disons, repli sur ce qui
subsiste, c'est-à-dire les grandes traditions ou-
vrières et démocratiques, les structures d'or-
ganisation, etc., ce qui empêche évidemment
un recul total de ces mouvements, mais ce
qui empêche aussi, il faut l'admettre, leur
avance.
Dans ces conditions, on a assisté à la recher-
che de certaines solutions. C'est ainsi, par
exemple, que la thèse de Marcuse, celle de
« L'Homme unidimensîonnel », a fait, disons,
tâche d'huile. Avant ce livre, Marcuse était
tout à fait inconnu (sauf parmi les philo-
sophes, les sociologues, etc.). Mais son ou-
vrage a fait appréhender quelque chose à pas
mal de jeunes ; que cette société-là ne per-
mettait plus de modification de l'intérieur,
qu'ils n'avaient le choix qu'entre la rejeter to-
talement ou s'y intégrer, et cela même s'ils
refusaient de s'intégrer, même s'ils disaient:
« Nous on est des révolutionnaires. » Je ne dis
pas que cette analyse soit correcte, mais elle
a tout de même mis le doigt sur une réalité
qui devrait être analysée et qui existe.
Quels sont les conséquences de cette situa-
tion ? J'en vois trois fondamentales.
D'abord existe — et il faut franchement l'ad-
mettre — la possibilité d'une régression nette
de la conscience de la classe ouvrière. Ce qu'on
voit actuellement en Angleterre, la défaite — di-
sons presque la déroute — de l'ancien parti tra-
vailliste en tant que mouvement de masse a
amené, par exemple, le développement d'un phé-
nomène tout à fait nouveau. En Ecosse et au
Pays de Galles, où vivent des nationalités mar-
ginales, mais qui, jusqu'à présent, jusqu'il y
a deux ans, n'ont jamais révélé un nationa-
lisme plus que sentimental, les ouvriers aban-
donnent le Labour pour voter pour des partis
nationalistes. C'est un fait ! Dans la ville de
Glasgow — la première ville d'Ecosse, la troi-
sième ville de la Grande-Bretagne — les nationa-
listes viennent de recueillir 100.000 voix, le
parti travailliste 60.000! Cela semble inouï!
Car si la perspective d'une indépendance gal-
loise ou écossaise peut, sur le plan culturel,
avoir une signification, on voit mal comment
elle pourrait aider à résoudre les problèmes
sociaux des ouvriers. Et pourtant les voici qui
votent nationalistes ! Les Anglais n'ont pas la
pseudo-solution du nationalisme, parce qu'ils
ne constituent pas une nation opprimée ou
plutôt marginale et désavantagée, et on as-
siste chez eux à ce phénomène beaucoup plus
sérieux, que d'ailleurs Marcuse, dans son rap-
port à l'Unesco, a souligné : c'est vers le ra-
cisme que se tournent certains ouvriers an-
glais ; ce sont des ouvriers parmi les plus mi-
litants, avec une conscience de classe très
poussée, qui ont récemment révélé des tendan-
ces très fâcheuses à répondre à la démagogie
raciste prônée par tel ou tel grand politicien.
C'est à de telles aberrations qu'on arrive dans
une situation où le vieux mouvement ouvrier
abdique et où un vide idéologique est laissé.
Dans les milieux intellectuels, chez les étu-
diants, etc., on voit naître d'autres solutions,
et parmi elles la solution néo-blanquiste qui,
c'est assez curieux, est assez souvent combinée
avec la solution néo-anarchiste. Si j'ose esquis-
ser une analyse assez superficielle de certai-
nes tendances, disons chinoises, un peu par-
tout, je dirai qu'on y trouve la combinaison
d'un néo-blanquisme — les masses, les ouvriers,
ne sont plus avec nous ; il faut les arracher à
leur torpeur, les entraîner ; un de mes amis
a décelé des citations presque textuelles de
Buonarotti dans le livre de Régis Debray —
avec une idéalisation de la révolution cultu-
relle en Chine en tant qu'alternative à la bu-
reaucratie, à la centralisation, etc. Il y a là
toutes sortes de croisements, avec un accent
mis plus ou moins sur l'un ou sur l'autre.
Il me semble évident que ces idéologies sacri-
fient une grande partie des acquisitions intellec-
tuelles et d'organisation politique des vieux mou-
vements ouvriers socialistes et révolutionnaires.
H est très facile d'en faire la constatation et
d'en rester là. Mais ce qui est important, ac-
tuellement, c'est de voir qu'il s'agît de problè-
mes réels : fausses solutions, solutions in-
suffisantes, mais problèmes réels. Pour nous,
il s'agît donc de trouver des solutions valables
à ces problèmes, et je crains que jusqu'ici
nous ayons un petit peu négligé la recherche
de ces solutions ; nous avons traîné un peu
après ceux qui, d'une façon très spontanée,
ont commencé à développer, à dessiner les
tendances nouvelles, et bien souvent d'une ma-
nière qui est vouée à l'échec. Ce qui détermine
cette ambiance de pessimisme que, au-delà
même des écrits de Marcuse, on observe aux
Etats-Unis, où j'ai enseigné l'année passée,
en même temps que le grand esprit combattit
des étudiants, des Noirs, etc. On entend sou-
vent : * Oui, nous on combat, mais est-ce que
cela va mener à quelque chose ?.
Il s'agit pour nous de donner une perspec-
tive plus positive car, si ce n'est pas aux
marxistes de le faire, à qui donc?...
14
PERSPECTIVES
D'UNE REVOLTE
cesare luporini
professeur à la faculté de florence, membre du c. c, du p, c, I.
Je voudrais porter un témoignage, le témoi-
gnage d'un communiste qui, en Italie, a par-
tagé et vécu le récent mouvement des étu-
diants. Au commencement, alors que nous étions
une toute petite minorité de professeurs dans
la bataille, il nous a fallu mener une
lutte dans notre Faculté, une lutte même au
sein du Parti, contre un certain esprit de suf-
fisance et d'incompréhension largement répandu
et qui a mis en difficulté notre mouvement
étudiant communiste. Pourtant l'expérience de
la vie avec les étudiants, et même celle du
Parti auraient dû nous apprendre que, lorsqu'il
y a un mouvement de masse d'une telle im-
portance cela signifie que se pose un problème
réel.
Un petit épisode qui s'est passé au cours
de ces derniers mois dans ma Faculté m'a
paru caractéristique ; pendant un examen —
nous avons l'habitude d'inscrire aux examens,
outre les textes obligatoires, des textes au
choix — une jeune fille avait apporté le livre
de Marcuse dont on parie beaucoup mainte-
nant, « L'Homme unidimensionnel « ; elle a fait
un exposé excellent et passionné du livre, et
mon jeune collègue chargé du cours d'anthro-
pologie culturelle lui a demandé, après l'exa-
men, quelle était la raison qui l'avait portée
à choisir cet ouvrage; elle a répondu : «Parce
Que je le déteste ! je le hais ! je reconnais
qu'il met en lumière beaucoup de choses vraies
dans la vie de ma famille, de la société; mais
ce que je déteste en lui, ce sont ses conclu-
sions pessimistes, et je suis décidée à lutter
contre»; elle disait cela avec un certain défi
à l'égard du professeur. Je crois que c'est là
une chose assez significative, car le livre de
Marcuse a été tiré à des dizaines de milliers
d'exemplaires en édition populaire et il a été
très lu par les étudiants. Pourtant je n'ai jamais
trouvé un étudiant qui soit marcusien ; ils y
ont vu seulement une force de dénonciation,
de mobilisation, et cela peut expliquer beau-
coup de choses.
Je pense qu'il y a, dans tous les pays, un
grand mouvement commun, mais qu'il y a aussi
beaucoup d'éléments de différence qui, natu-
rellement, se rattachent aux conditions spécifi-
ques de chaque pays, et, en particulier, pour
ce qui nous concerne, au déséquilibre propre
à la société italienne, devenu plus aigu encore
dans ces dernières années. Chez nous, on a
énormément théorisé; je dirais que les étu-
diants ont théorisé presque jusqu'au délire;
ils ont théorisé dans des assemblées qui du-
raient des journées entières, ils ont théorisé
dans des documents qu'ils ont publiés; on
peut y trouver toutes les positions idéologiques,
révolutionnaires de tous types. Mais la carac-
téristique a été chez nous — et je crois que
cela est aussi un élément de différence avec
la France — la disparition complète des organi-
sations qui existaient chez les étudiants: ils
les ont rejetées et leur ont substitué cet
espèce de régime d'assemblée permanente
qui inquiétait beaucoup, même les professeurs
les plus démocrates. Car ceux-ci ne rencon-
traient jamais des partenaires avec lesquels ils
puissent valablement discuter, ces partenaires
changeant continuellement, et il était très diffi-
cile pour une grande partie des professeurs,
même sincèrement démocrates de se persuader
que c'était là, en ce moment, une des formes
intéressantes de la lutte que les étudiants
avaient trouvée.
je crois qu'il y avait dans ce mouvement
beaucoup de choses que l'on aurait pu prévoir,
surtout dans le Parti, mais qu'un certain type
de politique culturelle très liée aux organisa-
tions syndicales, étudiantes et enseignantes,
avec leurs revendications corporatives, celles des
assistants, des professeurs chargés de cours,
etc., empêche de saisir à temps.
Je parlais de Marcuse ; la presse de la bour-
geoisie, dans toute l'Europe, a forgé le slogan
des trois M : Marx, Marcuse, Mao ; je crois
que l'on ne doit pas être victime de ce slo-
gan, car Marcuse, chez nous comme en Alle-
magne, a eu essentiellement cette fonction de
dénonciation ; c'est un signe qui exprime
quelque chose d'important, qu'on doit étudier,
que l'on ne peut pas discuter seulement sur
15
un plan idéologique. De même, les maoïstes
se sont réclamés de la révolution culturelle :
chez nous, au moins, cette révolution a signifié,
dans le mouvement des étudiants, l'écroulement
d'une certaine image traditionnelle de la cul-
ture, d'une culture imposée, d'une culture de
classe transmise par l'Université à travers tout
le système pédagogique.
Je pense aussi qu'il y a des facteurs que
l'on pourrait étudier du point de vue de l'an-
thropologie culturelle -, je pense au transfert
d'éléments et de symboles, à cet élargissement
de l'horizon qui aboutit à ce que certains phé-
nomènes dans le monde deviennent signifiants,
peuvent être transposés pour exprimer de nou-
veaux besoins, qui ne trouvaient pas de sup-
ports dans l'idéologie traditionnelle, même dans
la nôtre, du moins de la manière dont on la
transmettait dans le Parti.
Le noyau politique du mouvement — celui-
ci a été très différent, chez nous, selon les
régions, très nuancé, avec des théories diffé-
rentes selon les universités, au nord, au centre,
au sud — le noyau politique commun, donc,
et qui est devenu très rapidement conscient
parmi les étudiants, était qu'en se battant
contre les structures de l'Université, et en mê-
me temps contre le contenu culturel de celle-
ci, on visait finalement à faire sauter le chaî-
non le plus faible du système de la bour-
geoisie. Le mouvement a commencé au mois
de novembre à l'Université catholique de
Milan ; cela aussi est significatif, c'est-à-dire
qu'on a agi dans les lieux mêmes où se for-
ment les cadres de la production et de l'Etat
bourgeois; dans la situation actuelle, l'Univer-
sité est très liée à la production, aux liens
que l'Etat a avec la production, mais elle est
en même temps une structure faible qui, par
sa tradition, n'a pas de moyens de répression
comme les autres structures de l'Etat : elle
doit recourir à celui-ci. Les étudiants ont donc
pensé : « C'est ici qu'on doit battre l'Etat bour-
geois»; les mots d'ordre étaient antîimpérîa-
lïstes et antîcapitalistes ; ils portaient la con-
testation globale de tout le système.
Cette contestation voulait tout mettre en
cause: on l'a vu dans ce qu'ils ont appelé
les «contre-cours», qu'ils ont faits dans les Fa-
cultés occupées, et même dans la polémique
qu'ils ont menée contre nous, contre le Parti,
surtout au début du mouvement (on lisait des
affiches en grandes lettres rouges : P.C.I. = so-
cial-démocrate). Nous ne nous sommes pas cho-
qués de cela; nous avons discuté, nous avons
remonté le courant, au prix même de luttes à
l'intérieur du Parti et de débats avec les étu-
diants communistes pour vaincre l'état de frus-
tration initiale qu'ils connaissaient ; j'ai mon
fils parmi eux. Je suis foncièrement d'accord
avec ce qu'a dit Hobsbawm, sauf sur un point :
je ne pense pas que l'on puisse parler, même
au niveau idéologique, en dépit de toutes les
folies qui ont été dites, qu'on puisse parler
de régression ; je crois, au contraire, qu'il est
assez instructif que, dans un pays comme l'Ita-
lie, où la tradition anarchiste était forte, avec
des bases objectives, et bien que le mouve-
ment ait pris comme mot d'ordre l'anti-autori-
tarisme dans les Facultés et dans les usines
(en recherchant systématiquement à ce pro-
pos un lien avec la classe ouvrière) et visé
à établir cette espèce de régime d'assemblée
permanente, de démocratie directe, on vit sur-
tout se développer une tendance néo-blanquiste,
un courant d'étudiants qui disaient : * Peu
importe que l'on conduise notre lutte à un
échec si cela doit permettre de former les
nouveaux cadres révolutionnaires que le mou-
vement ouvrier n'est plus capable de pro-
duire ! »
Quelle est la position qu'a prise alors notre
Parti ? Il a reconnu l'importance du mouvement,
non seulement son importance pour la réforme
de l'Université, mais son importance démocra-
tique, politique. II a reconnu aussi les droits
à l'autonomie politique du mouvement, c'est-à-
dire que nous n'avons pas posé comme objec-
tif la conquête de la direction du mouvement,
mais une présence active, dialectique, dans le
mouvement, avec une discussion continue.
Quelles perspectives peut-on dégager? Il est
toujours difficile de faire des prévisions, mais
j'ai l'impression que le mouvement n'ira pas
en arrière, que les problèmes soulevés sont
des problèmes fondamentaux de la société mo-
derne et que la mise en cause va s'étendre.
Ici se pose le problème des bases de clas-
ses du mouvement et de la possibilité d'un
appui qui ne soit pas seulement épisodique
de la part de la classe ouvrière. Il me semble
que s'est développé dans la jeunesse un nou-
veau type de conscience qui naît de ce qu'il
existe des besoins nouveaux de l'homme, d'ex-
pansion de sa personnalité, besoins qu'on ne
saurait attendre beaucoup pour satisfaire, que
la société de consommation est impuissante à
satisfaire et qu'une société socialiste peut
seule satisfaire.
Le mouvement a de grandes possibilités, mais
il pose de grandes tâches d'interprétation, de
découverte de ce qui peut accélérer son déve-
loppement dans la voie du socialisme.
16
J*h
rf*if
fiX*K
ils s'interrogent sur l'essentiel
sur ce qui vaut qu'on s'y
ils voient le peu qu'ils ont fait parcourant
ce chantier monstrueux qu'ils
sûr bien sûr vous me direz
que c'est toujours comme cela
à ceux qui mirent leurs doigts vivants
mains de chair
pour change et songez à ceux
qui ne discutaient pas leur
qu'on avoir le droit au
le droit de un
de sur les
A de dire ce que je vois
aragon, « les poètes
manifestation ou î j mai
*
w
(0
Cl}
drapeau rouge
SI JOHNSON S'EN VA.
thomas buchanan
Le président Johnson vient de redire sa
décision de ne pas briguer un nouveau mandat.
Il semble désormais difficile qu'il revienne en
arrière. D'autant qu'il a lui-même poussé en
avant son vice-président H. H. Humphrey, La
Convention du parti démocrate va ainsi se
trouver devant un choix difficile: face au
candidat officiel de la Maison Blanche et de
la » machine », Robert Kennedy, qui vient de
battre à deux reprises le sénateur Me Carthy
dans des élections primaires, apparaît de plus
en plus comme un candidat sérieux. Certes les
éléments radicaux de la « nouvelle gauche » le
contestent de plus en plus fermement. Me Carthy
•^présentait pour une partie d'entre eux un
espoir de renouveau, de renouveau dans le
système ; et la presse a rapporté mainte et
fnainte histoire de jeunes gens ayant rasé leur
barbe, coupé leurs cheveux ou abandonné leurs
tenues de protestataires sociaux pour faire
• sérieusement » campagne en faveur de l'hon-
Jjete sénateur. Mais tous ces jeunes Bill et
Ann représentent d'autant moins la masse
des citoyens américains, que la majorité des
* radicaux . rejettent aujourd'hui aussi bien Bob
Kennedy que Me Carthy. Et ce dernier sera
Probablement amené à la Convention à offrir les
v°'x de ses supporters à son jeune rival, infi-
niment plus riche et plus puissant.
Le duel final reste, de toutes manières, très
ouvert; Humphrey ou Kennedy, Rockefeller ou
Nlx°n, les jeux ne sont pas faits encore. Mais
seront-ils finalement déterminants pour l'évolu-
t(on^à venir des Etats-Unis?
L'époque moderne, qui a commencé avec la
crise de 1929 et l'effondrement du laissez-fairo
c°mme système politique et économique, a vu
^ succéder cinq présidents des Etats-Unis.
Leurs conceptions du pouvoir étaient aussi di-
yerses que leurs tempéraments. Et, pourtant,
65 politiques suivies par ces cinq présidents
Se signalent davantage par leurs ressemblances
^ue par leurs divergences.
Les gouvernements d'avant la crise tenaient
que la santé économique des Etats-Unis dépen-
dait de la libre concurrence, que celle-ci cons-
tituait un système autorégulateur, que le rôle
du gouvernement était de servir d'arbitre en
cas de désaccord sur l'interprétation à donner
aux règles de la concurrence, mais que ce
même gouvernement ne devait en aucun cas
intervenir de manière à peser sensiblement sur
l'issue de la lutte. En 1968, en revanche, le gou-
vernement considère qu'il est de son devoir
d'intervenir continuellement.
La politique de non-intervention du gouverne-
ment s'est éteinte avec Hoover, qui assura jus-
qu'à la fin de son mandat que la prospérité
était « pour très bientôt ». Tout ce qu'il fallait
au pays, déclarait-il, sans s'inquiéter des mil-
lions d'Américains en faillite, c'était un peu de
patience. Les Etats-Unis ne faisaient que tra-
verser un cycle économique. Une fois que les
taux d'intérêt, les prix des matières premières
et le coût de la main-d'œuvre auraient baissé,
expliquait Hoover, les employeurs seraient à
nouveau en mesure de faire des bénéfices.
Ils engageraient davantage de travailleurs, ils
pourraient emprunter de l'argent et rendre à
la production son niveau d'antan. Quant au gou-
vernement, ajoutait-il, il ne devait rien faire
pour contrarier ce processus qui se corrigeait
de lui-même.
Pour ce qui est de ne rien faire, le gouver-
nement fut à la hauteur et les théories de
Hoover eurent amplement l'occasion d'affronter
l'épreuve du réel. Celle-ci fut d'ailleurs pleine-
ment concluante et, lorsque Hoover fut remplacé,
la nation qu'il avait dirigée comptait comme
principales victimes, non la classe relativement
peu nombreuse des petits capitalistes qui avait
été touchée tout d'abord, mais une masse de
15.0W.OW de chômeurs, et cela sans parler du
million et quelque de paysans et de petits em-
ployés des villes qui avaient perdu leurs loge-
17
ments faute de pouvoir payer les impôts ou tes
intérêts des prêts hypothécaires.
Depuis ce temps-là, aucun président des
Etats-Unis n'a plus osé laisser le pays aller à
vau-l'eau. L'histoire des trois décennies inau-
gurées en 1933 par le premier mandat de Roo-
sevelt et closes avec l'assassinat de Kennedy
s'est signalée par un renforcement constant
des pouvoirs du président, aussi bien dans la
lettre que dans les faits. Et ce n'est pas Lyn-
don Johnson qui a déclanché ce processus. Plus
qu'aucun autre de ses prédécesseurs, l'homme
qui occupe à l'heure actuelle la Maison Blan-
che est lui-même le produit d'une évolution qui
est insensiblement venue à bout des deux fon-
dements juridiques de ce pays:
— le système économique des Etats-Unis
n'est plus fondé sur la libre concurrence ;
— les Etats-Unis ne sont plus, au sens tra-
ditionnel du terme, une nation démocratique,
Roosevelt, Truman, Eïsenhower, Kennedy et
Johnson ont, chacun pour sa part, puissam-
ment contribué à ce processus, et cela bien
qu'aucun d'entre eux n'ait été pleinement
conscient des effets à long terme qu'auraient
ses propres interventions, aussi bien sur l'éco-
nomie que sur la vie politique du pays. Cha-
cun croyait faire face à des « états d'urgence »,
qu'il imaginait passagers. Ce n'est qu'avec les
années que ces prétendus « états d'urgence »
sont apparus comme des phénomènes durables.
Roosevelt fut, et de très loin, le plus impor-
tant des présidents américains des temps mo-
dernes, et c'est sous son gouvernement que le
modèle des tendances contemporaines s'est tout
d'abord fixé.
Adolf Hitler, qui avait pris le pouvoir à la
même époque dans une conjoncture similaire,
utilisa les méthodes de l'Etat policier pour
maintenir par la force le statu quo. Aux Etats-
Unis, l'intervention du gouvernement fut tout
aussi massive, mais le président s'en remît es-
sentiellement à la persuasion pour transformer
les institutions existantes. Il fut le premier de
nos présidents à se servir des techniques mo-
dernes de la propagande, techniques que tous
les présidents américains ont utilisées depuis,
encore qu'aucun d'entre eux ne l'ait fait avec
autant d'art et de bonheur que Roosevelt. Ceux
qui ont vécu aux Etats-Unis à cette époque
sont marqués à jamais par les * causeries au
coin du feu » de Roosevelt, retransmises par
la radio de la Maison Blanche, et au cours
desquelles le président parlait en termes sim-
ples des problèmes qui se posaient à la na-
tion. Deux idées-clé surtout ressortaient de
ces causeries : la première était que « la seule
chose que nous devions redouter, c'était la
crainte elle-même. ; la seconde, que le nou-
veau gouvernement ferait passer les « droits
de l'homme » avant « les droits de la pro-
priété », L'analyse ne se voulait pas particu-
lièrement profonde, mais elle réussit, car les
gens la comprirent et l'approuvèrent.
Roosevelt était décidé à corriger les maux
objectifs aussi bien que subjectifs du système
qu'il avait hérité de Hoover. Il estima que la
seule façon d'y parvenir était que le gouver-
nement se chargeât de la protection des droits
des citoyens, de la sécurité de l'emploi au lo-
gement et à tous les autres aspects du bien-
être individuel qui, dans une société de libre
concurrence, étaient censés être du ressort et
de la responsabilité de chacun. Il va de soi que
l'assistance sur une aussi vaste échelle reve-
nait fort cher. Elle suscita l'opposition des
classes les plus aisées, qui s'inquiétaient da-
vantage de ses effets immédiats — une forte
augmentation des impôts — qu'elles ne se
réjouissaient de son objectif lointain : éviter
la révolution. Mais les mesures adoptées re-
cueillirent finalement l'assentiment de la
majorité qui, elle, envisageait les choses à
moyen terme et qui était prête à accepter un
contrôle accru du gouvernement en échange
d'une protection efficace contre les aléa de
l'économie.
L'ensemble des mesures votées par le Congrès
dans le cadre de la législation du « New Deal »
se distinguait des lois qui les avaient précédées
en cela qu'elles ne se contentaient plus de
fournir des règles de conduite destinées aux
concurrents de la libre entreprise : elles insti-
tuaient des commissions d'arbitrage auxquelles
était délégué le pouvoir d'instituer des règle-
ments. Ces commissions n'étaient pas respon-
sables devant le Congrès, mais directement de-
vant le président des Etats-Unis, dont les pou-
voirs se trouvaient de ce fait considérablement
accrus.
Il est difficile de déterminer aujourd'hui
quelle proportion des progrès indiscutables réa-
lisés par l'économie américaine au cours de
la première partie de l'ère de Roosevelt doit
être imputée aux subventions qui ont augmenté
les revenus des consommateurs américains, et
quelle, portée au crédit d'un facteur nouveau
qui allait devenir prépondérant durant les trois
décennies à venir, à savoir la guerre et les
préparatifs de guerre.
La production nationale avait retrouvé son ni.
veau d'avant la crise, mais il y avait encore
des millions de chômeurs aux États-Unis lors-
que l'Allemagne envahît la Pologne. Au court
18
des deux années qui s'écoulèrent entre le dé-
but de la deuxième guerre mondiale et l'enga-
gement direct des Etats-Unis dans la bataille,
la demande en fournitures de guerre desti-
nées aux nations antifascistes et au réarme-
ment des Etats-Unis eux-mêmes devint telle
Que les mesures destinées à créer de nou-
veaux emplois apparurent sans objet et furent
promptement abandonnées. Les Etats-Unis con-
vertirent leur économie en une économie de
guerre, ce qu'elle ne devait plus jamais ces-
ser tout à fait d'être depuis. Chaque fois qu'on
a essayé de revenir sur ce processus, on a vu
renaître le spectre d'une nouvelle crise.
De l'époque de Roosevelt, Johnson allait re-
tenir deux leçons:
1) la certitude qu'à l'époque moderne l'exer-
cice du pouvoir implique une incessante inter-
vention dans les affaires économiques du pays,
Par le biais de mesures qui touchent au taux
de l'escompte, aux importations et aux expor-
tations, aux subventions accordées à certaines
classes de citoyens, au contrôle des salaires
et des prix. Le président sera désormais rendu
responsable de tout fléchissement de la pro-
duction nationale.
2) La conscience du fait que, comme tout hom-
me d'Etat moderne il se trouvera désormais
Placé devant deux obligations apparemment
contradictoires: il devra déléguer à ses
conseillers techniques l'étude d'un nombre
trandissant de problèmes importants que ni
I* peuple ni les députés que celui-ci s'est
donné n'ont le pouvoir de résoudre, et que
™ chef d'Etat lui-même ne peut pas trancher
^"s le secours d'avis autorisés. Et pourtant,
cest précisément lorsque la démocratie est
•tnsi battue en brèche dans son essence mê-
m® par la technocratie que le chef d'Etat
d°it compenser cette tendance par la démo-
cratie dite directe, grâce au contact avec le
Peuple,
Bien que Truman fut beaucoup plus conser-
vateur que Roosevelt, jamais il n'essaya de
«venir sur les lois sociales qui avaient été
Promulguées après la crise. II en ajouta même
de sort propre crû, en particulier des projets
«aide à l'enseignement et d'assurance-maladie.
L effritement du système économique fondé
yr la « libre entreprise > se poursuivît. Au cours
«es premières années de l'après-guerre, les
Etats-Unis connurent une ère de prospérité
sans précédent, due en partie aux industries
nouvelles — aviation à réaction, télévision, élec-
tronique, plastiques, produits alimentaires con-
gelés —, en partie à l'augmentation des inves-
tissements à l'étranger grâce au Plan Marshall,
mais surtout au fait que les restrictions du
temps de guerre se traduisaient maintenant par
une énorme demande de voitures, de réfrigéra-
teurs et de tous les articles que les gens
pouvaient désormais s'offrir, après avoir dû,
bon gré mal gré, épargner pendant la guerre.
Cédant à la pression des économistes ortho-
doxes, le président supprima alors le système
de contrôle des prix hérité du temps de
guerre. Le résultat fut proprement catastrophi-
que: dès 1951 les prix avaient déjà atteint
un niveau en augmentation de 85 % sur la
moyenne des dernières années de l'avant-
guerre. Le gouvernement s'aperçut qu'il lui
fallait Intervenir s'il ne voulait pas voir l'infla-
tion conduire rapidement à la crise. En réalité,
une grave récession s'était déjà produite avant
l'éclatement du conflit coréen. Et ce furent
en grande partie les commandes de guerre
provoquées par l'intervention américaine en
Corée qui permirent à l'économie du pays de
reprendre sa marche ascendante.
Dwight Eisenhower, qui succéda à Truman et
qyi fut le premier républicain à occuper la
Maison blanche depuis l'époque de Hoover,
était un partisan convaincu de la libre entre-
prise — du moins en théorie — et il promit
d'installer un gouvernement d'hommes d'affai-
res. Il devait d'ailleurs tenir promesse. Jamais
on n'avait vu autant de magnats de l'indus-
trie privée se laisser persuader d'occuper des
postes provisoires de grands commis de l'Etat.
Mais si l'industrie privée montra un tel engoue-
ment pour le gouvernement, c'était que ce
gouvernement se mêlait, plus que jamais par
le passé, des affaires de l'industrie privée.
Le précédent avait été créé au cours du pre-
mier mandat de Roosevelt, lorsque l'Adminis-
tration du Redressement national donna aux
chefs de l'industrie du pays le droit (qui leur
avait été refusé jusque-là par les lois anti-
trusts) de contingenter chaque fabrication et clé
réduire ainsi la production, ce qui allait per-
mettre de fixer les prix à un niveau plus élevé
que celui qu'ils auraient atteints sous le
régime de la libre concurrence. Vers la fin
du * New Deal », cependant, Roosevelt avait
tendu à renoncer aux primes de ce type et
à subventionner de préférence la consomma-
tion. Cette conception économique survécut
à ses auteurs ; poursuivie sous Truman, elle
devait connaître son plein épanouissement du-
rant le mandat Eisenhower. La guerre, on le
sait, est trop sérieuse pour qu'on la confie
à des militaires et, paraphrasant cet apho-
risme, les dirigeants de l'industrie du pays
décidèrent à leur tour que le gouvernement
19
des Etats-Unis était une affaire trop sérieuse
pour qu'on la confie aux hommes politiques.
La vie politique et économique des Etats-
Unis se trouva ainsi de plus en plus soumise, à
l'époque d'EIsenhower, aux interventions cen-
tralistes d'un groupe de dirigeants que le socio-
logue C. Wright Mills appelait I' « Elite au
pouvoir». Alors que jusqu'à une époque
proche, les riches tenaient encore les poli-
ticiens pour une bande de laquais que l'on
pouvait facilement acheter lorsqu'on avait be-
soin d'eux, les sociétés préféreront désormais
placer leurs propres hommes aux postes gou-
vernementaux-clefs plutôt que de courir le
risque de voir déranger leurs plans chaque
fois qu'il y a un changement de gouvernement.
Les distinctions partisanes entre démocrates
et républicains tendent dès lors à s'estomper.
Au niveau du cabinet du président lui-même,
des experts venus des milieux industriels se
voient confier les mêmes responsabilités, quel
°,ue soit l'homme qui occupe la Maison blanche.
Aux hiérarchies étroitement mêlées du monde
des affaires et des cercles politiques est venu
s'ajouter au cours des deux dernières décen-
nies un troisième groupe. Eisenhower est lui-
même le meilleur exemple de ce phénomène
nouveau qui porte les plus influents des offi-
c'ers supérieurs à occuper, après la retraite,
des postes tout aussi importants, que ce soit
au gouvernement ou dans l'industrie. Il est
maintenant tout à fait courant de voir des
officiers qui, de par leurs fonctions, étaient
amenés à passer d'énormes contrats, se faire
«embaucher» peu de temps après par telle
°u telle société adjudicataire. Au cours du der-
nier discours important qu'il prononça avant
décéder la place à Kennedy, Eisenhower devait
«ailleurs faire part de la crainte qu'il avait
"e voir cette oligarchie d'hommes d'affaires
e* de militaires devenir un danger pour le
Pavs, et c'est certainement un facteur que
Lyndon Johnson a dû prendre en considération
chaque fois qu'il préparait un budget militaire.
Kennedy introduisit un style nouveau à la
Maison blanche, qu'il s'agisse de la façon de
s exprimer, ou de l'accent mis sur la jeunesse
et la culture, et, dans les derniers mois de
son mandat, il essaya de mettre fin à la guerre
froide. Mais en ce qui concerne toujours la
situation intérieure, il laissa les Etats-Unis
arPeu près tels qu'il les avait trouvés, et rien
n indique d'ailleurs qu'il ait jamais eu l'inten-
t!®n de les bouleverser radicalement.
Le seul candidat à la présidence qui ait
proposé d'apporter des transformations essen-
tielles à la politique Intérieure suivie par
tous les présidents qui ont succédé à Roose-
velt fut l'homme qui s'opposa à Lyndon John-
son lors des élections de 1964 : Barry Goïdwater.
Son projet tendait à revenir à l'économie de
libre entreprise de Hoover.
L'évolution de la politique Intérieure améri-
caine ne s'est donc guère infléchie sous les
cinq gouvernements. Et même s'il semble que
la politique étrangère des Etats-Unis ait connu
des changements de direction importants, chs
cun de ces changements a été déterminé bien
plus par des besoins internes que par les
ambitions personnelles de celui qui se trouvait
occuper la Maison blanche à tel ou tel mo-
ment.
Ce n'est sûrement pas à la seule initiative de
Truman que les Etats-Unis ont abandonné leurs
alliances du temps de guerre avec les Chinois
et les Russes pour s'appuyer sur les Japonais
et les Allemands ; du reste, cette politique
ne fut pas dénoncée par le gouvernement sui-
vant. Les plans de renversement du régime
cubain furent mis au point par les conseillers
d'Eisenhower et exécutés sous la direction de
Kennedy. L'intervention au Vietnam s'est perpé-
tuée sous trois gouvernement successifs.
Augurer de l'avenir n'est pas chose aisée.
Cependant :
Si l'intervention américaine dans les affaires
des pays étrangers doit prendre d'autres formes
dans l'avenir, ce sont les besoins militaires,
politiques et économiques de la société améri-
caine qui en dicteront le choix, plutôt que la
personnalité de l'heureux candidat à l'élection
présidentielle de cette année. Richard Nixon
lui-même a déjà dit que « plus jamais l'armée de
terre des U.S.A, ne doit être engagée dans une
lutte contre-révolutionnaire loin de sa propre
patrie : il faudra désormais que nos alliés se
battent pour nous ». Robert Kennedy, avec le
bataillon d'intellectuels dont II dispose, en dira
autant ; mais il le dira avec plus d'élégance.
Après... on verra bien. Car la défense de
I' c American way of Ilfe »... la manière de vivre
qu'on associe aux U.S.A... dépend finalement de
la volonté des jeunes Américains de la conser-
ver. Pour l'Instant, Bill le barbu se rase quotl-
diennement, et Ann la révoltée est rentrée dans
les rangs.
Mais dans l'Hôtel WIsconsîn, un «Volontaire
pour Me Carthy» plus âgé que les autres les
regarde avec angoisse. «Vous savez, c'est la
dernière chance, pour certains de ces gosses»,
confie-t-il à un Journaliste. « C'est leur dernière
tentative de réconciliation avec le système. Et
si, cette fois-ci, on ne réussît pas...».
On verra par la suite.
21
après l'assassinat de martin luther king
LES VOIES DE NOTRE RESISTANCE
interview exclusive de
james forman
directeur des Affaires Internationales du S.N.G.C,,
ministre dos Affaires étrangère» du Black Power
La vraie signification de la mort de Martin
Luther King, c'est que la non-violence en tant
philosophie est dépassée aux Etats-Unis,
ne croyait pas seulement à l'efficacité
la non-violence comme arme capable d'en-
traîner un changement social, il en a fait une
Philosophie et un principe de vie. II est même
a'lé plus loin dans ce sens que Ghandi qui
a écrit : « plutôt que de voir mon peuple en
eselavage, je préférerais lui demander de pren-
dre les armes », En tant qu'organisation nous
disons, nous avons toujours dit que le principe
de non-violence pouvait être une technique, un
recours tactique, en tout cas pas une philoso-
phie ni un principe de vie. Nous croyons que
Jusqu'à présent pour les masses noires aux
U.S.A, la non-violence comme philosophie et
Principe de vie fut un leurre, et Martin Luther
King en était en fait le seul partisan au cœur
même de la rébellion.
D'un autre côté, dans un sens très positif,
Martin Luther King était respecté aux U.S..A,
e* le fait qu'il ait été tué a rappelé à beau-
coup de Noirs que leur propre vie était en
danger et que les paroles que n'avalent cessé
de répéter Rap Brown et Stokely Carmichael
correspondaient en fait à la réalité. Les gens de
la rue disaient : « s'ils ont fait ça à Martin
Luther King, qu'est-ce qu'ils nous réservent?».
Beaucoup ont compris alors que c'était la non-
violence même qu'on venait d'assassiner. En mê-
me temps que le meurtre d'un homme, c'était
l'assassinat d'une idée. Même les gens les
plus pacifiques, les vieilles gens, ont réagi
de la sorte.
Et la disparition brutale de ce symbole natio-
nal des Etats-Unis a été le signal du déclen-
chement de rébellions massives partout à
travers les Etats-Unis, l'étincelle d'une révolte
à l'échelle nationale.
Pour nous, le sens de cette mort réside
dans l'attitude du gouvernement américain qui
a réagi, naturellement comme s'il découvrait,
King disparu, les bienfaits de la non-violence.
Le pouvoir est en train d'utiliser frauduleuse-
ment la mort d'un leader noir en magnifiant
le concept de non-violence. Cela signifie que
nous allons voir s'organiser une propagande
officielle à sens unique en faveur de la non-
violence comme jamais auparavant. On a pu
voir, dans plusieurs villes, des pasteurs en
vadrouille, courant partout, un haut-parleur sur
la voiture: «rentrez chez vous, disaient-ils,
dégagez les rues de Baltimore, de Newark. Ne
faites pas ceci, ne faites pas cela, restez cal-
mes, rentrez chez vous ! ». Et d'appeler
à ne pas entacher la mémoire du Dr King
et à lui rendre hommage dans l'ordre» Que
dire des politiciens qui ont utilisé la mémoire
du Dr King? Ils étaient tous là à Atlanta; on
23
aurait dit des funérailles électorales. Il n'y a
aucun doute que ce genre d'opportunisme est
en train de se développer. C'est le cas du
gouverneur Rockefeller, qui avait vu son budget
d'Etat diminué, ce qui avait fait tomber à
l'eau le projet de construction d'un immeuble
de bureaux à Harlem. Après la mort de King,
il profita du choc émotionnel créé dans l'opi-
nion par l'assassinat, pour réintroduire son
projet, en proposant de donner au bâtiment
le nom de Martin Luther King Building. Le
Civil Rights Bill de 1968 en est un autre exem-
ple. Cette loi a été votée le jour des funé-
railles de Kîng. Je ne sais pas combien d'élus
s'étalent précédemment opposés à l'adoption
des additifs à cette loi ; mais l'un d'eux, un
député de Détroit, du nom de Conyers, — à
qui j'ai parlé à l'enterrement, lui demandant
s'il était décidé à s'opposer publiquement à
cette loi en proposant un amendement destiné
à éliminer les deux additifs dont nous repar-
lerons, — m'a répondu qu'il le ferait. Il n'em-
pêche que la loi est passée non amendée le
lendemain en hommage à Martin Luther King
et que c'est ce genre de tribut que la nation
a cru devoir lui rendre. Il y eut une quantité
prodigieuse de « leaders., Une* Tom, Roy Wil-
kings, Whitney Young, et même des musiciens
comme James Brown, pour proclamer devant
les chaînes de T.V. : « les Etats-Unis sont notre
pays, nous ne pouvons pas détruire notre pays,
ce serait renier la mémoire de Martin Luther
Kîng... », et toutes sortes de simagrées d'apai-
sement.
Ce genre de manœuvres, à mon avis, va se
multiplier à l'avenir, des associations vont ré-
colter de l'argent pour le S.C.L.C., l'organisation
non-violente de King, à l'exemple de la Fonda-
tion Fields qui a fait un don d'un million
de dollars le lendemain de sa mort pour ren-
flouer ceux qui sont prêts à promouvoir une
politique de non-violence.
En même temps la plupart des gens qui
refusaient jusqu'alors d'envisager le recours à
l'autodéfense se rendent compte de sa néces-
sité présente devant le processus d'extermi-
nation qui se développe dans la société amé-
ricaine.
Pour résumer ma pensée, je dirai que ce qui
a donné le signal de la fin de la non-violence
en tant qu'attitude politique dans l'esprit d'une
grande partie de la communauté noire a été
la découverte brutale qu'un génocide de la race
noire aux Etats-Unis devenait possible, le fait
que les Noirs se sont sentis individuellement
menacés dans leur vie, dès lors que celui qui
symbolisait la non-violence, le Dr Martin Luther
King, l'avait été. La mort de King a fait naître
un grand courant de sympathie pour le pouvoir
noir. Des tas de gens nous ont dit : * mainte-
nant, je suis vraiment de votre côté ».
Pour notre part, au S.N.C.C., nous pensons
qu'il y a trois choses dont les Noirs devraient
se souvenir. D'abord, que si King est mort à
trente-neuf ans, aucun Noir ne peut plus pré-
tendre à une bien longue vie. Mieux, ils n'ont
plus qu'une issue : se battre, même si cela
implique la mort physique. En second lieu, si
les racistes peuvent tuer King, personne n'est
plus à l'abri de leurs coups, parce que tuer
un Noir reste encore un crime mineur dans
le pays du K.K.K. — et vous verrez que beau-
coup de temps passera avant qu'ils n'appré-
hendent l'assassin — à supposer qu'ils l'arrêtent,
et dans ce cas il plaidera probablement l'irres-
ponsabilité et ne sera pas condamné. Enfin, il
faut absolument faire comprendre à la popu-
lation noire que le tueur à gages est avant
tout un produit de la société blanche améri-
caine. C'est un point important, parce que la
manière dont sont présentées les choses par
l'ensemble des commentateurs et journalistes
fait du meurtre un acte de racisme isolé, ou
le produit de la société américaine tout entière.
C'est dans ce climat que fut votée la loi sur
I' « open housing » qui, sous le prétexte de
mettre un terme à la ségrégation dans l'habitat,
renforce et organise la répression. Deux clauses
ignorées en Europe, et mal connues aux Etats-
Unis, donnent à cette loi un contenu inattendu.
Sous le prétexte d' « anti-riot prévision », devient
passible de crime fédéral, soit de un à cinq ans
de prison, toute personne qui utilise les moyens
d'expression et de communication d'Etat à
Etat (courrier, téléphone, avion, T.V., radio,
etc.). Je rappelle la prise de position du S.N.C.C.
sur ce point.
C'est la notion inter-Etats qui sert de base
pour établir l'inculpation de crime fédéral.
Cette loi avait été discutée par la Chambre
des représentants dès l'été 1967. A cette épo-
que même, le département de la Justice s'était
opposé à un projet qu'il jugeait inapplicable.
Le projet de loi avait été proposé sous l'appel-
lation de « Stockely Carmichael bill,. Cette
année, lorsque le projet fut à nouveau soumis
au Sénat, les sénateurs du sud proclamèrent:
« il est temps de stopper Rap Brown et les
autres ».
24
Une autre partie de cette loi, la dernière, sti-
pule que toute personne qui en forme d'autres
à l'utilisation d'explosifs — voire de cocktails
Molotov — est également passible de crime
fédéral (de 1 à 5 ans de prison et de 10.000
dollars d'amende). Est qualifié de « riot » (émeu-
te), tout attroupement de plus de trois per-
sonnes, susceptible de troubler l'ordre public
et de porter atteinte aux personnes et aux
biens.
Cette loi est intolérable, redoutable, et de
plus elle est anticonstitutionnelle. Alors que le
fascisme blanc ne cesse de se développer, les
fonctionnaires des Etats, ceux du gouvernement
fédéral, auront le droit d'arrêter qui bon leur
semblera, c'est-à-dire, en fait, de décapiter les
organisations militantes. Comment, dès lors,
échapper à l'inculpation d'incitation à l'émeute?
Je prends mon cas: il m'arrive fréquemment
de voyager d'Etat en Etat. Je donne une confé-
rence dans une ville. Six heures plus tard
ou même une heure après, quelque chose se
passe. Ils ont le pouvoir de m'arrêter. Là est le
véritable danger de la nouvelle législation. Bien
sûr, ces dispositions répressives ont été dissi-
mulées, et en Europe comme dans le monde
entier, on chante les louanges de cette loi,
on insiste sur son caractère * progressiste » ;
l'ultime victoire du Dr Luther King.
Je prendrai un autre exemple : dans l'Etat de
New-York une loi vient d'être votée qu'on a ap-
pelé «shoot to kill » (tirer pour tuer). Elle donne
'6 pouvoir à tout policier new-yorkais d'abattre
quiconque est surpris en flagrant délit de crime
—• notez qu'aux Etats-Unis un voleur de voitures
est qualifié de criminel — d'atteinte à la pro-
priété. Simultanément était votée une autre loi
* stop and frisk » (c'est-à-dire « contrôle et
fouille»), permettant d'arrêter, de fouiller, de
Perquisitionner sous n'importe quel prétexte.
Cette mesure a soulevé de très vives protesta-
tions, ce qui ne l'a pas empêché d'entrer en
vigueur.
Dans ce contexte où les forces de répression
tendent à isoler les militants, à les couper
^es masses noires, l'essentiel de nos efforts
consiste à rassembler des couches de plus
en plus larges de la communauté noire, à leur
faire prendre conscience du fait que leur enne-
mi numéro 1 est la société raciste, une société
qui nous exploite.
Nous sommes un peuple noir. Nous sommes
des Africains. II est essentiel que les nôtres
prennent conscience de leur situation : celle
d'un peuple africain, exploité au sein des Etats-
Unis selon un mode d'exploitation basé sur
la couleur de la peau, qui déborde les clivages
de classe. Prenons le cas d'un docteur qui
gagne près de 10.000 dollars par an. Malgré
son revenu de bourgeois aisé, on n'en continue
pas moins dans 1' « upper class» à lui dire:
« Boy, you're still a nigger ». Et c'est un fait,
il est toujours un Noir. La couleur de sa peau,
son appartenance ethnique font de lui la cible
du racisme américain. Tout comme le Noir
du ghetto socialement défavorisé. Peu importent
les inégalités de revenu. La « réussite » écono-
mique ne permet pas d'échapper au racisme
inhérent à notre société.
Notre principale préoccupation est aujour-
d'hui d'assurer la survie de notre peuple aux
Etats-Unis, la survie des Africains. Et pour
survivre nous devons nous unir sur des bases
de plus en plus larges. C'est le seul moyen
de développer la lutte révolutionnaire dans ce
pays. Il est évident qu'il existe des limites à
cette tentative d'élargissement : limites basées
sur certains facteurs de classe. Je pense, par
exemple, à ceux qui ont des intérêts économi-
ques à défendre dans le système actuel, à ceux
qui refusent de voir le génocide qui, jour après
jour, se déroule sous leurs yeux, à ceux enfin
qui nient le fait que nous soyons un peuple
africain et nous conçoivent avant tout comme
des citoyens américains.
Il en est, en effet, même parmi les Noirs, qui
se désintéressent de l'amélioration du sort de
notre peuple, qui se désintéressent de la survie
des Noirs, des Africains aux Etats-Unis. Je crois
qu'en plus des facteurs de classe, il faut tenir
compte de l'endoctrinement, du chauvinisme
des honnêtes citoyens américains et de la
propagande du gouvernement. On peut constater
un progrès dans le cours de ces efforts, pro-
grès assurément favorisés par la mort du
Dr King. ,
Je signale en passant qu'il ne me paraît
pas judicieux d'employer les termes de classe,
ni celui de bourgeoisie, ni celui de « nnîddle
class » lorsqu'on analyse notre communauté. Ce
sont des termes européens qui s'appliquent à
différentes couches à l'intérieur d'une même
société, à des gens d'une même pigmentation.
Il serait préférable, dans le cas des U.S.A., de
qualifier un Noir qui gagne beaucoup d'argent
de * middle income »; — autrement dit, même
si son revenu est moyen, il lui est cependant
impossible de s'intégrer à la bourgeoisie,
au sens traditionnel du terme. Et c'est là un
fait de plus en plus manifeste : le développe-
ment du racisme ferme définitivement toute
25
possibilité pour un Noir de s'Introduire dans
la bourgeoisie (middie class) d'une Amérique
blanche.
C'est là toute une approche que nous entre-
prenons d'esquisser. Car, et c'est un fait, un
médecin, un psychiatre, ou toute autre personne
qui, dans d'autres sociétés, pourraient être
considérées comme des bourgeois, en tant que
Noirs américains, quelque effort qu'ils fassent
pour ressembler à des Américains blancs de la
« middie class., le racisme leur interdit de
l'être, et mieux vaut qu'ils en prennent cons-
cience.
Et pour nos militants, ceci exige une redéfini-
tion du cadre même de notre lutte. En effet,
les enquêtes sociologiques menées au sein de
la société américaine, l'ont été en fonction
de la société blanche, suivant ses critères de
classe ; elles ne s'appliquent pas vraiment aux
Noirs. Elles donnent simplement Idée de la
répartition des victimes du racisme suivant leurs
revenus. Nos efforts d'élargissement gagnent
des couches de plus en plus larges ; ils sont
fondés sur la nécessité de s'unir pour survivre,
sur le fait que nous sommes un peuple africain
Hé aux Africains de par le monde entier; ainsi
que sur notre capacité à attirer en nombre
croissant les gens de revenu moyen, d'autant
plus que les conditions économiques évoluent
aux U.S.A,
Au centre de l'activité du S.N.C.C. dans la
période actuelle apparaît également le souci
des alliances. Celles-ci revêtent deux aspects:
— le front noir uni (Black United Front), qui
s'est développé à Washington en fonction d'une
situation locale particulière, puis s'est étendu
à de nombreuses autres villes;
— des alliances proprement dites, comme
celle qui s'est formée entre le Black Panther
Party et le S.N.C.C,
La conférence de Newark, l'été passé, avait
représenté une première tentative des organi-
sations noires de se trouver des bases commu-
nes, de coordonner leurs luttes. Elle fut un
succès en ce sens qu'un grand nombre de
militants et de Noirs de revenu moyen se
sont trouvés rassemblés. Un manque d'organi-
sation et de coordination a limité sa portée ;
mais il demeure que, à ce moment particulier,
elle a joué un rôle considérable.
L'alliance entre le S.N.C.C. et le Black Pan-
ther Party s'explique par le rôle moteur joué
par le S.N.C.C. dans la lutte politique des
Noirs, par son expérience, qui lui permet de
26
définir une ligne théorique, et d'obtenir mê-
me, sur le plan des institutions, des victoires
relatives dues à cette expérience. Nous nous
sommes efforcés de définir et de réaliser sous
la forme d'une organisation la conception d'un
parti politique qui engloberait toutes les orga-
nisations au sein de la communauté noire et
prendrait en charge l'ensemble des problèmes
politiques, économiques, sociaux, culturels- des
problèmes vitaux: logement, éducation, niveau
Sfffl» HS'8f d'Un ** de parti ^icalement
différent de tous ceux qui se sont développés
jusqu'à présent aux USA, où tous les partis
y compris ceux qui se réclament de la gauche'
ne sont en fait que des organisations électorales'
En période d'élections, ils rassemblent et mobi-
lisent en foule, avec pour seul but la victoire
électorale et le succès politique; ces campa-
gnes exigent la mise en place de puissants
appareils, de formidables dépenses d'argent et
en pure perte. Au lendemain de l'élection il
ne reste rien de toute cette organisation. Nom-
breux sont ceux qu, se trouvent ainsi démobi-
lisés après les élections. ««««TOI
Je pourrais multiplier les exemples- la cam
pagne politique de Scheer en Californie ou
n importe quelle autre, qu'elle ait été menée
dans le cadre du parti démocrate ou en dehorV
Notre effort a donc visé à l'organisation d'un
part, politique à l'échelle nationale, avec l»
Panthère noire pour symbole. Nous avons é«
iement cherché des méthodes nous permettant
de coordonner notre travail et d'accroître Si
efficacité. Plusieurs facteurs nous ont aiSés
à réussir: tout d'abord la répression qui sw
abattue sur notre organisation, puis le travaH
politique que nous avons eu à fournir à r«
moment-là. D'autre part, notre aptitude à r»
grouper ceux que l'on appelle « fieidniggers
-7 qu'il est possible d'opposer aux «hoi '
mggers. - équivalent, en termes européen?
au prolétariat le plus pauvre, à majorité d*
jeunes, des Noirs s'entend. Nous avons réussi
à développer ce parti politique indépendant
La Panthère est devenue le symbole de l'action
politique des Noirs aux USA. C'est sur e*«
bases que la Black Panther Party fut créé en
Californie, en liaison avec l'action politiau*
que nous avions entreprise dans le Sud à
Atlanta. Bobby Seale, président du parti ' et
Huey Newton, ministre de la Défense, fomés
tous les deux par une expérience politique parmi
les étudiants de classe moyenne (middie in
corne), ont ressenti la nécessité de sortir de
ce milieu, d'organiser les « fieldniggers », |es
« bush nîggers », les « cats on thé corner », les
sans-emploi, les évadés de prison, les répris
de justice, ceux qui pintent, ceux qui ont
été renvoyés de l'école et ceux qui en sont
sortis — et cette catégorie de gens est consi-
dérable aux U.S.A., notamment parmi notre com-
munauté. Ils sont parvenus à organiser solide-
ment ce type de parti en Californie du nord,
dans d'autres secteurs.
Pour le S.N.C.C. l'alliance avec le Black Pan-
ther Party allait de soi. Ce qui importe désor-
mais, c'est de la renforcer. Nous avions pensé
former un parti politique noir à l'échelle natio-
nale qui s'appellerait « Freedom Organisation .;
mais le nom même de l'organisation a posé
quelques problèmes et nous avons opté tout
simplement pour le « Black Panther Party », plus
dynamique et plus évocateur. Les liens avec
le S.N.C.C. existaient déjà, de sorte que la
coordination n'a pas posé de problèmes parti-
culiers. Cette alliance correspond aux conditions
de notre lutte en 1968 et à ce qu'elle sera dans
les années à venir. L'obstacle principal est
l'isolement des militants, en ce pays immense,
où il faut tenir compte du temps et de la
distance.
Il y a donc là une tentative d'unification
réelle. C'est le premier pas dans ce sens, et
il représente un phénomène considérable. D'au-
tres tentatives ont déjà été faites, mais c'est la
première qui se réalise à l'échelle de la nation
et crée une organisation de masse.
Le Black United Front a un caractère tout
à fait différent. Il est fondé sur la conception
que j'ai exposée précédemment : gagner de plus
er) plus largement les groupes de revenu
moyen et, ce faisant, renforcer nos bases. Jus-
°,u'à présent ces groupes sont restés en dehors
de la lutte, sans toutefois nous être opposés.
C'est leur état de désorganisation qui les diffé-
rencie de nous, alors que le racisme auquel
ils ont à faire face les porte naturellement à
nous soutenir, sinon directement, sinon ouver-
tement, du moins dans leur for intérieur, car
ils reconnaissent la justesse de nos positions.
Nous devons regrouper un nombre de plus en
plus large des militants, poursuivre nos efforts
Pour développer le B.P.P., et nous y sommes
bien décidés. Je pense que nous pouvons, en
même temps, continuer à rassembler les * middle
mcome blacks » ; ces derniers, engagés dans
leur propre lutte, aideront à collecter des
fonds, à fournir des renseignements ; une assis-
tance technique. Développer leur prise de cons-
cience est également très important dans un
contexte mondial : les Noirs aux U.S.A. repré-
sentent la population africaine la plus indus-
trialisée du monde. Malgré les injustices et les
imperfections du système d'éducation aux Etats-
Unis, nous demeurons les plus avancés sur le
plan technique. En fonction d'une orientation
correcte, nous pourrions fournir notre assis-
tance technique à l'Afrique et, dès à présent,
mettre de plus en plus nos capacités au ser-
vice du continent africain et non du gouver-
nement américain qui profite de nos efforts ;
nous pourrions aussi participer utilement à un
nouveau programme d'assistance qui n'aurait
rien à voir avec celui du « Peace corps », mais
viserait uniquement à une assistance technique.
Cela en vaut la peine.
Je voudrais signaler une autre différence
entre l'alliance S.N.C.C.-Black Panther et le
Black United Front ; la première est une ten-
tative d'unité de deux organisations noires qui
ont leur importance sur le plan national et
international. Le Black United Front représente
un effort sur le plan local, un rassemblement
de gens d'opinions et d'attitudes diverses en
vue de les inciter à apporter leur soutien. Le
Black Front de Washington compte nombre de
petits groupes. Le Congrès noir de Los Angeles
est l'équivalent du Black United Front à
Washington, bien que leurs formes soient diffé-
rentes. Dans d'autres villes, il existe des comi-
tés de coordination du même type ; certains
d'entre eux ne regroupent pas exclusivement
des Noirs.
La lutte des Noirs est essentiellement une
lutte de libération nationale. Les Africains ont
été dispersés à travers tout le Nouveau Monde.
Ceux des U.S.A. représentent un type de colo-
nisés unique au monde : arrachés a leur terre
natale, leur continent, transplantés sur un autre
sol où ils ont grandi, ils ont été arrachés
à leur culture. En d'autres termes, nous n'avons
pas été intégrés. Et cela, non pas à cause
de notre forme de culture, mais de nos carac-
téristiques physiques. Si, par suite d'un pro--
cessus de décimation systématique, les Africains
amenés aux U.S.A., n'ont pratiquement gardé
aucune trace des formes culturelles africaines,
la pigmentation de leur peau est bien restée.
Bien que notre cas soit unique, nous devons
nous considérer comme un peuple colo-
nisé qui doit s'unir aux peuples colonisés du
monde entier, en une lutte commune. Là est
la source de notre énergie, à employer contre
le gouvernement U.S., le racisme, le capitalisme
et l'impérialisme. Cette lutte, nous devons la
mener, nous, de l'intérieur.
Demeure un aspect de la question qu'il est
difficile de faire admettre. Le fond du problème
27
est le suivant : du fait du racisme inhérent à
la société américaine, les Africains, les Noirs
aux Etats-Unis représentent le groupe le plus
soumis à l'exploitation. De ce fait, nous sommes
à l'avant-garde de tout le mouvement de libéra-
tion aux Etats-Unis, du mouvement de libération
de tout le peuple américain. C'est une respon-
sabilité qui nous incombe. Une telle concep-
tion, il faut bien l'avouer, est fort difficile à
admettre pour les Blancs, surtout ceux de la
gauche — elle implique en effet qu'ils doivent
se soumettre à une direction noire. Certains
Noirs mêmes ont du mal à envisager que ce
soit à eux, Noirs, de prendre en charge, en
plus du leur, le destin des Blancs.
Notre rôle, disons-le, est simplement de neu-
traliser, d'affaiblir et de détruire, dans la mesure
du possible, cette pieuvre folle, l'Amérique.
Notre travail d'organisation consiste tout d'abord
évidemment à consolider nos forces militaires
à travers l'ensemble des Etats-Unis; à gagner
et à regrouper un nombre croissant des « mîddle
class » ; mais aussi à nouer des alliances de
plus en plus étroites avec les Porto-Ricains, les
Américains d'origine mexicaine, et à les aider
à prendre conscience de leur situation de colo-
nisés.
Il suffit de regarder une carte des Etats-
Unis pour voir que Mexicains et Porto-Rîcains,
Indiens et Noirs représentent en bien des points
la majorité de la population — sans compter
les Blancs hostiles au gouvernement des Etats-
Unis, qui y vivent aussi et sont susceptibles
d'être utilisés comme alliés.
Ce travail est maintenant en bonne voie. Je
ne veux pas paraître trop optimiste ni avoir
l'air de minimiser les difficultés (immensité du
pays, intensité de la répression), mais j'insiste
sur le fait que c'est justement à partir de cette
répression que, de plus en plus, nous allons
pouvoir unir ces forces.
Ce travail d'organisation des forces révolu-
tionnaires, nous l'avons entrepris avec de nom-
breux groupes ; j'ai déjà mentionné le Black
Panther Party. Le principal obstacle réside, bien
sûr, dans la tentative systématique du gouverne-
ment des Etats-Unis, des agents du F.B.I., de
la police locale, de discréditer la plupart des
activités du S.N.C.C. et des autres militants
noirs. On les traite de * rouges », de « commu-
nistes », ce qui n'a d'ailleurs plus eu aucun
effet ces dernières années. Mais d'autres actions,
par contre, ont eu des effets malheureux :
ils ont réussi à inflitrer leurs hommes dans
nombre d'organisations, s'en servant comme
agents provocateurs ; et c'est probablement, à
l'heure actuelle, l'une de leurs armes les plus
efficaces. Ainsi, l'été dernier, ils ont infiltré
un groupe de jeunes militants affiliés au RAM,
ce qui a entraîné l'arrestation de Mike Stan-
ford.
Rien de tout cela, je crois, n'a ébranlé le
mouvement. Le résultat a été finalement de
polariser et de terroriser les populations. On
pourrait citer encore d'autres exemples. A New-
York, cinq types ont été arrêtés, accusés d'avoir
tenté de faire sauter un building. Il y a quel-
ques mois l'un d'eux est passé aux aveux, nous
nous ne savons pas dans quelles conditions ;
tout ce que nous savons, c'est que la police
était dans le coup. D'ailleurs, la même chose
s'est passée dans l'un de nos bureaux à Phi-
ladelphie.
Autre difficulté: il existe une sorte d'esprit
de clocher, problème qui, je pense, se retrouve
dans la plupart des mouvements de guérilla.
Prenez, par exemple, un type qui dirige son
groupe de militants, son groupe d'action dans
une localité — il considère que c'est son do-
maine. Et pour arriver à lui faire comprendre
que son domaine est lié à ce qui existe
5.000 kms plus loin, qu'il devrait s'unir à d'au-
tres, c'est toute une affaire.
Il y a aussi les problèmes financiers. Ce
très riche pays qu'est l'Amérique se débrouille
pour que, démunis d'argent, les militants aient
toutes les peines du monde à continuer à se
consacrer au travail politique, au développe-
ment de leurs organisations.
Il ne faut pas oublier non plus les arresta-
tions, le harcèlement perpétuel de la police.
Les Etats-Unis, je veux dire la police locale
et le gouvernement national, intentent des
procès uniquement pour vous mettre le grappin
dessus. Des militants ont été arrêtés sous de
fausses accusations : l'un est en prison sous
inculpation de meurtre, deux autres sous Incul-
pation de viol ; certains se sont fait emprison-
ner pour trois ans et plus... En Californie, les
persécutions policières continuelles atteignent
une intensité dramatiques — et pas seulement
là.
L'obstacle majeur est naturellement la montée
du fascisme blanc, qui se manifeste de diver-
ses façons. Par exemple, toute la publicité
négative dont nos actions font l'objet auprès
de l'opinion. L'été dernier, j'ai fait une im-
portante déclaration en Zambie ; elle a été
reprise par l'ensemble de la presse africaine,
mais pas un seul journaliste américain n'en
a touché un mot.
28
Plus récemment, en novembre, nous avons
fait une communication à l'Assemblée des Na-
tions Unies — événement considérable que
nous tentions de susciter depuis bien des
années Cj'entends bien que le fait d'exposer nos
problèmes aux Nations Unies n'a aucune chance
d'entraîner leur solution). Cela s'est passé aux
Etats-Unis même ; étaient présent cinéastes et
presse ; or rien n'est paru dans les journaux,
pas une ligne, excepté dans « Muhammed
Speaks». Voilà qui révèle bien une politique
délibérée d'Informations négatives sur le S.N.C.C,
Comme s'il n'était vraiment pas pensable que les
Noirs puissent se livrer à la moindre activité
positive. Par contre, s'il y a quelque chose de
négatif, on peut être sûr qu'on n'oubliera pas
d'en parler.
Aux Etats-Unis est menée une politique déli-
bérée visant à durcir l'opinion publique
blanche contre les Noirs ; c'est évident, à l'éche-
lon, local, étatique, et même national. Ainsi,
en avril, Johnson déclara-t-il dans un discours
public: «II ne faut pas oublier que nous
représentons 90 % de la population ». C'était
une façon de dire, dans un discours officiel ;
* Nous les Blancs, représentons 90 % de la
population des Etats-Unis ; vous, Niggers, tenez-
le vous pour dit». En septembre dernier, il
déclarait devant l'association de la police :
« Vous êtes le premier et le dernier rempart
de ce pays. Vous devez combattre pour que
nous gardions le contrôle des villes. Des égouts
ont surgi des créatures monstrueuses ». En fait,
par ces mots, toute licence était donnée à la
police.
J'ai appris récemment, — et je crois mon
information bonne — une nouvelle des plus
importantes : c'est que McCarthy remplacerait
Hoover s'il était élu. Prise de position signifi-
cative, car le F.B.I. est devenu un gigantesque
appareil de super-espionnage au sein de la
société américaine qui a mis en place un
immense réseau de surveillance et de mou-
chardage.
Une autre difficulté a surgi du processus de
renforcement des polices dans les villes. Celles-
ci s'équipent de tanks, d'armes à feu ultra-
modernes, multiplient leurs effectifs — cin-
quante cinq mille hommes pour la seule ville
de New-York, l'équivalent de deux ou trois divi-
sions, et ces chiffres ne concernent que la
Police locale ! Los Angeles utilise quotidienne-
ment quatre ou cinq hélicoptères pour surveiller
la communauté noire, y recueillir des rensei-
gnements. Menace plus redoutable encore, cette
armée légale que constitue la population blan-
che: les maires, les shérifs ont tout pouvoir
pour délivrer licences de port d'armes ; ainsi
des stocks d'armes peuvent-ils être constitués
en toute légalité; bien entendu, seuls les
Blancs obtiennent de telles autorisations. C'est
un fait: l'armement des civils blancs se trouve
légalisé. A Durban, dans le Michigan, des émis-
sions de T.V. ont montré des femmes blanches
s'entraînant au maniement des armes. Un exem-
ple parmi beaucoup d'autres, mais qui montre
la voie suivant laquelle le fascisme blanc
ne cesse de progresser. Les Noirs, bien sûr,
comprennent ce qui se passe ; et la mort du
Dr King a aidé, je l'ai souligné précédemment,
nombre de gens à prendre conscience de ce
phénomène.
Dans ce contexte, vous comprendrez que
nous parlions d'autodéfense, de résistance. Par
autodéfense, nous entendons tout d'abord le
droit de défendre nos foyers ; ce droit, bien
qu'inscrit dans la constitution, est constamment
violé par la communauté blanche. Nombreux
sont les exemples d'expulsion de Noirs par des
policiers blancs : le cas le plus récent est celui
de Bobby Seale chez qui les flics ont fait
irruption sans mandat. Nous entendons aussi le
droit de défendre notre communauté face aux
intrusions des organisations racistes telles que
le Klan. Enfin, si on nous attaque physique-
ment avec des armes, nous devons avoir le
droit de nous défendre, sans hésitation « par
tous les moyens nécessaires » (1).
Par résistance, j'entends qu'en tant que
peuple colonisé à l'intérieur des Etats-Unis,
notre histoire est celle d'une longue bataille
contre la colonisation, quels que soient les liens
culturels entre Blancs et Noirs. Déjà, au cœur
même de l'Afrique, notre peuple avait organisé
la résistance. Au cours de l'histoire des Etats-
Unis, cette résistance s'est développée sous
des formes diverses.
Et il est essentiel de faire connaître à notre
peuple l'histoire de cette résistance ; la propa-
gande du pouvoir colonial s'ingénie à nous
faire croire que notre histoire est celle d'une
longue servitude et que nous ne possédons
pas de tradition guerrière.
A mon avis, il nous faut donc élaborer notre
conception de la résistance, puis développer
nos activités de lutte, car nous devons
résister à toute tentative d'intégration dans
le cadre de l'Amérique blanche, du capitalisme
américain, des valeurs occidentales décadentes.
Ce type de résistance mènera à long terme à
(1) Malcom X,
29
l'érosion de la cîviisation blanche occidentale
— capitalisme, racisme et impérialiste améri-
cain. Il est également essentiel que les Afri-
cains du monde entier — y compris ceux qui,
comme au Mozambique et en Angola — parti-
cipent directement à la lutte armée pour l'éman-
cipation nationale — se sentent comme enga-
gés dans un combat contre les Etats-Unis.
Au cours des années à venir, trois objectifs
doivent donc être réalisés pour faire face à la
violence de la répression légalisée. Première-
ment, assurer l'unité des militants. Deuxième-
ment, mobiliser un plus grand nombre de
Noirs des couches aisées dans le combat de
libération. Troisièmement, faire comprendre aux
Blancs qui s'opposent à la guerre du Vietnam
qu'il est également de leur devoir de s'opposer
à la répression raciste : nos efforts dans ce sens
ont abouti à la constitution du mouvement des
White Americans to Support Black Liberation
(Mouvement des Blancs américains pour le
soutien des Noirs). Ce mouvement a entraîné
certains des militants blancs pour la paix au
Vietnam à organiser un Comité National contre
la répression. Les premières actions de ce comi-
té furent de prendre la défense de Rap Brown,
d'exiger qu'il ait le droit de parler, et d'obtenir
la signature du Dr King en faveur de sa libé-
ration (ce fut l'une de ses dernières prises de
position publiques). Quatrièmement, il est néces-
saire d'obtenir un appui international aussi large
que possible, de faire comprendre quel est le
danger de la situation en Amérique même.
Nous avons des enseignements à tirer de la
lutte des Vietnamiens et des mouvements de
guérilla. Mais notre mouvement, qui lutte au
sein même des Etats-Unis, doit élaborer sa
propre stratégie.
Plus la guerre du Vietnam se prolonge, plus
la situation se radicalise, en Amérique même
et partout ailleurs. D'abord, grâce aux moyens
actuels de communication, le monde entier con-
naît l'atrocité de la guerre menée par les
Américains. En outre, aux Etats-Unis même, des
Blancs et des Noirs luttent contre le « drâft » :
ce pas franchi, il leur est difficile de reculer;
s'engager dans l'action révolutionnaire devient
pour eux une question de survie; en refusant
la mobilisation, ils se mettent au ban de la
communauté.
Naturellement, le mouvement de libération
noir se réjouît des succès remportés par les
Vietnamiens : beaucoup pensent que ceux-ci
sont en train de gagner non seulement leur
guerre, mais la nôtre.
Il nous paraît naturel que les forces démo-
cratiques et progressistes des pays capitalistes
apportent leur appui à la lutte des Noirs amé-
ricains contre le racisme : c'est une des for-
mes de leur lutte contre l'impérialisme. Ce
soutien pourrait prendre de multiples formes:
politique, à travers des manifestations; finan-
cier, puisque c'est un problème vital pour le
développement de mouvements tels que le
S.N.C.C. (1); matériel. Nous recherchons des
appuis, des alliances sur le plan international.
Et, à notre point de vue, cette solidarité, impor-
tante pour nous, correspond également aux
intérêts profonds de ceux qui, ici ou ailleurs
au sein du capitalisme, luttent contre l'impé-
rialisme américain.
(1) 100 flfth Avenue, room «33, New York City, N V
(U.S.A.), * *
et le ilollar
m:i M:\IO\S
sm« une erise monétaire
suzanne de brunhoff, chargé de recherches au c.n.r.s.
fernand nicolon, économiste
L'actuelle crise monétaire internationale
a maints aspects curieux. On parle de crise
depuis des mots, sinon depuis des années,
et tout d'un coup l'événement éclate. On
parle de la crise du dollar, et c'est celle du
sterling qui déclenche le mouvement.
M. Me Chesney Martin, le président de la
Banque fédérale américaine, déclarait au
moment des décisions d'urgence prises à
Washington — instituant notamment le
double marché de l'or — que la monnaie
américaine n'était pas menacée et le voici
qui proclame quelques semâmes
que le dollar traverse la crise la plus
qu'il ait connue depuis 1931 au moins!
Suzanne de Brunhoff
Les difficultés monétaires ««
rent depuis plusieurs années CU-
les Américains ont essayé de remédier
cit de leur balance des paiements. Il faut
pendant remarquer que le déficit améncam
d» BrunlwHf «wt t'uutnur d» « U
Soc..!-.
ce-
est
Mon
31
antérieur aux 60 ; à partir de 1950
il s'est accumulé d'année en année. Mais il
a de signification ; il est vraiment
« devenu » un déficit posant un problème moné-
taire à partir des années 19584960, Je
que cela est lié à un changement du rapport
des forces entre les Etats-Unis d'une part et
les autres pays capitalistes occidentaux, à des
modifications des conditions économiques et
politiques qui avaient antérieurement permis
l'accumulation de dollars dans les réserves des
banques centrales des autres pays. Le problème
du dollar comme monnaie de réserve existe
depuis le début des années 60. Mais il y a
maintenant crise; elle signifie sans doute
que l'on entre dans une nouvelle période, A la
question posée : est-ce essentiellement une
crise de la livre sterling, qui tient à la situa-
tion propre de la Grande-Bretagne, à l'affai-
blissement de sa position mondiale, je répon-
drais : non, il y a aussi une crise du dollar
comme monnaie de réserve internationale.
Fernand Nicolon
Je suis d'accord, la crise n'est pas seule-
ment une crise du sterling. Les faits le démon-
trent tous les jours. H y a aussi une crise du
dollar et comme le système monétaire occiden-
tal repose, dans une large mesure, sur le dollar,
nous nous acheminons en définitive vers une
crise de ce système international,
Celle-ci trouve, bien entendu, ses causes
profondes dans la nature même des rapports
monétaires capitalistes. H faut bien se dire
qu'il n'y a jamais eu, et sans doute n'y aura-
t-il pas avant longtemps, de système monétaire
rationnel, équitable et durablement stable. Ce
ne sont pas les idées ni les plans qui man-
quent, mais les possibilités réelles de les
mettre en œuvre. Derrière les rapports moné-
taires internationaux, il y a, en effet, en fin
de compte, des rapports de forces économiques
et financières. Plus encore, la monnaie n'est
pas, n'a jamais été, ce simple instrument neutre
d'échange que nous ont décrit tant d'écono-
mistes. C'est un rapport de domination et un
instrument de transfert (d'exploitation), tant
dans les rapports internationaux que dans les
rapports internes.
Lorsque les rapports de forces changent le
système monétaire ne peut pas ne pas changer
lui aussi, à plus ou moins long terme.
Le système de i'étalon-or fut en fait — dans
la pratique — un système d'étalon-sterling,
parce qu'il correspondait à une période d'hégé-
monie britannique sur le monde. S'il a paru
relativement stable et a pu régir les rapports
internationaux pendant trois quarts de siècle,
c'est que la rapidité des changements était
moindre qu'aujourd'hui. H a disparu avec la
première guerre mondiale, parce que l'appari-
tion du capitalisme de monopole et les grands
mouvements internationaux de capitaux que ce-
lui-ci a engendré, d'une part, l'émergence éco-
nomique et financière des U.S.A., qui a boule-
versé les rapports de forces, d'autre part, avaient
profondément changé les bases économiques de
son fonctionnement. La tentative de le restau-
rer après la première guerre fut un échec
et 1'entre-deux-guerres ne fut guère, en défi-
nitive, qu'une longue crise monétaire. Ceci
devrait faire réfléchir ses partisans.
Formellement le système actuel — dont les
premières manifestations de crise sont appa-
rues vers 1960 — est sorti des accords de
Bretton-Woods en 1945, Ceux-ci visaient préci-
sément à introduire un minimum de souplesse
et de discipline collective dans les rapports
monétaires internationaux, souplesse et disci-
pline dont l'absence entre 1920 et 1939 avait
contribué à aggraver la crise économique. Les
accords ne stipulaient ni la convertibilité du
dollar en or, ni formellement sa suprématie.
Plus que des accords eux-mêmes, celle-ci est
née de la situation de l'époque, caractérisée
par l'hégémonie quasi-absolue des U.S.A. sur
les pians économique et financier. Les pays
européens, ravagés par la guerre, économique-
ment désorganisés, financièrement ruinés, en
proie à l'inflation, se tournèrent vers les Etats-
Unis, dont le potentiel économique pouvait
fournir et les biens de consommation et les
biens d'équipement dont ils avaient besoin.
Les courants commerciaux reprirent principale-
ment avec des marchandises américaines, trans-
portées par des bateaux américains, livrées sur
crédits américains, comptabilisées en dollars
La coupure du monde et la guerre froide accen-
tuèrent encore l'hégémonie américaine : l'Euro-
pe «manquait de dollars». Le dollar était «la»
monnaie acceptée et recherchée par tous.
De plus les Etats-Unis détenaient les trois
quarts des réserves d'or du monde capitaliste.
Le dollar était donc largement « gagé », Les
U.S.A. profitèrent de cette situation pour sup-
planter définitivement la livre dans les rela-
tions Internationales en rétablissant la conver-
tibilité or (pour les non-fésidents), ce qui ache-
vait cette identification du dollar à l'or, identi-
fication qui avait pendant longtemps été le
privilège de la livre.
Or les rapports de force ont beaucoup changé
depuis 20 ans :
1) les pays européens ont reconstitué leur
32
potentiel économique. D'importateurs, la plupart
d'entre eux sont devenus exportateurs, déga-
geant des excédents commerciaux;
2} le pôle de croissance ouest-européen est
devenu une zone d'attraction des capitaux
américains qui, depuis une dizaine d'années,
s'investissent massivement dans les économies
européennes ;
3) la croissance capitaliste de ces 20 der-
nières années a donné naissance à des masses
énormes de capitaux spéculatifs qui se dépla-
cent avec une très grande mobilité d'un centre
financier à l'autre, accroissant l'instabilité des
balances de paiements.
J'ai sous les yeux le texte d'une conférence
récente du directeur de la Banque nationale
de Belgique. Celui-ci chiffre à environ 12 mil-
liards de dollars ces capitaux migrateurs. En
quelques mois les mouvements peuvent attein-
dre 4 à 5 milliards de dollars aux U.SA, 1 à 2
milliards en Grande-Bretagne, 1 milliard en
Allemagne, etc..,
4) la naissance d'un système socialiste capa-
ble de faire contrepoids à l'impérialisme amé-
ricain et —• dans une moindre mesure — la
constitution d'un pôle de forces économiques
européen ont stimulé les mouvements de libéra-
tion nationale un peu partout dans le monde.
Les U.SA doivent dépenser des sommes de
plus en plus considérables pour essayer de
contenir le mouvement et maintenir leur hégé-
monie. Tout cela pèse sur leur balance des
paiements : malgré un excédent de 6 ou 7 mil-
liards de dollars de la balance courante, la
balance générale des paiements enregistre un
déficit de 2 à 3,5 milliards de dollars par an.
Et ceci, pratiquement depuis la fin de la
deuxième guerre mondiale.
Mats alors comment se fait-il que la crise
ait été provoquée, apparemment au moins,
non par ce déséquilibre, mais par l'affai-
blissement de la livre sterling ?
Nicolon
La crise a certes d'abord été une crise du
sterling. Parce que la livre est aussi — mais
dans des proportions beaucoup moindres que
le dollar — une monnaie de règlements inter-
nationaux et une monnaie de réserve. C'est un
reste de sa grandeur passée ! Le premier coup
lui a été porté par la première guerre mondiale,
la seconde guerre l'a quasiment achevée. Le
tort des dirigeants britanniques — des travail-
listes comme des conservateurs — est de ne
pas vouloir se rendre à cette évidence.
La Grande-Bretagne traîne depuis la fin de
la seconde guerre mondiale des « balances
sterling», e'est-à-dire des dettes pratiquement
exigibles» de l'ordre de 5 milliards de livres,
alors qu'elle ne dispose que de SX) à 700 mil-
lions de livres en or (plus 4 à 500 millions tn
dollars).
En tant que monnaie internationale, la livre
est une monnaie extrêmement fragile, menacée
au moindre accident conjoncturel qui déséqui-
libre la balance des paiements britannique, «t
déclenche des mouvements spéculatifs. D'où,
depuis 20 ans, les efforts, disproportionnés par
rapport aux possibilités de la Grande-Bretagne
— et en fin de compte voués à l'insuccès —
des gouvernements successifs pour « tenir » la
balance des paiements courants au prix d'une
politique déflationniste génératrice de stagna-
tion. Depuis 6 ou 7 ans la livre ne maintenait
sa parité que grâce au soutien du dollar (ce
qui constitue un élément d'inféodation de Lon-
dres à Washington). Lorsqu'il est devenu évident
que le seuil critique approchait, que le dollar
ne pouvait plus indéfiniment soutenir la livre
sans s'exposer lui-même, la spéculation a re-
doublé contre le maillon le plus faible du systè-
me, qui a cédé à la fin de 1967. La première
ligne de défense ainsi enfoncée, l'attaque s'est
portée contre le dollar lui-même et les sorties
d'or se sont accélérées.
Mais sans doute ne faut-il pas pousser trop
loin la comparaison de la livre et du dollar,
La livre est à la fin d'une longue retraite. On
peut se demander si la dernière dévaluation,
qui n'est probablement qu'une pause en atten-
dant la prochaine, ne consacre pas définitive-
ment sa défaite en tant que monnaie de ré-
serve — et même en tant que monnaie de
règlement; les émirats du Golfe persique con-
vertissent leurs livres ; Chinois et Japonais
viennent d'adopter le franc comme monnaie
de règlement. A Stockholm on n'a même pas
parlé de la livre...
Le dollar éprouve certes des difficultés sérieu-
ses, mais il s'appui» encore sur une économie
dominante, disposant d'une grande avance tech-
nologique, d'une supériorité commerciale incon-
testable, même si l'inflation de ces dernières
années commence à affaiblir la compétitivité
des produits américains. Le déficit représente
moins de 0,S % du P.N.B. Si les Etats-Unis
réduisaient leurs exportations de capitaux, s'ils
mettaient fin à la guerre du Vietnam et à une
politique coûteuse de soutien systématique de
gouvernements fantoches en Asie et en Amé-
riqus du sud,,,, ou même s'ils s'Imposaient une
politique d'austérité comme celle que Its diri-
13
géants anglais infligent à leur peuple depuis
20 ans, ils rétabliraient, à n'en pas douter,
leur balance des paiements et peut-être même
le monde ne tarderait-il pas à « manquer de
dollars », c'est-à-dire de liquidités pour assurer
le règlement des échanges internationaux. C'est
dire que le problème du dollar — de la balance
des paiements américains — supposé réglé,
celui des paiements internationaux demeure-
rait et se poserait même probablement avec
une force nouvelle.
Mais pourquoi la crise a-t-elle été si bru-
tale ? Le jeu de certains gouvernements, du
gouvernement français en particulier, a-t-il
précipité les événements ?
N'y a-t-il pas dans cet crise un important
aspect politico-économique ? Le déficit de
la balance des paiements américaine n'est-
il pas dû au fait que te capitalisme le plus
développé du monde tend à placer ses
capitaux ailleurs que sur son sol national
et à pousser ainsi l'hégémonie de son im-
périalisme ?
Nicolon
C'est le caractère même de « l'information »
qui a donné à la crise ce caractère subit.
Suzanne de Brunhoff a dès le départ très
justement fait remarquer que les premiers
symptômes de la crise sont apparus en 1960,
On a ensuite mis en place toute une série de
palliatifs (pool de l'or — crédits Swaps, etc..,)
qui ont permis de « gagner du temps », mais
le mal continuait à miner le système en pro-
fondeur. La crise était en germe, à mon sens,
dans le système lui-même. Après avoir « man-
qué» de dollars, le monde capitaliste en a été
inondé parce que les Etats-Unis ont financé
leur politique impérialiste par l'inflation. Lors-
que l'écart entre la masse de dollars émis et
l'or qui les gageait devint trop grande, la
défiance se substitua à la confiance et la
spéculation se mit à l'œuvre. II n'y a pas de
doute que le gouvernement français a donné
un coup de pouce : lorsqu'un gouvernement se
met officiellement à convertir ses dollars en
or et le clame sur les toits, il incite les autres
à en faire autant. La politique monétaire est
devenue un terrain de choix dans la lutte
contre l'hégémonie américaine. Mais ce n'est
pas le gouvernement français qui a créé le
terrain. Il n'a fait que l'utiliser.
Pourquoi le gouvernement français et pas les
autres? Probablement parce que, de tous les
pays capitalistes industrialisés, la France est,
économiquement, financièrement, et politique-
ment, le plus indépendant des U.S.A, et qu'elle
cherche systématiquement — sur tous les ter-
rains — à faire reculer l'hégémonie américaine,
à son profit,
Le président Mendès-France, qui était ve-
nu ici même débattre avec nous des rap-
ports de la France et du Tiers-monde, nous
disait que l'Etat américain avait toujours
essayé de freiner l'exportation des capitaux,
d'obliger ceux-ci à s'investir aux U.S.A, mê-
mes. Sans résultat. On avait dit que John
Kennedy, avant d'être assassiné, avait envi-
sagé d'imposer le réinvestissement dans
l'économie américaine par un acte législatif,
et qu'il avait dû reculer devant l'opposition
des milieux financiers. Nous sommes là
devant un problème considérable. Et la
presse a rapporté qu'au Conseil des minis-
tres qui a précédé Stockholm, le général
De Gaulle avait, dans un long exposé, sou-
ligné que le mécanisme en question consti-
tuait aujourd'hui une des bases de l'hé-
gémonie américaine. Evoquant la guerre
d'Algérie, il aurait dit à peu près : cette
guerre, nous l'avons payée, les Américains,
eux, veulent faire payer par le monde (et
donc par nous) leur absurde expédition viet-
namienne.
Nicolon
Je le répète, il faut bien voir que ce n'est
pas l'épargne américaine qui est transférée en
Europe avec les capitaux américains. En fabri-
quant du papier-monnaie accepté par les autres
pays, les Américains mobilisent, en fait, l'épar-
gne étrangère, font payer les autres. On a parlé
d'une véritable « expropriation ».
De Brunhoff
Les formules de Nicolon ne reflètent pas
toutes exactement ce que je pense. D'abord
est-ce que l'étalon dollar a joué le rôle qu'avait
c l'étalon-sterling» au XIX* siècle? Je pense que
l'analogie est trompeuse. Sur « l'étalon-ster-
ling» lui-même il y aurait d'ailleurs bien des
choses à préciser. Tout d'abord cet étalon a, le
plus souvent, sauf en période de cours forcé,
été associé à Pétalon-or, c'est-à-dire à la déter-
mination d'un rapport stable entre la livre
sterling et l'or, puis entre les différentes mon-
naies nationales quand l'étalon-or a été adopté
comme système international. Cela ne veut
pas dire que le mécanisme de l'étalon-or ait
34
jamais fonctionné, tel qu'il est parfois décrit,
comme facteur d'équilibre monétaire interna-
tional agissant par le stock d'or qui, par exem-
ple, dans un pays à balance des paiements
excédentaire, augmente, entraîne la hausse des
prix et l'accroissement des importations, qui
provoquent le reflux de l'or. Mais, à cette con-
ception quantitative et mécanique de l'étalon-
or, qui ne reflète pas plus la réalité monétaire
du XIX' siècle que celle du XX* siècle, il fau-
drait se garder de substituer une conception
purement fonctionnelle de la monnaie de crédit;
on rendrait incompréhensible les crises qui
affectaient telle ou telle monnaie, altéraient les
relations de crédit, et pouvaient trouver leur
expression et leur dénouement dans des mou-
vements d'or internationaux.
Deux points en tout cas mériteraient ré-
flexion. Tout d'abord comment la relation entre
étalon-sterling et étalon-or a-t-elle joué un rôle
dans les rapports monétaires internationaux au
XIX* siècle? Ensuite, comment se fait-il que
pendant la période de I' «impérialisme» au
sens léniniste du terme, à la fin du XIX" siècle
et au début du XX" siècle, lorsque la Grande-
Bretagne avait perdu le monopole de la puis-
sance industrielle, comment se fait-il qu'alors
les exportations de capitaux effectuées par le
«capital financier» anglais, français, allemand,
n'aient pas posé un problème monétaire ana-
logue à celui que pose aujourd'hui l'expansion
extérieure des Etats-Unis ? Si l'on veut conser-
ver l'idée de la prédominance de i' « étalon-
sterling», encore faut-il expliquer pourquoi cette
prédominance était incontestée, alors que celle
de l'étalon-dollar ne l'est pas. Il ne me semble
en tout cas pas possible d'assimiler la situation
monétaire internationale des Etats-Unis d'aujour-
d'hui à celle de la Grande-Bretagne au XIX*
siècle.
Nicolon
Me permettez-vous de vous interrompre pour
apporter une précision sur ce point? Quand
j'ai fait un rapprochement entre la livre de
1850 et le dollar de 1950, je voulais simplement
souligner le fait qu'un système monétaire re-
flète des rapports de force objectifs et non assi-
miler deux situations historiques,
De Brunhoff
En ce qui concerne l'aspect politique de la
situation, Nicolon a dit qu'il n'y avait pas eu
jusqu'à présent de « système monétaire décidé
de façon politique ». C'est vrai, en ce sens
qu'il n'existe pas de monnaie unique ni de
banque centrale pour l'ensemble des pays capi-
talistes.
Mais l'on constate tout de même qu'il y a eu
des tentatives pour arranger les choses, par
la coopération des pays occidentaux et de
leurs banques centrales, même si certaines de
ces dernières se sont parfois désolidarisées du
dollar. Cela pose un problème important, celui
des limites de l'action concertée ou délibérée
pour mettre fin à un déséquilibre monétaire,
quand cette action, au lieu de s'attaquer direc-
tement aux causes monétaires du déséquilibre,
consiste en palliatifs. D'abord en ce qui con-
cerne le déficit de la balance américaine des
paiements, les mesures prises par les dirigeants
américains depuis 1959 ont échoué. Eisenhower
le premier a limité les dépenses militaires à
l'extérieur, l'aide à l'étranger, l'exportation de
capitaux. Après 1960 l'administration démocrate
a élevé le taux de l'argent à court terme en
bloquant les taux à long terme, pour retenir les
capitaux sans gêner l'expansion, puis elle a taxé
les différentes sortes de placements effectués à
l'étranger par les capitalistes américains. II
il y a eu pendant plus de 8 ans, avant les me-
sures annoncées par Johnson en janvier dernier,
des tentatives faîtes par l'administration améri-
caine pour mettre fin au déséquilibre de la
balance des paiements.
Tout cela a échoué. D'autre part si l'on consi-
dère la coopération monétaire internationale, les
contradictions et les conflits d'intérêts n'ont
pas empêché des négociations et des compro-
mis destinés à maintenir le rôle du dollar
comme monnaie de réserve. Actuellement il y
a un répit, après le dernier compromis que
seule la France n'a pas accepté, mais on peut
prédire que cela ne réglera rien. Le défaut de
confiance qui affecte le système de « l'étalon-
dollar» depuis 8 ans étant devenu une véri-
table crise, comment des compromis qui ont
échoué quand la situation était moins tendue
pourraient-ils réussir maintenant! La question
qui se pose étant celle de la liquidation du
rôle du dollar comme monnaie de réserve, la
solution ne peut dépendre de palliatifs qui ont
pour objet de conserver ce rôle au dollar. Si
la politique suivie cherche à éluder le véri-
table problème monétaire, elle manifeste un
volontarisme qui sera finalement impuissant de-
vant la force des choses.
Nicolon
Lorsque j'ai avancé que, jusqu'à présent, il n'y
avait pas eu de système monétaire volontaire,
35
je voulais dire que jusqu'aujourd'hui le fait pour
une monnaît d'être utilisée dans les règlements
internationaux ou comme monnaie de réserve
n'était pas le fruit d'une décision de la reine
d'Angleterre ou du président des Etats-Unis,
mais le résultat d'une situation objective, de
l'existence d'une économie dominante. C'est
dans ce que j'ai dit qu'une monnaie ne
s'établit pas par décret monnaie de règlements
internationaux ou monnaie de réserve,
De Brunhoff
C'est vrai. Mais des compromis exprimant une
certaine solidarité dans ce domaine n'ont pas
manqué.
Nicolon
Evidemment Encore que, lorsque une mon-
naie commence à être admise comme monnaie
Internationale, l'usage qu'en font les autres
échappe quelquefois aux autorités émettrices.
De Brunhoff
Oui, mais il y a eu en général une sorte de
consensus international.
Nîcolon
Peu de résistance, d'accord. A partir du
moment en effet où une puissance voit sa
monnaie utilisée comme monnaie de règle-
ments et comme monnaie de réserve, où
son système bancaire devient le système ban-
caire d'un très grand nombre de règlements
Internationaux, cette fonction devient un élé-
ment supplémentaire de puissance et de domi-
nation. On voit bien que l'Angleterre a continué
à jouer un rôle monétaire et financier alors
qu'elle avait perdu depuis longtemps la puis-
sance économique qui pouvait justifier et garan-
tir ce rôle. D'accord également pour constater
que, depuis la première guerre mondiale, avec
la conférence de Gênes en 1922, il y a eu des
efforts de concertation et d'organisation des
règlements Internationaux. Mais on ne peut pas
dire qu'ils aient abouti à des résultats très
encourageants. Ce qui ne signifie nullement
qu'il faille renoncer à tout effort d'organisa-
tion. Sur ce plan, actuellement, deux tendances
semblent s'opposer. L'une qui, en proposant un
retour plus ou moins direct au système de
l'étalon-or, s'en remet finalement à la sponta^
néîté des mécanismes de marché pour réaliser
les ajustements. C'est la solution défendue par
Jacques Rueff et plus ou moins reprise par le
gouvernement français. Je dis « plus ou moins »,
car il est bien difficile de se faire une idée
précise de la doctrine officielle française en
la matière. Dans une conférence de presse de
1965, le général De Gaulle avait lancé l'idée
d'un retour pur et simple à I'étalon-or... d'un
retour en 1914 en quelque sorte ! Mais, dans
sa dernière conférence de presse, il n'est plus
question que d'un système fondé sur l'or, et
complété par le crédit. Cette formule peut
ouvrir la voie à des systèmes forts différents
suivant la nature et la rigidité du lien qui
unira l'ensemble à l'or.
L'autre tendance, dont l'un des représentants
les plus connus est R. Triffin, préconise un
système monétaire complètement détaché de
l'or et dirigé « rationnellement », C'est en quel-
que sorte transposer à l'échelle internationale
ce qui existe sur le plan national : il n'y a
plus de monnaies nationales convertibles en or
sur le plan intérieur, pas même le dollar (l'achat
et la détention d'or sont interdits aux citoyens
américains) et pourtant ce papier-monnaie est
accepté comme moyen de règlement et même
comme réserve de valeur {à condition que
l'inflation ne soit pas trop forte). La politique
monétaire n'est-elle pas devenue l'un des ins-
truments de la politique économique ? La mon-
naie est à la fois dirigée et dirigeante, dans
les limites permises par la nature même du sys-
tème bien entendu. Pourquoi n'en serait-il pas
ainsi sur le plan international ?
Une monnaie internationale n'est-ce pas
d'abord une unité de compte et un moyen de
règlement qui doit s'ajuster aux besoins des
transactions ?
De Brunhoff
Les deux tendances dont a parlé F. Nîcolon
existent, sans aucun doute, mais peut-être fau-
drait-il préciser ce qu'elles signifient. Ainsi le
c retour à l'étalon-or » et aux contraintes de
marché qui en découlent est sans doute la
plupart du temps préconisé par des experts
qui conçoivent les phénomènes monétaires de
façon mécanique. Mais cette orientation com-
porte aussi une critique du volontarisme dont
je parlais tout à l'heure, et peut correspondre
objectivement à une mise en cause de la domi-
nation du dollar. D'autre part la seconde ten-
dance, favorable à une « organisation ration-
nelle» des paiements internationaux, est au
premier abord plus séduisante, plus « moder-
ne », également plus fidèle à l'histoire, puisque
si, au XIX* siècle, on a vu se constituer dans
plusieurs pays des banques centrales réglant
l'organisation intérieure des paiements, on peut
penser qu'au XX* siècle il en ira finalement de
même au plan international.
Mais cette seconde tendance risque de mé-
connaître l'importance des rapports de force,
des effets de domination, des changements qui
tiennent à l'inégalité de développement des
différents pays capitalistes. De plus, en ce
qui concerne la « rationalité monétaire », il est
difficile de concevoir une monnaie purement
fonctionnelle, puisque nous vivons dans un en-
semble capitaliste où peuvent se manifester
les « droits des détenteurs de monnaie », c'est-
à-dire où les porteurs de dollars, de livres, de
francs, peuvent faire un certain nombre d'arbi-
trages qui influent sur la valeur respective
des monnaies. Même un système centralisé
n'abolit pas la diversité des moyens de règle-
ment (billets, chèques bancaires, etc.) et la
possibilité d'arbitrages entre ceux-ci, ni, bien
sûr, les arbitrages spéculatifs qui jouent contre
la monnaie en cas de hausse des prix par
exemple.
Autrement dit, toute organisation « ration-
nelle . des paiements a une limite fondamen-
tale, celle qui tient aux possibilités de choix
des porteurs privés de monnaie. Cette remar-
que vaut aussi bien pour la tendance qui croit
en la régulation par le marché que pour la
tendance « organisatrice ». Je crois que chacune
des deux tendances comporte une forte part
d'idéologie. En tout cas l'Interprétation méca-
nique ne doit pas être remplacée par une
conception volontariste et « fonctionnelle. de
la monnaie.
Nicolon
Tout à fait d'accord avec ces réserves. L'évo-
lution que j'ai soulignée dans la position fran-
çaise exprimée par le général De Gaulle tendrait
à prouver que celle-ci vise moins à imposer un
retour effectif à l'étalon-or qu'à obtenir cer-
tains effets politiques pour remettre le système
monétaire en chantier. Cette position est proba-
blement une attitude politique plus qu'une
attitude doctrinale rigoureuse.
Quant aux possibilités de mettre en place
« une organisation monétaire purement fonc-
tionnelle » je n'y crois pas non plus, du moins
dans les conditions actuelles, pour les raisons
que Suzanne de Brunhoff a données : les plans
les plus harmonieux et les plus rationnels ne
changeront pas la réalité des rapports inter-
nationaux, qui est une réalité conflictuelle, où
les institutions, qu'elles soient monétaires ou
autres, reflètent ces rapports plus qu'elles ne
les dominent.
Mais des questions de même nature ne se
rencontrent-elles pas dans tous les domaines
de la vie sociale en régime capitaliste. Ce n'est
pas une raison — je l'ai dît — pour renoncer
à tout effort d'organisation dans le domaine
monétaire international. Il est certainement pos-
sible de mettre en place un système qui soit
moins irrationnel, moins injuste que l'actuel,
qui tienne un plus grand compte des besoins
des pays en voie de développement.
De Brunhoff
Je ne pense pas que la crise monétaire ait
épuisé ses effets, car elle n'a pas encore con-
traint les Américains à prendre des mesures
décisives. En conséquence il me semble que
lancer des projets de réformes concertées à
l'heure actuelle, c'est oublier que les change-
ments vraiment importants ne se font pas à
l'amiable, mais sont finalement imposés par
les circonstances. L'expérience a montré que les
compromis qui ont longtemps permis d'éviter
une dévaluation du franc ou de la livre ster-
ling n'ont fait que repousser l'échéance. Tout
projet d'organisation des paiements internatio-
naux restera utopique tant que le sort du dol-
lar comme monnaie de réserve n'aura pas été
réglé. Ou alors il ne servira qu'à fournir un
nouveau répit au dollar, sans rien résoudre, bien
au contraire.
Ce dernier point me conduit à une autre
remarque. Tout à l'heure la question a été
posée de savoir pourquoi la crise monétaire
internationale éclate maintenant. Les explica-
tions générales, par l'accumulation excessive
des déficits américains, par la modification de
la situation respective des puissances capita-
listes, ne suffisent pas : encore faut-II com-
prendre pourquoi tout d'un coup une crise se
produit, à tel moment plutôt qu'à tel autre. Je
pense que quand la situation est tendue de
façon durable, et sans perspective de dénoue-
ment, ce qui est le cas de « l'étalon-<JoIlar >
depuis plusieurs années, des événements mar-
ginaux peuvent jouer un rôle décisif et déclen-
cher la crise. Par exemple je me demande si
la déclaration du général Westmoreland récla-
mant 200.000 soldats américains de plus au
Vietnam, n'a pas joué un rôle en aggravant la
crise de confiance vis-à-vis de la politique exté-
rieure américaine. Cette crise politique n'a évi-
demment pas engendré les difficultés monétai-
res, puisque celles-ci duraient depuis des art-
37
nées et ont des causes spécifiques, mais elles
s'est combinée avec l'incertitude monétaire pour
précipiter la crise du dollar.
Nicolon
Nous avons utilisé plusieurs fois déjà, je
crois, les mots «confiance» ou «défiance».
C'est admettre l'importance des facteurs psy-
chologiques dans les phénomènes monétaires,
mais ces facteurs ne peuvent être que margi-
naux si les conditions objectives d'une crise
ne sont pas réunies. La difficulté d'analyse
de la situation présente vient, pour une part,
me semble-t-il, de ce que deux problèmes
différents se trouvent confondus,
II y a le problème de la balance américaine
des paiements. Les Etats-Unis peuvent-ils ou
non redresser leur balance des paiements ?
Comment? Et quelles en seraient les censé-
quences ?
Et puis il y a le problème du système moné-
taire international : le rétablissement de l'équi-
libre de la balance américaine des paiements
permettrait-il au système monétaire actuel de
fonctionner et pendant combien de temps ?
Sur le premier point, je pense que les Etats-
Unis peuvent, s'ils le veulent, rétablir l'équi-
libre de leur balance des paiements. Ils y
seront d'ailleurs contraints, tôt ou tard, quoi-
qu'il arrive. Mais ce qui importe, c'est la façon
dont ils rétabliront cet équilibre. Par une déva-
luation ? Dans ce cas, il est probable qu'ils
entraîneront l'ensemble des monnaies occiden-
tales. Mais je ne crois pas que leur situation
rende inévitable le recours à cette solution
ultime. La balance courante des paiements est
très largement excédentaire. Le déficit vient
d'une part des exportations de capitaux, d'autre
part des dépenses «politiques» ou militaires
à l'étranger. Une réduction relativement impor-
tante de celles-ci suffirait à redresser la situa-
tion. Les Américains s'y résigneront-ils? Préfé-
reront-ils s'engager dans une politique de défla-
tion intérieure ? C'est une question politique.
En tout état de cause l'expansion américaine
de ces dernières années a été largement finan-
cée par l'inflation et le retour à l'équilibre
ne pourra pas ne pas avoir de conséquences
récessionnistes sur la conjoncture intérieure
des U.SA, et, étant donné le poids de l'écono-
mie américaine, sur la conjoncture euro-
péenne t..
Ne pensez-vous pas que la guerre du
Vietnam joue ici un double rôle, un premier
direct, par son coût, et les répercussions
inflationnistes des dépenses militaires fédé-
rales ; un second, plus politique : la décla-
ration de Me Chesney Martin, que nous évo-
quions tout à l'heure, n'est-elle pas d'abord
un avertissement politique ? Ne signifie-t-elle
pas d'abord que des milieux financiers in-
fluents, sinon sans doute prépondérants,
veulent que Washington en finisse au plus
vite avec l'aventure vietnamienne ?
Nicolon
Si elles visent à provoquer un effet politique
— ce que je pense •— les déclarations de
Martin sont un indice plutôt encourageant
quant aux perspectives de paix au Vietnam. Et
la paix au Vietnam pourrait précisément avoir
des conséquences importantes sur la balance
des paiements... dans la mesure évidemment où
les Etats-Unis n'imiteront pas ia France qui,
en 1954, a mis fin à la guerre d'Indochine pour
s'engager dans la guerre d'Algérie !
En ce qui concerne le deuxième aspect du
problème — celui du système monétaire inter-
national, il est probable qu'en rétablissant l'équi-
libre de leur balance des paiements, les Ame-
ricains atténueraient la crise de confiance qui
touche le dollar et décourageraient, pour un
certain temps, la spéculation. Mais le problè-
me des paiements internationaux ne serait pas
réglé pour autant, car assez vite se poserait
sans doute celui de l'insuffisance des liquidi-
tés. Dans le système actuel c'est, pour l'essen-
tiel, le déficit de la balance américaine qui
alimente le commerce mondial en moyens de
règlements. Que ce déficit cesse et la source
des liquidités mondiales se trouvera partielle-
ment tarie. Même dans l'hypothèse d'un redres-
sement du dollar on échappera donc difficile-
ment, à plus ou moins long terme, à une réfor-
me du système. Quelle réforme? Les pronostics
en la matière sont particulièrement hasardeux.
Se mettra-t-on d'accord pour la création d'une
nouvelle monnaie plus ou moins sur
l'or? Cet accord me paraît avoir peu de chan-
ces de se réaliser étant données les contra-
dictions actuelles ; il supposerait en effet une
reconnaissance négociée et institutionnalisée
du nouveau rapport de forces entre puissances,
ce qui serait vraiment nouveau dans les rela-
tions capitalistes. En l'absence d'une monnaie
nouvelle, il faudra bien continuer à utiliser
dans les transactions internationales une mon-
naie dominante — ou plusieurs conjointement
— rattachées à l'or et complétées par un systè-
me de crédit à définir. Mais, quel que soit le
système, il est à peu près inévitable que le
38
dollar continue à jouer un rôle important parce
que l'économie américaine est une économie
dominante et que nous sommes en régime
capitaliste,
N'est-il pas curieux, du point de vue du
fonctionnement du système international,
qu'il puisse y avoir un tel décalage entre
stock d'or détenu et puissance économique
réelle ?
De Brunhoff
En ce qui concerne ce décalage entre puis-
sance économique et puissance monétaire, qui
paraît absurde dans le cas des Etats-Unis,
il faut tenir compte de plusieurs choses.
D'abord, les difficultés monétaires paraissent
souvent « irrationnelles », parce que, lorsque les
choses vont bien, on oublie que l'économie
capitaliste est une économie monétaire, et on
a tendance à surestimer le caractère fonction-
nel de la monnaie de crédit, et la docilité de
la monnaie par rapport à l'économie. Dans le
« Capital », Marx écrivait, à propos des crises
anglaises : comment une chose aussi margi-
nale que la sortie hors de Grande-Bretagne de
5 millions de livres sterling d'or peut-elle avoir
une signification économique, étant donné la
masse du produit national anglais, l'énorme
circulation monétaire intérieure, la puissance
économique anglaise? H répondait en montrant
que justement les économies capitalistes les
plus développées sont, en période de tension,
particulièrement sensibles à des phénomènes
marginaux, en l'occurance à des phénomènes
monétaires spécifiques tout à fait secondaires
par rapport à la puissance économique du capi-
talisme, et, pour cette raison même, révélateurs
de certaines contradictions capitalistes. En se-
cond lieu, dans la mesure où la crise monétaire
est un indice de problèmes économiques, il
faudrait se souvenir du caractère relatif de la
« puissance économique » dans le système capi-
taliste actuel. On ne peut se contenter de
considérer la masse du produit national amé-
ricain, sans tenir compte de son rythme de
croissance, qui, au cours des années 50,
a été plus faible que celui de l'Europe occi-
dentale — abstraction faîte des pays socialistes
—, au point d'engendrer une certaine frustra-
tion aux Etats-Unis : le développement inégal
des différents pays entre en ligne de compte.
Enfin non seulement la « puissance économi-
que » est en partie relative, mais elle inclut
certainement des éléments qualitatifs complexes
qui ne se réduisent pas à tel ou tel aspect
comme la supériorité technique ou commer-
ciale.
Mais l'or lui-même, dans tout cela? Son
rôle réel n'est-il pas marginal ?
Nicolon
Dans les règlements internationaux les mou-
vements d'or n'ont jamais été que marginaux.
Sous le régime de Pétalon-or, nous l'avons dit,
le plus souvent, c'était la livre qui servait dans
les transactions; mais une livre convertible
et qui, pratiquement, « valait de l'or ».
A partir du moment où les Américains ont
émis quelque 25 milliards de dollars qui circu-
lent dans le monde, alors qu'ils ne disposent
plus que de 10 milliards de dollars d'or, il est
évident pour tout le monde que ces dollars
ne peuvent plus être convertis en or au taux
officiel de 35 dollars l'once. L'or restant l'éta-
lon de référence, il montre que le dollar perd
de sa valeur, c'est-è-dire de son pouvoir d'achat
et que ceux qui le gardent en réserve font
une mauvaise affaire. Que vaut cet étalon ?
C'est un autre problème ! II y a dans ce com-
portement une part évidente de fétichisation
de l'or. Mais les choses sont ce qu'elles sont...
Croyez-vous gué le franc puisse, dès lors,
devenir une monnaie de transactions inter-
nationales ?
Nicolon
Marginalement, sans doute. Il l'est .d'ailleurs
déjà, mais très marginalement. Pour que ce
rôle s'amplifie, il faudrait que le franc devien-
ne convertible et, dans ce cas, la spéculation
viendrait sans doute vite à bout des 6,000 ton-
nes d'or de la Banque de France !
Les monnaies nationales ne sont plus ga-
gées sur l'or. Pourquoi la monnaie interna-
tionale devrait-elle nécessairement rester ga-
gée ?
Nicolon
Les événements montrent que si, sur le plan
intérieur, le cycle monétaire est à peu près
achevé, en ce sens que les monnaies nationales
n'ont plus besoin d'être gagées, il en est
différemment sur le plan international. Une
monnaie internationale doit être rattachée, d'une
manière ou d'une autre, à un gage matériel,
39
réserve de valeur. C'est pour cela que tous
les plans fondés sur un simple système inter-
national de crédit me paraissent peu réalistes.
Revenons-en aux perspectives probables,
Est-ce gué vous considérez comme probable
la dévaluation du dollar, ou plus préci-
sément, une réévaluation du prix de l'or ?
NIcoIon
D'abord, il faut se demander si l'or est telle-
ment sous-évalué ? Comment peut-on mesurer
la valeur de l'or?
A 35 dollars l'once, la production d'or conti-
nue à augmenter au rythme de 3 à 4 % par
an. Certes, c'est insuffisant. Les besoins indus-
triels tendent à s'accroître assez rapidement.
Mais, à ce prix, les mines d'or ne font pas
faillite, tant s'en faut : le profit net serait de
5 à 6 dollars par once. Donc, finalement, on
n'est pas sûr que l'or soit tellement sous-éva-
lué par rapport à la moyenne des autres mar-
chandises, étant donné la productivité du
travail dans les mines d'or. Quelle serait d'autre
part la conséquence d'une réévaluation de l'or:
cela dépendrait bien sûr de l'importance et
des modalités de la réévaluation.
On a parlé de 50 dollars l'once ?
Nicolon
On parle même de doubler, c'est ce que
propose Rueff et récemment Samuelson sem-
ble, lui aussi, s'être rallié à cette idée. Qu'est-
ce qui arriverait finalement si on doublait
le prix de l'or? Tous ceux qui ont de l'or
verraient leurs réserves nominales doublées du
jour au lendemain ; cela leur donnerait des
possibilités accrues dans le commerce inter-
national, ce qui aurait sans doute pour effet
de stimuler les échanges internationaux. Sur
le plan intérieur, il faudrait bien émettre des
billets en contrepartie de l'augmentation nomi-
nale des réserves des banques centrales. Il est
probable que les pressions inflationnistes se-
raient très fortes.
De Brunhoff
Je ne suis pas convaincue par cette descrip-
tion des effets inflationnistes internes d'un
doublement du prix de l'or.
Pourquoi attribuer une telle influence à la
de monnaie, alors que l'on ne croit
pas au rôle mécanique de Fétalon-or? Il y a
d'ailleurs souvent une contradiction dans la
critique du système de l'étalon-or. Ceux-là mê-
me qui pensent que le système n'a jamais
fonctionné craignent sa restauration !
Nicolon
Les diverses techniques de contrôle du cré-
dit permettraient probablement de limiter les
effets inflationnistes, cela je veux bien l'admet-
tre. Mais ce que je ne vois pas finalement,
c'est l'avantage qui en résulterait sur le plan
international, si cette réévaluation n'était pas
suivie d'une réforme du système. La France, qui
a 6 milliards de dollars or, en aurait 12; les
Etats-Unis, qui en ont 10, en auraient 20 ; l'An-
gleterre, qui en a 3, en aurait 6 ; et les pays
qui n'en ont pas n'en auraient toujours pas :
ils seraient en définitive encore plus dépour-
vus qu'auparavant,
La dévaluation du dollar n'aboutirait-elle pas
paradoxalement à rétablir la confiance dans le
dollar? Pour 25 milliards de dettes les Amé-
ricains disposent de 10 milliards d'or. Un dou-
blement du prix de l'or doublerait la valeur
nominale des réserves, sans modifier le mon-
tant des engagements extérieurs, le rapport
engagements-réserves, qui est actuellement de
25 à 10, passerait à 25/20. Le danger d'une
nouvelle dévaluation étant écarté, qu'est-ce qui
empêcherait le dollar de servir de nouveau de
monnaie de réserve?
De Brunhoff
Je pense que la dévaluation du dollar par
rapport à l'or entraînerait de toutes façons des
changements. Elle renverserait la tendance ac-
tuelle de l'administration américaine, qui con-
siste à restreindre de plus en plus la conver-
tibilité du dollar en or; elle priverait le dollar
de son caractère intelligible, ce qui refléterait
la mise en cause de son rôle comme mon-
naie de réserve. Même si les autres pays dé-
valuaient à leur tour pour conserver la parité
antérieure de leur monnaie avec le dollar, ou
une parité voisine, le rôle international de l'or
pourrait être modifié de façon à limiter les pri-
vilèges exorbitants de la monnaie des U.S.A.
Nicolon
On peut effectivement concevoir des taux de
dévaluation différentiels, mais il ne faut pas
oublier que si les autres monnaies ne dévaluent
pas dans les mêmes proportions que le dollar,
les Etats-Unis renforceront d'autant leur supé-
riorité commerciale qui est déjà écrasante
(l'excédent de la balance commerciale est de
l'ordre de 4 à 5 milliards de dollars).
Et la démonétisation de l'or ?
De Brunhoff
La « démonétisation de l'or », c'est un vieux
rêve de certains économistes qui attribuent à
l'or beaucoup plus de responsabilités économi-
ques, mais beaucoup moins de signification
monétaire qu'il n'en a en réalité. Cette démoné-
tisation ne correspond à la pratique moné-
taire actuelle, et comme elle ne pourra être
obtenue par décret, on voit mal ce qu'elle
veut dire. Peut-être s'agït-il d'une formule de
caractère tactique. Si les Américains décidaient
de suspendre complètement la convertibilité
externe du dollar en or, la parité actuelle de
35 dollars l'once serait abolie. Au cas où une
nouvelle parité ne serait pas fixée légalement,
le dollar serait «flottant»; et le prix de l'or
en dollars pourrait monter sur le marché libre,
peu importerait pour les transactions commer-
ciales et financières. De cette manière l'aban-
don d'une parité-or fixe du dollar serait inter-
prétée comme la fin du rôle monétaire de l'or.
Mais je crois qu'il ne s'agirait là que d'une
tactique, pour faire admettre aux Américains
une certaine dévaluation du dollar. Car décro-
cher de l'or et adopter un système de changes
fluctuants, cela ne signifie pas du tout que
le rôle monétaire de l'or disparaît Ou bien on
imagine un système de changes flexibles, libres
de fluctuer les uns par rapport aux autres, et
les banques centrales n'interviennent plus sur
les marchés des changes, elles n'ont plus be-
soin de réserves : mais, en ce cas, les monnaies
de réserve subissent le même sort que l'or, qui
n'est ni plus ni moins « démonétisé » qu'elles,
tout dépend du comportement des agents pri-
vés. Si on adopte une hypothèse plus vraisem-
blable, celle des changes flexibles, c'est-à-dire
fluctuant entre deux limites, un tel système
conserve la définition des monnaies en or; et,
pour influer sur les cours, les banques centrales
ont besoin de réserves de devises et d'or. Il
n'y a dans aucun cas démonétisation de l'or,
c'est-à-dire, en l'occurence, suppression de son
rôle International. Ou alors l'idée de démonéti-
ser l'or reflète la volonté d'imposer la zone
dollar à tous les pays capitalistes, c'est-à-dire
qu'elle ne correspond plus seulement à une
tactique, mais à une stratégie américaine. Pour
ma part je pense que cela échouera parce que
le dollar est moins que jamais capable de
remplacer l'or.
Que propose exactement le gouvernement
français ?
Nicolon
II est bien difficile de répondre avec préci-
sion et certitude. J'ai déjà souligné l'évolution
de la position du président de la République.
Le ministre des Finances vient d'affirmer qu'au-
cune voix officielle n'a jamais en France
demandé le retour à l'étalon-or. Soit ! Ce n'était
pas évident en 1965.
C'est donc le mystère de la formule élyséenne
de 1988 qu'il faut essayer de pénétrer: «un
système fondé sur l'or et complété par le
crédit international ». On pourrait remarquer
que le F.M.I. répond à cette définition.
En fait, ce que vise le gouvernement fran-
çais, c'est, semble-t-il, à mettre fin au privi-
lège dont jouit le dollar dans le système actuel,
privilège qui permet aux Etats-Unis de financer
par l'inflation leurs exportations de capitaux et
leur politique extérieure, qui les dispense de
la discipline monétaire que doivent s'imposer
les autres pays pour équilibrer leur balance des
paiements. Le moyen proposé est d'enlever au
dollar une partie de son rôle international,
notamment dans les règlements entre Banques
centrales (où l'or serait seul admis) et, pour
le reste, de partager ce rôle entre les princi-
pales monnaies occidentales dont la converti-
bilité externe en or serait progressivement
rétablie,.. Michel Debré soulignait récemment
que le Marché commun, aujourd'hui, dispose de
40 % des réserves d'or occidentales, alors que
les U.S.A. n'en possèdent que 25 % et que,
dans ces conditions, il serait normal que les
responsabilités de la convertibilité soient parta-
Les U.S.A. sont-ils prêts à admettre cetts
retraite? C'est peu probable! Dans quelle me-
sure pourront-ils y échapper? La suite des
événements seule nous le dira... L'affaire est
à suivre...
DE JEUNES ALLEMANDS
EN COLERE
gilbert badia
S,O.S. (1). Trois lettres, un sigle connu de
tous ou presque, ignoré de la plupart il y
quelques mois. Pas un journal, pas un hebdo-
madaire qui n'ait relaté les manifestations
estudiantines qui ont eu lieu en Allemagne
fédérale à la suite de l'attentat qui a failli
coûter la vie à un des dirigeants du S.D.S.,
Rudi Dutschke (2),
Nous ne reviendrons pas sur les événements
eux-mêmes, mais peut-être est-il bon de sou-
ligner ce qui, dans ces événements, a parti-
culièrement surpris.
D'abord sans doute l'importance et la vio-
lence des manifestations qui ont mis aux
prises 10.000 policiers et 12,000 manifestants
à Berlin, pendant cent heures, ?,OQO manifes-
tants et 1.500 policiers à Hambourg pendant
deux nuits, 3.000 manifestants et 1.300 policiers
à Francfort, 1.200 manifestants et 1.000 policiers
à Munich, etc... (3).
Au cours de ces écnauffourées, il y a eu
deux morts (un manifestant et un photographe
de presse) et 400 blessés. A Munich des barri-
cades ont été dressées. A Berlin, un garage
du trust de la presse Axel Sprînger a été
incendié ; ici et là des journaux ont été brûlés.
Les images transmises par la télévision ont
donné aux spectateurs français une impression
frappante de la violence de ces affrontements.
Le « Spiegel » note : « Depuis la République
de Weimar, l'Allemagne occidentale n'avait pas
connu de batailles de rues analogues » (4).
42
L'affaire a été jugée assez sérieuse pour que
le chef du gouvernement allemand interrompe
ses vacances pascales et qu'il adresse à la
nation une allocution radiotélévisée. Le chef
du groupe parlementaire C.D.U., Rainer Barzel,
en voyage en Asie, est rentré à Bonn par le
premier avion de la Lufthansa. Le Bundestag
a été saisi. Le gouvernement fédéral a fait
demander aux Lander (ce sont eux qui ont
la haute main sur la police locale) s'ils avaient
« la situation en mains ».
Si la violence des affrontements a donc
frappé tous les témoins, beaucoup d'entre eux
ont noté la particulière brutalité des forces
de répression. Brutalité qui parfois confinait
au sadisme. Des journalistes furent frappés
et arrêtés. Le bourgmestre social-démocrate de
Berlin-ouest, Schûtz, a remercié la police «tout
(1) Rappelons que ces trois lettres désignent le
« Sozialistischer Deutsehsr Studentenbund » (Fédération
des étudiants socialistes allemands), organisation étu-
diante qui compte actuellement environ 2.500 adhérents
en République fédérale. Fondée en 1946, celte orga-
nisation a été rattachée jusqu'en 1960 au parti social-
démocrate. En 1960, elle en a été exclue parce que
jugée trop « révolutionnaire », Sur le S.O.S. Dutschke
et la révolte des étudiants allemands on peut consulter,
entre autres sources, « Allemagne d'aujourd'hui *», n** 11
et 12, « Der Spiegel » 22 avril 1968, « Documents » (mars-
avril 1968).
(2) Attentat commis le 11 avril à Berlin par Peter
Bachmann, influencé par les idées néo-nazies. Sur
l'attentat et les manifestations, cf. « Der Spiegel -,
op. cit.
(3) Chiffres fournis par le « Spiegel ». D'autres sour-
ces fournissent des chiffres sensiblement plus élevés.
On s'est battu également à Essen, Cologne, Hanovre,
Esslingen, etc.
(4) - Der Spiegel », op. cit. p. 25.
particulièrement. Quand ce fut nécessaire, a-t-il
dît, elle est intervenue durement et sans
hésitation »,
Enfin, l'attentat contre Dutschke d'abord, ces
batailles de rues ensuite, ont profondément
inquiété l'opinion publique étrangère. On a
manifesté à Londres, au Quartier latin à Paris,
à Rome, contre la d'une renaissance
du nazisme en Allemagne occidentale. La
République fédérale pendant la
guerre d'Algérie par exemple, s'était complai-
samment le de la
conscience. Les électoraux du N.P.D. en
avaient déjà maculé la blancheur factice. Les
coups de feu de Bachrnann l'ont troué, les
matraques des schupos l'ont déchiré.
Maïs comment en est-on venu là ? Et d'abord
pourquoi le S.D.S. a-t-il pu mobiliser une partie
non négligeable des étudiants allemands et
sur quels mots d'ordre ?
Les motivations des étudiants sont multiples
et diverses. Elles se situent sur des plans
fort différents. Essayons néanmoins de les
grouper. On a souligné, ici ou là (1), les causes
générales du malaise étudiant dans le monde.
Il est exact qu'il existe une contradiction
entre la précocité de la jeunesse dans le monde
moderne — on est « mûr » plus tôt aujourd'hui
qu'il y a vingt ans — et le refus dans beau-
coup d'Universités de traiter des jeunes gens
de 22 ou de 25 ans, parfois mariés et exer-
çant un métier, en adultes responsables. Mais
ces causes générales ne créent rien d'autre,
à notre sens, qu'un terrain favorable. Elles ne
sont pas déterminantes.
La protestation étudiante en République fédé-
rale s'est d'abord tournée contre l'Université
ouest-allemande et ses structures, contre l'auto-
rité quasi-dictatoriale du professeur d'Univer-
sité, contre la prolongation de la durée des
études, contre le manque de places et de dé-
bouchés (2), mais aussi contre la nature de
l'enseignement distribué. Tout le monde ou
presque en Allemagne occidentale reconnaît
aujourd'hui que l'Université de 1968 ne peut
plus être celle de Humboldt et que sa refonte
s'impose. Les ministres de l'Education nationale
viennent d'ailleurs de s'entendre à ce sujet
sur un texte qui modifierait sérieusement les
structures existantes (3).
Sur un certain nombre de peints, les reven-
dications étudiantes seraient ainsi satisfaites.au
moins partiellement. Les ministres réclament
un accroissement des moyens financiers mis
à la disposition des Universités, un rajeunis-
sement et un assouplissement du cadre des
professeurs. Les étudiants seraient associés à
la gestion des Facultés.
La protestation des étudiants était également
dirigée souvent contre le passé des profes-
seurs (beaucoup ont « servi » sous le III* Reich)
ou contre les cours; les étudiants n'avaient
pas de peine à faire la preuve certains
étaient d'un niveau peu élevé, d'autres réac-
tionnaires d'esprit. D'où la création, à Berlin,
d'une sorte de contre-université, l'Université
critique (4),
Mais, vite, la mise en cause a débordé
le universitaire. Les étudiants allemands,
dans leur majorité cette fois, en sont venus
à mettre en question l'autorité des générations
qui les ont précédés. Ces générations — qui
fournissent les hommes au pouvoir actuelle-
ment — sont discréditées par leur attitude sous
le III* Reich. Quel meilleur symbole, de ce
point de vue, qu'un Etat, dont le chef nominal,
Lûbke, a participé à la construction des camps
de concentration (5), tandis que le chef du
gouvernement a travaillé dans les services de
Goebbels ! Cette génération a certes contribué
à rétablir l'Allemagne fédérale dans sa puis-
sance économique. Maïs, aux yeux des étudiants,
ce fait ne constitue rien d'autre qu'une cir-
constance aggravante.
Le centre de gravité de l'attaque s'est ainsi
déplacé. Si, au début, le S.D.S. et les activistes
étudiants critiquaient d'abord l'Université, ils
en sont venus très vite à contester en bloc
la « société de consommation » ou, comme on
dit en Allemagne (comme aux U.S.A.), « l'esta-
Wïshement», et la politique extérieure du
gouvernement fédéral. Ils considéraient que
l'Université ne pourrait être réellement démo-
cratisée que le jour où la société elle-même
aurait subi une transformation complète ; et
ils mettaient en question la fonction même
de l'Université, accusée de former des « idiots
spécialisés » (6).
Révolutionnaires, ils se cherchèrent des maî-
(1) En particulier l'article d'A. Grosser, dans « Le
Monde » du 2 mars 1968.
(2) Pour une population sensiblement pfus nom-
breuse que celle de la France, la R.F.A. compte
moitié moins d'étudiants, 280,000 environ.
(3) Texte intégral de cette résolution dans le Bulle-
tin (de presse et d'information) du gouvernement
fédéral du 17 avril, p. 395-396.
(4) Sur cotte K.U., voir l'article de P.P. Sagave.
dans le numéro 11 tT !! Allemagne d'aujourd'hui », jan-
vier-février 1968, p. 19-29.
(5) Son récent plaidoyer télévisé équivalait à un
aveu. Le journal « Stern » ayant publié des plans de
camps où figurait sa signature, le président Lûbke
a expliqué qu'il ne pouvait se souvenir de tous les
documents qu'il avait signés au cours de sa carrière
d'architecte l
(S) « Fachidïoten », c'est-à-dire des spécialistes des
techniciens qui mettent leur savoir au service d'une
société conformiste, étouffante, antihumaîne, que leur
travail contribue à perpétuer.
43
très, et les trouvèrent dans des philosophes
comme Herbert Marcuse (1), dans des leaders
politiques comme Che Guevara, Ho Chï Minh
ou Rosa Luxemburg. Ils prirent violemment
parti contre les régimes d'oppression, en
Iran (2) ou en Grèce, et surtout manifestèrent
en faveur du Vietnam, Sur ce point, la situation
en Allemagne fédérale est totalement différente
de celle qui existe en France, Ici le refus
de la guerre américaine au Vietnam est quasi
unanime. Aucun parti politique ne l'approuve
officiellement En R.FA, le gouvernement sou-
tient le point de vue américain et fournît une
aide matérielle importante au Sud-Vietnam. Il a
fallu attendre la fin de 1967 pour que, timi-
dement, le parti social-démocrate prenne ses
distances par rapport aux Américains. Les
étudiants de gauche et quelques intellectuels
— faut-il rappeler que le parti communiste
est interdit? — avaient donc l'apanage de
la protestation contre une guerre que l'opinion
publique ne pouvait pas approuver,
La formation de la grande coalition a fourni
un nouvel aliment à la protestation estudian-
tine. Le parti social-démocrate, devenant mem-
bre du gouvernement, cessait d'être — fut-ce
fictivement — un parti d'opposition. Pratique-
ment, il n'y avait plus en République fédérale
d'opposition parlementaire (3). D'où la tendance
des étudiants i animer I* « opposition extra-
parlementaire » qui, nous l'avons dit, met en
cause, non seulement la politique du gouverne-
ment de grande coalition, mais plus générale-
ment les structures bourgeoises, c'est-à-dire la
société ouest-allemande dans son ensemble.
Que ces positions et cette lutte aient des
aspects € romantiques », qu'elles contiennent
une bonne dose d'utopie, cela paraît évident.
Si vis-à-vis de la République démocratique
allemande et de l'Union soviétique, les leaders
du S.O.S. (d'ailleurs divisés) n'ont pas la posi-
tion absurde de la majorité gouvernementale,
qui consiste à considérer le communisme com-
me le mal absolu et à refuser de reconnaître
la R.D.A,, voire même de Pappefler par son
nom, ils n'en sont pas moins antisoviétiques (4).
Ils reprennent à leur compte le slogan selon
lequel l'U.R.S.S. ne serait pas ou ne serait
plus révolutionnaire. Ils prétendent déborder le
communisme sur sa gauche.
Conscients du fait que les étudiants seuls
(1) Sur l'Influence de Herbert Marcuse, cf. « Alle-
magne d'aujourd'hui », numéro 12.
(2) C'est au cours d'une manifestation contre la
venue du chah d'Iran à Berlin, qu'a été tué par
un policier berlinois, S'étudiant Benno Ohnesorg. Cette
date est devenue un symbole pour les étudiants
allemands.
(3) La F,O.P. est divisé et on ne saurait le consi-
dérer dans sa masse comme un véritable parti d'oppo-
sition. C'est un parti évincé momentanément du pou-
voir, ce qui est tout différent.
(4) Un certain nombre de leurs leaders, Dutschke,
par exemple sont originaires de la R.O.A. et l'ont fyta.
44
-*-,75rii ..*.«.*—.
^- -I\^^8^^;aîiî^--"^^5^^
S^^llp^i^l^
— peu nombreux et en majorité d'origine bour-
geoise (1) — ne sauraient réussir à « ébranler »
la société actuelle, ils envisagent de créer
un front avec la classe ouvrière, comme si
les ouvriers n'avaient pas leurs propres orga-
nismes syndicaux et politiques, comme s'il
suffisait de porter la « bonne parole » chez
Volkswagen ou Krupp pour créer un front com-
mun efficace contre la société capitaliste I
Plus généralement, il est trop évident que
cette jeunesse estudiantine est plus à l'aise
dans la révolte, dans la contestation, que dans
l'établissement et la défense d'un programme
politique concret, positif. Pour se battre contre
la police, il faut « seulement » du courage,
pour proposer une alternative à la politique
de Bonn ou tracer les linéaments d'un autre
ordre social, il faut être capable d'analyser
avec précision la situation actuelle de l'Aile-
magne, de dégager une tactique, de proposer
un programme et de lutter patiemment pour
le réaliser. «L'opposition extra-parlementaire »
qu'animent les étudiants n'en est pas là.
Quelles sont donc les chances et les pers-
pectives du mouvement?
Un récent sondage d'opinion à Berlin-ouest (2)
a montré d'une part que les étudiants, à la
suite des bagarres pascales, ont vu diminuer
la sympathie dont ils pouvaient encore jouir.
Mais plus de la moitié des personnes interro-
gées {entre 16 et 30 ans) tiennent pour justifiée
leur protestation ; la proportion diminue, com-
me il fallait s'y attendre, avec l'âge des ques-
tionnés; la génération des plus de 50 ans est
dans l'ensemble hostile aux étudiants.
Un des leaders du S.D.S. reconnaissait lui-
même d'ailleurs qu'à Berlin-ouest, depuis le
2 juin 1967, les étudiants sont relativement
isolés (3). Et pourtant il semble bien que les
récentes manifestations de protestation aient
été le fait non pas des seuls étudiants, mais
plus généralement des jeunes. A Munich, sur
les 110 manifestants arrêtés, moins du tiers,
33, étaient des étudiants (4), La protestation
contre la société actuelle a, en République
fédérale, gagné de nouvelles couches de jeu-
nes. Et déjà cette protestation a contribué
ou a réussi à sensibiliser au moins une partie
de l'opinion :
a) contre la guerre du Vietnam,
b) contre le gouvernement actuel dt la R.FA,
c) contre les brutalités -de la police (dont
une partie des cadres sont d'anciens nazis)
pour qui tous les manifestants sont des * sa-
lauds de communistes » (5).
d) contre le monopole du trust de presse
(1) Les frères Woiff qui dirigent !• S.D.S, sont fils
d'un juge hessols.
(2) Établi à la demanda du « Spiegal » qui en publie
les résultats. Numéro du 2-4-1988, p. 26-
(3) « Oer Splegel », op. cit., p. 42.
(4) Ibidem, p. 27,
(5) Cf. Témoignage» rapporté» par !s « Sptegol », p. 31
noîsmmsnt.
4S
Springer : on sait que c'est contre les installa-
tions de ce trust et sa presse abêtissante (!)•
et anticommuniste que les manifestations de
Pâques étaient la plupart du temps dirigées,
Le mot d'ordre « Expropriez Springer » est
repris actuellement par de nombreuses orga-
nisations et soutenu par de nombreuses per-
sonnalités (des écrivains en particulier), même
s'il semble que le Bundestag ne soit nulle-
ment prêt à limiter la concentration capitaliste,
pas plus en ce domaine qu'en d'autres.
Et pourtant on peut légitimement se deman-
der si, eh fin de compte, les conséquences
négatives de l'action étudiante ne contreba-
lanceront pas ses aspects positifs. La majorité
de la population se désolidarise de l'action
des étudiants accusés de vouloir « semer la
violence ». La presse Springer a fait son office
pour tenter d'assimiler les protestataires
à de simples voyous. Schùtz, le bourgmestre
social-démocrate de Berlin, a réussi à convo-
quer à l'hôtel de ville de Berlin-ouest une
contre-manifestation importante (2), au cours
de laquelle furent molestés des jeunes
gens coupables seulement de porter la barbe
et des jeunes filles parce qu'elles étaient en
blue-jeans. Toute cette « bonne société » pousse
manifestement à une répression encore plus
brutale.
Il est probable que les homélies de Kiesinger,
qui a menacé les manifestants des foudres du
pouvoir, contribueront à apporter de l'eau et
des voix aux partis réactionnaires (C.D.U. et
N.P.D.). Tout ce que l'Allemagne occidentale
compte de nazis mai repentis, de nostalgiques
de « l'ordre » éprouve une haine aveugle, irrai-
sonnée, à l'égard de ces jeunes gens en colère,
qualifiés hâtivement de communistes. C'est ce
climat qui explique l'attentat contre Dutschke.
(1) Nous renvoyons nos lecteurs à l'article de « Démo-
cratie nouvelle », sur la * Bild Zeitung ». Springer
contrôle 19 journaux ou revues d'un tirage global de
17,5 mitlions d'exemplaires. A Berlin et Hambourg plus
des deux tiers des journaux vendus sont les siens.
(2) Soutenue par la plupart des patrons qui avaient
fermé leurs ateliers et libéré tout leur personnel à
temps pour qu'il assiste à la manifestation. On a
estimé à pîus de 100.000 le nombre des participants.
46
Le N.P.D. va pouvoir se présenter comme le
défenseur de la morale, de l'ordre, de la digni-
té, « du bon renom » de l'Allemagne. Je ne
suis pas sûr que cette attitude ne soit pas
payante en Allemagne fédérale aujourd'hui. Le
N.P.D. s'efforce d'ailleurs de recruter dans
tous les milieux, y compris parmi les étu-
diants (1) et les prochaines élections lui per-
mettront d'envoyer au Bundestag, en 1969, plu-
sieurs dizaines de députés; il n'est que de se
reporter aux récentes élections provinciales du
Bade-Wurtenberg pour voir que le mouvement
se poursuit en ce sens. Avec près de 10 % des
suffrages, le N.P.D. y a remporté le plus grand
succès qu'il ait connu depuis sa naissance.
S'il jouit de larges sympathies à l'étranger
— dont certaines d'ailleurs sont plus ou moins
suspectes (2) — il n'est pas sûr qu'en Allemagne
fédérale le mouvement étudiant ne voie pas,
dans les semaines et les mois à venir, son
crédit diminuer. Le S.O.S. est d'ailleurs inté-
rieurement divisé et on peut même se demander
s'il réussira à maintenir son unité (3).
La R.F.A. n'est pas la République de Weimar
finissante. 1968 n'est pas 1932. S'il fallait à
tout prix chercher des comparaisons histori-
ques nous évoquerions plutôt les débuts de ce
régime, l'époque où toutes les forces rétro-
grades et modérées firent bloc contre le spar-
takisme pour l'écraser au nom de l'ordre, en
janvier 1919.
La position du parti social-démocrate est
particulièrement délicate. Sa participation à
la grande coalition, son alignement sur la poli-
tique de la C.D.U. se sont soldés par une perte
d'audience sensible. Dans toutes les élections
régionales, la social-démocratie recule, au Bade-
Wurtenberg elle vient de perdre 8 % des
suffrages, le cinquième de ses électeurs. Son
aile gauche, mécontente mais minoritaire, sup-
porte mal le mariage forcé avec Kiesinger et
Strauss.
La révolte des étudiants aura eu pour prin-
cipal effet de révéler au monde et à beaucoup
de citoyens de R.F.A. le profond malaise qui
divise leur pays. Le groupe de mécontents
n'est pas assez fort pour ébranler sérieusement
l'édifice. Il creuse le fossé qui sépare les
diverses tendances de l'opinion publique. Il
est à craindre que finalement, de ce malaise,
les forces les plus réactionnaires ne tirent,
au moins dans les mois qui vont suivre, le
plus grand bénéfice. On voudrait espérer qu'à
gauche il facilitera le regroupement des forces
politiques qui cherchent une alternative réelle
à la politique de la grande coalition.
(1) •- Allemagne d'aujourd'hui », numéro 12, p, 14-15.
(2) Article de François-Poncet, favorabîs aux étu-
diants allemands et à leurs revendications dans « Le
Figaro » du 1? avril.
(3) La dernière reunion du comité directeur tenus
juste avant l'attentat dont Dutschke a été victime a
révélé sa division interne.
...ET DE JEUNES FRANÇAIS
Cet article était déjà composé lorsque se sont pro-
duites, à Paris et en Province, les massives manifes-
tations d'étudiants. La violence des heurts avec la
police et le nombre des participants ont surpris à
peu près tout le monde. Comment les expliquer ?
On peut distinguer deux niveaux : celui du malaise
général des étudiants et celui des causes occasion-
nelles, ou, si l'on veut, la revendication générale et
l'histoire des récentes manifestations, leur genèse.
Sur le malaise, tout a été dit, même si l'accord est
loin d'être fait sur l'ordre des raisons et des
causes.. L'Inquiétude des étudiants (et de la Jeu-
nesse en général) s'explique par le manque de dé-
bouchés pour ceux qui ont réussi à obtenir un di-
plôme, par l'insuffisance de l'encadrement professoral,
le manque de locaux, l'absence de formation profes-
sionnelle qui ne permettent pas à un étudiant qui a
son diplôme en poche — sauf s'il se destine à
l'enseignement — d'exercer un métier en sortant dé
l'Université.
Malaise plus général et plus vague qui s'explique
en partie par l'explosion démographique, le passage à
l'Université de masse. L'Institution universitaire n'est
pas adaptée i cet afflux d'étudiants. On a comparé
la galerie de la Faculté des Lettres de Nanterre a
un hall de gare. La comparaison n'est pas fausse, si
l'on précise qu'aucune gare en France n'a sans doute
de hall aussi Immense.
L'étudiant de première année qui arrive à la Faculté
se trouve pris dans une Immense machine dont II
47
connaît mal las rouages ; 11 est perdu, un peu affolé,
parfois prisonnier, puisque, taule de « passerelles » en-
tra les sections, son choix Initial d'une discipline est
déllnltlt. 11 n'exista ni orlentaton ni « canaux de déri-
vation », e'est-i-dire de débouchés en cours d'études.
La Faculté des Lettres de Nanlerre a Inscrit, en no-
vembre dernier, 6.000 étudiants en première année.
Les moyens («n personnel enseignant et surtout ad-
ministratif) sont dèrisoirement Insuffisants pour les ac-
cueillir et les encadrer.
Pourtant, Jusqu'Ici, ce malaise, ressent) confusément,
n'avait guère suscité de protestation massive. Il y «
mains de deux mois, l'UNEF et le Syndicat national
de l'Enseignement supérieur ont organisé à Parts, de
la Faculté des Sciences (Halle aux Vins) I la Sorbonne.
une manifestation pour revendiquer des maîtres, des
locaux, des débouchés ; Ils demandaient la construc-
tion, d'urgence, de nouvelles Facultés (Verrières, VIII*-
taneuse). Or cette manifestation m groupé moins de
2.0M personnes, dont un bon nombre d'enseignants.
Le* étudiants ne s'étalent pas mobilisés. L'audience
de l'UNEF, déchirée par les divisions Internes, était
d'ailleurs fort réduite «n milieu estudiantin.
Autrement dit, s'il existait un terrain favorable à la
protestation étudiante, elle ne s'exprimait pas, ou du
moin* pas dans les formes organisées, traditionnelles.
A N«nt«rre et dan» d'autres Facultés s'étalent cons-
titués dot groupes (anarchistes, maoïstes, trotskyst»»,
etc.), P«u nombreux relativement à la masse des étu-
diants, mais bruyants, actifs, et dont la plupart met-
tent en eauss non seulement l'Insuffisance ds moyens
de l'Université ou son fonetlonnement, mais son exis-
tence même et, avec elle, la société actuelle tout
entière. C'est elle qu'il s'agit de faire éclater. Leur
audience s'est accrue, sinon le nombre de leurs adhé-
rents. Ils ont, le 22 mars, occupé une salle dans la
bfltlment administratif, A la suite de poursuites poli-
cières contre des étudiants connus pour leur partici-
pation à la lutte contre la guerre du Vietnam, Ils
étalent 142.
Le 3 mai, après des Incidents divers, mais surtout
pour prévenir des affrontements qu'on pouvait crain-
dre graves, les cours ont été Interrompus à Nanterre.
Le même jour, manifestation dans la Cour de la Sor-
bonne. Quelques centaines d'étudiants y protestent con-
tre las poursuites disciplinaires Intentées à huit d'en-
tre eux.
C'est alors que va se produire le fait qui va modi-
fier considérablement la situation. L'entrée île la po-
lice à la Sorbonne, de nombreuses arrestation* arbi-
traires et, dans la soirée, Its pr«mlor* heurts avec
étudiants qui réclament la libération ds leurs ca-
marades. Dans la cour de la Sorbonne II y avait quel-
ques centaines d'étudiants. Le soir, lis étalent plu-
sieurs milliers à affronter la police. Le lundi suivant,
plus de 1D.OOO ; le mardi et le mercredi, plus da 28,000 I
Quand on revendique plus de crédits, on n'a pas
en face de sol yn adversaire visible, Immédiat. La
gouvernement, le pouvoir, sont lointains, Impersonnels.
L'uniforme, le* casques et les grenades des policiers
sont le, concrets, évidents. L'Intervention «te la police
a fourni à la protastatlon étudiante, latents, Inexpri-
mée, un pôle. Elle a fait passer au second plan les
divergences Intestines. Elle a fourni aux étudiants, «vi-
des d'action, un adversaire. La solidarité naturelle des
Jaunes a Joué i plein.
J'ai assisté, la mardi 7 mai, à de» manifestations
Impressionnantes à la sortie d'un lycée parisien. Il
y avait là plus d'un millier d'élèves, et pas seulement
des classes terminales. Ces adolescents étaient heureux
de défiler, de manifester, de faire quelque chose, de
s'affirmer. D'affirmer leur solidarité avec ces autres
jeunes, i peine leurs aînés, les étudiants.
Autrement dit, tes étudiant* sont descendus en force
dans la rue parce qu'il» pouvaient exprimer leur mé-
contentement concrètement, en affrontant la police, en
lançant des mot* d'ordre Immédiats et acceptables par
tous (réouverture des Facultés, pas de police au Quar-
tier Latin, libération des étudiants arrcles ou condam-
nés),
Ces manifestations étudiantes auront eu le mérite d«
sensibiliser de larges couches de l'opinion publique
au malaise étudiant. Elles ont montré que le gouver-
nement était plus prompt à utiliser tout» ses forces
de répression contre les étudiants qy'à ouvrir de nou-
velles Facultés ou à prendre des mesures pour démo-
cratiser l'Université, et en faire une Institution adaptée
à notre époque.
Mais rien n'est réglé. Le malaise subsiste. On peut
craindre qu'il ne s'aggrave, mémo, si le gouvernement
n'accepta pas de discuter des réformes nécessaires
avec les organisations étudiantes (l'UNEF semble avoir
retrouvé son audience auprès des étudiants) et les
syndicats d'enseignants. Des propositions constructlves
ont été faites de longue date ; le parti communiste a
proposé un plan détaillé ; le gouvernement ne peut
plus éluder les questions posées.
Sinon, 11 y aura d'autres explosions. A la rentrée
prochaine, en novembre peut-Mra.
48
lundi S mal, boulevard saint-germain, aux étudiants, le gouvernement répo
la raison voudrait :
ne pas étendre la banlieue stérile et ses servitudes ruineuses.
la t r;it*tfc au sol
dfime société
vratislav cerny
La société actuelle pourn-t-elle remodeler, à l'évacuat.on de celle»!, était pour Pans une
chaque étape de son devenir, le lieu commun chance exceptionnelle. Le pouvo.r *"« « '«g"
des hommes, la ville? La rénovation nécessaire que, n'a pas voulu -pas pu -, maigre les
du quartier central des Halles, imposée par délais dont «! disposa.t, la saisir.
Les structures de peuplement correspondent,
dans une certaine mesure, à la structure de
la société, au niveau économique et culturel
de chaque époque historique. De plus elles
conservent les marques de l'histoire, et sont
fonction des conditions naturelles du pays.
Toutefois la relation qui existe entre les struc-
tures de la société et celles du peuplement
n'est pas de reflet direct. La structure du
peuplement n'est jamais conforme d'une façon
optimum aux besoins de la société. De même
qu'exïstent dans les communautés humaines
des contradictions, des disproportions, des re-
tards, on retrouve ces phénomènes dans les
structures de peuplement.
Si l'existence des villes est un phénomène
datant de la préhistoire, leur généralisation
ne fut cependant possible qu'à l'époque capi-
taliste (1). Mais, tout en permettant ce déve-
loppement, la civilisation industrielle condi-
tionne le style de vie et le milieu urbain de
telle manière que le citadin en arrive aux
limites de tolérance acceptables.
Non seulement une diminution du nombre
des habitants des grandes villes paraît impos-
sible, mais encore une rupture de la tendance
à l'accroissement de ces villes n'apparaît nulle
part, même dans les pays où un effort systé-
matique a été entrepris pour diriger le déve-
loppement démocratique.
L'expérience de l'U.R.S.S. montre que ce
sont justement les -grandes villes (atteignant
le million d'habitants) qui connaissent les ryth-
mes de croissance les plus élevés. Lorsque
ces processus ne sont pas contrôlés, on assiste
à la naissance d'agglomérations urbaines conti-
nues par la jonction des banlieues des grandes
villes (sur la côte ouest des U.S.A., par exemple
où San Diego et Los Angeles tendent à se re-
joindre).
Conscients de la menace que signifie pour
le développement sain de l'humanité la ville
actuelle, les urbanistes tentent aujourd'hui de
définir de nouvelles conceptions des grandes
agglomérations.
(1) Le nombre des habitants des villes croît actuelle-
ment deux fois plus vite qu® le nombre total des
habitants de la planète (43 e/« contre 19 •/»).
51
... structurer la région et la ville,
et non seulement un quartier
ou un grand ensemble,
si agréables paraissent-ils
au milieu d'espaces verts,
mais en fait isolés
et ne participant en rien
à la vie de la cité,
lieu de tous les échanges...
Réalisées ou à l'état de projet, celles-ci
n'ont pas jusqu'ici apporté de solution satis-
faisante.
Comparons brièvement quelques-unes d'entre
elles:
a) Agglomérations satellites.
Formations résidentielles plus petites, distan-
cées rationnellement d'une grande ville: habi-
tat sain et souvent satisfaisant sur le plan
esthétique, mais du Heu du travail
tant que les habitants ne pourront pas être
employés sur place. De plus, ces villes satelli-
tes (villes dortoirs) sont séparées de la vie
culturelle et sociale de la métropole. D'où
une double difficulté, pour les Individus, à
vivre une vie sociale et à s'adapter au milieu
urbain.
b) Dépgement de la ville,
« Désurbanîsation », Infiltration de la ville
dans la nature environnante (1). Cette méthode,
dite de désurbanisation de la ville ou d'urba-
nisation du site, appliquée surtout en Europe,
signifie une perte substantielle des terres agri-
coles et parfois la disparition complète des
sites inhabités. Aux difficultés identiques à
celles des villes-satellites, s'ajoute le sentiment
d'être perdu dans le monde infini de logements
épars.
c) Les formations «ville-maison».
Elles tentent d'atteindre un but qui pourrait
paraître paradoxal : une forte densité de peuple-
ment par une plus grande concentration sur
un petit espace. Cette idée offre plusieurs
variantes : immeubles-tours ou plans compacts,
Parmi tes immeubles-tours le projet expérimen-
tal de Le Corbusier (« le Plan Voisin ») est bien
connu, tout comme l'ensemble de Marina City
à Chicago. La plus grande réalisation du deuxiè-
me type est probablement la ville écossaise
de Gumbernauld, Le but de cette conception
est la réduction maximale des distances et
l'aménagement de la nature environnante. Du
point de vue psychologique certains défauts
apparaissent: sensations dépressives, manque
de vue, grand encombrement d'hommes,
d) Les solutions expérimentales.
Dernièrement des projets expérimentaux d'un
type révolutionnaire, comme < l'urbanisme spa-
tial », ont vu le jour. Un de ces projets, élaboré
pour la ville de Paris, était conçu par l'archi-
tecte Yona Friedman : il s'agit d'une super-
structure au-dessus du niveau de la ville. Un
autre projet, dû à l'architecte japonais Kenzo
Tange, agrandit Tokyo par des constructions
au-dessus du golfe. Il existe également des
projets expérimentaux de bâtiments souter-
rains, etc.,.
Tous les systèmes mentionnés ont un trait
commun, l'abandon radical des formes tradi-
tionnelles, formes qui sont chargées de valeurs
culturelles et affectives,
le patrimoine historique
Chaque époque culturelle façonne son milieu
urbain et les réalisations tes plus brillantes
sont celles de cultures à long développement.
Dans la période d'évolution rapide que nous
connaissons, le poids du passé, l'irruption de
techniques nouvelles, la mise en oeuvre de
conceptions inachevées — et souvent contra-
dictoires — rendent plus difficile l'élaboration
d'un tracé urbanlstique et architectural qui soit
non seulement le d'une société
particulière, mais qui, tout en protégeant le
historique, apporte des solutions ra-
tionnelles aux de la vî« urbaine.
Dans le patrimoine vieillissant des époques
passées yn choix continuel est fait. II part
à la fois de points de vue utilitaires et de
points de vues économiques, artistiques, cultu-
rels et historiques, A ceux-ci s'ajoute l'action
de la dent du temps, qui modifie l'aspect physi-
que du milieu conservé, déterminant parfois
son rejet.
Les expériences actuelles montrent que l'on
doit traiter chaque valeur conservée de ma-
nière à l'incorporer dans le milieu humain
moderne. Les méthodes de reconstruction
et de conservation doivent respecter l'his-
toire, la qualité artistique et utilitaire ainsi que
les possibilités économiques du complexe
considéré. En même temps il faut prêter une
attention profonde aux ensembles, dépassant le
détail architectural, mais organisant les rapports
de celui-ci avec l'environnement.
Ces expériences montrent également que les
qualités spécifiques de notre époque : la péné-
tration rapide de la civilisation mécanique,
l'accélération des rythmes de vie, la rapidité
des innovations peuvent être, si elles sont
laissées sans contrôle, un grave danger pour
le patrimoine historique.
le milieu résidentiel
Le logement, lieu le plus ancien du milieu
humain artificiel, avait tout d'abord un rôle
purement utilitaire. Très vite il a couvert d'au-
tres fonctions, psychiques et sociales,
Aujourd'hui le milieu résidentiel comprend,
(1) Le représentant extrême de cette tendance «st
l'urbaniste allemand Ludwig Hllbaraelmar ; ses villes —
« petits peigne* • consistent exclusivement en matoorm
familiales.
à même échelle
Paris
New-York
Buenos-Aires
3DDI
... ne pas retomber dans l'erreur de la « rue-corridor »...
hors du logement, l'espace extérieur, qui est
chargé de fonctions complémentaires à celle
de l'habitation. II joue évidemment un rôle
important dans la vie de l'homme, l'aidant à se
créer les relations sociales nécessaires et ré-
pondant aux exigences concernant le développe-
ment de sa personnalité.
La liaison de l'homme au milieu résidentiel
est . importante tout changement de milieu
pouvant à la limite signifier une rupture.
Parmi les questions les plus actuelles concer-
nant le milieu résidentiel, une des plus dra-
matiques est l'impossibilité de satisfaire le
désir et le besoin des hommes de jouir d'un
milieu résidentiel équilibré, véritable.
Conditionnées par le développement écono-
mique, le progrès technique et la différencia-
tion des goûts, les solutions architecturales vont
en se multipliant.
Cette richesse de formes est pourtant mena-
cée par l'industrie du bâtiment qui pousse à la
typisation et à la préfabrication, aux méthodes
de construction utilisant des éléments fabri-
qués en série.
Le développement de la civilisation technique
menace aussi l'espace extérieur.
L'intention des architectes est donc de rendre
le milieu extérieur des agglomérations au
moins aussi habitable que l'étaient les places
tranquilles et traditionnelles avec leurs mar-
chés, leur corso et leur animation. Cela signifie
avant tout éliminer le trafic courant des véhi-
cules, délimiter les espaces nécessaires aux
piétons, prévoir des espaces verts et des places
de jeux. De telles conceptions urbartistiques
ont une signification sociale: rendre à l'hom-
me sa dimension tout en le rattachant à son
milieu.
la production et le milieu
Les habitants des pays développés éprouvent
les effets des équipements productifs à la
fois dans le processus de la production et
hors de ce processus. La science et la
technique moderne donnent la possibilité d'éli-
miner ou de modérer l'influence défavorable des
équipements productifs sur le monde extérieur.
C'est seulement une question d'investissements.
Or il est vérifié depuis longtemps que les dé-
penses améliorant la qualité du milieu de tra-
vail permettent à l'homme d'économiser, puis
54
... comme à la Défense,
séduisante aujourd'hui
avec le cinquième
des constructions prévues,
mais qui, terminée»
deviendra un nouveau Manhattan,
chaotique et insuffisant,.,
J.
_-_—
... alors que c'est là,
en terrain libre
de servitudes historiques,
lieu privilégié
dans l'axe de Paris,
que devraient s'ériger
les constructions
de conception nouvelle
où loger
de manière rationnelle
et digne du xx* siècle
les bureaux,
administrations
et ministères qui étouffent
le centre de la ville
(ici, évoquons
avec nostalgie le projet
du « paris-parallèle »
d'andré bloc
et de son équipe)
de renouveler plus vite sa capacité de travail.
Améliorer le lieu du travail et de la vie, c'est
assurer à la ville un rôle équilibrant et culturel.
Malheureusement, les expériences actuelles
sur l'influence de la production sur le peuple-
ment et le site sont pour la plupart négatives.
Elles tendent à isoler l'usine du milieu urbain
plutôt que d'éliminer les causes de son in-
fluence,
La solution des problèmes complexes posés
par le milieu humain demande l'élaboration
de proportions optimales entre le milieu arti-
ficiel et naturel, les moyens techniques et les
buts culturels, le monde du travail et le monde
du temps libre. Seul un effort collectif pourra
faire jaillir de la science et de la technique, de
l'architecture et l'urbanisme, de tous les autres
arts, les formes de cette solution. Et la logique
des besoins et des buts veut que cet effort
collectif par une activité politique.
55
formes nouvelles
qui dispensent le sentiment d'espace, le soleil.
savoir s'intégrer à la ville ancienne, sans la défigurer.
aux halles, le problème a été mal posé :
un programme trop chargé
avec la trop considérable surface de planchers
réclamée par les hommes d'affaires et le ministère des finances,
ne peut aboutir qu'à l'asphyxie du quartier.
le « monumental » projet faugeron, par exemple,
viendrait de ses éperons écraser saint-eustache.
un projet de même inspiration,
mais destiné à un lotissement de vacances,
prend, lui, toute sa résonance face à la mer.
'•TS'J!
la rénovation du quartier halles
URBANISME ZERO
marcel cornu
projet de yona friedman pour une construction dominant les banlieues parisienn
Les difficultés actuelles de l'architecture
française apparaissent comme la conséquence
de la place, mineure, qui est faite à cet art
dans notre société (1), La fonction architecturale
se trouve avoir perdu de son importance et de
son éclat. L'architecture ne joue plus un rôle
aussi décisif que jadis, ni dans la vie écono-
mique, ni dans la vie politique, ni dans les
esprits. Sa langueur ne viendrait-elle pas de
là, d'abord ?
Ils sont loin les temps où la superbe des
bâtiments était moyen classique d'immortaliser
un règne ou d'imposer à l'histoire le souvenir
d'une civilisation. En tant que valeur, l'archi-
tecture a vu son prestige singulièrement baisser.
Mais qu'exceptionnellement on en recon-
naisse l'utilité, pour quelque fin que ce soit,
qu'on lui attribue un quelconque mérite, alors,
aussitôt elle prospère. Il a suffi qu'elle appa-
raisse comme pouvant être, pour employer notre
jargon, un support publicitaire, et voyez à
Manhattan par exemple, son exaltation le
surgissement vertigineux des gratte-ciel, la
compétition plastiqua entre les firmes pour
gagner les batailles de la concurrence, A Paris
même, aujourd'hui, dans le nouveau quartier de
la Défense, on aperçoit, en miniature, le même
phénomène. Ou encore, l'effort de recherche
plastique qui caractérise les constructions dans
les nouvelles stations de neige. Une recherche
(1) Cf. «Les Lettres Françaises» des 14 et 21 février
1968 et « La Pensée », numéro de février.
58
qui parfois même vise à l'originalité la plus
spectaculaire qui se puisse. En vue d'attirer
le client ! Mais les travaux en cours sur la
côte languedocienne dénotent, eux aussi, une
volonté de rompre avec la routine et la mono-
tonie (ainsi, à la Grande-Motte, les immeubles
pyramidaux conçus par l'architecte Balladur, la
grâce des courbes qu'il a multipliées, et ces
poteaux-pilotis qui font songer à la poésie de
ceux qu'Oscar Niemeyer a imaginé à Brasilia
pour le Palais de l'Aurore, La recherche plasti-
que, dès lors qu'elle apparaît « rentable », s'im-
pose,.,
Et Grenoble, ville soudain métamorphosée
à l'occasion des Jeux Olympiques, qui met-
taient en jeu le prestige national ? Hier, cité
vieillotte et grise d'aspect que voilà architec-
turalement modernisée, devenue lieu d'exploits
architecturaux, en trois ans, elle a pu, dans
une grande mesure, abolir la contradiction qui
se manifestait en elle, entre ses formes, certai-
nes retardataires, et son développement démo-
graphique et économique.
Mais ces exceptions ne font pas oublier
qu'en effet, l'architecture moderne en France,
a grande difficulté à être. La dévaluation de
la fonction attribuée à l'architecture n'en est
peuMtre pas la raison la plus déterminante.
En fait, dans notre société, on voit l'archi-
tecture échapper aux architectes. Elle est écra-
sée par l'urbanisme. Je veux dire l'urbanisme
tel qu'il se pratique. L'urbanisme de fait. Car,
bien sûr, je ne vais pas prétendre que l'archi-
tecture doive être séparée de l'urbanisme ! Cet
urbanisme de fait ne reflète que très, très
partiellement l'urbanisme théorique, ou, si l'on
veut, l'urbanisme de droit élaboré, lui, ration-
nellement (plus ou moins rationnellement, à
vrai dire...) et, en principe, pensé en liaison
avec la composition architecturale.
L'urbanisme de fait est façonné presque à
l'insu de tous, en tout cas très naturellement,
par toutes sortes de facteurs qui tiennent à la
nature même du régime social et aux lois de
son fonctionnement. Par des intérêts de classe,
par les prix des terrains à bâtir, par la poli-
tique officielle en matière de constructions
dites « sociales », par les intérêts privés des
promoteurs... Urbanisme aveugle et opaque.
Inexorable pour l'architecture.
Pour prendre un exemple, qui nous tient tous
à cœur, croyez-vous, du train où vont les choses,
et tant d'intérêts particuliers se déchaînant pour
faire main basse sur ce lieu merveilleux de
Paris qu'est le quartier des Halles, croyez-vous
qu'en cette affaire le souci de l'architecture
compte pour si peu que ce soit ? Ah ! on ne
pense guère à composer en ce cœur de Paris
un paysage architectural véritable. Comme, ja-
dis, il y eut la Place des Vosges ou le Marais !
La gloutonnerie bureaucratique d'une admi-
nistration, l'affairisme de puissants personnages
sont les moteurs de l'opération. Il s'agit, avant
tout, de rentabiliser par un bourrage extrême
des terrains qui ont une valeur marchande très
élevée. On cherche comment exploiter le terrain
libéré, au mieux de puissants intérêts parti-
culiers et de redoutables appétits privés. Et
les combinaisons financières dictent le pro-
gramme.
L'architecture, c'est la Cendrillon dans cette
histoire. On lui impose des problèmes qui ne
peuvent comporter de solutions correctes. On
ne s'intéresse pas vraiment à elle,
On s'explique, dans ces conditions-là, que
les autorités fassent tant de mystère. Elles
n'ont pas organisé de concours publics. On
vous met les maquettes sous verrou. On les
sort dans le plus grand secret pour les mon-
trer à la Cour. On ruse avec les représentants
de la ville...
Si bien qu'une affaire de cette importance
a pris un air de complot !
Ici nous touchons au point le plus sensible
de la ville. On est à la croisée naturelle des
voles nord-sud et est-ouest. Au point focal.
A deux pas du Palais-Royal. A deux minutes
du Marais. A portée de jambes du Quartier
latin. C'est-à-dire dans la partie urbaine la
plus enrichie par l'humus de l'histoire, dans
le Paris le plus profond. Exactement dans son
intimité. Dans un des lieux qui définissent
cette ville et en commandent le fonctionne-
ment.
Ce quartier qui est à refaçonner se trouve
dans une situation esthétiquement exception-
nelle. Et fonctionnellement aussi, il joue un
rôle essentiel.
Bien entendu, les Halles ne constituent pas
tout le centre de la ville. Mais elles sont une
des pièces les plus importantes de ce moteur
qu'est pour la vie d'une cité son centre.
Moteur de Paris, qui, aujourd'hui, chacun
le sait, fonctionne mal. Les structures vieillies
des Halles, le lent pourrissement du quartier
y sont pour quelque chose. En un sens, c'est
une chance providentielle, cette occasion, main-
tenant offerte par le déménagement du marché,
de réorganiser cet endroit-clé, de redonner
dignité et éclat à cet espace rayonnant.
Mais, quelle responsabilité !
La décision qui sera prise ici engage l'avenir
de tout Paris, Elle affectera la figure monu-
mentale de la ville. Elle influera sur son sys-
59
terne organique. Améliorera sa cohérence inter-
ne ou aggravera encore l'incohérence. Je ne
crois pas exagérer, H y a comme cela des
moments dans l'histoire d'une cité où ce qui
pourrait ne sembler être qu'une opération tacti-
que, localisée, a des aboutissants stratégiques.
pourquoi les maquettes ?
Mais la méthode avec laquelle l'affaire a été
jusqu'à aujourd'hui instruite, aboutit logique-
ment à une contradiction ; le Schéma directeur
et l'opération des Halles ne sont pas harmonisés,
accordés, mais sont disjoints. Cette méthode a
pris le contre-pied des principes les plus élé-
mentaires, les plus indispensables de l'urba-
nisme. Elle les a tournés en dérision.
Pourtant, direz-vous, les pouvoirs publics et
le Conseil municipal ont précautionnement étu-
dié le problème ? Ils se sont adressés à six
architectes, hommes de tendance et de goût
différents.
Ces architectes ont tous du talent, que,
maintenant que ces maquettes ne sont plus
en prison mais son exposition, nous avons plaisir
à apprécier.
Tout cela est vrai. Malheureusement tout
cela est vain. Les maquettes, dans les condi-
tions où elles ont été commandées, ne per-
mettaient nullement d'éclairer le problème qui
est posé par le cas des Halles. La procédure
_:1
•v$
ri (•> ^ ~^' sï|"s. • '.']» '',.,- a'* *
D1^^1'"
n
•0=
éviter de détruire le tissu ancien,
destruction qui paraît être le souci majeur de tout édile
depuis haussmann,
comme le prouvent ces insensés projets d'avenues
dans le quartier compris entre
l'hôtel de la monnaie et l'école des beaux-arts,
qui serait ainsi complètement défiguré...
*.*r
*t %«*n CSUH^HX,
une solution ingénieuse
de l'atelier pierre faucheux,
qui réussit à organiser,
en sous-sol,
les bureaux et services imposés,
et, à l'air libre,
les bâtiments culturels,
tout en conservant un vieil îlot
dit « la petite venise »
au milieu
d'un immense bassin
de peu de profondeur
qui recouvrirait
la presque totalité
du quartier...
... aérer les ruelles et les cours
par un « curetage » judicieux
qui seul permet de sauvegarder
les façades
et les meilleurs vestiges
dans leur atmosphère
6l
n'instruisait rien. Elle se trouvait inapte à
répondre à la question d'urbanisme essen-
tielle.
Comprenons bien. Aux architectes préposés
à l'opération maquettes, on a dit: la zone à
remodeler s'étend sur 35 hectares. Sur ces 35
hectares, sept» où subsistent des ensembles
architecturaux de valeur, seront « restaurés »,
(c'est-à-dire conservés, curetés, décrassés). Vous
à prévoir la construction d'un million de
mètres carrés de planchers. Ne dépassez pas
30 mètres pour la hauteur. Mais vous pouvez
creuser dans les entrailles de la terre. Mon-
trez-nous ce que peut devenir le quartier...
Il s'agissait, si j'ose dire, de visualiser le
spectacle d'un million de mètres carrés de
planchers construits sur les vingt-sept hectares.
D'avoir de ce que l'entreprise pourrait
donner, de l'effet plastique, notamment, qu'elle
comporterait.
Cette considération n'est évidemment pas
subalterne. Loin de là. Mais l'aspect architec-
tural est postérieur, en bonne logique, à la
définition du programme d'urbanisme. Il lui
est second. En priorité et en primauté se place
la décision d'urbanisme portant sur le contenu.
Pas seulement sur le volume chiffré des cons-
tructions, mais sur la nature de ce qui sera
édifié. Quel genre de bâtiments sera élevé?
Quelle sera la qualité de la vie urbaine qu'on
pense développer dans le quartier, en con-
nexion avec l'ensemble de la cité? Telles sont
les questions décisives.
Supposez un instant qu'on ait choisi d'ins-
taller à cet endroit-là de Paris trois ou quatre
cent mille mètres carrés de planchers de caser-
nes. Casernes de gardes républicains et caser-
nes de pompiers... Hypothèse incongrue, bien
entendu absurde. Mais c'est pour faire com-
prendre à quel point la nature du programme
retenu détermine toute l'opération.
L'option dominante est donc celle du pro-
gramme. Que veut-on faire des Halles? Un
lieu consacré à la culture, prolongeant le Quar-
tier latin ? Un lieu de distraction ? Une zone
de commerce de détail ? Un grand ensemble
résidentiel, avec des jardins? Ou bien des
buildings de bureaux trôneront-ils, maîtres de
ces lieux?
Il s'agissait parmi ces hypothèses de choisir
le parti d'urbanisme le plus juste, le plus
approprié. Le plus rationnel. C'est-à-dire le
mieux adapté à remplacement du quartier et
le mieux accordé aux plans conçus pour réor-
ganiser l'ensemble de Paris, précisément le
mieux accordé au Schéma directeur.
Il se trouve, hélas! que cette recherche
méthodique n'a pas été faîte sérieusement.
Carence de l'urbanisme? Impuissance d'une
discipline mal assurée encore? Pas du tout.
une méthode inquiétante
Dès le premier jour a triomphé une autre
forme d'urbanisme. Un urbanisme de fait, im-
posé par des groupes de pression, ayant en
vue leur convenance ou leurs intérêts privés.
Et se moquant bien de l'intérêt de
l'urbanisme parisien.
Ces groupes puissants et influents n'ont évi-
demment pas regardé le terrain libéré comme
une chance offerte à une ville qui a besoin
de se réorganiser, mais comme une occasion
magnifique pour eux. Après avoir plané en vol
tournoyant au-dessus de ce lieu, ils ont, rapa-
ces, fondu sur la proie. Je tes appelle, d'ail-
leurs, rapaces sans intention maligne. Leur
comportement, notre régime socio-économique
étant ce qu'il est, apparaissait inévitable et
comme naturel.
Groupes hétérogènes. L'un est une adminis-
tration (le ministère des Finances) qui n'a pas
envie de changer de quartier. Un bel espace,
ces Halles, à la porte du Louvre. Commode.
Le lion a donc posé sa patte sur les Halles.
L'autre est un consortium constitué tout ex-
près pour profiter de l'occasion : dix-neuf ban-
ques, dix négociants, treize transporteurs, trois
compagnies d'assurances, etc., qui ont décidé
de fonder à Paris un centre commercial inter-
national.
Personne ne conteste, a priori, que le minis-
tère des Finances ait besoin de bureaux, ni
que ces autres bureaux pour un centre com-
mercial international puissent avoir quelque
utilité! Il importe seulement de savoir si l'inté-
rêt pour Paris est que ces bureaux, ces cen-
taines de milliers de mètres carrés de bureaux,
s'installent en force ici même, et non ailleurs.
Le drame est que des exigences particuliè-
res, étrangères à toute conception générale
d'urbanisme et à toute notion d'urbanisme glo-
bal, aient déterminé le programme, A l'origine,
il y eut non un examen méthodique de la
question, mais un débat aliéné par ces reven-
dications. Les conseillers de Paris, qui dispo-
sent du pouvoir débile que l'on sait, n'ont
guère pu qu'essayer de freiner les convoitises,
rogner un peu les demandes de milliers de
mètres carrés, quémander des compensations.
Ils se sont sentis diminués par la toute-puis-
sance des demandeurs et par l'autorité ou
62
« il faut décider d'un parti d'urbanisme
en adoptant des mesures concrètes, faute de quoi
tous vos discours ne seront que des vœux pieux »
Charles lederman
repenser le programme et ouvrir un concours international
« avant de démolir et de rebâtir, regarder », andré chaste!
l'influence dont ceux-ci jouissaient officielle-
ment.
défi à l'urbanisme rationnel
Le résultat, c'est d'abord la démesure dans
le nombre et le volume des constructions pré-
vues. On va en entasser des bâtiments ! Et
en couler du béton ! Dans un numéro récent de
la revue « Urbanisme «, M, M.-F. Rouge estimait
que le coefficient de construction serait de
5 à 6 (le coefficient de construction, c'est le
rapport de la surface des planchers à la sur-
face totale du sol). Alors que les règles appli-
cables à Paris, dit-il, « autorisent rarement à
dépasser l'indice 3 ». Et, à titre de compa-
raison, il précisait que le nouveau centre d'affai-
res de Hambourg, pourtant situé en bordure
d'un grand parc, est conçu de manière à ne
pas dépasser l'indice 2,
Voici plus grave. La dominante du quartier,
si les projets étaient entérinés, serait donc :
des bureaux. Des bureaux? Cela signifie les
foules qui se pressent aux heures où commence
le travail et où il se finit. Puis, le soir venu,
et les samedis et les dimanches : le désert.
Est-ce pour ce lieu de Paris bonne formule
d'animation urbaine? Le Schéma directeur ima-
gine-t-il pour le cœur de la ville ces mornes
rythmes-Ià de vie ?
Et quelle extravagance! Créer ici des mil-
liers d'emplois nouveaux, c'est faire affluer
des milliers de voitures non pas simplement
aux Halles, mais dans l'ensemble du centre
de Paris. Il n'est pas encore assez encombré I
Je ne sache pas que le Schéma directeur pré-
voie, après la voie sur de recouvrir la
Seine ou d'installer une deuxième rue de Rivoli
souterraine !
En revanche, le Schéma prévoit la stabilisa-
tion ou même, je crois bien, une légère diminu-
tion du nombre des emplois dans le centre
lui-même. Il préconise des Installations nou-
velles un peu loin, près des gares, dont
les entours seraient rénovés.
Et l'Atlas de Paris, admirable documentation
établie avec objectivité et loyauté? Il nous si-
gnale, lui, en vingt passages différents, le
grave déséquilibre qui affecte Paris. L'ouest,
prospère, en plein développement. L'est qui
végète. Il y a urgence à ranimer tout le Paris
oriental. Alors, si l'on voulait rêver... Un minis-
tre des Finances se souciant de l'urbanisme,
ou un urbanisme assez fort pour mettre à la
raison les plus puissants, que sais-je, les
bureaux administratifs, on les verrait se cons-
truire, à l'est, du côté de la gare de Lyon,
ou, mieux, au-delà, à Bercy, puisque Bercy
prochainement doit être libéré.
Et pourquoi pas là aussi les bureaux dont
rêve le consortium ? A moins qu'il ne préfère
s'installer dans le brillant quartier de La Dé-
fense, où il serait en bonne compagnie.
Bien entendu, nous n'avons pas ici à esquisser
un programme logique pour le quartier des
Halles. Suffit bien de faire saillir par quelques
exemples l'incohérence et l'irrationalité de ce-
lui — mérite-t-il le nom de programme ? — qu'on
cherche à imposer. Suffit d'avoir donné idée
des contradictions qu'il présente avec les orien-
tations qui sont indiquées dans les travaux
sérieux concernant l'avenir de Paris.
Mais on comprend pourquoi tant d'architec-
tes et tant de Parisiens inquiets supplient les
responsables de reprendre, à vrai dire de com-
mencer enfin à étudier, en urbanistes, la ques-
tion des Halles.
Après tout, on a le temps encore. Les pre-
miers pavillons de Baltard seront-ils abandon'
nés avant 1970?
Mais peut-être n'a*t-on .pas d'argent
pour penser à un programme raisonnable ? Peut-
être aussi accepte-t-on comme normal que ceux-
là seuls qui ont de -aient xkoit à
formuler le programme A leur .commence ?
Comme l'écrivait, H y a le chroniqueur du
« Monde » : « la loi du -fart «t 'du plus
riche....
Antiurbanisme !
... tous témoignent d'un manque d'idéal, d'un égoïsme féroce,
ils ne voient que leur Intérêt personnel,
ils ne feront aucun sacrifice à la de la cité, à l'art,
dès que la moindre plus-value d'argent en jeu. »
piliement, « destinée de paris », 1943.
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GE.NKEva.uERS
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villeneuve-l a-garenne
reportage de pierre lambert
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Chez les prolétaires.
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leur propre condition de vie, le travail.
le métro à 8 h
banlieues
et par suite toutes les conditions d'existence...
rirr
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de la société actuelle...
«••«§•••*»
lllillllllililllll
••••••••••n •••••§
•'••«*.•»•••••••••"!••
... sont devenues
pour eux
quelque chose
d'accidentel
sur quoi ils n'ont pas
de contrôle
et sur quoi
nulle organisation
sociale
ne peut donner
de contrôle. »
Marx,
« l'idéologie
allemande ».
2*
«il •
+*
'mm
LA CRISE URUGUAYENNE
interview de José luis massera
par paul delanoue
Q. — Pourriez-vous nous indiquer quelles sont
'« caractéristiques principales de la situation inté-
rieure de l'Uruguay ? (1).
R. _ La situation en Uruguay doit être consi-
dérée en fonction de la crise profonde qui se
Développe depuis quelques années. La situation
<*itique de l'économie a cessé d'être purement
c°QJoneturelle ; elle reflète une crise struetn-
r«Ue. La production stagne et même régresse.
Cela est particulièrement net quand on consi-
"We la production par habitant.
La propriété foncière est essentiellement lati-
'undiaire, l'introduction de techniques modernes
<*' rarissisme. C'est la cause de la stagnation de
cheptel, qui, depuis 60 ans, est resté au
niveau. Or, pendant cette période, la popu-
«tion a augmenté de deux fois et demie. Il y a
donc en une diminution considérable de notre
'whesse et ceci se reflète dans nos exportations.
Certes, par rapport à d'autres pays d'Afrique,
d'Asie et même d'Amérique latine, l'Uruguay a
«"«nu un certain développement capitaliste.
Mis à part l'élevage, le pays est très pauvre en
'essources naturelles. Nous n'avons pratiquement
Pas de minéraux ni de combustibles et, pour le
Développement de notre industrie, nous dépen-
dons en grande partie de l'importation de ma-
'•ères premières. Notre équipement hydro-électri-
1ue, quoique assez impartant est arrivé à la
'"nite de ses possibilités.
Pendant la seconde guerre mondiale, nous avons
connu un certain développement. L'agriculture
(nous faisons une distinction entre élevage et
agriculture) et l'industrie furent encouragées par
certaines mesures gouvernementales. Mais depuis
quelque 10 ans, la tendance est à la régression.
Depuis longtemps, nos échanges commerciaux
comportent l'exportation de laines, viandes et
peaux, et l'importation de matières premières,
combustibles, matériels d'équipement, et, aussi,
quoique en quantité limitée, d'articles manu-
facturés. Aussi la régression de notre cheptel et
l'augmentation de la production ont-elles détermi-
né une réduction importante de nos réserves éco-
nomiques. La diminution des prix et du volume de
nos exportations — dépendant du monopole impé-
(1) De passage A Montevideo, nous avions demandé
à José Luis Massera, militant très connu du Parti
communiste et du Front de la gauche de l'Uruguay,
de nous donner une analyse sueeinî© de la crise
profonde que connaît maintenant ce pays. Jusqu'à
cette dernière période l'Uruguay, avec ses traditions
parlementaires, sa monnaie relativement stable, était
considéré comme « la Suisse de l'Amérique du sud ».
Cette période est bien révolue. Les déclarations
de J.-L. Massena, laites à la fin de 1967, n'ont rien
perdu de leur actualité. La crise s'est encore aggravée.
A l'heure actuelle un grand mouvement populaire,
animé par la Centrale syndicale nationale des Travail-
leurs, le Front de la gauche et le Parti communiste,
réclame le moratoire de ta dette externe et i'appli-
cation des mesures dont parle J.-L, Massera. Ces
mesures auraient comme conséquence une relative
indépendance de l'Uruguay à l'égard du Fonds Moné-
taire Internaionai. Le gouvernement uruguayen ne sem-
ble pas s'engager dans cette voie. De nouveaux
affrontements sont prévisibles dans un proche avenir.
81
rîaliste du commerce extérieur — et l'augmen-
tation des prix et du volume de nos importa-
tions ont eu comme conséquence une diminu-
tion considérable de nos rentrées de devises»
Q. — C'est le processus que nous retrouvons
dans beaucoup de pays du Tiers-monde ?
R. — Exactement. Pendant la guerre de Corée
nous avons connu un « boom > d'une certaine
importance, mais après cette guerre toutes les
années ont été marquées par an déficit commer-
cial. Pour y remédier on avait emprunté à
l'étranger et c'est ainsi que nous avons abouti
à une situation catastrophique, car, au déficit
commercial, devenu chronique, s'ajoute le poids
terrible de la dette extérieure. Celle-ci s'élève
à 600 millions de dollars environ et les exporta-
tions (moyenne annuelle) atteignent à peine
175 millions de dollars.
Or, avec les devises des exportations nous
devons non seulement payer les intérêt» de la
dette, mais aussi les importations. Les répercus-
sions sur l'économie nationale vont en s'aggra-
vant gang cesse. L'amortissement de la dette et
des intérêts demande une proportion trop élevée
de devises.
De plus, le pays subit une inflation « galo-
pante ». Pour les 10 premiers mois de 1967,
l'augmentation du coût de la vie fut d'environ
90 %.
Q. — Tout ceci se traduit par une crise pro-
fonde*
R. — Exactement. En 1930, nous avons connu
une crise très grave comme conséquence de la
crise mondiale ; c'était une crise conjoncturelle.
Les pays capitalistes ne pouvaient pas acheter
nos produits. Maintenant, le problème est plus
grave. Outre les conséquences du système impé-
rialiste, avec la détérioration de prix, le commerce
« non équivalent », les services de la dette exté-
rieure, etc™, il y a le parasitisme d« la grande
propriété foncière, dont les énorme» bénéfices
ne sont pas investis en Uruguay, mais transférés
clans des banques étrangères ou convertis en
dollars.
H y a 10 ans environ, il y eut tm changement
du gouvernement « Colorado », pour un gouverne-
ment « blanc ». Il s'agit là de deux partis sans
grandes différences entre eux, comme les répu-
blicains et les démocrates aux U.S.A. Les
«blancs» ont apporté, cependant, quelques chan-
gements dans la politique économique et finan-
cière dti pays, inspirés par les directives du
Fonds Monétaire International. Le résultat en fut
une accentuation des gains des latifundistes, expor-
tateurs, banques privées et de l'impérialisme en
général.
Le facteur-clé de la contradiction existant entre
l'impérialisme et les latifundistes tenait au fait
que le premier baissait les prix en dollars des
marchandises exportées, ce qui signifiait «ne
diminution des gains en dollars des seconds.
Pour résoudre ce problème, on a décidé de déva-
loriser la monnaie pour compenser ainsi — et
avec excès — la perte de dollars des latifnn-
distes et autres secteurs économiques du systè-
me parasitaire.
La crise actuelle ne pourra être résolue par
des moyens superficiels. Il faut prendre des me-
sures profondes et, concrètement, réaliser la
réforme agraire. Même si celle-ci n'est pas radi-
cale, il faut faire reculer la grande propriété
foncière et ainsi augmenter la production, natio'
naliser les banques privées, rompre avec le Fonds
Monétaire International. Depuis quelque temps
déjà, nous avons proposé un moratoire de la
dette extérieure, car il est actuellement impossi-
ble — vu son volume — de l'effacer. Il faut un
délai qui nous permettrait de relancer notre
économie.
Les mesures susceptibles de résoudre la crise ne
sont pas, à proprement parler, des mesures révo-
lutionnaires ou socialistes, mais des mesures qui,
en principe, pourraient être prises par un gou-
vernement bourgeois ; par exemple, il y a 30
ans il y eut un moratoire de la dette extérieure.
Cependant, dans la situation actuelle, il est évi-
dent que des mesxires de ce type signifieraient
un affrontement avec les latïfundietes et l'impé-
rialisme, ce que ne peuvent entreprendre les
grands partis dominants en raison de leur carac-
tère de classe.
La bourgeoisie uruguayenne, la plu» subtile
de toute l'Amérique latine, est au pouvoir depuis
plus d'un demi-siècle et a une très grande expé-
rience. L'interpénétration de l'appareil d'Etat et
des entreprises industrielles commerciales et ban-
caires est réalisée. Les partis traditionnel» ont
su utiliser habilement toute la puissance, toute
In bureaucratie de l'appareil d'Etat. Et ceci a
converti l'Etat uruguayen en un monstre absor-
bant une proportion importante du produit de
l'économie.
Toutefois, la crise grandissante a fait croître le
mécontentement dans les classes populaires. Ceci
nous a permis, particulièrement pendant ces
10 ou 12 dernières années, non pas d'affronter
directement des partis traditionnels, niais de déve-
lopper une première forme de mobilisation de la
classe ouvrière et des secteurs populaires dan*
des organisations de type syndical, et, à travers
ces groupements, de livrer bataille contre la poli-
tique du gouvernement.
Un affrontement politique direct était prati-
quement impossible ; cependant l'affrontement
82
par la voie «les organisations de masses nous
M permis de toucher des personnes appar-
tenant aux partis bourgeois. Ainsi, d'une classe
ouvrière divisée en trois parties plus on moins
équivalentes, nous avons réussi à faire une classe
ouvrière pratiquement unie dans une seule
centrale.
La lutte des travailleurs s'est d'abord déve-
loppée autour de revendications très élémentaires,
salaires et lois sociales etc... Puis furent incor-
porés d'autres éléments : celui de la solidarité
entra tous les secteurs : ouvriers, étudiants, etc.
— ce qui nous permit d'unifier le mouvement —
auquel nous avons pu donner peu à peu une
meilleure conscience politique. Actuellement cha-
que Uruguayen parle du cours do dollar et sait
quelle est la répercussion de ce cours sur le coût
de la vie, etc. Les masses populaires savent main-
tenant ce que signifient des revendications comme
le moratoire de la dette externe, la nationalisation
des banques privées, etc. De cette façon, on a
pu élaborer un programme du parti coïncidant
avec celui de diverses organisations d'avant-garde.
Ce programme est de plus en plus accepté par
les niasses populaires, au point que même les
dirigeants des partis traditionnels se voient obli-
gés de parler des problèmes qu'il soulève.
A ce développement s'incorpore l'expérience de
Cuba, qui a introduit un élément de clarification,
et nous a aidé à obtenir la compréhension du
programme d'ensemble. Tout ceci conduit à un
affrontement de plus en plus critique avec les
classes dominantes, maîtresses, naturellement, du
gouvernement. II y a en permanence des arrêts
de travail, de grandes grèves, etc.
Q. — La gréée des employés de banque a-t-elle
été particulièrement importante ?
H. — Oui. Cette grève et les moyens de lutte
employés atteignaient directement les intérêts du
pouvoir. Mais le gouvernement a utilisé cette
grève pour prendre des mesures de répression
plus généralisées. Ce n'est d'ailleurs pas la pre-
mière fois. Déjà en 1965, nous avons connu les
<• mesures de sécurité », une espèce d'état de siè-
ge. Cependant, le gouvernement, de même que
les précédents, est impuissant, fondamentalement,
à freiner les actions de lutte. Pendant les
« mesures de sécurité », il y a eu des arrêts de
travail généralisés. Les organisations syndicales,
qui ont dû travailler dans l'illégalité, ont main-
tenu leur appareil, le soutien des masses prou-
vait qu'elles étaient capables de diriger les luttes,
même dans des conditions extrêmement diffi-
ciles,
Les élections de l'année dernière ont été l'ex-
pression du mécontentement actuel, du désir
de changement, bien que les électeurs n'aient
pas encore eu une idée très claire à ce sujet.
En quelques mois, nous avons connu trois
ministères. Le premier avait voulu réaliser une
politique tant soit peu indépendante des direc-
tives du Fonds Monétaire et des pressions des
grands secteurs économiques. Il a échoué. La
grève des banques, les « mesures de sécurité »,
etc., furent le prétexte d'un changement d'orien-
tation. La nouvelle équipe gouvernementale, en-
core plus droitière, est évidemment favorable
à une soumission totale aux directives du Fonds
Monétaire International. Elle a provoqué une
dévaluation, qui est de beaucoup la plus élevée
qu'il y ait jamais eu, pensant ainsi obtenir des
emprunts à l'étranger ; mais ceci a déterminé une
nouvelle augmentation du coût de la vie et une
aggravation de toutes les conditions économiques
et sociales. Il est évident aussi que ces mesures
économiques permettront au gouvernement de
prendre de nouvelles mesures répressives en pro-
voquant un nouvel affrontement avec les organi-
sations populaires.
Pourtant, malgré l'aggravation de la situation,
nous ne sommes pas pessimistes. Les luttes se-
ront plue difficiles, plus dures, mais les forces
populaires sont intactes. Le ministère actuel re-
présente une fraction relativement faible du parti
t, Colorado » et, à la base de ce parti, se manifeste
un profond mécontentement.
Les forces de gauche pour leur part ont beau-
coup grandi et grandiront encore. En deux mois
nous avons en 2.000 nouveaux adhérents. En
outre, depuis S ans, nous avons formé un Front
d'union avec des groupes de tendances diverses,
qui, s'ils ne sont pas trop importants du point
de vue « numérique », sont représentatifs des
courants d'opinion de notre pays.
D. —• Et dans l'ensemble de l'Amérique latine
comment voyez-vous l'avenir ?
R. — A notre avis, le problème latino-améri-
cain est un. Il y a un lien étroit entre les diffé-
rents processus nationaux : c'est un continent qui
a obtenu son indépendance à peu près en même
temps. Ensuite, avec des différences plus ou
moins importantes d'un pays à l'autre, le proces-
sus général du développement de l'économie
capitaliste dans des conditions anormales s'est
poursuivi. Mais la présence de l'impérialisme et
d'une structure agraire de type féodal ont em-
pêché le développement d'un capitalisme « sain ».
Un peu avant la deuxième guerre mondiale il y
avait encore des zones où l'impérialisme anglais
avait des intérêts substantiels, mais ce sont actuel-
lement les Américains qui dominent la situa-
tion. Ceci contribue à créer un nouveau facteur
d'unification.
83
D'autre part, l'approfondissement et les carac-
téristiques de la crise économique et sociale sont
semblables dans les différents pays avec, bien
sûr, des variantes. En Uruguay il s'agît <le la
viande, au Chili, du cuivre, etc. La situation est
donc fondamentalement la même dans tous les
pays latino-américains ; les principaux problè-
mes sont l'antiimpérialisme, la réforme agraire.
Ensuite, le développement capitaliste, bien que
limité, a donné naissance à un prolétariat assez
nombreux dans tous les pays, expérimenté, qui
s'est donné des organisations politiques d'avant-
garde. Cela peut paraître paradoxal, mais le déve-
loppement déformé du capitalisme a permis une
croissance importante du prolétariat, tandis que la
bourgeoisie n'est jamais arrivée à se consolider
totalement. Ceci explique la force relative des élé-
ments socialistes et le fait qu'une révolution démo-
cratique nationale puisse rapidement évoluer vers
une révolution socialiste, a la différence des
pays d'Afrique et d'Asie pour lesquels la période
intermédiaire sera beaucoup plus longue en rai-
son du retard de leur développement. L'expé-
rience de Cuba est venue illustrer cette appré-
ciation. Cette expérience est typique pour l'Amé-
rique latine et elle a eu de grandes répercus-
sions. Dans tout le continent nous nous sommes
dit : « Voilà la solution »,
L'impérialisme et les forces réactionnaires de
chaque pays se rendent compte de la situation
et ont pris depuis longtemps des mesures. Tout
de suite après la deuxième guerre mondiale, dans
le cadre de la préparation de la guerre froide,
les U.S.A. ont imposé une série de mesures de
type militaire qui n'étaient pas destinées à lutter
contre l'Union soviétique, mais à réprimer
le processus révolutionnaire de l'Amérique lati-
ne. A. certains moments des secteurs de la
bourgeoisie nationale de chacun de nos paya ont
tenté d'engager leur pays sur des voies réfor-
mistes pour freiner les mouvements revendica-
tifs, comme ce fut le cas avec l'Alliance pour
le Progrès. Mais cette expérience a été un échec
des plus cuisants, et l'action répressive a aug-
menté surtout depuis la révolution cubaine.
Or nous savons, pour toutes les raisons que
nous venons d'analyser, que le processus révolu-
tionnaire en Amérique latine sera très, très dur
et, fondamentalement, ne vaincra qne par la lutte
armée. Pour les U.S.A. le maintien de l'Amérique
latine dans l'état de dépendance actuelle est
vital et ce, à tous les points de vue : économi-
que, politique, stratégique. Ceci, compte tenu du
fait que les classes dominantes de chaque pays
opposeront une résistance acharnée. 11 suffirait des
expériences du Brésil, de Saint-Domingue, etc.
pour nous laisser penser que le processus révo-
lutionnaire sera long, dur, sanglant.
Quand nous disons lutte armée, nous ne par-
lons pas d'une forme de lutte particulière; nous
pensons que les guérillas cubaines sont impor-
tantes, mais nous pensons qu'il y aura différents
types de lutte, dont le type de lutte armée cubai-
ne. En outre, cette lutte peut avoir un caractère
non seulement national, mais international. Il y a
maintenant la menace d'intervention des armées
du Brésil et d'Argentine contre l'Uruguay. Les
« gorilles » de ces deux pays sont assez préoc-
cupés par notre situation intérieure et on ne
doit pas écarter l'intervention militaire.
84
LE MONDE ARABE
S'INTERROGE
troisième dossier
encore
SUR LA NOUVELLE CLASSE
en égypte
adel ghoneim
La défaite militaire de juin 196? a mis en
pleine lumière la nouvelle classe et, en la faisant
apparaître aux masses sous son vrai jour, l'a
livrée aux assauts d'une critique sociale im-
pitoyable. Car cette défaite fut en réalité celle
de l'idéologie et de la politique de la nou-
velle classe.
Dans la conjoncture actuelle, son élimina-
tion de la vie politique, économique et sociale
du pays, où, malgré sa faillite, elle joue en-
core un rôle prédominant, apparaît comme un
objectif primordial de la lutte nationale pour
effacer les traces de l'agression comme pour
poursuivre et approfondir la révolution sociale.
Nous avons choisi d'étudier principalement
la période qui va de 1961 à 1967, car c'est là
que se situent les acquisitions les plus im-
portantes de la révolution sociale et écono-
mique. Ce fut aussi, et paradoxalement, cette
période qui enregistra un développement et
une extension de la nouvelle classe sans pré-
cédent dans son histoire.
Mais il nous faut d'abord préciser quelques-
unes des notions théoriques qui ont servi à
notre étude critique : la notion de classe so-
ciale dans le cadre de la propriété d'Etat des
moyens de production et la notion de bureau-
cratie.
Classes sociales: «On appelle classes de vas-
tes groupes d'hommes qui se distinguent par
la place qu'ils occupent dans un système
de production social historiquement défini, par
leur rapport aux moyens de production (la
plupart du temps fixé et consacré par la loi),
par leur rôle dans l'organisation sociale du
travail, et donc par les moyens d'obtention et
la grandeur de la part des richesses sociales
dont ils disposent. Les classes sont des grou-
pes d'hommes dont l'un peut s'approprier le
travail de l'autre par suite de la place diffé-
rente qu'ils occupent dans un régime écono-
mico-social déterminé » (1).
Bureaucratie : Son rôle social est défini par
le système socio-économique. La bureaucratie
est en bref la couche sociale qui assume la
gestion de l'Etat et du secteur public. Elle
détient les pouvoirs de décision.
Nouvelle classe : La nouvelle classe com-
prend d'une part ces couches sociales qui ap-
paraissent et prennent forme, au sein de la
bureaucratie, au cours de la transformation
économique, sociale et technologique (indus-
trialisation, réforme agraire et nationalisation),
et d'autre part les cadres administratifs, tech-
niques et militaires qui occupent des positions
clefs dans l'Etat et la production et bénéfi-
cient d'un revenu élevé par rapport à l'ensem-
(1) Lénine : « La Grande initiative », 28 juin 1919
O.G, en deux volumes, t, il, p. 735.
blé des travailleurs : certains auteurs les ap-
pellent « élites » (1).
Mais la nouvelle classe, dans les pays en
voie de développement qui effectuent leur
passage du capitalisme au socialisme, prend
des formes différentes de celles qui la carac-
térisent dans les pays socialistes :
1. —- L'infrastructure économique des pays
en voie de développement se distingue par
l'existence, auprès du secteur public, d'un sec-
teur privé capitaliste relativement étendu, no-
tamment dans l'agriculture et le commerce.
Il est donc possible à la nouvelle classe d'in-
vestir dans des projets privés le surplus de
son revenu élevé (et de ce qu'elle récupère
en biens illégitimes). Il s'ensuit que, dans
l'économie de ces pays, le secteur privé consti-
tue objectivement la base de la transforma-
tion de la nouvelle classe en classe capita-
liste — au sens traditionnel —, possibilité
qui n'existe pas dans les sociétés socialistes
fondées, elles, sur la propriété sociale des
moyens de production.
2. — On constate de même des différences
notoires entre ces deux types de société quant
à l'idéologie et au système des valeurs. Dans
la société socialiste, l'idéologie socialiste do-
mine et la nouvelle classe la partage, alors
que, dans les sociétés en transition, l'idéologie
capitaliste l'emporte ainsi que les valeurs bour-
geoises et traditionnelles. L'idéologie de la nou-
velle classe est ici une idéologie bourgeoise
centrée sur le profit Et si l'enseignement —
notamment l'enseignement technique supérieur
— est, en tant que valeur sociale, à la base
de la stratification de la société dans la
plupart des pays socialistes, la propriété et
la richesse demeurent les valeurs essentielles
qui déterminent la division des classes dans
les sociétés en voie de développement. Par
suite, l'enrichissement des nouvelles classes
et leur transformation en classes capitalistes
ne se heurtent pas au système de valeurs do-
minant, mais, au contraire, le justifie.
3. — Ajoutons à ceci la différence de na-
ture du pouvoir qui, dans les sociétés socialis-
tes, appartient en principe aux ouvriers, aux
paysans et aux intellectuels révolutionnaires
alors que, dans les pays en voie de dévelop-
pement, il est de fait entre les mains des hom-
mes de la petite et moyenne bourgeoisie. Il
suffît de constater que les cadres essentiels
de la nouvelle classe sont, en pays socialiste,
pour une grande part, d'origines ouvrière ou
paysanne, tandis que, dans les pays en voie
de développement ils restent, pour la plupart,
issus des milieux de la petite et de la moyen-
ne bourgeoisies.
4. — Enfin la démocratie et la planification
socialistes sont, dans les pays socialistes, des
garanties contre la transformation de la nou-
velle classe en classe capitaliste.
Nouvelle classe et capitalisme d'Etat : Le
secteur du capitalisme d'Etat comprend, dans
les pays indépendants en voie de développe-
ment, un secteur public (qui contrôle à la fois
les projets de l'Etat et les projets mixtes aux-
quels participent le capital public et le capital
privé) et un secteur coopératif dans l'agricul-
ture, le commerce et l'artisanat : l'Etat inter-
vient dans ce secteur pour en renouveler les
structures et le développer par l'entremise de
l'administration.
Sur le plan économique, le capitalisme d'Etat
(rapports entre les deux secteurs, public et
privé) repose à la fois sur l'unité et la lutte
des classes nationales (paysans, ouvriers et ca-
pitalisme national). Ce sont le rapport des for-
ces sociales en présence et les résultats de
la lutte des classes qui, en définitive, fixent la
nature et le contenu du capitalisme d'Etat dans
ces pays et qui décident du rôle qu'il jouera
comme instrument du développement et du
progrès dans la voie vers le socialisme (2). Dans
ces conditions, le problème de la nouvelle
classe apparaît comme primordial du point
de vue de la continuité de la révolution so-
ciale en raison de la position centrale que
cette classe occupe dans les organismes de
l'Etat et de la production.
La nouvelle classe a fait son apparition en
Egypte et s'est développée à la suite de l'in-
teraction de nombreux facteurs, dont les uns
sont liés aux conditions historiques créées par
la révolution de juillet 1952 et les autres aux
transformations révolutionnaires découlant de
la réforme agraire, des nationalisations et de
l'industrialisation, qui modifièrent les rapports
économico-sociaux.
{1} Bauman : « Croissance économique, structure so-
ciale, formation des élites : le cas de la Pologne *•.
Dans la «Revue internationale des Sciences sociales»,
N" 2, p, 22.
(2) « Le capitalisme d'Etat est l'ensemble des rap-
ports nouveaux entre l'Etat et |8 capital qui permettent
à l'Etat de diriger, coordonner, planifier les opérations
économiques. Le contenu social et le rôle du capita-
lisme d'Etat se différencient selon la nature de l'Etat
et le-3 Intérêts de classe, donc selon les rapports pré-
dominants, » Cf. M. Dobb : * Beehercriss sur le déve-
loppement du capitalisme », 1963, P. 384. Cf. aussi no-
tre article : L'idéologie* démocratique et la lutte d3s
classes en Egypte, dans « AI-Talia », octobre 1966,
p, 48.
87
I. — Facteurs particuliers
à la révolution égyptienne
Les conditions de la révolution du 23 juillet
en ont déterminé les traits particuliers et elles
ont modelé le style, les moyens et les insti-
tutions qu'elle a mis au service de la trans-
formation de la société :
1° Le prélude fut un éclatement au sommet
de l'Etat, qui se termina par la prise du pou-
voir, dont la direction révolutionnaire s'empara
sans le support d'un parti politique de masse
et sans cadres ni idéologie socialistes.
2° La révolution fut pacifique et ne provo-
qua donc pas la destruction de l'ancien appa-
reil d'Etat. La bureaucratie existante ne fut
pas liquidée.
3° Ces deux facteurs ont marqué profondé-
ment le développement ultérieur du processus
révolutionnaire. Ils expliquent les méthodes
de gestion bureaucratiques qui s'appuient sur
l'Etat comme institution sociale : on retrouve
l'empreinte bureaucratique dans les mesures
les plus révolutionnaires (réforme agraire, na-
tionalisations, industrialisation). Cette situation
traduit une contradiction qui subsiste jusqu'à
ce jour et détermine le mouvement de la ré-
volution égyptienne : d'une part, l'appareil
d'Etat, avec sa structure et son idéologie bour-
geoises, et, d'autre part, les exigences objec-
tives de la poursuite de la révolution nationale
et sociale.
Pour résoudre cette contradiction, la révolu-
tion égyptienne s'est proposé les objectifs
suivants :
— épurer l'appareil d'Etat des éléments réac-
tionnaires et corrompus ;
— abandonner les appareils administratifs
traditionnels au bénéfice d'appareils plus jeu-
nes, qu'il convient de rendre plus dynami-
ques ;
— placer aux positions clefs de l'appareil
d'Etat, au lieu des cadres militaires de la ré-
volution, des éléments nationaux plus aptes,
d'origine bourgeoise (petite ou moyenne bour-
geoisie).
II. — Transformations
socio-économiques
a) Réforme agraire et application d'un systè-
me de gestion locale.
Par suite de la réforme agraire, la première
en 1952 et la deuxième en 1961, le pouvoir
du féodalisme à la campagne s'est heurté à
un système de gestion locale (1960) fondé sur
un découpage de la république (aux niveaux
départemental, local, urbain) qui aboutit à des
assemblées représentatives ayant pour but d'ad-
ministrer, dans leur cadre territorial, les ser-
vices publics, par l'intermédiaire d'une majo-
rité élue, d'un certain nombre de délégués des
ministères et de membres actifs de l'Union
socialiste arabe choisis pour leur compétence
dans les affaires locales.
Mais la bourgeoisie rurale a pu, en raison
du poids qu'elle conserve à la campagne, tant
socio-économique que politique, occuper les po-
sitions clefs de la gestion politique et admi-
nistrative, en pénétrant à l'intérieur des as-
semblées et en s'y emparant des leviers de
commande, comme au sein même des orga-
nismes de PU.S.A. C'est ainsi que s'est formée
à la campagne une nouvelle classe qui s'ap-
puie sur des cadres administratifs et politi-
ques recrutés parmi les membres paysans.
b) Egyptianisation et nationalisation des socié-
tés impérialistes.
L'année 1956 vit s'accomplit un vaste mou-
vement d'égyptianisation et de nationalisation
des sociétés et banques impérialistes. En 1957
est fondé l'Institut (ou Organisation) économi-
que pour la gestion des entreprises nationali-
sées ; la même année est créé le ministère
de l'Industrie.
Dès lors, l'activité de l'Etat ne se limite
plus à l'administration des services publics,
mais s'attache, pour une part importante, à la
mise en œuvre des moyens de production et
de financement. Une portion importante du
surplus économique est contrôlée par l'Etat, qui
a dorénavant une base économique indépen-
dante du capitalisme. Ces transformations mo-
difient la structure et les fonctions de la bu-
reaucratie en créant une bureaucratie écono-
mique moderne (celle du secteur public), com-
posée des membres des conseils d'administra-
tion des sociétés et des banques nationali-
sées, recrutés parmi les fonctionnaires issus
de la petite et moyenne bourgeoisies, dont les
revenus deviennent ainsi très importants : salai-
res élevés, privilèges nombreux, tels, par exem-
ple, les primes couvrant les frais de représen-
tation accordées aux membres des conseils
d'administration des banques et sociétés.
c) Enseignement et industrialisation.
L'extension de l'industrialisation et de l'en-
seignement — notamment l'enseignement su-
périeur — et sa gratuité depuis 1961 (1) ont
provoqué un accroissement du nombre des
emplois à revenus relativement élevés et les a
(1) Le nombre des étudiants Inscrits dans les unïvsr-
sités s'est ainsi élevé de 35.000 à 96.500 pour la pé-
riode 1952-1962. (Cf. « L'Université et la Société nou-
velle ».)
mis à la portée des couches de la petite bour-
geoisie. Ainsi, entre 1959 et 1964, le nombre
des cadres supérieurs techniques s'est élevé
de 36.133 (soit 15% de la population active)
à 82.788 (soit 26 %) : il a plus que doublé (1),
d) Les nationalisations de 1961-1964 et l'élar-
gissement du secteur public.
Cette période est celle de réalisations révo-
lutionnaires importantes tant du point de vue
des transformations sociales (nationalisations,
deuxième réforme agraire) que du développement
de l'infrastructure économique (premier plan
quinquennal de 1961-1965). En tête de ces boule-
versements, citons la liquidation des monopo->
les capitalistes, la suppression de la propriété
féodale, l'élargissement du secteur public, qui
détient aujourd'hui 85 % des moyens de pro-
duction, sauf dans l'agriculture.
Les dépenses publiques, d'après le budget
de 1966-1967, se sont élevées à 1.316 millions
de livres égyptiennes, dont 1.200 millions de
livres dépensées à l'intérieur et représentant
60 % d'un revenu national estimé à 2.100 mil-
lions de livres égyptiennes.
l'Etat joue donc désormais un rôle fonda-
mental dans la production et la répartition :
la bureaucratie est, de ce fait, d'un poids
menaçant dans la vie économique et politique
du pays, alors que la bourgeoisie égyptienne
continue à bénéficier d'une influence impor-
tante dans l'activité économique : elle possède
93 % des terres agricoles, domine 75 % du
commerce intérieur et son rôle est essentiel
dans le domaine de la construction.
La période rul va de 1961-1962 à 1966-1967
a vu apparaître en effet deux traits impor-
tants :
1" La naissance et l'extension d'un capita-
lisme parasitaire, notamment dans les secteurs
du commerce de gros et de la construction
(en particulier dans les travaux publics). Ainsi
le secteur privé, recouvrant 70 % de l'ensem-
ble des entreprises de construction, réalise un
montant d'investissements de 700 millions de
livres, soit 47% des investissements du 1™
plan quinquennal (1961-1965), alors que le sec-
teur public n'effectue que 30% de ces opéra-
tions.
2" L'extension surprenante de la bureaucra-
tie et du secteur public est de nature infla-
tionniste et traduit un gaspillage : ia création
d'organismes et d'institutions publiques entraî-
ne en effet un accroissement pléthorique du
nombre des fonctionnaires et, en conséquence,
une augmentation des charges financières. On
constate alors une émigration massive des ca-
dres du gouvernement vers les sociétés et les
institutions du secteur public, due à l'attrait
qu'exercent des privilèges exorbitants tels que
salaires élevés, primes de représentation et des
perspectives de promotion rapide vers les po-
sitions héritées du grand capitalisme brisé par
la révolution.
Cet état de choses n'échappe pas au prési-
dent Nasser, qui devait déclarer en 1964 : « En
période de transition du capitalisme au socia-
lisme, la bureaucratie tentera par tous les
moyens de s'emparer d'une partie plus impor-
tante du pouvoir afin de jouer un rôle essen-
tiel dans la production et les rapports sociaux.
Elle essaiera de monopoliser ce rôle et, par
l'entremise de ce monopole, voudra restaurer
le capitalisme » (2).
e) Vers le renforcement d'une direction tech-
nocratique.
La tendance à la spécialisation et à la tech-
nocratie est évident au niveau du recrutement
des fonctionnaires de l'Etat. Ainsi on constate
un accroissement des cadres techniques, supé-
rieurs et moyens, parmi les fonctionnaires, no-
tamment dans ces dernières années.
En 1953, on comptait 36.133 cadres techni-
ques supérieurs pour 232.000 fonctionnaires (soit
15 %). En 1964, le nombre des cadres techni-
ques supérieurs — on l'a dit — a plus que
doublé ; 82.788 pour 307.540 fonctionnaires
(soit 26%).
On constate la même tendance vers une di-
rection technocratique et la spécialisation au
niveau de l'appareil exécutif. Ainsi, on peut
voir que le Conseil des ministres de 1964 com-
prenait 35 vice-premiers ministres répartis sui-
vant leurs compétences scientifiques de ia ma-
nière ci-après :
1! licence polytechnique
7 licence es sciences militaires
5 licence en droit
dont 2 diplômés en économie
politique et finances supérieu-
res
3 aptitude pédagogique
?. licence de médecine et chirurgie
2 licence de commerce
2 licence en agriculture
1 licence es sciences
1 licence es sciences industrielles
1 diplôme de la Faculté de police.
On compte parmi ces membres de l'appareil
exécutif 17 titulaires du doctorat (soit 50 %) et
9 titulaires du magistère : les membres dotés
(1) Cf. Dr Abdel Kerirn Darwiche : « ta Bureaucratie
<:i le Socialisme », p. 301.
(2) Discours du président Nasser à l'ouverture de
l'Assemblée nationale, en 1964.
89
de diplômes supérieurs représentent donc à ce
niveau une proportion de 75 %,
Cette tendance à recruter des cadres supé-
rieurs de formation universitaire peut être re-
trouvée à d'autres niveaux, Ainsi, un échan-
tillon de 70 secrétaires ministériels et direc-
teurs d'organismes publics ayant participé à
des congrès pour le développement de la ges-
tion publique révèle la répartition suivante :
23 licence polytechnique
15 — en comptabilité
6 — es sciences militaires
5 — en droit
4 — es lettres
4 —• es sciences
3 diplôme de l'Ecole normale supérieure
2 licence en agriculture
2 diplôme de la Faculté de police
1 licence de médecine et de chirurgie
On compte dans cet ensemble 26 personnes
dotées de diplômes supérieurs, doctorat, ma-
gistère ou autres spécialisations.
A la lumière de l'analyse précédente, on peut
dire que la nouvelle classe est cette couche
sociale issue de la petite et moyenne bourgeoi-
sie qui s'est constituée au cours du processus
de l'industrialisation et des transformations so-
EVOLUTION DES EMPLOIS
ciales et qui occupe des fonctions supérieures
à la tête de l'Etat du secteur public.
III. — Signification et rôle
de la nouvelle classe
Cette classe est actuellement la véritable res-
ponsable administrative et technique du déve-
loppement économique. Cependant elle n'est
homogène ni dans sa structure sociale, ni dans
son niveau de formation technique, ni dans
son idéologie, bien que ses cadres aient en
commun leur situation par rapport aux moyens
de production et leurs conceptions juridiques
en ce qui concerne les nationalisations et la
propriété par l'Etat des moyens de production.
C'est cette classe qui définit les dispositions
à appliquer quant à l'utilisation du surplus
économique apparaissant dans le secteur pu-
blic (investissements, barèmes de salaires, etc.)
et Ja répartition du revenu national : c'est elle
qui conçoit le plan économique, se charge de
répartir les possibilités matérielles compte tenu
des conditions et contrôle l'exécution des pro-
jets conçus.
Son extension s'est faite dans les années
19624963 à 1956-1967, de la manière suivante:
a) Développement des fonctions supérieures.
PAR TYPES DE FONCTION
FONCTIONS 1962-1963
1963-1964
1.166 83.790 138.531
15.277 71.677 286.749
119.718 52.622
849.530 t à 1962-15
121 117 110
112 113 113
99
133
110
1964-1965
1965-1966
1966-1967
Fonctions supérieures ...............
967
71.661 126.090
13.671 63.451 254.033
200.485 39.454
770.312 aar rapporl 100 100 100
100 100 100
100 100
100
1.183 89.596 140.251
16.772 75.976
304.282
207.662 55.346
891.068 63
122 125 111
123 120
119
104 140
116
1.471 101.354 158.657
21.344 80.444 341.887
227.740
932.897
152 141 126
156 127
134
114 121
1.544 103.587 161.030
19.862 76.011
243.091 78.076
39.148 249.891
63.507
1.035.747
161 145
128
145 120 96
125 134
Fonctions spécialisées ...............
Fonctions techniques ...............
Fonctions d'organisation et d'administration .................. ....
Emplois de bureau ....... ........
Emplois ouvriers .... ................
Services à titre provisoire .........
Artisanat ......................
Emplois de 5* classe .........
Travaux non classés mais fixes ..... Travaux divers ....... . ......... . .....
TOTAL ......................
soit en % Fonctions supérieures ................
Fonctions spécialisées ........
Fonctions techniques ...............
Fonctions d'organisation et d'administration ............... . ..........
Emplois de bureau ...............
Emplois ouvriers . . ..............
Services à titre provisoire ......... .
Artisanat
Emplois de 5* classe ............ .
Travaux non classés mais fixes ..... Travaux divers ......... . .........
TOTAL ..........
L'augmentation de 61 %, en quatre ans, du
nombre des fonctions supérieures a conduit à
un développement inflationniste de l'emploi
tant des cadres techniques supérieurs que des
cadres techniques moyens et des cadres ad-
ministratifs remplissant des tâches d'organisa-
tion et de secrétariat ; chacun sait que la
création d'une fonction supérieure s'accompa-
gne de celle d'un certain nombre d'emplois
annexes. Ainsi le nombre des fonctions spé-
cialisées en Egypte a augmenté de 45%, ce-
lui des fonctions techniques de 28 %, celui
des fonctions administratives de 45%, alors
que le nombre des emplois de bureau s'éle-
vait de 20 % et que celui des emplois ouvriers
diminuait de 4%.
b) Doublement des revenus de la nouvelle
classe (1).
EVOLUTION DES SALAIRES ET PRIMES
DE REPRESENTATION DANS LES FONCTIONS
SUPERIEURES, SECTEUR DES SERVICES
(ADMINISTRATION LOCALE NON COMPRISE)
1962-1963
1966-1967
Fonctions supérieures
733
1.085
Salaires des cadres super.
livres ég 867.150
yptiennes 1,541,050
Frais de représentation des cadres super.
179.556
1.037.469
Salaires et frais de représentation des cadres super.
1.046.706
2.578.519
Ces chiffres indiquent que le total des re-
venus de la nouvelle classe, dans le secteur
des services, a augmenté en quatre ans de
150 % environ (2).
Pour le secteur des travaux publics :
1962-1963
1966-1967
Fonctions supérieures
234
459
Salaires des cadres super.
livres ég 332.770
yptiennes 677.430
Frais de représentation des cadres super.
72.100
183.133
Salaires et frais de représentation des cadres super.
404.870
970.563
Ces deux tableaux montrent que le nombre
des individus faisant partie de la nouvelle
classe dans les deux secteurs des services
et des travaux publics —• s'élevant, comme on
l'a vu, de 967 à 1.500, soit de 61 % —, le mon-
tant global de leurs salaires, primes, etc., est
passé d'environ 1.500.000 livres égyptiennes pour
1962-1963 à plus de 3.500.000 en 1966-1967, soit
une augmentation de 130 %, alors que le volu-
me monétaire des salaires dans le budget des
services et des travaux publics s'accroissait de
53 % seulement.
c) Les écarts de salaires.
La bureaucratie joue, on l'a dit, un rôle dé-
terminant dans les rapports de production,
tant par son nombre que par son implanta-
tion sociale : c'est à elle que revient la déci-
sion économique. Elle en a profité pour s'at-
tribuer des privilèges exorbitants sans compter
nombre d'avantages matériels (autos, bureaux
luxueux, voyages à l'étranger, etc.). Cette con-
joncture a amené une avance considérable de
ses salaires par rapport à l'ensemble des caté-
gories laborieuses de l'Etat et du secteur pu-
blic. Les tableaux ci-dessus donnent pour les
salaires les plus élevés (classe supérieure) de
1.800 à 2,000 livres égyptiennes et pour les
salaires les plus bas (12" classe) de 60 à 84 li-
vres égyptiennes. On a donc un écart de 1 à 33
qui peut atteindre et dépasser 1 à 44 si l'on
ajoute les frais de représentation. Cet écart
est sans équivalent dans les pays tant capita-
listes que socialistes.
Les bénéficiaires de cet état de choses
peuvent évidemment faire valoir que ces sa-
laires élevés ne sont qu'une part infime de
l'ensemble des salaires versés au titre du
budget, qu'on peut estimer à plusieurs centai-
nes de millions de livres.
Mais le problème d'une limitation des écarts
de salaires dans une société de transition vers
le socialisme est un problème non seulement
économique, mais aussi politique et social de
première importance. Le resserrement de ces
écarts et la suppression des privilèges permet-
traient en effet de convaincre les masses la-
borieuses d'accepter plus de sacrifices pour
effacer les traces de l'agression et construire
le socialisme. Au contraire, la persistance des
privilèges de la nouvelle classe ne peut que
barrer la route au socialisme et consacrer le
succès des valeurs capitalistes. Le socialisme
ne pourra se réaliser qu'à travers une pratique
(1) Remarque : Nous excluons da ces statistiques
les cadres particuliers, eomma l'armée, la police, la
justice, les cadres enseignants, etc.
(2) Budget des services {budget général de l'Etat
pour 1962-1963 et 1966-1967),
81
concrète et ne saurait se limiter à la propa-
gation de slogans,
d) Une lourde charge pour le développement
économique.
L'extension de la haute bureaucratie admi-
nistrative et technique a conduit à une infla-
tion de la structure administrative de l'Etat
et du secteur public, et à l'augmentation des
dépenses administratives que montrent les sta-
tistiques.
Un exemple tiré du secteur public montrera
l'évolution de la charge financière que repré-
sente la nouvelle classe dans la période 1962-
1963 et 1966-1967. il s'agit du secteur des or-
ganismes publics non productifs qui s'occupent
de la planification et du contrôle des sociétés
placées sous leur dépendance.
Dans l'année 1962-1963, le secteur des tra-
vaux contrôlés par les organismes publics non
productifs a réalisé 15,4 millions de livres de
profits à partir des capitaux que ces organismes
détiennent et qui sont mis en œuvre par les
sociétés placées sous leur contrôle ;
— salaires + frais généraux = 4.354.000 L;
—. revenus réalisés sous forme de profits =
15,407.000 L.
Le taux de profit est de 28,3 %.
Dans Cannée 1966-1967, ce secteur a réalisé
des bénéfices de 20.531.000 L et sa charge fi-
nancière fut de 7.131,500 L au titre des salai-
res, frais, etc.
Ce qui signifie que la charge financière des
organismes publics a augmenté durant quatre
années (1962-1963 à 1966-1967} dans la propor-
tion de 63,8 % tandis que l'augmentation des
revenus réalisés sous forme de profits durant
cette même période était de 33,3 %. Le sur:
plus transféré de ces organismes non produc-
tifs au gouvernement est de 10 millions envi-
ron en 1962-1963 pour près de 5 millions seule-
ment en 1966-1967.
On peut déduire de ces faits que :
— la bureaucratie dans ce secteur constitue
une lourde charge financière pour l'activité
économique ,•
— cette charge absorbe une grande part
des revenus réalisés sous forme de profits ;
elle augmente selon des taux qui dépassent de
loin les taux d'augmentation des revenus et
menace ainsi de les engloutir entièrement.
Il en résulte une baisse considérable du sur-
plus transféré au gouvernement pour le finan-
cement du budget des services publics.
Le développement considérable de la bureau-
cratie et du secteur public a conduit à l'aug-
mentation, aggravante, de la consommation,
conséquence de l'extension considérable des
frais administratifs et du travail non produc-
tif dans les secteurs des services et des tra-
vaux publics.
EVOLUTION RELATIVE DU TOTAL DES SALAIRES (en livres égyptiennes)
19624963
1963-1964
1964-1965
1965-1966
1966-1967
Budget des services
153.275.460
117.680.800
208.026.000
234.963.000
252.673.900
Budget des travaux
49.298.026
55.867.800
63,049,757
76.442.647
82.840.900
TOTAL
Budget
des services
199.573,486 (soit en
100
223.548.600 % par rapport
112
271.075.757 à 1962-1963}
138
311.405.647 256
353,014.800
Budget
des travaux
100
113
128
155
TOTAL
100


[
Ce tableau montre que le volume des sa-
laires inscrits au budget des services et des
travaux pendant les quatre années 1962-1963
à 1966-1967 a augmenté de 68 %, ce qui paraît
difficilement admissible.
Le total des crédits de frais courants dans
les budgets des services et des travaux du-
rant les années 1962-1963 à 1966-1967 a de son
côté évolué comme suit ;
92
_ ____
1962-1963
1963-1964
1964-1965
1965-1966
1966-1967
Budget des services
60.076.640
68.910.400
89.020.000
84.663,000
82.363.900
Budget des travaux publics
257.207.209
281.827.650
123.479.225
128.228.798
169.163.900
Budget des soc. dépendantes
520.913.288
516.080.835
655.488.101
1.162.699.472
1.283.758.875
TOTAL
Budget des services
838.197.137 (soit en c
100
866.818.885 /o par rapport
115
867.992.326 à 1962-1963)
148
1.375.491.180 141
1.545.286.675 154
Budget des travaux publics
100
110
48
50
66
Budget des soc. dépendantes
100
99
126
223
246
TOTAL
100
103
104
164 1
184
En dépit du déficit entraîné par les dépen-
ses courantes dans les organismes productifs
et non-productifs) pendant la période de 1962-
1966, ces dépenses ont enregistré une augmen-
tation de 54% dans le budget des services
Publics et de 246% dans ceux des sociétés
dépendantes, soit un total de 84%. Le carac-
tère inflationniste des dépenses de fonction-
nement a d'ailleurs entraîné une hausse de
la consommation, comme on peut le constater
dans les données suivantes :
19594960
1 1964-1965
o/ /o
2881
augmentation de
(gouvernementale)
89,1
Consommation individuelle ....................
971,6
1.330,9
augmentation de 37
TOTAL .......... ]
1 7622
1 1QQ7
moyenne d'augmentation
IV. - Structure idéologique
d© la nouvelle classe
Comme on l'a déjà vu, la nouvelle classe
snn h^S ,se caractérise essentiellement par
son hétérogénéité. Hétérogène par ses origines,
t ion IL d!versifie en o^re par son implanta-
tion soc.ale et par ses liaisons avec des cou-
cfvife SOf'a!;Vrès différentes : administration
Sctîon fS é<:omm^ues' armée- Police,
iéte' de ";/te7. e e présent« u^ grande va-
renconl P allSatl°nS Passionnelles. On n'y
une mêm/f "ne idéolo«ie «nique, reflétant
même consc.ence sociale et des intérêts
reconnus, mais des tendances de pensée assez
différenciées, ce qui n'empêche pas une ca-
ractéristique générale bourgeoise et technocra-
tique qui est en définitive le trait déterminant
de cette classe.
On peut toutefois distinguer quatre tendan-
ces essentielles :
1 — La première met l'accent sur le fait
que la science et la technique seraient deux
moyens essentiels pour vaincre le sous-déve-
loppement matériel et intellectuel dont souf-
fre l'Egypte. L'élite des technocrates et admi-
nistrateurs serait l'élément décisif pour diri-
93
ger le développement social, économique et
technologique requis.
Cependant les tenants de cette tendance ne
croient pas au rôle des masses et minimisent
l'importance de la pratique politique des tra-
vailleurs. Pour eux, la construction d'un parti
révolutionnaire et populaire ne saurait être
d'aucune utilité; ils craignent la démocratie
et pensent que cette dernière ne peut qu'en-
traver l'industrialisation et le développement
économique. Ils réclament le mafntien d'un cen-
tralisme bureaucratique puissant. Et s'ils refu-
sent le capitalisme comme voie de développe-
ment et d'industrialisation, ils ne conçoivent
le socialisme qu'en raison des nationalisations
qu'il exige, ils ne s'opposent pas à l'élargisse-
ment du secteur public, mais refusent aux
masses toute liberté d'initiative, de critique
et d'organisation. Le socialisme n'est pour
eux qu'une solution pragmatique à un pro-
blème technologique : l'industrialisation du
pays. La base de cette tendance est repré-
sentée par les directions technocratiques. Dans
son ensemble elle est conservatrice et objec-
tivement elle rejoint un capitalisme d'Etat bu-
reaucratique.
2. — Si les partisans de la deuxième ten-
dance partagent le point de vue de ceux de
la première relativement au rôle des masses
et à la démocratie et estiment comme eux
que l'Etat doit jouer le rôle déterminant pour
industrialiser le pays, ils se différencient pour-
tant quant à leur position au sujet du chan-
gement des rapports de classe établis. Ils pen-
sent qu'il faudrait se contenter des nationali-
sations déjà effectuées et de la réforme agrai-
re et bloquer la révolution sociale. Ils souli-
gnent l'importance du secteur privé capitaliste,
l'encouragent, souhaitent son élargissement et
le renforcement de ses positions, veulent sou-
mettre le secteur public au secteur privé et
agissent en vue de la création d'un capitalisme
d'Etat bureaucratique au service du secteur
capitaliste.
3. — Une troisième tendance défend le so-
cialisme scientifique et la démocratie, affirme
l'importance et la nécessité de la participation
des masses au contrôle des affaires, exige la
poursuite de la révolution sociale et souligne
la nécessité de l'approfondir. Cette tendance
représente une minorité insignifiante au sein
de la nouvelle classe qui essaie de l'absorber
et de l'engloutir.
4.__La quatrième et dernière tendance com-
prend les éléments bureaucratiques tradition-
nels qui ne croient à aucune forme de socia-
lisme, et voudraient un retour au capitalisme.
Elle a pour idéal le capitalisme occidental et
particulièrement le capitalisme américain. II
faut dire que cette tendance n'est pas actuel-
lement d'une importance déterminante à l'inté-
rieur de la nouvelle classe.
Il ne nous est pas possible, dans le cadre
de cette étude d'exposer un programme dé-
taillé pour combattre et éliminer la nouvelle
classe. Il suffira de préciser quelques nécessités
évidentes :
1. — La lutte pour le développement de la
révolution sociale et l'élimination des différen-
ces de classe, exige :
a) une nouvelle réforme agraire radicale, pou-
vant seule déraciner la bureaucratie et la nou-
velle classe;
b) la nationalisation du commerce de gros
et du secteur de la construction ;
c) la liquidation des privilèges des couches
supérieures de la bureaucratie dans l'Etat et
dans le secteur public par la diminution des
salaires élevés et la suppression des frais de
représentation et privilèges divers,
2. — L'élargissement de la démocratie et
de la liberté de critique.
3. — Le changement de la nature du pou-
voir en vue de permettre à ceux qui ont réel-
lement intérêt à une transformation socialiste
de s'exprimer : les paysans, les ouvriers et
les intellectuels révolutionnaires.
4. — La révision de la structure administra-
tive du secteur public et la diminution de
la charge financière qu'elle représente.
5. — La planification des fonctions et leur
redistribution afin de parvenir à une utili-
sation plus rationnelle des qualifications tech-
niques.
6. — L'éducation politique et sociale des
cadres administratifs et techniques.
7. — L'organisation et l'intégration de ma-
nière plus efficace des plans de l'enseigne'
ment à tous les niveaux dans le plan du dé-
veloppement économique.
8. — La lutte contre le gaspillage, et le con-
trôle des dépenses publiques,
Le gouvernement a déjà pris des mesures
importantes dans ce sens par la nationalisa-
tion d'une grande partie du commerce de
gros, la diminution des frais de représentation
(50% en 1965-1966), l'élévation des loyers des
grands fonctionnaires (27-7-1967). Il a, en outre,
annoncé un nouveau budget de guerre qui
réduit la dépense publique et s'oriente vers
une limitation du gaspillage.
Mais la lutte est ouverte pour de nouvelles
mesures révolutionnaires.
94
LES FRERES MUSULMANS
gamal el oteïfi
Aucune étude d'ensemble portant un juge-
ment de valeur sur les « Frères musulmans »
et le rôle qu'ils ont joué dans la politique
arabe, n'a été entreprise à ce jour. Tout ce qui
a été écrit à cet égard se ramène à mettre en
lumière l'aspect terroriste de l'action de cette
organisation et à montrer son caractère réac-
tionnaire ainsi que sa lutte contre le progrès
et le socialisme.
Nous ne prétendons pas pouvoir, dans cette
brève analyse, combler cette lacune, mais nous
essayerons de jeter quelque lumière sur cette
organisation, par l'étude des principes qu'elle
proclame, de son attitude politique et de l'appar-
tenance sociale de ses membres. L'analyse
de ces trois facteurs peut, à notre sens, en
révéler la nature et en faciliter une saine esti-
mation,
la mission des frères musulmans
L'Association des Frères musulmans aurait pu
avoir le même caractère que des dizaines d'au-
tres associations à tendances religieuses répan-
dues dans les pays arabes, appelant à la dé-
fense et à l'approfondissement des valeurs
musulmanes. C'était là, en fait, le caractère
prévalant de son activité, bien proche du mysti-
cisme, au moment de sa création en 1928. Mais
très vite, elle s'éloigna de cet objectif initial,
affirmant que sa mission était la renaissance
de la gloire de l'Islam, renaissance qui ne
pouvait se réaliser que par un retour au Kha-
lifat, — puis par extension — par l'instauration
d'un pouvoir islamique religieux, répudiant ainsi
le concept de séparation de l'Eglise et de
l'Etat.
Dès sa création l'Association des Frères mu-
sulmans mit l'accent sur la nécessité de la
vertu et de la morale, bien qu'étant dépourvue
de ces traits caractéristiques de l'islam, la sou-
plesse et la tolérance. Empreinte de puritanis-
me, condamnant les classes mixtes, réclamant
la fermeture des dancings et des théâtres, jetant
l'anathème sur l'art plastique, faisant porter
à la civilisation moderne la responsabilité de
ce qu'ils appelaient la décadence des valeurs
morales dans la société, les Frères musulmans
ne pouvaient pas comprendre les contradictions
sociales et économiques qui marquent la so-
ciété.
Pour réaliser la mission dont elle s'estimait
investie, l'Association, dont les chefs rêvaient
de prendre le pouvoir, choisit comme moyen le
* Djehad », la guerre sainte. Les « Frères » for-
mèrent des organisations secrètes de caractère
paramilitaire, stockèrent des armes, entraînèrent
leurs membres. Faisant sien le slogan * écou-
ter, obéir, et se taire » comme moyen de l'action
clandestine, l'Association devint vite un mou-
vement « de pression » qui finît par lancer,
avant le déclenchement de la Révolution du 23
juillet 1952, une série d'actes terroristes, dont
l'assassinat de Mahmoud El Nokrachi Pacha,
président du Conseil de l'époque, la destruction
de certains édifices et l'assassinat de magistrats
et d'officiers de police.
En contrecoup de cette politique de terreur
le chef de l'Association, Hassan El Banna, fut
assassiné.
L'analyse du programme élaboré par les
Frères Musulmans avant la révolution de
juillet 1952 met en évidence le manque de
rigueur de l'analyse politique implicite de cette
organisation, dont la mission affirmée n'était en
fait qu'une simple réaction à certaines mani-
festations superficielles de la société.
Un appel était lancé à tous les Musulmans,
pauvres et riches, les invitant à se libérer du
joug de la matière, à se purifier des convoitises
et des désirs, à s'élever au-dessus des exigences
de ce monde éphémère. Cet appel se limitait à
demander que chacun affecte une partie de ses
revenus aux œuvres de charité et de bienfai-
sance, il interdisait la pratique de l'usure et
recommandait l'utilisation des produits natio-
naux.
La lutte contre les Anglais n'était pas menée
sur la base d'une connaissance réelle du pro-
cessus impérialiste et de son caractère anti-
populaire et les moyens de lutte adoptés se
limitaient au boycott des magasins anglais, au
refus de parler et de lire la langue anglaise;
l'étroïtesse d'esprit des « Frères » les empêcha
de saisir l'importance des liens existant entre
les mouvements de libération nationale et ceux
de résistance à l'impérialisme.
Leur participation, avec une légion de volon-
taires, à la guerre de Palestine, ne fut pas
le produit d'une compréhension réelle du rôle
du sionisme et de ses liens avec l'impérialisme;
elle était fondée sur la volonté de faire revivre
« la gloire de l'Islam ».
Pour toutes ces raisons, les Frères musul-
mans ne pouvaient, en fin de compte, qu'adop-
ter une position hostile au processus progres-
siste que la Révolution du 23 juillet déclencha.
Ne parvenant pas à investir celle-ci, ils ne
pouvaient que s'allier à ses ennemis.
En analysant les attitudes politiques des
Frères musulmans, on doit distinguer deux
étapes importantes : l'une antérieure à la Révo-
lution de juillet et l'autre qui suit celle-ci.
Avant la Révolution du 23 juillet, les « Frères »
affirmaient une opposition totale aux partis poli-
tiques, opposition fondée non pas sur l'analyse
des programmes de ceux-ci ou de leurs actions,
mais plus simplement sur «l'exclusivité» dont
eux-mêmes se jugeaient investis. Au cours de la
deuxième guerre mondiale, les formations para-
militaires de l'organisation adoptèrent le style
des nazis; elles ne furent pas utilisées dans la
lutte contre l'impérialisme, mais demeurèrent
un moyen de pression et de terreur en vue de
la prise du pouvoir. En dépit de la corruption
qui régnait autour du roi, les « Frères musul-
mans » n'hésitèrent pas à se rapprocher du Pa-
lais, qualifiant Farouk de roi généreux... En cela
ils étaient d'ailleurs fidèles à eux-mêmes:
n'avaient-ils pas baptisé son père, Fouad, « Su-
prême Protecteur de la Religion ».
Lorsqu'éclata la Révolution du 23 juillet, les
« Frères musulmans » pensèrent que le moment
était venu d'accéder au pouvoir. Ils publièrent
en août 1952 un programme d'action qui se
résumait ainsi : épuration de l'appareil d'Etat,
réforme morale par l'interdiction des jeux de
hasard, des boissons alcooliques, des dancings,
etc... et l'adoption de la morale et de l'éthique
coraniques comme fondements tant de la vie
privée que de la vie publique des individus,
réforme constitutionnelle et enfin réforme so-
ciale. Cette dernière devait viser à assurer
a chacun un gîte pour l'abriter de la chaleur
de l'été et du froid de l'hiver, un vêtement
d'été et un vêtement d'hiver, une nourriture
lui permettant de subsister et lui donnant l'éner-
gie nécessaire pour travailler, un traitement mé-
dical gratuit si besoin était, ainsi que l'instruc-
tion gratuite. Pour atteindre ces buts, les
Frères musulmans, préconisaient comme moyens,
le travail, la solidarité sociale basée sur la
charité, une limitation de la propriété agri-
cole et une réglementation des rapports entre
propriétaires et locataires, enfin certaines réfor-
mes économiques dont les plus importantes
auraient été l'interdiction de l'usure, l'égyptia-
nisation de la Banque nationale, l'abolition de
ia Bourse, l'amendement des terres en friche
et l'industrialisation.
Ce programme, qui ne tenait compte ni des
rapports sociaux, ni de la suprématie du capital
et sa domination sur l'Etat, n'était que l'addi-
tion de revendications souvent contradictoires.
Mais lorsque le gouvernement issu de la Révo-
lution voulut limiter la propriété agricole de 200
feddans, les Frères musulmans insistèrent pour
élever le maximum à 500 feddans. Ils se réfé-
raient à une déclaration" de leur leader Hassan
El Banna qui, en 1945, avait affirmé que la
répartition des terres conduirait à l'appauvris-
sement des fellahs, à la baisse de leur niveau
de vie, leur misère provenant de « l'épuisement »
de la terre égyptienne.
Ayant réussi à échapper à l'application de la
loi sur la dissolution des partis, ils exigè-
96
tent d'être consultés, voulant participer aux
décisions. Ils considéraient alors la Révolution
comme un mouvement dont le seul but aurait
été l'éloignement du roi et qui devait ensuite
leur confier les rênes du pouvoir.
En 1954, le gouvernement modifia son attitude
à leur sujet. Il décida de les considérer com-
me formant un parti politique, leur appliquant
ainsi le décret de dissolution. Il révéla
leurs liaisons avec l'ambassade britannique
et leurs préparatifs de coup d'Etat militaire :
de grandes quantités d'armes avaient été dé-
couvertes. Refusant le qualificatif d'organisa-
tion politique les « Frères » n'en firent pas
moins des suggestions pour ce qu'ils appelèrent
« une vie parlementaire saine et la réparation
des erreurs du passé ».
L'attitude hésitante ainsi adoptée par le gou-
vernement dans ses premières années, vis-à-vis
des Frères musulmans traduisait la lutte
pour le leadership de la Révolution entre les
éléments progressistes et ceux plus proches de
la droite.
La tentative d'attentat perpétrée en octobre
1954 contre le président Abdel Nasser confirma
que l'Association n'avait pas renoncé aux ac-
tions terroristes. L'enquête révéla le rôle de
leur appareil clandestin. Et bientôt le gou-
vernement dut sévir avec fermeté contre un
groupement dont les chefs furent alors traduits
devant le Tribunal révolutionnaire.
Les Frères musulmans n'eurent plus dès
lors d'activité ouverte en R.A.U., leur influence
sur ceux qu'ils avaient leurrés s'affaiblit et la
plupart de leurs partisans les abandonnèrent.
Toutefois leur activité se poursuivit sous le
couvert de mission religieuse.
Et, au cours de l'été 1965, à nouveau une
organisation clandestine de l'Association des
Frères musulmans fut démasquée en Egypte,
L'enquête révéla que le but affirmé de cette
organisation était le renversement du régime
progressiste. Certains prévenus reconnurent mê-
me que le complot avait été financé par les
ennemis de la R.A.U. à l'étranger. L'enquête
montra également que l'étroitesse de vues et
l'esprit réactionnaire continuaient à dominer
l'activité de l'Association : elle en était arrivée
à considérer les émissions télévisées comme un
danger de « corruption » et préconisait en consé-
quence l'assassinat des speakerines !
Les auteurs du complot furent jugés, condam-
nés, et leur leader, Sayed Kotb, subit la peine
capitale.
appartenance de classe
des « frères »
On peut affirmer que l'Association a tou-
jours été isolée du mouvement ouvrier, qu'elle
n'a jamais réussi à pénétrer. Les paysans quit-
tant les villages pour les agglomérations indus-
trielles dans l'espoir d'y trouver du travail ont
constitué pour elle une masse de manœuvre
importante. Mais la base essentielle des « Frères
musulmans» fut la petite bourgeoisie campa-
gnarde qui, par sa nature même, était plus
sensible au caractère religieux de leur appel.
Si avant la révolution du 23 juillet, les Frè-
res musulmans n'avaient pas réussi à attirer
la grande bourgeoisie — qui voyait dans leurs
méthodes une menace — les restes de cette
classe trouvèrent en eux, après 1961, qui fut
une année décisive pour la Révolution, par
le choix d'une option socialiste, une façade.
De même les forces arabes réactionnaires qui
voyaient dans le pouvoir progressiste de la
RÂU. une menace contre leurs Intérêts, les
ont encouragés, soit en acceptant de donner
asile à certains de leurs chefs, soit en finançant
leur activité. Un de leurs chefs à l'étranger,
Sayed Ramadan, qui vit à Genève, où il a
fondé ce qu'il a appelé le Centre Islamique,
a déclaré au journal israélien « Maarif » qu'il
était en possession d'un passeport yéménite
qui lui avait été délivré par Pîmam détrôné
Badr et que son objectif était d'entretenir
une agitation contre le gouvernement de la
RAU.
L'Influence qu'ont eue les Frères musul-
mans sur les masses égyptiennes avant la
révolution du 23 juillet a, pour l'essentiel, dispa-
ru. La révolution socialiste a réussi à modifier,
dans ce domaine, la mentalité populaire : les
masses ont, d'une part, fait leur les dispositions
de la Charte d'Action Nationale promulguée au
Caire en 1961 et, d'autre part, compris que
l'essence des religions se heurte aux réalités de
la vie lorsque la réaction tente d'exploiter la
religion pour entraver le progrès.
9?
Je sors de ma ville. Je quitte ma patrie.
Je secoue sur elle te poids de mes longues douleurs.
Dessous mon manteau, j'ai caché mon secret.
A sa porte, ensemble, je les enfouis.
Ma grande cape, c'est le ciel maintenant, et ses lampes.
Sous la porte de ma ville, cette nuit, je rampe.
Je refuse le guide, mime si
La face du désert
Et son dos à mystère
Se mêlent à mes yeux.
Je sors. Je suis comme l'orphelin,
Sans compagnon pour mourir à sa place.
Ce que je veux, c'est tuer le pesant de mon âme.
Et j'ai jeté du lit l'ami qui troublait ses élèves,
Car personne n'est à ma recherche,
Personne, sinon moi,
Moi ancien.
je serais ces pierres, si je me retournais.
Je serais ces pierres, ou ces météores.
Disparaissez sous le sable, pieds de repentir.
Par l'enfer, je vous supplie, ne suivez pas mon exil.
Eteignez-vous, hautes lampes.
Je ne veux, je ne veux pas voir
Mes vêtements noirs.
Désert, ô toi désert, tends-moi,
Dur, ton secret,
Afin que mon chemin soit de pure douleur,
Afin que mon chemin efface toute douleur abandonnée,
Afin que mon cœur mourant devienne transparent,
Afin qu'en toi désert, je ressuscite.
Mort, je vivrais
Dans la ville,
La ville sereine que gonfle la lumière,
La ville où habite le soleil de midi,
Où habitent les visions buveuses de lumière,
Les visions crscheuses de lumière.
Oh ! ma ville,
Es-tu le mirage de celui qui n'a plus de chemin?
Ou bien, est-ce toi la vérité,
Est-ce toi ?
salih abdel sabbour
Egyptien
L'ISLAM
et les minorités religieuses
William soliman
En cette deuxième moitié du XX* siècle, où
les droits de l'homme et les principes de la
démocratie ont été admis dans la plupart des
pays, l'éclatement du problème des minorités
naît de la revendication véhémente par les
hommes qui les composent d'une solution à
leurs problèmes particuliers au sein de la so-
ciété majoritaire où ils vivent. La persécution
de ces minorités est souvent l'expression d'une
c situation marginale totale » au sein de la so-
ciété ; le « complexe de minorité », par les sen-
timents de faiblesse et de persécution qui sont
ses manifestations extérieures, aboutit, dans un
premier temps, à un « détachement », puis, dans
un second temps, à l'attachement à une force
étrangère, toujours prête à intervenir, lorsqu'elle
n'a pas contribué à créer elle-même cette si-
tuation qui lui permet d'agir pour son compte.
Le schéma d'ensemble se retrouve à l'origine
de la « question juive », qui a progressivement
évolué jusqu'à aboutir au « mouvement sionis-
te » et à toutes les conséquences qui en ont
découlé, dont souffre le monde actuel et en
premier lieu le Moyen-Orient arabe.
La majorité de la population de citte région
s'exprime en arabe et appartient à la religion
islamique de rite « sunnite ». Au sein de cette
majorité existent des groupes appartenant à
d'autres religions — juifs ou chrétiens — ou
à d'autres rites de l'Islam comme les « chiites »,
les « alaouites », ou les « Druzes ». D'autres
groupes se caractérisent par la langue utilisée.
C'est le cas des Kurdes, par exemple, qui sont,
eux, de religion musulmane «sunnite», celle
de la majorité.
Il est important de savoir quels ont été le
statut et l'histoire de ces minorités — surtout
celles appartenant à des religions différentes
— au sein de la majorité sunnite dans cette
région du monde.
On pourrait rappeler ici ce qu'en dit un histo-
rien juif-sioniste, Nadav Safran (1), qui écrit:
« Une colonie juive s'est créée à Alexandrie
(Egypte) dès la naissance de la ville, sous
Alexandre le Grand (...). Mais vers la fin de
l'Empire romain l'importance de cette colonie
diminua de plus en plus (...). Elle ne retrouva
d'importance que sous l'Empire arabe {...). Les
Juifs d'Egypte s'intégrèrent au milieu où ils
vivaient, tant du point de vue du langage, du
style de vie, que de la civilisation établie, sans
perdre pour autant les caractères qui leur ve-
naient de leur religion. Nombreux furent ceux
d'entre eux qui occupèrent de hautes et nobles
positions au sein du gouvernement, ou qui
furent célèbres par leur richesse et leur cultu-
re. Plusieurs Juifs accompagnèrent les Arabes
dans leurs conquêtes en Espagne. Certains y
occupèrent des postes importants, dans les
(1) Nadav Safran : « Tha United Of Israël », Cam-
bridge, mars 1963, p. 8.
99
domaines économique, social, culturel et poli-
tique. Nombreux aussi furent ceux qui, à l'ins-
tar des Juifs d'Egypte, « arabisèrent » leurs noms,
et participèrent activement aux créations cul-
turelles. Les XI* et XII* siècles, par exemple,
sont jalonnés de ces noms célèbres ; Hasdaï
Ibn Sharput, Salomon Ibn Jabîrol, Isaac al-
Pasi, Moïse Ibn Ezra, Moïse Ibn Haïmoun,
etc. (...) et lorsque la persécution des Juifs
commença plus tard en Espagne, ceux-ci ne
trouvèrent d'autre refuge que la terre d'Egypte
que leurs aïeux avaient quittée ».
L'auteur établit ensuite une comparaison
entre la situation décrite plus haut et celle
des Juifs d'Europe. Il note à ce sujet que
dans aucun pays les Juifs n'ont été aussi bien
traités que dans les pays islamiques. En Europe
ils furent forcés de vivre d'une manière margi-
nale, sans pouvoir s'intégrer le moins du monde
au système socio-culturel du pays où ils habi-
taient. Ils durent obéir à des lois et des in-
terdictions strictes qui firent d'eux un peuple
marginal et inférieur, tout cela pour avoir re-
fusé d'adopter la religion chrétienne. Des fac-
teurs sociaux et des intérêts économiques les
amenèrent à s'Installer dans des quartiers qui
leur étaient réservés, les ghettos, et ils étaient
toujours considérés comme des étrangers, lors-
qu'ils n'étaient pas persécutés, comme ils le
furent en Europe occidentale, et en particulier
dans l'Espagne du XV* siècle, avec l'Inquisn
tion.
Safran poursuit en affirmant que les Juifs,
fuyant la terreur espagnole, se dirigèrent vers
les pays de la Méditerranée orientale. « Ils
s'intégrèrent aux communautés juives déjà ins-
tallées et vécurent en paix, ce qu'ils n'avaient
pu faire en Occident. >
La vérité est que l'Islam, par ses principes
essentiels, entoure les « Possesseurs du Livre »,
c'est-à-dire les chrétiens et les Juifs, de sa
tolérance, dans le cadre d'une conception théo-
cratique de l'Etat. Ainsi le Coran pose-t-il com-
me principe de base de l'apostolat mission-
naire islamique la non-utilisation de la force
(« pas d'obligation en matière de religion », dit
le Coran). Cette affirmation est développée par
l'orientaliste hongrois, de religion juive, Ignaz
Goldzicher, dans son livre intitulé : « Considé-
rations sur l'Islam », où il cite l'histoire d'un
Juif d'Espagne forcé d'adopter la religion mu-
sulmane et qui de retour en Egypte est déchar-
gé de cette acceptation par le « Cadi » (juge à
la fois civil et religieux), parce qu'elle n'a été
donnée que sous la contrainte.
La tolérance n'a pas porté uniquement en
matière religieuse mais également sur le sta-
tut économico-culturel, pour la simple raison
que la persécution des minorités était con-
traire aux dogmes de l'Islam. Le prophète Maho-
met lui-même précisait à ce sujet : . Celui
qui fera du tort à un chrétien ou à un juif
sera mon ennemi et celui qui est mon ennemi
sera châtié le jour de la Résurrection ».
Grâce à ce climat de tolérance, les juifs
et les chrétiens ont pu garder leur système
religieux, leurs lieux de culte et leur autonomie
dans leurs affaires intérieures. Il vaut de cons-
tater que cette tolérance était refusée aux sec-
tes musulmanes dissidentes. Quant à certains
califes violents et intolérants, voici ce que nous
dit d'eux l'historien Mer cité par A.H. Hou-
ranî (1). « Mais la communauté des croyants,
ainsi régie dans son propre domaine par les
« Protégés » (juifs et chrétiens), ressent cette
anomalie — accession des minorités à de hau-
tes fonctions — et de plus en plus fréquem-
ment regimbe contre elle. Certains califes, com-
me l'Omeyyade Omar II à Damas et PAbbasside
Al Moutawakel à Bagdad, donneront à cette
réaction une forme brutale, allant jusqu'à la
persécution. Il faut toutefois remarquer qu'il
s'agit là de souverains rudes, parfois même, à
demi-déments, qui à l'occasion ne traitent pas
mieux leurs coreligionnaires. Al Moutawakel,
zélateur de l'hérésie cmoutazilite» du «Coran
créé » persécute les Musulmans demeurés ortho-
doxes plus cruellement encore que les chré-
tiens ».
Avec l'avènement de l'Empire ottoman, le
statut des minorités prit une forme institution-
nelle que l'on pourrait appeler « système confes-
sionnel ». Cette forme nouvelle apparut après
la chute de Constant! nople. Les Turcs recon-
nurent quatorze « nations » au sein de l'Em-
pire, nations qui étaient toutes gouvernées
de façon autonome, le sultan, par une sorte
de « délégation viagère de souveraineté », leur
confiant le gouvernement de leur communauté.
Les pouvoirs délégués portaient sur les ques-
tions tant administratives, religieuses, que so-
ciales.
Mais l'évolution du statut des communautés
fut parallèle à celle des systèmes politiques
du monde ottoman. L'autorité ne fut pas, par
exemple, laissée au chef religieux seul, mais
il fut stipulé qu'un conseil élu l'aiderait dans
ses charges. De plus, des membres des mino-
rités pouvaient être élus au Conseil de l'Etat,
qui siégeait à Constantinople (Istanboul).
(1) « Minorités in th« Arabs world », Oxford, London
1947, p. 18.
100
De vives réactions contre ces mesures libé-
rales ne se firent pas attendre, tant du côté
de la majorité que de celui des minorités. Cer-
taines personnalités chrétiennes de Constanti-
nople, prélats orthodoxes et financiers armé-
niens, bénéficiaires des privilèges et prében-
des de l'ancien régime, attaquèrent aussitôt ce
projet de réforme des communautés ; ce sont
des chrétiens qui mèneront l'agitation la plus
vive contre « l'auguste écrit » (l'édit du sul-
tan).
Sur la situation intérieure des communautés,
un rapport que reçut le consul général de
Grande-Bretagne à Istanbul s'exprime en ces
termes :
* Les autorités chrétiennes (orthodoxes) sont
plus rapaces et plus tyranniques dans leur
petite sphère que les fonctionnaires turcs dans
une sphère plus étendue. Les évêques et les
métropolites se rendent coupables envers leurs
fidèles d'actes d'oppression et de cupidité qui,
s'ils étaient commis par des Turcs, ne manque-
raient pas de faire pousser des cris d'indigna-
tion à tous les partisans des chrétiens, »
Le résultat de ce système confessionnel fut
de constituer à l'intérieur de l'Empire ottoman
des groupuscules religieux clos. Chacun de ces
groupuscules formait un monde qui se suffi-
sait à lui-même, tous se côtoyaient sans au-
cune possibilité d'intégration. Le grand perdant
fut très rapidement l'Etat ottoman lui-même,
incapable de former une entité solide et ef-
ficace. Chacune de ces minorités religieuses
devint la forme miniaturisée de l'Etat où elle
vivait. L'Eglise chrétienne, elle, s'enlisa dans
des considérations administratives, juridiques
et financières, et n'eut plus la possibilité d'ac-
complir sa tâche spirituelle originelle. Tout
cela aboutit à un morcellement généralisé et
à un individualisme féroce et outrancîer,
Les spécialistes israéliens s'attachent à justi-
fier le fondement religieux des différents grou-
pes au sein de l'Etat ottoman, et ce, même
après sa disparition et l'avènement des Etats
modernes. Il est clair qu'il y a là une tenta-
tive de justification du fondement de la société
israélienne actuelle. Ainsi, pour Gabriel Baer
(« Population et Société dans l'Orient arabe »),
« les groupes minoritaires étaient surtout une
entité politique plus que religieuse, et il est
normal qu'ils le restent après la disparition
de l'Etat ottoman lui-même ».
Nadar Safran, cité plus haut, analyse ainsi
le mouvement national en Egypte contre l'occu-
pant étranger au XX* siècle: «Toute la nation,
fellahs et pachas, analphabètes et lettrés, Mu-
sulmans et coptes, hommes et femmes, tous
marchèrent derrière Saad Zaghloul, combattant
avec courage, accomplissant de lourds sacri-
fices pour réaliser les idéaux qu'ils s'étaient
fixés. »
Pourtant, le même auteur a voulu chercher
à tout prix à montrer qu'il existe un fondement
religieux à ce mouvement, en «affirmant» que
la lutte entreprise était finalement celle d'un
peuple musulman contre un peuple chrétien
(les Anglais) colonisateur.
Il veut en voir une preuve dans l'esprit
religieux qui caractérisait les paysans. Cet
esprit religieux aurait poussé ces paysans, ainsi
que les nouveaux venus dans les villes, à
appuyer le mouvement des Frères musulmans.
Refusant de tenir compte des aspects natio-
naux et économiques du problème, Safran, suivi
en cela par toute une école, privilégie le
facteur religieux, réduisant la révolution de
1952 et les luttes précédentes contre les An-
glais à une opposition de religions. Et lorsque
de telles conclusions sont en contradiction
avec les faits ou les textes de l'époque, il
affirme que les véritables motifs des luttes
n'étaient clairement perçus, ni par les diri-
geants égyptiens ni par les masses.
Les historiens israéliens, pour prouver la con-
tinuité des groupes religieux comme source
du pouvoir d'Etat après la chute de l'Empire
ottoman vont, avec Gabriel Baer, jusqu'à écri-
re que tes textes officiels désignent la reli-
gion du chef de l'Etat. Or ni la constitution
de 1958 ni la Charte nationale de 1962 n'en
font mention. Cette précision est seulement
relevée dans le rapport de la Charte.
Pour justifier le caractère anachronique à
notre époque d'un Etat théocratique, les histo-
riens israéliens s'attachent à retrouver le mê-
me type de structure étatique dans les dif-
férents pays du Moyen-Orient,
Or la réalité égyptienne est une expérience
pilote pour la coexistence et l'union des ci-
toyens d'un même pays au-delà des différences
de religion. Le peuple égyptien par exemple
ne considère pas les coptes comme une « mino-
rité» au sens politique du terme. Le président
Nasser déclarait en mai 1966 que le pays avait
affronté maintes attaques et que ce qui avait
permis à l'Egypte de traverser les tourmentes
est qu'il « existe une différence essentielle en-
tre une nation et un Etat. Nous sommes une
nation et notre Etat demeure. Nous formons
une seule nation, avec un seul Etat, pour un
seul peuple réuni », Pour sa part, Lord Cra-
mer, après de longues années passées sur la
terre égyptienne, affirmait : « La seule diffé-
101
rence entre le copte et le musulman est que
le premier est un Egyptien qui prie dans une
église chrétienne, tandis que le second est un
Egyptien qui prie dans une mosquée ».
L'Angleterre avait essayé durant son occupa-
tion de jouer son jeu classique de division.
Dès le début de la colonisation, les Anglais
avaient tenté, en utilisant leurs missionnaires,
de séparer les coptes de la nation. Leur échec
fut rapide, patent, l'Eglise nationale copte se
refusant à la manœuvre.
De nouvelles minorités, autres que religieu-
ses, sont nées avec le développement du com-
merce. Dans les ports, des Syriens, des Grecs
et des Juifs ont modelé pour une part leurs
habitudes sur des traits culturels pris loin du
pays de résidence. Ce sont elles que Laurence
Durrel met en scène dans son œuvre. Ses
personnages, n'ayant aucune racine dans le
pays où ils vivent, sont prêts à entrer dans
le jeu des Anglais, qui ne rêvaient que de
«taper sur le clou des minorités prêtes à lut-
ter».
Dans la déclaration d'indépendance de fé-
vrier 1922, Londres avait inclus une clause sur
les minorités. Mais le sentiment d'unité natio-
nale était tel qu'au moment de la signature
du Traité d'alliance anglo-égyptien, en août 1936,
aucune mention ne fut faite de la protection
des minorités et l'Egypte fut admise à la S.D.N.
en mai 1937, sans que soit exigé d'elle la
signature d'une déclaration sur la protection
des minorités.
Il nous faut rappeler ici les paroles pronon-
cées en août 1938 par Loutfi Sayed, un homme
qui fut considéré comme le « maître d'une gé-
nération » : « L'opinion publique n'est efficace
que lorsqu'elle est basée sur la solidarité de
tous, lorsque cette solidarité repose sur la vo-
lonté nationale et non sur d'autres éléments
comme le facteur religieux ou racial. C'est pour
cela que je ne cesse de déclarer que toute po-
litique qui n'a pas comme base la nation est
une politique vaine, qui ne permet pas d'avan-
cer sur le chemin de la civilisation. Certains
hommes politiques européens utilisent la reli-
gion dans un but politique. II n'est pas souhai-
table que certains des nôtres les imitent. Ce
qui est vain est inutile aux forts et, pour les
faibles, se révèle une arme dangereuse. Ceux
qui, par leurs paroles ou leurs écrits, cherchent
à réveiller le fanatisme religieux, chez les cop-
tes ou chez les musulmans, n'arriveront qu'à
abolir la solidarité nationale et à creuser un
fossé entre des frères. »
Cette solidarité nationale a d'ailleurs été
consacrée par les faits. Le 24 juillet 1965, le
président Nasser posait, à l'occasion de la fête
de la révolution, la première pierre d'une
cathédrale copte. Il prononça un discours où
il rappelait qu'« avec l'amour, la fraternité, l'éga-
lité, les mêmes droits à chacun, nous pouvons
créer une puissante patrie où le confessionna-
lîsme n'aura aucun sens, où ne subsistera au-
cun sentiment confessionnaliste. Seul demeu-
rera le patriotisme, celui du soldat sur le champ
de bataille. Comme je l'ai dit au début de la
révolution, lorsque nous étions en 1948 sur les
champs de bataille de Palestine, le musulman
marchait au côté du chrétien et les balles
ne faisaient aucune différence entre l'un et
l'autre. De même lors de l'agression de 1956,
est-ce que les bombes de l'ennemi faisaient une
différence entre le musulman et le chrétien ? ».
Tout cela n'est pas sensible seulement dans
les actes et les paroles des dirigeants. Les
masses populaires éprouvent profondément ce
sentiment d'unité. Les étrangers qui ont vécu
dans la campagne égyptienne savent que les
fêtes des saints chrétiens ressemblent à celles
des saints musulmans. Parfois le même saint
est commun aux uns et aux autres : aux bran-
ches d'un même arbre sont accrochés les pré-
sents des croyants des deux religions et les
bougies que les uns et les autres offrent
brûlent les unes mêlées aux autres.
Une des raisons de cette unité du peuple
égyptien réside dans l'expérience sociale iden-
tique de la grande majorité des habitants. La
majorité du peuple est encore directement liée
au travail de la terre. Plus de la moitié des
coptes sont dans ce cas. Le mouvement sio-
niste a compris pour sa part que l'enracine-
ment à la terre était un facteur important du
sentiment national. Les historiens israéliens
n'auraient pas dû oublier leur propre expé-
rience.
La coexistence de diverses minorités en Egyp-
te, loin de révéler une intolérance quelconque,
est tout au contraire un exemple de réussite.
La situation des coptes, entre autres, est une
expérience que toutes les minorités du monde
pourraient prendre en considération.
102
vous, messieurs
La cendre, je la soufflerai dans vos yeux.
Le vin, je le renverserai au front
De vos éminences,
Messieurs,
Grandioses faux-semblants que vous êtes.
La poésie est imperméable aux ordres des critiques,
Et le poète visionnaire
Vous mène avec dégoût par le bout du nez,
A travers vos misères.
Le poète n'est pas un cheval qu'on mène la nuit.
Baissez le front, messieurs,
Car voue n'avez connu solitude ni exil.
Vous n'avez connu — oh !
Ni le goût du sang ni l'amour décapité en pleine jeunesse.
Vous n'avez pas franchi les remparts de Bagdad,
Vous, messieurs,
Vous n'avez connu — oh ! —
Flambé comme des torches.
Mais le vrai poète meurt cette nuit,
Poignardé par son secret
Et son regard
Implore l'amour,
Implore la vie.
abdel wahâh al-bayâtî
Irakien
la fleur blême
Je suis en quête
D'un brin de joie.
Je nie la loi
Et prend pour fite
De vivre coi
Ombre et soleil
Je dis ce que n'osent
Pas dire les hommes
Je fais ce qu'ils n'osent
Faire ou point ne nomment
Cependant je veux
Ravir mon aveu
Mon geste au sommeil
Ecrire un poème
N'est pas folle fol
Mais bien pour qui aime
Fraternelle voie
Au monde en reproche
Voici la fleur blême
Du sel de la roche.
chawqi baghdâdi
Syrien
DE L'EXPERIENCE
du parti communiste syrien
youssef el-fayçal
membre du bureau politique du parti corïiînunfsîs syrien
Présenter les traits et l'expérience du parti
communiste syrien nécessiterait des études et
des recherches approfondies, car plus de 40 ans
de luttes soutenues dans des conditions extre-
mement diversifiées se sont écoulés depuis la
fondation du Parti. II se battit contre le mandat
français et l'occupation étrangère; puis, après
la conquête de l'indépendance, contre le régime
de la grande bourgeoisie; il lutta dans le ca-
dre de l'unité syro-égyptienne et aujourd'hui il
pousuit sa lutte. Au cours de chacune de ces
étapes, le Parti a cherché à élaborer sa ligne
en partant des principes du marxisme-léninis-
me, des caractéristiques et des données de la
situation concrète en Syrie, en tenant compte
de la situation des pays arabes et du monde.
Le parti communiste syrien, dont l'idéologie
est celle de la classe ouvrière et dont l'action
vise à servir les intérêts de cette classe, ceux
des paysans et des autres travailleurs, lutta dès
ses premières années afin d'organiser des syn-
dicats ouvriers. Les premiers groupements syn-
dicaux, fondés dans les années 30, le furent
grâce à la contribution directe du Parti. Parmi
ces syndicats, nous pouvons citer ceux du texti-
le, de l'imprimerie, de la mécanique, de la
confection, de la tannerie, des chemins de fer.
Le Parti contribua également à la création de
la Fédération des Syndicats, II se battit pour
104
la promulgation d'une loi du Travail, l'instau-
ration des libertés syndicales, la reconnaissance
de l'indépendance des syndicats ouvriers.
Le rôle joué par le P.C.S. quant au déve-
loppement d'un esprit internationaliste dans la
classe ouvrière syrienne a été décisif. Durant de
longues années, les communistes et leurs orga-
nisations syndicales et ouvrières célébraient
seuls le Premier Mai. Aujourd'hui, cette fête
est devenue la fête officielle de la classe
ouvrière. Le P.C.S. fut également l'artisan essen-
tïel de la création de liens entre les syndicats
syriens et le mouvement ouvrier international.
Les syndicalistes communistes furent parmi les
pionniers de la Fédération Syndicale Mondiale.
Et leur action incessante fit avorter les multi-
ples tentatives de lier le mouvement syndical
syrien aux organisations réactionnaires, telle la
«Confédération Internationale des Syndicats Li-
bres». Aujourd'hui, la Fédération syndicale sy-
rienne appartient à la Fédération Syndicale
Mondiale.
Les communistes ont œuvré sans trêve pour
la solidarité des paysans et des intellectuels
avec la classe ouvrière. Car le P.C.S. a toujours
mis l'accent sur le rôle qui revient à la classe
ouvrière dans la lutte nationale et sociale.
ufiquestlons Paysannes et la solution du
problème agraire furent au centre même de
l'attention et de l'action du P.C.S, C'est e
parti communiste qui le premier posa dans le
pays le problème de la liquidation définitive et
intégrale des vestiges féodaux. La Charte natio-
nale du Parti, adoptée par le deuxième congrès,
en 1943, en souligne la nécessité.
Le Parti s'attacha alors à organiser un grand
mouvement paysan pour la mise en pratique
de ce mot d'ordre. Sa lutte se déroula sur
plusieurs plans : tout d'abord il chercha à créer
des organisations paysannes de masse et il mul-
tiplia à cette fin des meetings dans les régions
rurales, édita un organe paysan, « La Terre
au paysan », afin de diriger la lutte de la
paysannerie ; en même temps il engagea la ba-
taille pour satisfaire les revendications des
paysans, tant pour l'obtention de la terre que
pour le relèvement de la part des récoltes res-
tant au métayer, ou la réduction des impôts. Il
remporta des succès: dans certaines régions,
la part du propriétaire fut réduite de 42,5
à 25 %. Dans d'autres, les paysans parvinrent
à mettre la main sur la terre et à en chasser
les propriétaires. Dans d'autres encore, la dîme
fut supprimée, de même que certaines corvées
jusqu'alors exigées des paysans. Cette mutation
n'eut pas lieu dans le calme ; à Tastons et dans
la Djeziré, elle exigea des batailles sanglan-
tes au cours desquelles des dizaines de paysans
furent blessés, des centaines jetés en prison.
Le Parti mobilisa des avocats parmi ses mem-
bres et usa de son seul siège parlementaire pour
défendre les paysans et soutenir leurs revendi-
cations. Ces traditions ne sont pas oubliées:
tout récemment encore, dans la région de la Dje-
ziré, un certain nombre de paysans étaient bles-
sés en défendant leur terre.
Sous la pesée des masses paysannes, dont le
mouvement, fort de l'appui des forces progres-
sistes, s'élargit dans les années 1955-1958, la
première loi sur la Réforme agraire fut pro-
mulguée en 1958. Le Parti, considérant que
cette loi était progressiste, la soutint; il en ré-
clama la juste application, mais, en même
temps, il s'attacha à montrer que ce texte ne
pouvait par lui-rnême liquider les vestiges des
rapports féodaux et que, même appliqué inté-
gralement, il ne saurait suffire à résoudre le
problème agraire.
Tout en luttant pour appliquer la loi, le
Parti en critiquait la méthode: les paysans ne
prenaient pas, juridiquement, possession de leur
terre, ils ne participaient pas réellement à
l'application de la dite loi, et ils n'avaient qu'un
recours, celui de l'appareil administratif. Dans
les années 1959-1960, le P.C.S. publia ainsi diver-
ses études sur l'application de la réforme agrai-
re et notamment un texte Important rédigé par
le secrétaire général du Parti en collaboration
avec d'autres camarades ; ils y exposaient le
programme du P.C.S. en ce qui concerne la
question agraire.
Autre fondement de la politique du P.C.S. : le
Front national. La définition de son contenu
s'est modifiée d'une époque à l'autre, tout
comme sa tactique et ses mots d'ordre quoti-
diens. Au moment de la révolution nationale,
l'effort essentiel était porté vers la libération
de la patrie et la fin de l'occupation étrangère.
Le P.C.S. considérait le rôle de la bourgeoisie
comme étant important ; sa coopération avec les
forces et les personnalités qui représentaient
cette classe joua un rôle certain dans la lutte
nationale. Le comité pour la défense d'AIexan-
drette, constitué dans les années 30 par les
représentants du Bloc national et par le parti
communiste, et la présence d'un délégué du
P.C.S. au côté de la délégation syrienne en-
voyée en 1963 à Paris pour négocier avec les
autorités françaises, constituent des exemples
typiques de cette coopération.
Après l'indépendance, le maillon principal fut
la mise en échec des pactes impérialistes, le
développement de l'économie nationale et la sa-
tisfaction des revendications des masses popu-
laires : durant cette période, le Parti œuvra
pour rassembler les forces intéressées. L'effort
principal tendit à Isoler les représentants des
grands propriétaires, de la grande bourgeoisie
et des compradores. Le « Rassemblement parle-
mentaire » (qui groupait différents partis avec
le parti communiste) illustre le contenu du
Front national. Il ne s'agit plus en effet d'un
assistaient aux réunions de ce Rassemblement
Aujourd'hui un changement est intervenu
dans les structures et les mots d'ordre du
Front national. Il ne s'agit plus en effet d'un
simple front national, mais d'un Front national
progressiste qui groupe les forces nationales
intéressées aux transformations sociales. A la
suite des diverses nationalisations, le rôle de
la grande bourgeoisie est devenu négatif, alors
que celui de la petite bourgeoisie s'est accru.
Aussi est-il devenu indispensable d'élaborer une
tactique, sur le plan tant politique qu'écono-
mique, permettant de déjouer les tentatives de
la grande bourgeoisie d'entraîner ces couches
sur des positions réactionnaires. Le Parti a
soigneusement étudié toutes ces questions,
avancé des suggestions précises relatives aux
usines nationalisées et à la politique de celles-
ci envers les petits commerçants et les arti-
sans.
Constamment, le P.C.S. a concentré son atten-
105
tîon sur l'alliance des ouvriers et des paysans
sous la direction de la classe ouvrière, principe
léniniste fondamental. Mais il ne s'agissait pas
pour lui de se borner à populariser et à expli-
quer théoriquement ce principe : en toutes oc-
casions, il œuvra pour son application. Des
ouvriers visitaient les villages et contactaient
les paysans, prenaient part aux diverses actions
politiques: manifestations, délégations et péti-
tions. Les congrès paysans recevaient des délé-
gations ouvrières et vice versa.
Dans le domaine international, l'attitude vis-
à-vis de IUR.S.S. et du P.C.U.S. fut toujours
pour nous une attitude de principe. Le Parti
milita en 1946 pour l'établissement de liens
diplomatiques entre la Syrie et PU.R.S.S., la
création d'associations d'amitié avec les pays
socialistes et l'envoi de diverses délégations en
Union soviétique. Il lutta pour que la Syrie noue
des liens économiques, culturels et artistiques
avec l'Union soviétique et les autres pays socia-
listes. Dans les années 50, des liens économi-
ques limités se nouèrent, qui s'étendirent pro-
gressivement: ils constituent actuellement un
élément important de la vie économique de
notre pays. Le Parti a toujours été convaincu
que, des rapports économiques et techniques
entre la Syrie, l'Union soviétique et les autres
pays socialistes, dépendaient les chances d'as-
surer l'indépendance économique, de dépasser
le sous-développement et de construire une
économie florissante.
La Syrie connut des régimes impopulaires qui
s'attaquèrent aux communistes: ceux-ci furent
emprisonnés et même assassinés en certains mo-
ments où le pays bénéficiait d'aides militaire,
économique et financière soviétiques. Et pour-
tant le Parti continuait à affirmer qua cette
aide constituait un facteur de développement
de l'économie nationale, de renforcement des
positions de la Syrie face à l'Impérialisme
et à la réaction.
Durant ces longues années, le P.C.S. a
considéré que l'unité politique et idéologique
de ses rangs constituait la base indispensable
de toute son action. En dépit des efforts conti-
nus des cercles impérialistes et des services de
renseignement pour créer des organisations frac-
tionnelles, jamais le Parti ne connut de véri-
table mouvement scissionniste.
Le groupe « maoïste » essaie actuellement de
racoler un certain nombre d'exclus du Parti
et de les rassembler dans une organisation
politique dépendant de Pékin : cette tentative
se heurte à l'hostilité des masses, autant qu'à
la méfiance réciproque de ses différents pro-
moteurs.
106
La consolidation de l'unité du Parti se fonde
sur la formation idéologique et politique des
militants, ainsi que sur la discussion et i'appro-
batîon, par la base, de la ligne générale. Le
Parti organise à cette fin de larges débats. Il
en fut ainsi pour les « 13 points » publiés en
1958, et dans lesquels le P.C.S. précisa sa
conception de l'unité syro-égyptienne. II en fut
de même pour les nationalisations et pour la
participation d'un ministre communiste au gou-
vernement issu du 23 février 1966, pour le projet
de nouveau règlement intérieur, la ligne écono-
mique du Parti, son projet de réforme agraire,
etc., avant même que ces derniers textes soient
adoptés par les organismes de direction.
L'effort fait pour donner une éducation
marxiste-léniniste aux cadres du Parti, les ren-
seigner aussi largement que possible, mettre
l'accent sur les positions de principe face aux
changements subits qui ont souvent lieu dans
nos pays arabes et dans ceux du Tiers-monde,
a joué un rôle important dans la consolidation
de l'unité du Parti.
Durant sa longue histoire, le Parti a cherché
à fonder l'élaboration de sa politique sur des
facteurs constants et sur le sens de l'évolution
progressiste et non point sur des facteurs acci-
dentels, sans pour cela minimiser les réalités
immédiates et l'attitude des masses. Il partait
de l'idée léniniste qui veut que ce qui est
mûr pour le Parti ne l'est pas encore nécessai-
rement pour les masses. L'exemple le meilleur
en est la question de la base sur laquelle l'unité
arabe doit être bâtie, la nécessaire prise en
considération des réalités locales et le respect
de principes démocratiques, progressistes et
antiimpérialistes. C'est là l'attitude adoptée
aujourd'hui par diverses forces politiques, alors
qu'en 1958 elles considéraient ces positions
comme hostiles à l'unité.
La période que vit aujourd'hui notre patrie
est d'une extrême importance. Après la Libéra-
tion, en 1946, le peuple syrien a consolidé son
indépendance politique, bâti son indépendance
économique et il avance sur la voie de trans-
formations progressistes, sociales et écono-
miques.
Du succès de ces transformations, de leur
approfondissement, ainsi que d'une politique
arabe et internationale appropriée, dépendent
pour une part importante l'avenir de la Syrie
et le succès de la construction du socialisme
dans notre pays.
L'union des forces de progrès dans un
front national progressiste (quelle qu'en soit
la forme) est, à l'étape actuelle, un mot d'ordre
fondamental. D'autant que l'union des forces
progressistes n'est pas un simple slogan pour
demain, mais un objectif pressant dont la réa-
lisation permettra de sauvegarder le régime
progressiste et de liquider les séquelles de
l'agression impérialisto-sioniste.
Presque tout le monde parle de ce front. Le
P.C.S, propose de construire un front natio-
nal progressiste sur lequel s'appuierait le régi-
me. Les socialistes arabes et les nationalistes
arabes le présentent comme une création du
pouvoir, le commandement interarabe du parti
Baath le voit sous la forme d'une coopération
des éléments progressistes au sein des orga-
nisations populaires (syndicats ouvriers et pay-
sans, comités pour la défense de la patrie
formés récemment avec une majorité absolue
attribuée au Baath). Jusqu'à présent on ne
peut donc pas dire qu'une union organisée
était réalisée, mais une coopération existe entre
les communistes et les progressistes au pou-
voir. Le P.C.S. bâtit sa collaboration avec le
Baath ainsi que son action pour l'union et la
coopération de toutes les forces progressistes
sur les bases suivantes;
— la lutte contre l'impérialisme, contre l'im-
périalisme nord-américain au premier chef;
— les profondes transformations sociales et
économiques qui se développent en Syrie et
le rôle important que commence à jouer le
secteur d'Etat, notamment dans l'industrie;
— la réforme agraire et les grands progrès
accomplis en matière d'expropriation, en dépit
du retard inquiétant dont souffre la redistri-
bution ; '
— l'existence des lois donnant à la classe
ouvrière et aux paysans d'importants droits dans
la gestion des entreprises et la répartition des
bénéfices, établissant des assurances contre
l'invalidité, la maladie et la mise à la retraite,
la fixation d'un salaire minimum garanti, l'inter-
diction des licenciements;
— les grands projets de développement tel
que le Barrage de l'Euphrate, l'exploitation na-
tionale du pétrole, des phosphates ;
— l'action en vue de liquider les séquelles
de l'agression, la lutte contre la conjuration
israélo-impérialiste, contre les agissements de
la réaction arabe et pour recouvrer les droits
légitimes des Arabes de Palestine ;
- la coopération et l'amitié avec l'Union
soviétique et les autres pays socialistes; la
coopération avec les pays arabes libérés.
En dépit des faiblesses et des erreurs qui
en marquent l'accomplissement, la mise en
œuvre des tâches que nous venons d évoquer
constitue une importante base de coopération.
Autour de ces objectifs se déroule une bataille
de classes aïgui. Les grands propriétaires et
les représentants de la grande bourgeoisie indus-
trielle et commerçante ont mené une violente
campagne contre les transformations progres-
sistes en recourant à des armes diverses: éva-
sion des capitaux, sabotage économique et
tentative de complot militaire. Le but essentiel
de l'agression du 5 juin était de renverser
les régimes progressistes de Syrie et d'Egypte,
d'empêcher que les transformations actuelles ne
prennent toute leur ampleur. En termes de
classes, les forces progressistes de Syrie sont
les ouvriers, les paysans et les masses travail-
leuses. Du point de vue des organisations poli-
tiques, ces forces sont représentées par le
parti au pouvoir, le Baath, le parti communiste,
l'organisation des socialistes arabes, le mou-
vement des nationalistes arabes, le courant
nassérîen de gauche, auxquelles s'ajoutent des
éléments socialistes indépendants et des intel-
lectuels sincères.
L'union des forces progressistes doit être, dans
les conditions actuelles de la Syrie, celle de
toutes ces organisations, qu'elles soient inté-
grées au pouvoir ou non. Des conditions favo-
rables à sa réalisation existent; la réalité de
notre époque pousse certaines forces nationa-
listes à utiliser le mot d'ordre du socialisme.
Nous ne sommes plus les seuls à appeler au
socialisme. Des courants sincères existent dans
tel parti ou mouvement qui veulent parvenir
au socialisme et coopérer avec les communistes.
H existe cependant des facteurs négatifs
dans la coopération avec le Baath et l'union
des forces progressistes. En particulier:
1) Le problème de la démocratie et l'absence
de liberté d'action pour les forces progressistes
et les masses paysannes, notamment la classe
ouvrière et le mouvement syndical.
2) La volonté persistante du Baath à vouloir
ignorer les autres forces progressistes et l'illu-
sion chez certains que ce parti peut, seul,
rassembler et diriger les masses.
3) Les pressions exercées par les éléments
de droite du Baath pour limiter le rôle du
Parti communiste en exerçant diverses formes
de pression et même en opérant de temps
à autre par exemple des arrestations.
4) La non-épuration de l'appareil d'Etat des
éléments opposés au progrès.
Certaines forces progressistes sont sensibles
au problème de l'équilibre du pouvoir. Une
fraction du Baath craint qu'une coopération
au sein d'un Front national progressiste ne
renforce les positions d'autrui au point de
menacer leur rôle. D'autres, ne participant pas
107
au pouvoir, comprennent la coopération comme
la possibilité d'y participer enfin.
Notre Parti a pris nettement position sur ce
problème. Force la plus déterminée à instaurer
le socialisme, il s'intéresse avant tout aux
transformations sociales. Par son appui et par
sa critique, il agit comme une force construc-
tive dont le premier souci est de sauvegarder
le régime progressiste et de le faire aller de
l'avant Et lorsque le Parti parle de l'élargisse-
ment de la base du régime et de l'instauration
d'un front national progressiste sur lequel
celui-ci s'appuiera, lorsqu'il demande de voir
étendre sa liberté d'action ainsi que celle des
autres forces progressistes, il part dans son
analyse de l'intérêt même du régime progressis-
te, du développement de l'orientation progres-
siste du pays. Le Parti communiste ne craint
aucune force qui milite sincèrement pour le
socialisme; tout au contraire il œuvre pour
que de telles forces agissent avec lui pour le
but commun. Faut-il redire que toute mesure
répressive contre les forces progressistes se
réclamant du socialisme influence d'une ma-
nière négative la situation et est ressentie par
les masses populaires avec inquiétude ?
La conduite de l'appareil d'Etat a des réper-
cussions sur l'ensemble du pays. Elle pèse sur
le jugement que le peuple porte sur le pouvoir
et freine son rassemblement autour de celui-ci.
D'autant que des éléments hostiles aux trans-
formations progressistes s'efforcent d'entraver
celles-ci.
or?ni«?"e' ?"S les sy"dicats ouvriers, les
organ.satrons de paysans, d'étudiants, de fem-
i ri"3"3''1 m S6 fait P3S dans une
«, de,lberté et de démocratie. Le prin-
en fait H8'* .acîuelleme"t ces organisations
Créées J- H >mirJiments du gouvernement.
sonTLkL * d5fets' leurs responsables
et on ? S Paf décisions gouvernementales
taies DOHff"3 à deS Presslons gouvernemen-
tales pour .mposer ces organisations aux mas-
lesDfL«VergenCeS- idéol(«U€s existent entre
nombrf HP g-rrf'SteS' Le Baath syrie" Compte
rïrïe Vf, n"î '"rfnts Î$SUS de la bourgeoisie
de Sllïr 7 ^ Considération les intérêts
de celle-ci. Les éléments baathistes ont été
^f UTO fé ri°de re«™nt .on
• ,baSe natlonaliste et antîcommu-
6S a emPêchés de connaître le
comme théorie et comme
fUne évo|ution sensible est me-
I6S baathistes; on y admet la
de classe, on voit désormais dans l'Union
108
soviétique et les Etats socialistes une force
fondamentale du progrès social, de la lutte
contre l'impérialisme. Nul doute que l'étude
du marxisme et des expériences socialistes aide
à cette évolution. Mais, malgré ces progrès, des
désaccords persistent sur le rôle de la classe
ouvrière, du parti communiste et sur la concep-
tion de l'internationalisme. De plus, le concept
de socialisme n'est pas toujours employé scien-
tifiquement. Nombreux sont ceux qui parlent
de socialisme scientifique sans que son contenu
soit à leurs yeux équivalent au marxisme-léni-
nisme. On utilise même l'expression * voie arabe
au socialisme », que les communistes avaient
lancée en 1964. Mais le manifeste du Comité
central du P.C.S. éclaïrcissait ce concept à
partir de notre réalité nationale, de l'évolution
historique de notre pays. Aujourd'hui, lorsque
les baathistes parlent d'une voie arabe, ils
entendent tout à fait autre chose.
Dans son exposé au colloque scientifique
organisé à Moscou à l'occasion du cinquante-
naire de la Révolution d'octobre par l'Institut
du Mouvement ouvrier international, Khaled
Bagdache soulignait que « le rôle fondamental
et d'avant-garde de la classe ouvrière fait encore
l'objet de contestation entre nous, marxistes-
léninistes, et beaucoup de nationalistes progres-
sistes. Une partie de ceux-ci disent que c'est
aux masses paysannes que revient le rôle fon-
damental, voire même dirigeant et d'avant-garde,
dans la révolution, et ce non seulement dans
la lutte pour la libération politique du joug
impérialiste, mais aussi dans la construction
du socialisme ». Et Bagdache poursuivait : * Les
enseignements du socialisme scientifique mon-
trent qu'il n'est pas concevable qu'un régime
ou qu'un parti politique quelconque se fixe
le socialisme pour but, tout en se montrant pru-
dent, voire méfiant à l'égard de la classe ou-
vrière, qui est la classe la plus révolutionnaire
et qui n'a et ne peut avoir la moindre prudence
dans son aspiration au socialisme «.
L'attitude vis-à-vis du parti communiste est
une attitude idéologique et politique. Les ten-
dances de droite des forces progressistes ne
préconisent évidemment pas l'unité avec le
parti communiste. Dans le passé certains affir-
maient même que les partis communistes
n'étaient pas viables dans les pays arabes. Or,
si ces opinions se sont vu démenties par les
faits, il subsiste des tendances qui hissent
toujours l'étendard de l'anticommunisme.
La tension qui domina longtemps dans les
rapports entre le Baath et les communistes pèse
sur les rapports actuels. La situation présente
exige que chacune des deux forces adopte une
attitude plus juste envers l'autre, en dépit de
la résistance des éléments droitiers. Il faut
dépasser d'une manière critique et constructive
les rapports anciens et instaurer une mutuelle
confiance.
L'un des aspects les plus marquants de la
coopération entre les deux partis est la pré-
sence, à côté des ministres du Baath et de
représentants d'autres forces progressistes, d'un
ministre communiste. Cette participation, con-
sécutive aux événements du 23 février 1966, se
poursuit. Notre décision fut prise, après des
discussions approfondies, par le Comité central
et rencontra l'appui de toutes les organisations
du Parti. En préconisant cette attitude, le
Comité central prit en considération un certain
nombre de facteurs, dont le soutien aux trans-
formations progressistes annoncées en 1965 et
leur approfondissement, la réforme agraire, la
lutte contre l'impérialisme et ses agents, _ le
renforcement de la coopération avec l'Union
soviétique, ainsi qu'avec les autres pays socia-
listes, le coup porté aux éléments de droite
qui jouaient un rôle dirigeant à l'intérieur du
Baath, tel Salah EI-Bitar qui proclamait que
le communisme était plus dangereux que l'impé-
rialisme et que l'homme arabe ne pouvait être
arabe et marxiste à la fois.
Lors des entretiens qui eurent lieu à propos
de la participation d'un ministre communiste
au gouvernement, entre les responsables du
Baath et les délégués de notre Comité central,
ceux-ci formulèrent des revendications concer-
nant la démocratie et son élargissement au
profit des forces progressistes et des masses
ouvrières et paysannes, la gestion de l'économie
nationale sur la base de la planification et
enfin l'adoption d'une attitude saine vis-à-vis
de la petite bourgeoisie,
Le Comité central rappela que la participation
d'un ministre communiste au gouvernement ne
signifiait nullement que le parti communiste
était au pouvoir, la coopération étant modeste
et limitée,
Au lendemain de l'agression israélo-impé-
rialiste un remaniement ministériel eut Heu.
Le ministre communiste, après de nouveaux en-
tretiens, conserva ses fonctions. Les délégués du
parti communiste montrèrent que, si la période
précédente avait connu des résultats positifs,
elle avait été marquée par des défaillances. Nos
délégués demandèrent que le Conseil des mi-
nistres joue son rôle dans l'élaboration de la
politique du pays, que les forces progressistes,
les masses ouvrières et le mouvement syndical
obtiennent des libertés plus larges, que toutes
les poursuites et les restrictions à rencontre
des communistes cessent, qu'une action soit
entreprise afin de coordonner les efforts avec
l'Union soviétique et les pays arabes libérés, en
particulier l'Egypte, en vue de faire reculer les
forces israéliennes d'occupation au-delà des
frontières d'avant le 5 juin, que la construction
d'une économie de guerre ne s'effectue pas au
détriment des masses populaires, que soient
appliquées toutes les mesures politiques et éco-
nomiques prises à rencontre des Etats ayant
soutenu Israël, enfin que le commerce avec
les pays socialistes soit développé.
Notre Parti considère que la coopération, mo-
deste et limitée, avec le Baath ne doit nulle-
ment nous empêcher de jouer notre rôle de force
révolutionnaire indépendante dont le devoir est
de critiquer courageusement et dans un esprit
constructif les lacunes et les défaillances, et
de suggérer des solutions.
Le Comité central a adopté à ce sujet une
ligne générale qui repose sur les trois bases
suivantes :
1) poursuivre la coopération avec les baathis-
tes de gauche et les autres forces progressistes
à l'intérieur et en dehors du pouvoir ;
2) défendre hardiment et sans équivoque
l'intérêt des ouvriers, des paysans et des masses
populaires;
3) mettre en relief le visage indépendant du
Parti, son visage national et internationaliste,
sans hésitation aucune, notamment sur les
grandes questions de principe et de politique.
Nous pensons que l'expérience syrienne est
importante à la fois par sa forme et par son
contenu. Les positions du capital étranger sont
très faibles chez nous. Il n'est point exagéré
d'affirmer qu'elles sont plus faibles que dans
n'importe quel autre pays du même type que
le nôtre. La Syrie peut connaître la prospérité
économique, à condition qu'elle prenne la voie
du développement industriel, que la gestion de
l'économie nationale soit améliorée, ce qui
suppose la coopération la plus étroite possible
des forces progressistes.
109
Nous avons reçu la lettre suivante de M. Ibra-
him Saadeddine, directeur de l'Institut socia-
liste de l'Union socialiste arabe :
Monsieur le rédacteur en chef,
J'ai vu aujourd'hui le numéro de février 1968
de «Démocratie Nouvelle », qui inclut un ré-
sumé de l'interview que j'ai accordée au Caire
à votre envoyé spécial, et je dois noter que
les réponses attribuées aux questions qu'il m'a
posées contredisent sur plus d'un point les
propos que j'ai tenus. Je cite, en guise d'exem-
ple, la réponse à la question « Que pensez-vous
de la levée de l'interdit politique?». Il m'y
est imputé d'avoir dit que les marxistes pour-
raient se regrouper pour constituer un parti
d'avant-garde. Or, comme je l'ai nettement spé-
cifié à votre collaborateur, mon opinion est
totalement en contradiction avec cette décla-
ration.
Il m'a aussi été attribué, vers la fin de l'in-
terview, d'avoir déclaré que les masses por-
tent en Egypte un très grand intérêt au marxis-
me, parce que le socialisme égyptien portait
en lui des contradictions sérieuses. Or je me
souviens avoir dit que certains jeunes ont eu
leur confiance ébranlée, depuis la guerre, et
que, parmi eux, certains se sont orientés vers
la droite, d'autres vers la gauche, et ceux-ci
ont commencé à étudier le marxisme.
Nous prions nos lecteurs et M. Ibrahim Saad-
eddine de nous excuser si des imprécisions
de traduction ont défiguré la pensée du direc-
teur de l'Institut socialiste. Nous avons fait
de notre mieux avec les moyens très insuffi-
sants dont nous disposons. La lettre de M. Ibra-
him Saadeddine est d'ailleurs la seule de ce
genre que nous ayons reçue.
« D. N...
postface
Nous terminons ainsi ce dossier arabe comme
nous l'avions commencé (1) : dans la diversité
des opinions et des analyses, toutes animées ce-
pendant, croyons-nous, par le souci du progrès
et du socialisme. Nous ne sommes pas convain-
cus, par exemple, nous l'avons dit, par la vali-
dité du concept de « nouvelle classe . pour ana-
lyser les phénomènes de bureaucratie, d'acca-
parement d'une bonne part du pouvoir et du
surproduit par des couches de la moyenne et
petite bourgeoisie. Cependant la réalité de ces
phénomènes ne nous semble pas niable. Et les
décisions récentes du président Nasser — vi-
sant à donner une place réelle dans les as-
semblées aux représentants authentiques de la
classe ouvrière et de la paysannerie, à tenter
de bâtir et de structurer enfin un véritable
parti d'avant-garde, l'appui massif aussi que
cette orientation a obtenu aussitôt du peuple
égyptien — montrent, croyons-nous, que la li-
gne directrice de notre ensemble était juste.
La crise du Moyen-Orient est toujours aussi
menaçante. Fort de sa victoire et de l'appui
impérialiste, Israël n'hésite pas à défier les
vœux exprès de la communauté des nations.
L'engrenage de la répression et de la résis-
tance accrue tourne impitoyablement. Le redres-
sement des nations arabes passe, plus que ja-
mais dans ces conditions, par la critique jus-
qu'au bout résolue de ce qui a mené à la dé-
faite.
P.N.
(1) Numéro spécial de février, puis dossier 2 dans
le numéro de mars.
110
BREVE CHRONOLOGIE DES EVENEMENTS, du 1er mars au 30 avril
DANS LE MONDE...
4 mars
SAIGON. - Violent assaut de»
forces du F.N.L. à Khe Sanh.
5 mars
BUDAPEST. — La tenue en no-
vembre ou décembre 1S68 d'une
conférence communiste mondiale
est décidée.
LE CAIRE. — Dans un discours
prononcé à Hélouan, le président
Nasser dénonce l'existence d'un
« parti réactionnaire » et fait appel
à « l'union sacrée entre l'armée et
le peuple ».
6 mars
SALISBURY. - Trois condamnés
africains sont pendus sur ordre
du gouvernement rhodéslen en dé-
pit de la grâce accordée par la
reine d'Angleterre.
PRAGUE. — Le département
d'Etat confirme que le général
Sejna s'est enfui de Tchécoslova-
quie et a trouvé refuge aux U.S.A.
8 mars
SAIGON. - Le général Westmo-
reland remanie le commandement
U.S. au Sud-Vietnam.
9 mars
VARSOVIE. - Heurts entre la
police et étudiants.
11 mars
SAIGON. - Le général Westmo-
reland demande un renfort de
208.600 hommes.
13 mars
WASHINGTON. - Le sénateur
Me Carthy obtient 42 */« des voix
démocrates aux primaires du New
Hampshlre.
LONDRES. - Le « Board of tra-
de » annonce que le déficit de
la balance commerciale britannique
m doublé en un mois (70 millions
de livres en février contre 35 en
Janvier).
PRAGUE. - Le Président du
conseil national slovaque, Michel
Chudlk démissionne.
14 mars
PRAGUE. - Le général Janko,
vice-ministre de la Défense se sui-
cide.
15 mars
PRAGUE. - Le ministre de l'Inté-
rieur et le procureur général sont
démis de leurs fonctions.
SAIGON. - Le général Westmo-
reland décide de diriger person-
nellement une vaste opération mi-
litaire autour de Saigon baptisée
« victoire certaine ».
LONDRES. - Le cabinet britan-
nique décide de fermer le marché
de l'or de Londres.
WASHINGTON. - Le taux de
l'escompte est relevé de 4,5 a
5 •/•.
16 mars
WASHINGTON. - Réunion des
gouverneurs de sept banques cen-
trales.
LONDRES. - George Brown, se-
crétaire au Foreign Office, démis-
sionne.
17 mars
WASHINGTON. — Robert Kenne-
dy annonce qu'il se présentera à
l'investiture démocrate pour les
élections présidentielles de no-
vembre prochain.
18 mars
WASHINGTON. - Le» gouver-
neurs de la plupart des grandes
banques centrales décident de ces-
ser d'approvisionner le marché
libre de l'or.
PRAGUE. - Les 59 conférences
régionales du P.C.T. réclament la
démission du président Novotny.
BONN. — W. Brandt, dans un
discours prononcé au congrès du
S.P.D. se prononce pour le respect
de la ligne Oder-Neisse, Jusqu'à la
conclusion d'un traité de paix.
19 mars
JERUSALEM. - Le gouvernement
d'israii accuse la Jordanie d'être
responsable des activités des com-
mandos palestiniens.
WASHINGTON. - Le président
Johnson réclame « un effort natio-
nal total ».
21 mars
JERUSALEM. - «.000 soldats
Israéliens franchissent le Jourdain
et rasent le village Jordanien de
Kararnè.
LE CAIRE. - Démission de
Zakarya Mohieddine, vice-président
de la République et vice-président
du Conseil.
22 mars
PRAGUE. - Le président Novotny
démissionne.
WASHINGTON. - Le président
Johnson annonce que le général
Westmoreland quittera le Vietnam
en Juillet.
26 mars
SAIGON. - La ville de Trang
Bang est détruite par l'artillerie
U.S.
28 mars
PRAGUE. — M. Dubcek propose
la candidature du général Svoboda
pour la présidence de la Républi-
que.
BRUXELLES. - Echec de* * Six »
à Bruxelles. Le Marché commun
du lait et du bœuf n'entrera pas
en vigueur «vant le 1«r Juin.
LONDRES. - Débâcle travailliste
à quatre élections législative» par-
tielles.
29 mars
PRAGUi. — M. Smrkovsky rem-
place M. Novotny au présidlum du
C.C. du P.C.T.
31 mars
BRUXELLES. - Elections légis-
latives en Belgique : recul des
trois grands partis (P.S.C., P.L.P.,
P.S.B.), progrès des « fédéralistes »,
succès de M. Vanden Boeynant.
WASHINGTON. - Johnson an-
nonce son retrait de la course
électorale et l'arrêt des bombarde-
ments sur Hanoi et sa région.
3 avril
HANOI. - Nous somme» prêts
à rencontrer les Américains pour
décider de la cassation incondi-
tionnelle des bombardements, dé-
clare le gouvernement de la R.D.V.
4 avril
PRAGUE. — Une enquête sur les
conditions de la mort de Jan
Mazaryk est ouverte.
WASHINGTON. - Le président
Johnson annonce la tenue d'une
conférence avec ses alliés à Ho-
nolulu.
5 avril
WASHINGTON, - Le pasteur
Martin Luther King est assassiné.
Johnson remet son voyage à
Honolulu.
PRAGUE. - Le C.C. du P.C.T.
adopte le programma d'action du
Parti.
7 avril
WASHINGTON. - Manifestations
noires aux U.S.A. Le couvre-feu
est établi dans la capitale fédérale.
PRAGUE. - Oldrich Cemik est
désigné pour former le nouveau
cabinet tchécoslovaque.
111
HANOI, — Le gouvernement de
la R.D.V. propos» Pnom-t»enh com-
me lieu de discussion.
BERLIN. — La constitution de
la R.D.A. est approuvée pat
8t,10 s/« du eorpt électoral.
8 avril
WASHINGTON, - La répression
do* manifestations noires se solde
par 43 morts, plus de 2.500 blessés
et plus de 200 arrestations,
10 avril
VARSOVIE. - Le maréchal Spy-
ehalskl remplace M. Oehâb à la
présidence du conseil d'Etat,
WASHINQTON. - La congrès
U.S. vote la M tut les droits ci-
viques,
MADRID, — Vague d'arrestations
dans les milieux syndicalistes
d'Espagne.
11 avril
HANOI. - Après le refus par les
Américains d* Pnom-Penh, Hanoi
propos© Varsovie connu® premier
lieu de rencontre.
12 avril
WASHINGTON. - Les U.S.A, re-
fusent Varsovie.
BONN. — Attentat contra Rudl
Dutschke, dirigeant dm étudiants
socialistes de gauche.
14 avril
BONN. - Manifestation* étudian-
tes à Berlin-ouest et en R.F.A.
SAIGON. - Lourdes pertes U.S.
autour de Saigon et de Hué.
17 avril
MADRID. - Manifestation d'ou-
vriers métallurgistes en pleine
ville.
19 avril
HANOI, — LB gouvernement d»
la R.D.V. refuse les villes propo-
sées par Dean Rusk.
LE CAIBE. - Le président Nas-
ser annonce une réorganisation de
l'Union Socialiste Arabe.
21 avril
JERUSALEM. - Incident» en sé-
rie «ur le Jourdain.
22 avril
HANOI. — Les Américains Inten-
sifient les bombardements au Nord
et au Sud-Vietnam.
23 avril
MADRID. — Les commission» ou-
vrières appellent à manifester les
» avril et 1«* mal.
25 avril
ALGER. — Le colonel Boutne-
dlenne échappe à un attentat.
26 avril
BUCAREST. - Le C.C. du P.C.B.
annonce une série de réhabilita-
tions d'anciens leaders du Parti.
NEW-YORK. - Manifestation»
pour la paix au Vietnam.
SAISON. - Les force» du F.N.L.
harcèlent Saigon.
29 avril
BONN. — Succès du N.P.D. aux
élections du Bade-Wurtemberg.
...EN FRANCE
1" mars
— La cour de sûreté de l'Etat rend
un arrêt acquittant 13 des pré-
venus dans le procès des auto-
nomiste* guadoloupéens.
6 mars
— La C.G.T. déclare que « la
plate-forme P.C.F.-F.G.D.S. e»t une
Importante étape dans le rassem-
blement des forces de gauche ».
— Les élus gaullistes et centris-
tes font approuver le schéma direc-
teur de Paris.
7 mars
— Jean Lecanuet déclare que le
Centre démocrate « ne peut sous-
crire ni à la tentative d'union de
la gauche, ni à l'action du gou-
vernement actuel »,
11 mars
— Manifestation à Lent contre
le chômage.
— Le général Ailleret, chef d'état-
major des Armées se tue dans un
accident d'avion i La Réunion.
15 mars
— Manifestations i Paris et en
province pour le soutien au peuple
vietnamien.
— Le C.N.A.L. décide un mou-
vement d'ampleur nationale contre
la reconduction de la loi Debre.
17 mars
— Pompidou lance un appel aux
députés centristes, i ceux « qui
sont sur les marges et hésitent ».
23 mars
— Journée des Intellectuels pour
le Vietnam.
25 mars
— Visite de Jeno Foek, prési-
dent du Conseil hongrois.
26 mars
— « Paris Match » publie un texte
de Raymond Toumoux prêtant au
général De Gaulle la phrase sui-
vante : « SI les éventuelles élec-
tion* ne se révélaient pas favora-
bles à la majorité, Je ne confie-
rais jamais à l'opposition le soin
de former le gouvernement. Je
n'Installerai au pouvoir ni les com-
munistes ni leurs amis ».
28 mars
— Le doyen de la Faculté des
Lettres de Nanterre suspend les
cours jusqu'au 1"' avril.
29 mars
— Le congrès des maires de
France condamne le projet de
remembrement des commune*.
2 avril
— Rentrée parlementaire. La dé-
légation des gauches décide le
dépôt d'une motion de censure
sur la politique économique «I so-
ciale.
12 avril
— Le nombre des chômeurs pari-
siens a augmenté de 32 */« depuis
la 1*r janvier.
17 avril
— Brève séance à l'Assemblée
nationale pour le dépSt par la
F.G.D.S. d'une motion de censure
sur l'Information.
19 avril
— Le Conseil supérieur de
l'Education nationale déclare la loi
Debré Inacceptable.
21 avril
— Progression du candidat com-
muniste et du candidat fédéré à
l'élection législative partielle de
Bastla,
22 avril
— Ouverture du débat sur la
motion de censure.
24 avril
- Pompidou déclare : « l'O.R.T.F.
fera de la publicité da marques,
que cela plaise ou non au parle-
ment ».
25 avril
— Manifestation pour le plein
emploi i La Rochelle, Toulon, La
Seyne, Hyères, etc...
— La motion de censure obtient
236 voix.
26 avril
- 20.000 métallurgistes débrayent
dans le Valenciennois.
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Démocratie nouvelle
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