Avant Garde + supplement Aujourd'hui no.1

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PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !
JOURNAL DE
LA JEUNESSE
COMMUNISTE
REVOLUTIONNAIRE
Numéro 14 27 Mai 1968 Prix : 1 franc
Toute correspondance AVANT-GARDE JEUNESSE - B.P. 39- 16 Paris
^Abonnements 12 numéros : Pli ouvert : France, 11 F; Etranger, 15 F; Pli fermé : France, 19 F; Etranger 25 F; Soutien, minimum, 20 F
LE POUVOIR SE CONQUIERT
DANS LES USINES ET DANS LA RUE
Situations révolutionnaires...
Les orateurs de la gauche unie s'en sont
donné à cœur joie. Il était facile de retourner
contre de pouvoir gaulliste, en piteuse postu-
re, les invectives dont il couvrait lui-même
le «régime des partis». L'Economie paralysée,
l'Université en Révolte, les services publiques
en grève, le gouvernement impuissant et ridi-
cule... C'est cela le régime stable et fort que
vantent sans cesse les ministres gaullistes ?
Ne connu-t-on jamais sous la Quatrième Ré-
publique pareille anarchie ?
Mais que messieurs les parlementaires de
l'Opposition ne s'esclaffent pas trop fort. La
crise actuelle ne dément pas uniquement les
prétentions gaullistes. Elles est la critique vi-
vante de leur propre attitude politique.
Du camarade Juquin, dirigeant et député
communiste, au président Billières, leader de
la Fédération, combien de fois, ces messieurs
ont-ils raillé les « jeunes gens romantiques »
qui pensent tout comme autrefois, que l'ordre
capitaliste peut être détruit (et mérite de
l'être) par la violence révolutionnaire de mil-
lions de travailleurs défiant dans l'usine et
dans la rue le pouvoir établi !
Combien de fois, nous fut il expliqué que
des temps nouveaux avaient surgi : le capi-
talisme serait parvenu à surmonter ses contra-
dictions fondamentales. La production de
masse aurait ouvert la voie à la « société de
consommation » ; le « consensus » entre les
citoyens l'emporteraient sur leurs divisions :
la société industrielle connaitrait l'atténuation
des conflits sociaux, les crises révolutionnai-
res appartiendraient au domaine de l'histoire
de France ; dans la société d'abondance, on
voit mal comment elles pourraient surgir. Il
conVient de laisser la « révolution proléta-
rienne » aux nostalgiques du XIX' siècle ou
aux peuples du Tiers-Monde. Les gens sérieux
ne rêvent pas. Ils sont constructifs, et formu-
lent des revendications modestes et concrè-
tes.
Mais que construisent-ils sinon la société
bourgeoise dont ils sont l'opposition respec-
tueuse ?
La crise présente détruit les thèses de l'op-
position parlementaire, comme elle ruine le
mythe de la stabilité gaulliste. Elle peut en-
gendrer une situation prérévolutionnaire. Si
un véritable parti communiste se trouvait à la
tête de la classe ouvrière, il pourrait mener
aujourd'hui les travailleurs à la conquête du
pouvoir.
SITUATIONS REVOLUTIONNAIRES
Les réformistes de tout poil ont propagé
dans les masses une vision apocalyptique de
la crise révolutionnaire : il y a une situation
révolutionnaire, lorsque la débâcle économi-
que, l'effondrement de l'Etat, la paralysie des
•Institutions, ont privé de toute efficacité le
recours aux procédures légales. La crise ré-
volutionnaire est une période de chaos et de
ténèbres, telle qu'en connurent la Russie
tsariste en 17 ou l'Allemagne de Weimar en
1929. Il va sans dire que lorsque une telle si-
tuation se présente, les réformistes n'en profi-
tent pas pour abattre le régime chancelant,
mais s'empresse de réaliser « l'union nationa-
le» afin de sortir le pays du malheur, au grand
soulagement des classes dominantes.
En fait il s'agit là d'une division idéologique
qui permet d'expliquer aux masses soit que
la « situation n'est pas mûre » - soit qu'elle
est si grave que tous les citoyens doivent
serrer les coudes.
La théorie scientifique, la théorie léni-
niste de la crise révolutionnaire est plus com-
plexe. La situation révolutionnaire se définit
par la combinaison de 3 critères : en premier
lieu la résignation et la soumission des mas-
ses devant l'ordre bourgeois disparaît et fait
place à leur activité collective en vue de
prendre en mains leurs propres affaires :
« Ceux d'en bas ne veulent pas être dirigés
comme précédemment ».
En second lieu, le système connaît une cri-
se objective qui paralyse son fonctionnement :
« Ceux d'en haut ne peuvent plus gouverner
comme précédemment ».
Enfin la classe ouvrière parvient à gagner la
neutralité d'une partie des classes moyennes
et la sympathie agissante de l'autre partie.
La combinaison de ces critères ne fournit
pas un prototype unique de la crise révolu-
tionnaire. Il y a divers types de situations ré-
volutionnaires possibles. Les crises d'effon-
drement de l'Etat par défaite militaire ou ca-
tastrophe économique, définissent un type de
situation révolutionnaire mais non le seul. Un
autre type de situation révolutionnaire est
donné par les crises politiques ou sociales
qui surgissent en période de paix militaire et
de « calme » économique, mais qui s'en se-
couent pas moins très violemment l'ordre éta-
bli et précipitent dans la lutte anti-capitaliste
les travailleurs par millions. La France de
1936, la Belgique de décembre 60-janvier <-,',
correspondent à ce second type de situation
révolutionnaire.
__________ET LA FRANCE DE 68__________
Aujourd'hui, en France, il est clair que la
première et la troisième conditions se trou-
vent réunies. En dix années de régime gaul-
liste, un mécontentement profond s'est accu-
mulé dans toutes les catégories de la popula-
tion. Ce mécontentement a explosé à diverses
reprises, cette année, sous forme de grèves
sauvages et de manifestations violentes
(Rhodiaceta, Le Mans, Mulhouse, Caen, Etc...)
La risposte du mouvement étudiant à la vague
de répression policière déclenchée par le
gouvernement fut le détonateur qui mit fina-
lement le feu à la poudrière sociale. Des
masses considérables se sont mises en mou-
vement contre le régime gaulliste. D'emblée,
grèves et manifestations se situent sur le plan
politique. C'est contre l'Etat gaulliste, autori-
taire et policier que les travailleurs descen-
dent dans la rue et s'emparent des usines.
Que les murs de la soumission et de la
résignation devant l'ordre établi soient tom-
bés, non seulement pour les secteurs les plus
arriérés de la classe ouvrière, mais aussi pour
les catégories les plus marginales de la po-
pulation, rien ne l'atteste mieux que la lecture
des communiqués des comités d'occupation :
partout, l'autorité, la hiérarchie, la tradition
sont bafouées par le zèle iconoclaste de mil-
lions de travailleurs qui se sentent soudaine-
ment maîtres de leur propre destin. Partout,
les simples travailleurs, les « obscurs tâche-
rons », ceux qui se situent au bas de l'échelle
sociale, et qui ordinairement ont tout juste le
droit de se taire, donnent leur avis, font en-
tendre leur voix, s'estiment en droit de criti-
quer, d'amender, de 'ebâtir, d'innover... Par-
tout, s'active l'initiative libérée des masses.
« Ceux d'en bas ne veulent plus être dirigés
comme précédemment ». Ils veulent décider
eux-mêmes de leur propre destin.
_________TOUT DEPEND DU PCF_________
La seconde condition - crise objective du
régime entravant le fonctionnement normal
de l'Etat - ne se trouve que partiellement sa-
tisfaite, dans la mesure où la situation objec-
tive du capitalisme français ne lui permet pas
de faire des concessions importantes aux
masses, même temporairement. Si le gouver-
nement ne cède pas aux revendications « rai-
sonnables » (en égard à l'ampleur du mouve-
ment), de la C.G.T., on voit mal comment il
résorberait la crise.
Mais, s'il cède, c'est toute sa politique écono-
mique qui se trouve bouleversée, et on peut
s'attendre à de nouvelles difficultés majeures
à court terme.
Mais la seconde condition ne se trouve pas
satisfaite parce qu'il n'existe pas aujourd'hui
de crise du pouvoir : les députés bourgeois
se sont bien gardés de renverser le gouver-
nement en période de grève générale.
A quelques mutations près, le gouvernement
Pompidou est parfaitement en mesure de gar-
der les rênes en mains. Le pouvoir gaulliste
conserve une certaine marge de manœuvre.
Si les organisations ouvrières se montrent
complaisantes, il peut finalement désamorcer
la bombe pour un temps.
L'issue de la crise se trouve aujourd'hui en-
tre les mains des organisations ouvrières et
en premier lieu du P.C. Tout est là pour prou-
ver qu'il a choisit la voie du retour à
l'ordre, contre de nouveaux mais problémati-
ques « accords Matignon ».
__________TOUT EST POSSIBLE__________
Pourtant, aujourd'hui, tout est possible. Il
est possible d'organiser les millions de gré-
vistes occupant leurs usines en Comité de
grève, regroupant tous les travailleurs en
lutte, syndiqués ou non. Ces Comités peuvent
élire les délégués des travailleurs, chargés de
diriger la grève, responsables devant la base
et révocables à tout moment. Il est possible
de coordoner ces mêmes comités de grève
dans une branche d'industrie. Il est possible
d'implanter des comités d'action dans les fa-
cultés et les quartiers. Il est possible de con-
struire ainsi les organes spécifiques du pou-
voir populaire ; II est possible de conquérir
tout le pouvoir par ces comités d'action et de
grève, au terme d'une ultime épreuve de force
avec l'Etat bourgeois. Il est possible ainsi de
créer un ordre social nouveau, la démocratie
soviétique, qui n'a rien à voir avec la carica-
ture hideuse qu'en donnent les régimes stali-
niens.
Mais pour cela, il faut être un Parti Com-
muniste et non un parti social-démocrate de
type nouveau, à l'horizon irrémédiablement
borné par les préoccupations parlementaires
et électorales. Les milliers d'étudiants, les
milliers de jeunes travailleurs qui ont été à la
pointe du combat, ne négligeront aucun effort
pour déjouer les manœuvres de collaboration
de classe de la direction du P.C.F. et de la
C.G.T. Inlassablement ils organiseront les co-
mités de grève, les comités d'action. Ils s'ef-
forceront d'unir en une force unique les nou-
velles avant-gardes qui se sont dégagées de
la lutte. Afin que se construise le parti ou-
vrier révolutionnaire qui saura donner une
issue victorieuse aux crises sociales de
demain.
Jeudi 23 mai.
Occupations d'usines
L'occupation de la Sorbonne par les étu-
diants a fait tâche d'huile. Commencées dans
des usines périphériques - Sud-Aviation à
Nantes, Renault à Cléon près de Rouen - la
vagne d'occupation, les grèves illimitées at-
teignent les usines Citroën symbole de la ré-
pression patronale, les usines Michelin aux
patrons de choc.
La montée évolutionnaire s'étend à tous les
travailleurs qui « occupent » les grands maga-
sins, l'Opéra, les gares, les hôtels ; la Banque
de France ne fabrique plus de billets, les
abattoirs de la Villette sont en grève. La ma-
jorité obsolue des salariés est entrée en ac-
tion contre le régime ?
Tout s'est passé très vite : 2 jours après la
grève générale du 13 mai déclenchée sans
préavis, « l'Humanité » signale en page 9 l'oc-
cupation de Sud-Aviation et lui consacre 7 li-
gnes. 48 heures plus tard, Renault à Billan-
court, locomotive traditionnelle du mouvement
ouvrier déclare la grève illimitée. Dès lors le
problème de la liaison entre la classe ouvriè-
re et les étudiants est posé.
La rapidité du mouvement et son ampleur
ont surpris les directions syndicales. A Sud-
Aviation, les 2.000 ouvriers participaient de-
puis 3 semaines à des mouvements revendi-
catifs pour une compensation de salaires afin
de couvrir les pertes dues aux réductions
d'horaires ? L'occupation de l'usine s'accom-
pagnait d'une action significative du degré de
combativité, de la politisation des travailleurs
de l'usine : le directeur de l'usine était enfer-
mé dans son bureau et les portes étaient sou-
dées. Ce geste symbolique de la détermina-
tion des ouvriers a été condamné par G.
Séguy, secrétaire général de la C.G.T., qui a
garanti qu'il ne se renouvellerait pas.
Chez Renault, à Billancourt, c'est un atelier
seul qui a déclenché le mouvement d'occupa-
tion et appelé l'ensemble de l'usine à -s'y
rallier. Et ce n'est qu'après que plusieurs mil-
liers de travailleurs se soient joints au mou-
vement, que la C.G.T. appelait à la grève illi-
mitée.
Si les primes anti-grèves n'ont pas empêché
l'extension du mouvement, c'est que l'expé-
rience de la grève générale du 13 mai avait
été comprise : les grévistes avaient obtenu le
paiement de la journée du lundi, alors que
d'ordinaire, à l'occasion de grèves tournan-
tes, les primes anti-grèves jouent à plein et
freinent l'action revendicative par les diminu
lions de salaires qu'elles provoquent.
Le ralentissement de l'action du mouvement
étudiant a été ressenti avec une acuité ex-
trême chez les jeunes travailleurs qui ont été
partout les premiers à se lancer dans la lut-
te. Ce clivage est la conséquence du chôma-
ge et de la déqualification qui pèsent lourde-
ment sur eux ; leur degré de syndicalisation
est très faible.
La décision de lutter qui avait conduit les
travailleurs les plus jeunes à retrouver après
l'occupation de la Sorbonne, les traditions de
Juin 36, en occupant les usines, s'est mani-
festée avec force par la présence massive de
20.000 ouvriers au meeting de la Régie Re-
nault. Dès cet instant, la récupération a com-
mencé ; la C.G.T. reprenait à son compte le
mot d'ordre d'occupation des usines et pre-
nait la tête du mouvement, en organisant et
surtout contrôlant les piquets et comités de
grève.
Quant aux revendications, alors que le 15
mai, « une journée nationale d'action pour
l'abrogation des ordonnances», organisée par
la C.G.T. et la C.F.D.T. se traduisait par « des
réunions, des signatures, des pétitions, des
démarches auprès des parlementaires » (l'Hu-
manité du 15-5-68), le catalogue des reven-
dications désormais très audacieux comprend
l'abrogation des ordonnances.
Le cordon sanitaire
Par crainte du mouvement étudiant qu'elle
ne contrôle pas, redoutant les conséquences
des contacts entre jeunes travailleurs et étu-
diants, la C.G.T. s'emploie à isoler ces der-
niers, à éviter toute convergence des luttes,
alors que la chute du régime est à l'ordre du
jour, même si une grande incertitude règne
quant aux perspectives d'avenir, et même si
Mitterand fait figure d'épouvantail. Les mots
d'ordre « de Gaulle à la porte ». à bas l'état
policier », « dix ans ça suffit », lancés par les
étudiants ont été repris par tous, aussi bien
pendant la grève du 13 mai que durant la ma-
nifestation à Renault-Billancourt.
C'est dans ce contexte que la C.G.T. à Re-
nault choisit de couvrir les murs d'une affiche
qui rappelle [es périodes les plus sombres du
stalinisme et dont le contenu est en substan-
ce le suivant : « des milieux étrangers à la
classe ouvrière » ont pour objectif de « sus-
citer la division dans les rangs des travailleurs
de la C.G.T. pour les affaiblir», de «souiller
l'organisation syndicale » par leur « sale be-
sogne », et pour cela, « ils touchent une
grosse récompense pour les loyaux services
rendus au patronat ».
Une fois la ligne définie, sa mise en applica-
tion se traduit par l'opposition du Bu-
reau Confédéral à la manifestation étudiante
de solidarité avec les travailleurs de la
Régie. On prétend même que cette opposi-
tion aurait été l'émanation des 20.000 parti-
cipants au meeting tenu à Renault, ce qui est
démenti par les participants au meeting ; la
C.F.D.T. de Renault devait nier avoir décon-
seillé la manifestation.
Des faux-bruits circulent ; on raconte qu'une
quinzaine d'étudiants auraient démoli des
voitures stationnées devant l'usine Renault.
L'établissement de ce cordon sanitaire est
destiné avant tout à protéger les jeunes tra-
vailleurs peut être plus sensibles aux influen-
ces pernicieuses. Sur une mise en garde af-
fichée à Renault, les lignes suivantes étaient
soulignées : « Cette mise en garde est sans
doute superflue pour la majorité des travail-
leurs de la Régie qui ont connu dans le passé
de telle agitations. Par contre, les plus jeunes
doivent savoir que ces éléments servent la
bourgeoisie... à chaque fois que la montée de
l'union des forces de gauche menace ses pri-
vilèges ».
Faut-il supposer que ceci répond à un senti-
ment d'hostilité de la classe ouvrière à l'é-
gard de la « jeunesse dorée » et des « fils à
papa » ? Ceci ne semble guère fondé. Le soir
même de l'occupation de la Régie Renault,
la manifestation étudiante qui s'est Jdirigée
vers Billancourt était attendue ; à travers les
grilles fermées, les conversations s'engagè-
rent. « C'est vous qui avez fait démarrer le
mouvement... Une fois le train en marche on
est monté dedans », ainsi furent accueillis
les étudiants. Echanges d'expériences, con-
frontations de revendications, malgré les gril-
les « fermées par peur des provocateurs », on
promet de revenir le lendemain : le drapeau
rouge du cortège étudiant est hissé sur l'usi-
ne.
Le lendemain soir à la même heure, à l'an-
nonce par la radio de la manifestation, 500
ouvriers de la Régie attendent sur la place
Nationale ? Il est 18 h 30. La cantine va fer-
mer ; à quelqu'un qui propose d'aller manger,
il est répondu : si les étudiants viennent à
pied du quartier latin, on peut bien se passer
de repas. L'arrivée du cortège est très ap-
plaudie au grand dam des dirigeants de la
C.G.T.
En fait, en empêchant la convergence des
luttes ouvrières et étudiantes, on risque de
démobiliser les uns et les autres. Les occu-
pations d'usine, souvent passives sont contrô-
lées par la C.G.T.: il en découle certaines dif-
ficultés de rencontre et de discussions
communes dans les entreprises, semblables à
celles qui se sont déroulées dans la Sorbon-
ne. Cela explique que les étudiants soient ve-
nus moins nombreux aux portes des usines
alors que leur venue aurait pu précisément
donner aux occupations un tout autre carac-
tère et faire en sorte que si « dans les ate-
liers, les machines dorment », comme le dit
si joliment « l'Humanité », au moins les hom-
mes parlent.
La difficulté de créer des comités de grève
en dehors des délégués syndicaux engendre
le mécontentement et diminue la combativité;
les spectacles de théâtre ou autres que l'on
donne à la régie ne sont que des entreprises
de démobilisation dans un climat que l'on
veut d'ordre et de résignation.
Mais la crise actuelle est, comme l'a déclaré
Giscard d'Estaing une « crise politique à ex-
pression économique et sociale ». La grève
du 13, déclenchée en solidarité avec les étu-
diants, à la suite de leur action dans la rue
était une grève politique, d'une ampleur iné-
galée. Cela témoigne de la solidarité de fait
des travailleurs et des étudiants, de leur vo-
lonté commune d'abattre le pouvoir. Ces fac-
teurs subjectifs, malgré les directives syndi-
cales se traduisent aujourd'hui par le fait
qu'une partie de la classe ouvrière, encore
minoritaire a particioé aux barricades et aux
combats de rue. C'est ce phénomène qui est
irréversible et qui, qu'elle que soit l'issue
du combat, est d'ores et déjà une victoire.
<IL FAUT SAVOIR TER
Les directions des centrales n'ont pas don-
né l'impulsion originelle aux grèves actuelles.
Elles n'ont à aucun moment donné de con-
signes générales, si ce n'est de vagues con-
seils que les travailleurs n'ont pas attendus,
du genre « décidez vous-même si vous voulez
occuper votre usine »(1). Quand la direction
d'un syndicat n'est ni à l'origine d'un mouve-
ment, ni capable de le généraliser, quand les
travailleurs prennent tout seul l'ensemble
des décisions sur leur combat, on peut po-
ser la question : ces directions sont-elles tou-
jours des alliées des travailleurs, ne sont-elles
pas plutôt un frein à leur action ?
Au départ des grandes grèves, on trouve
un mouvement spontané, inspiré par l'exem-
ple du mouvement étudiant : à Renault-Cléon,
où un militant de la JCR interviendra, dans un
meeting à Flins, à Billancourt, l'occupation a
été décidée par les travailleurs, sans consi-
gnes du syndicat, après une grève de quel-
ques heures lancée par la CGT. A la NMPP,
les dirigeants du syndicat du livre essayeront
de «faire entendre raison» aux travailleurs.
En vain. A Sud-Aviation, même schéma : les
entreprises qui ont lancé le mouvement l'ont
fait sans demander la permission aux diffé-
rents bureaux confédéraux. La suite de la grè-
ve et son extension ont été reprises en main
par les cadres moyens du syndicat : alors
que les directions continuaient à masquer
leur impuissance sous la consigne « faites ce
que vous voulez », les cadres syndicaux de
base ont organisé eux-mêmes la lutte.
Dans le secteur nationalisé à la SNCF, à la
RATP, « toute liberté » est laissée aux sec-
tions de base pour prendre toutes les déci-
sions. Les cadres organisateurs de la grève
et des occupations, en contact constant - au
contraire des dirigeants - avec une base
chauffée à blanc, ne peuvent pas ne pas po-
ser la question : mais à quoi sert donc la di-
rection ?
Ces militants chevronnés ont retrouvé
pendant cette période la liberté d'action
qu'une direction bureaucratique leur refusait
en temps normal. Certains pousseront jus-
qu'au bout la logique de leur action ; les
innombrables contacts pris par les étudiants
dans le cadre du comité de liaison ouvriers -
étudiants montreront que dans de nombreu-
ses entreprises une attitude extrêmement cri-
tique à l'égard des directions s'est dévelop-
pée. Le syndicat du bronze CGT rompt même
les relations avec la direction confédérale, et
établit des contacts continus avec le centre
nerveux que constitue désormais la Sorbon-
ne.
Plus importante que le gauchisme sponta-
né de la base, qui met souvent sur le même
plan la CGT comme organisation et sa direc-
tion est l'attitude de ces cadres organisateurs
de la classe ouvrière, amenés pour la premiè-
re fois depuis 20 ans à retrouver leur autono-
mie dans l'action et pour l'action. Les initiati-
ves se multiplient, telles le comité de liaison
des travailleurs sans emploi, où les militants
prendront sur eux de créer pour la première
fois à Paris un organisme de lutte pour les
chômeurs. La base, qui met sur le même plan
les déclarations de Seguy et celles du gou-
1) G. Séguy, dans une conférence de Pres-
se : « Pourquoi lancer un ordre de grève
générale, alors que les travailleurs... se
réunissent pour décider démocratiquement
des arrêts de travail ? » Mais alors, pour-
quoi un bureau confédéral ?
vernement, non sans une certaine confusion,
reconnaît dans ses militants sa seule direc-
tion de lutte.
C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre
l'attitude prise depuis quelques jours par les
directions de la CGT et la CFDT. Attitudes qui,
pour être apparement contradictoires, corres-
pondent à la même tactique : faire rentrer le
fleuve dans son lit, reprendre en main la di-
rection des opérations.
Pour cela, un certain « gauchisme » au
moins verbal, a été nécessaire. Dans une pé-
riode de lutte intense, il était impossible de
s'opposer de front à un mouvement qui bri-
sait tous les cadres habituels.
En avançant des mots d'ordre revendicatifs
de caractère radical, les bureaux confédéraux
peuvent espérer rester à la direction des lut-
tes. A condition bien sûr que ce caractère ra-
dical reste pris dans une stratégie qui ne
remet en question les bases mêmes du régi-
me capitaliste. Au niveau politique, la lutte
pour un « gouvernement démocratique et po-
pulaire » peut prendre un caractère de lutte
de masse : mais il reste que la bataille est
menée pour porter au pouvoir la fraction de
la bourgeoisie qui se reconnait en Mitterand.
Au niveau syndical, les choses sont un peu
différentes : si le CP a les mains relativement
libres, les centrales se trouvent contraintes à
tenir compte d'un mouvement où tous leurs
militants se trouvent profondément engagés.
Leur marge de manœuvre est plus restreinte,
car leur base, au contraire de celles des par-
tis politiques, est directement dans la lutte.
L'attitude de la CFDT est assez complexe :
elle a témoigné d'une volonté apparente de se
lier au mouvement étudiant. Elle a par ailleurs
au niveau des mots d'ordre, mis en avant de
préférence les questions de contrôle et de
gestion, et ne s'est pas gênée pour critiquer
le caractère uniquement quantitatif des mots
d'ordre de la CGT. Les revendications des
deux Centrales sont semblables, mais elles
mettent chacune l'accent sur une partie de ce
programme.
La CFDT « exige l'accroissement du pouvoir
syndical dans l'entreprise », dont elle expli-
que qu'il rejoint le « pouvoir étudiant » à
l'Université. A Jeanson ira jusqu'à écrire,
dans « Le Monde » il est vrai, et non dans un
tract, que la CFDT « ne saurait se satisfaire
de succès alimentaires », mais qu'elle entend
«lutter contre le pouvoir capitaliste». Le dé-
bat sur l'autogestion a pu passer pour un dé-
bat entre gauchistes et réformistes : Seguy
explique que « l'autogestion est une formule
creuse » : il refuse de mettre en avant toute
revendications de contrôle ouvrier. Mais po-
ser, comme le fait la CFDT, le problème du
pouvoir dans l'entreprise, n'est valable qu'à
une condition, c'est que le problème du pou-
voir d'Etat lui-même soit posé. Les travailleurs
n'ont pas à envisager de gérer les usines
alors qu'ils ne gèrent pas l'Etat. Le contre-
pouvoir ouvrier, n'est pas, comme semblent
le croire les cédétistes, l'addition « pouvoir-
étudiant + pouvoir paysan + pouvoir des
travailleurs », chacun prenant la gestion de
son secteur. La question du pouvoir est une
question globale, une question politique. Le
seul pouvoir que les travailleurs ou les étu-
diants peuvent conquérir au niveau de leur
secteur, c'est celui de participer à la gestion
capitaliste du secteur en question. On juge
ceux qui prétendent poser la question du pou-
voir au fait qu'ils proposent une union effec-
tive des différents secteurs en lutte contre le
pouvoir central, le pouvoir d'Etat. Or en dépit
de toutes ses proclamations, la direction de
la CFDT s'est trouvée d'accord avec celle de
la CGT pour empêcher la fusion des luttes
des étudiants et des travailleurs : toutes deux
ont interdit l'entrée des usines aux étudiants ;
Descamps n'a envisagé à aucun moment de
proposer des formes de luttes communes
(manifestations ou autres). Nous refusons de
nous contenter de croire à la « convergence »
de luttes séparées, se menant toutes sur des
objectifs revendicatifs sectoriels, fussent-ils
de pouvoir. Les revendications de pouvoir
syndical se traduisent en fait soit par des re-
vendications de libertés syndicales pures et
simples, qui sont des revendictions élémen-
taies : droit de constitution des sections syn-
dicales d'entreprise, liberté d'information, at-
tribution sur le temps de travail d'heures de
réunion, etc..., soit, par des revendications de
gestion, qui, elles présentent un danger évi-
dent : le droit de négociation des salaires, ou
le droit pour les représentants syndicaux de
participer aux réunions de commissions pari-
taires.
INER UNE GREVE)
M. Thorez
Or, ce « pouvoir syndical » n'en n'est pas
un : les commissions paritaires ne sont ja-
mais de véritables lieux de décision, la pré-
sence de représentants syndicaux, souvent
liés par le secret, n'apporte rien aux travail-
leurs sur le plan de la connaissance du fonc-
tionnement réel de l'entreprise. Les livres de
comptes nécessairement truqués ne sont ou-
verts qu'à quelques bonzes syndicaux. Fina-
lement, la présence des représentants des
travailleurs ne fait que paralyser le mouve-
ment autonome des travailleurs, que donner
leur caution aux mesures prises dans le cadre
de la gestion capitaliste.
Seguy aurait-il donc raison ? En fait, son
critère de l'autogestion n'es! pas un critère
qui dévoile le fond du problème : ce dont
Seguy a peur, c'est bien plutôt des tentations
gauchistes que peut recouvrir une telle for-
mule.
En fait, il est vrai qu'au travers d'un langa-
ge assez flou, de nombreux militants CFDT
ont été amenés à prendre des positions radi-
cales. La CFDT n'est pas aussi étroitement
contrôlée que la CGT par un parti à perspec-
tives parlementaires Ses militants sont plus
libres de leus mouvements. Mais au niveau
de la direction, la stratégie reste une stratégie
réformiste II s'est trouvé que la CFDT a cru
pouvoir jouer le mouvement étudiant contre
la CGT. Elle était prête à témoigner une cer-
taine « sympathie » pour ledit mouvement
dans la mesure où il pouvait renforcer son
propre poids face au puissant appareil CGT-
PC.
Pour les militants révolutionnaires, il n'est
pas question de jouer la carte CFDT, contre
la CGT ; il est simplement possible d'utiliser
les possibilités d'action qu'elle nous donne
peut être involontairement pour amener une
prise de conscience révolutionnaire chez les
militants ouvriers.
La CGT elle, s'en tient strictement aux re-
vendications quantitatives autour desquelles,
suivant une belle formule de son secrétaire
général, « elle monte la garde ».
Bien loin de remettre en question le pouvoir
capitaliste, l'ordre établi, Seguy explique dans
une conférence de presse mardi matin que
« l'opinion publique bouleversée par les trou-
bles et la violence, angoissée par l'absence
complète d'autorité de l'Etat, a vu en la CGT
la grande force tranquille qui est venue réta-
blir l'ordre au service des travailleurs (sic) ».
Au niveau des mots-d'ordre, Seguy a tout
de même été contraint, comme Descamps, à
radicaliser un peu son programme : l'augmen-
tation des salaires, 600 F. par mois minimum,
1.000 F dans certains secteurs, ou encore
l'exigence d'une augmentation de 200 F pour
tous dans d'autres. Si l'exigence du plein-
emploi est une formule creuse, l'abrogation
des ordonnances sur la sécurité sociale, le
retour aux 40 heures, comme les augmenta-
tions de salaires, constituent un programme
effectivement inintégrable par le régime gaul-
liste : sa satisfaction est totalement impossi-
ble dans le cadre économique actuel. L'abro-
gation des ordonnances l'est dans le cadre
politique.
Seguy a été jusqu'à déclarer que « les re-
vendications des grévistes seraient posées
tant qu'elles ne seraient pas satisfaites, quel
que soit le régime ». A ceux qui ont pu croire
que la CGT présentait un véritable program-
me transitoire, posé en ultimatum même à un
gouvernement « de gauche », les faits sont
venus montrer que la couverture ultra-gauche
de Seguy n'a servi qu'à masquer un recul dé-
libéré après une reprise en main du mouve-
ment. Si la direction CGT refuse d'envisager
le problème du gouvernement, ce n'est pas
pour refuser un gouvernement « de gauche »,
mais bel et bien pour se permettre de recon-
naître le gouvernement Pompidou comme in-
terlocuteur valable.
A la question «la CGT a-t-elle l'intention d'en-
tamer l'action pour la disparition du patronat,
prescrite dans ses objectifs statutaires ? »
Seguy répond : « II ne faut pas prendre* ses
désirs pour des réalités » (Interview sur Eu-
rope I du samedi 18 mai).
Le programme de la direction de la CGT,
on le sait maintenant, n'était pas un program-
me de lutte, entraînant la mise en question du
pouvoir capitaliste lui-même. C'était un pro-
gramme maximum soumis à négociations. La
direction de la CGT a refusé de faire remon-
ter jusqu'au sommet du pouvoir la mise en
question engagée à la base ; elle a intégré un
certain nombre de revendications justes dans
une stratégie où elles perdent toute valeur,
où elles deviennent une simple monnaie
d'échange pour les négociations. Directions
de la CGT et de la CFDT se sont retrouvées
ensembfe pour annoncer au soir du 22 mai
qu'elles acceptaient d'engager les négocia-
tions avec Pompidou. Il devenait clair qu'en
reconnaissant l'intangibilité du pouvoir gaul-
liste, Seguy, Descamps et autres préparent le
moment où ils pourront ressortir le fatidique
«il faut savoir terminer une grève ».
Les négociations annoncées aboutiront-elles
à de nouveaux accords Matignon ? En fait, la
situation est fondamentalement différente de
juin 1936 : d'abord le gouvernement de la ré-
pression est plus que jamais en place, et il
est même reconnu par ceux-là mêmes qui
prétendaient le contester. Ensuite, les con-
cessions éventuelles du patronat ne pourront
d'aucune façon atteindre même provisoire-
ment l'ampleur de celles de 1936 : le marché
commun et la concurrrence internationale
rendent très faibles la marge de manœuvre
du patronat. Dans ces circonstances, engager
des négociations où ne pourront être arra-
chées que d'infimes avantages par rapport au
programme présenté. A défaut de pouvoir cé-
der sur l'économique, le pouvoir va forcer sur
l'idéologique : tous les dangers des positions
sur l'autogestion apparaîtront alors. Gomme
l'a dit Descamps, ces revendications sur la
participation peuvent être satisfaites sans que
cela ne coûte rien au patronat. Et si un pa-
tron réticent parce que retardataire s'y op-
posait, le gouvernement gaulliste plus con-
scient des intérêts de la classe capitaliste en
général, pourrait se payer le luxe de jouer
les arbitres et d'imposer les réformes sur la
participation.
NOS TACHES
II est donc urgent de préparer les travail-
leurs à cette manœuvre conjuguée du patro-
nat, du gouvernement et des bureaucraties
syndicales. Ce qui sera obtenu dans les négo-
ciations sera, nous l'avons dit, nécessairement
infime sur le plan des revendications concrè-
tes. La désillusion des travailleurs sera gran-
de, et la prise de conscience de la nécessité
de poser le problème du pouvoir capitaliste
peut en résulter. A condition que les travail-
leurs ne 'se laissent pas prendre au mirage
de la cogestion, contre lequel il faut dès à
présent centrer nos attaques. Il faut maintenir
l'occupation des usines et les grèves, en pré-
sentant le programme des grévistes non
comme une base de négociations, mais com-
me un ultimatum : qu'il s'agisse des aug-
mentations de salaires, des diminutions du
temps de travail, de l'abrogation des ordon-
nances.
Il faut donner à ces revendications un ca-
ractère transitoire. Nationalisation des entre-
prises occupées et gestion par les comités de
travailleurs, contrôle ouvrier sur la formation
professionelle, l'organisation du travail et la
gestion de l'enteprise, divulgation des livres
de comptes (et non communication à quel-
ques bureaucrates). A ces revendications, il
faut joindre l'exigence de formes de luttes
adaptées : Comités de grève élus par tous les
grévistes sur le programme de revendications,
assurant la direction de la mobilisation, alors
que c'est actuellement les directions des sec-
tions syndicales qui se la sont attribuées.
Par l'intermédiaire des comités d'action tra-
vailleurs - étudiants, expliquer la nécessité de
la fédération de ces comités de grèves pour
constituer une direction de la lutte non sou-
mise à la bureaucratie syndicale. En posant la
question de la direction de la mobilisation, on
pose concrètement la question de l'affronte-
ment au sommet avec le pouvoir d'Etat, la
question du pouvoir. Constituer enfin partout
des comités d'action, structure permanente
(au contraire des comités de grève) regrou-
pant les seuls militants politisés et permettant
d'instituer au niveau, non plus des entrepri-
ses, mais des quartiers, de la rue, une agita-
tion permanente et politique pour le pouvoir
au travailleurs.
1936-1968 ?
L'idéologie dominante, qui sous couvert de
bon sens populaire, fait reconnaître comme
des évidences les principes nécessaires a la
survie du régime bourgeois est fortement
ébranlée par la crise actuelle. Et s'il est vrai
que l'idéologie dominante est autre chose
qu'un simple luxe sécrété par la classe bour-
geoise, s'il est vrai qu'elle a pour fonction
précise de faire admettre à tous les règles qui
maintiennent, à la façon des cercles d'un
tonneau, l'assemblage social, alors l'expérien-
ce acquise aujourd'hui est une arme impor-
tante pour les luttes à venir.
Il a suffit d'un petit pavé dans la mare de
l'ordre pour que ça bouge, ça grouille et ça
gueule.
Les français, les braves gens, toutes ces
abstractions faciles, se subdivisent en classes
bien concrètes, conscientes de leurs intérêts,
pour découvrir que la société craque dans
ses fondements. Ce n'est pas là un sentiment
confus, mais une réalité quotidiennement
éprouvée : l'état des rues, les difficultés du
transport et du ravitaillement, la menace sur
le franc, tout concourt à montrer où sont les
forces réelles, quels sont leur antagonisme,
et qui sont ceux qui font vivre et durer la so-
ciété.
La bourgeoisie sent le sol se dérober sous
ses pas ; la réthorique parlementaire dissimu-
le mal l'inquiétude quand elle ne l'avoue pas
crûment : Giscard réaffirme le oui au détri-
ment du mais pour ne pas « ajouter l'aventure
au chaos ». Les mythes sociaux et humanitai-
res par lesquels la bourgeoisie se jusifiait y
compris a ses propres yeux, ont volé en éclats
en même temps que tombait le masque de la
pseudo-neutralité gouvernementale, en même
temps que l'état était contraint, devant le pro-
blème des barricades, à dévoiler son caractè-
re de classe et sa fonction répressive.
Mais les bourgeois ne sont pas seuls sous
le charme de leur propre idéologie quand elle
est dominante. Tous ceux, réformistes et con-
ciliateurs, qui se rassuraient à coup de pro-
verbes et de bon sens populaire, sont égale-
ment écartelés par la crise.
Il est trop facile, pour excuser sa propre
impuissance, sa peur ou sa servilité, d'évo-
quer révolution maligne du capitalisme qui
tendrait à résoudre les contradictions, c'est
une démission pure et simple devant les con-
ditions dites objectives.
Car il n'est pas vrai que le capitalisme évo-
lue naturellement, s'adapte et se rationalise.
De même qu'il n'a jamais été vrai qu'une cri-
se suffisait à l'enterrer. Une crise économi-
que, c'est seulement une période de faiblesse
et de réajustement, au cours de laquelle les
lois économiques, jouant le rôle d'un thermo-
stat, permettant au système de repartir sur
des bases assainies.
Pour qu'une crise économique devienne
dangereuse politiquement pour le capitalisme,
il a toujours fallu qu'une force révolutionnaire
solidement structurée élargisse les brèches et
dépasse la crise dans le sens d'une trans-
formation radicale de la société.
En cas -de crise, le prolétariat organisé
joue donc un rôle décisif. Mais s'il n'y a pas
de crise ?...
Car, comme chacun sait, la planification indi-
cative, les ordinateurs électroniques, l'inter-
vention de l'état, etc... Là encore le raisonne-
ment est vicié à l'origine. De même que l'is-
sue d'une crise n'est pas indépendante des
forces qui y sont en cause, de même le dé-
clanchement d'une crise n'est pas indépen-
dante des forces qui constituent la chair du
système capitaliste.
Il est possible que grâce à la passivité des
organisations ouvrières, la bourgeoisie s'amé-
nage quelques digues de sécurité. Mais si le
prolétariat, en tant que producteur et consom-
mateur, ne reconnait plus les règles du jeu, il
contribue au déséquilibre du système et à
l'ouverturr d'une crise.
La méthode .qui consiste à juxtaposer stati-
quement les « conditions objectives » et les
« conditions subjectives » a toujours offert un
alibi aux réformistes. Il n'est pas vrai que le
capitalisme s'adapte, évolue, se rationalise, et
qu'on n'y peut rien. Sa capacité à évoluer est
inversement proportionnelle à la capacité,
qu'ont les syndicats et les partis, d'armer po-
litiquement et organisationnellement la classe
ouvrière.
Chacun ou presque s'accorde aujourd'hui à
reconnaître le rôle de détonnateur joué par le
mouvement étudiant dans la crise actuelle.
Ce qui revient à lui reconnaître le rôle de
facteur objectif. En mettant, par l'action di-
recte, le gouvernement et les forces démocra-
tiques au pied du mur, la lutte des étudiants
a ébranlé l'édifice des compromissions et des
connivences discrètement acceptées, le jeu
de la légalité parlementaire, possible seule-
ment si tous s'accordent à le respecter.
Cette lutte a ainsi libéré une énergie latente
que peu soupçonnaient. Lors de la promulga-
tion des ordonnances, nous disions que les
syndicats ne pourraient louvoyer longtemps.
Cette offensive de classe de la bourgeoisie
n'offrait que deux solutions aux organisations
ouvrières : ou la riposte de classe caractéri-
sée, ou la capitulation sans combat.
Les syndicats pour avoir voulu se dérober à
la lutte tout en conservant leur audience ont
accumulé les luttes partielles et les journées
d'action démobilisatrices. Dans cette situa-
tion, la moindre étincelle pouvait mettre le
feu aux poudres.
C'est ainsi qu'un prolétariat qu'on disait
soumis, apathique et repu s'est soudain ré-
veillé en tant que classe, recouvrant ses fa-
cultés politiques que les plus pessimistes et
les plus timorés croyaient à jamais perdues.
Aujourd'hui, la télé, le frigo et la voiture ne
sont pas un luxe mais un acquis historique
presque aussi intangible et nécessaire que le
pain en 1789.
De même qu'en 1961, la «loi unique»
avait déclenché un éveil brutal du prolétariat,
de même les ordonnances, en portant atteinte
aux conquêtes et à la sécurité de la classe
ouvrière, ont apporté les conditions d'une ré-
surrection qui ne peut surprendre que le bu-
reaucrates, led philitins, et les curés. Qu'il
suffise de rappeler qu'en 1961-62, le prolétariat
belge désireux de faire céder le pouvoir
d'état, a parcouru en quelques semaines toute
une gamme de mouvements d'ordre transi-
toire pour poser le problème décisif de l'ar-
mement du prolétariat.
Que le prolétariat s'insurge, c'est dans
l'ordre des choses. Mais ce qui donne une
idée de la profondeur de la crise présente,
ce sont les symptômes d'effritement des ba-
ses sociales du régime. Il serait peut être
hasardeux de répandre aujourd'hui sans dis-
cernement le schéma de la petite-bourgeoisie
instable qui doit se rallier au prolétariat ou à
la bourgeoisie. L'idée reste juste, mais la dif-
férenciation des couches moyennes appelle
un affinement de l'analyse.
Néanmoins, il est des phénomènes qui ne
trompent pas. L'attitude des habitants de la
rue Gay-Lussac constituait un premier indice ;
de même que la mobilisation de chauffeurs
de taxi venus spontanément se proposer au
ramassage des blessés. Mais depuis les élé-
ments s'accumulent.
Les paysans bretons fraternisent avec les
ouvriers. Les jeunes cadres occupent le
CNPF ; les élèves architectes et celui des
médecins. Les grandes écoles et les Beaux-
Arts caractérisées habituellement par un apo-
litisme de droite contestent l'enseignement re-
çu, la profession promise et la société dans
son ensemble. Les hiérarchies sont bouscu-
lées. Les étudiants et les infirmières refusent
le pouvoir du professeur Soulié ; le personnel
met un palace en autogestion. Enfin le syndi-
cat des policiers lui-même informe le gouver-
nement que la colère de ses adhérents mena-
ce de « s'extérioriser... » Lorsque les garçons
coiffeurs et les garçons de café rejoindront
le mouvement, alors la décomposition sociale
du régime sera plus qu'avancée.
Certes, ce mouvement n'est pas toujours so-
lide et homogène politiquement ; il témoigne
surtout d'une aspiration confuse au renou-
veau. Il n'en demeure pas moins que toute
brimade, toute forme de coercition provoque
des réactions violentes. Aujourd'hui chacun
est pris d'un sentiment profond de libération :
les usines, les facultés sont occupées, les
directeurs séquestrés ; au Quartier latin, on
ne trouve plus l'ombre d'un flic qui ose don-
ner l'ombre d'une contravention. Tous les
tyranneaux quotidiens sont mis à raison.
Voilà la crise telle qu'elle se vit au jour le
jour, dans un régime en perte d'idéologie. Au
niveau des appareils politiques, on tente de
ramener la France égarée à la Raison de
l'Etat bourgeois. Les directions des grandes
centales annoncent tout à coup leur volonté
de négocier avec le gouvernement, reconnais-
sant comme intangible et seule source pos-
sible du pouvoir les responsables de la ré-
pression. Elles annoncent leur intention de
«négocier» sur un programme qu'elles ont
présenté aux travailleurs comme un program-
me de luttes sans compromission.
Mais le temps n'est guère favorable à de
nouveaux «accords Matignon ». Ce gouverne-
ment auquel tous les travailleurs ont crié
leur mépris et leur haine est toujours en pla-
ce ; la marge de manœuvre de la bourgeoisie
française, 'face à une concurrence interna-
tionale sévère dans le cadre du marché
commun, est des plus restreintes : elle ne
peut accorder, sans compromettre tout son
équilibre économique, que d'infimes conces-
sions, même si elle a l'assurance de regagner
en 1 an ou 2 le terrain perdu, comme en 1936.
En acceptant de négocier, les directions des
centrales syndicales préparent aux travailleurs
de lourdes déceptions : on marchera bientôt
dans les usines sur un tapis de désillusions ;
et la colère des travailleurs, si les révolution-
naires savent leur expliquer que seule la
question du pouvoir est fondamentale, pour-
rait bientôt donner naissance à de nouvelles
explosions ; explosions peut être plus graves,
car les masses pourraient bien avoir enfin
l'avant garde et la direction qu'elles méritent.
COMITES D'ACTION LYCÉENS
Nés en Novembre 1967, engendrés pour la
plupart par les Comités de lycées du CVN les
CAL sont devenus en deux semaines une for-
ce politique avec laquelle il faut bien comp-
ter. Au début de ce mois. Monsieur Peyrefitte
ne signait-il pas une circulaire enjoignant aux
directeurs d'établissement de ne pas iecon-
naître les CAL et de ne leur accorder aucun
moyen d'expression à l'intérieur des locaux
scolaires ? N'affirmait-il pas péremptoirement
que, dans tous les cas de figure, les épreu-
ves du Baccalauréat se dérouleraient les 6 et
7 juin ? Que reste-t-il aujourd'hui de cette
morgue impuissante ? Le Bac est bien loin,
perdu dans la tourmente politique et sociale
qui bouleverse la société française dans son
ensemble. Il importe d'insister sur l'importan-
ce de l'action des lycéens, partie prenante de
la déflagration qui a favorisé la vague de fond
ouvrière venant après la révolte étudiante.
La partie n'était nullement gagnée d'avance
pour les militants les plus politisés des CAL,
leurs inspirateurs. Mais ce qui est apparu
dans les lycées est largement comparable à
ce qui s'est vu' dans lêTTacs elles mêmes :
après la « nuit des barricades », l'immense
manifestation du 13 mai, le meeting du Champ
de Mars, l'occupation massive des Facultés
et le vaste mouvement idéologique amorcé à
cette occasion, une seconde vague moins
sympathique a déferlé sur les lycées : la
meute de ceux qui s'engouffraient au- travers
de la brèche ouverte dans la muraille politi-
que de la société, pour y faire passer en pri-
orité leurs préoccupations réformistes, en par-
ticulier en ce qui concerne le problème des
examens.
- (les CAL ont finalement refusé de poser le
problème du Bac dans les termes officiels, ils
ont adopté une solution provisoire qui s'op-
pose en tout état de cause à la sélection in-
staurée par le plan Fouchet. L'examen est ac-
cordé après réunion d'un conseil de classe
comprenant des représentants des élèves,
chaque « recalé » pouvant tenter un oral de
rattrapage.) -
C'est pourquoi il était important que l'As-
semblée Générale des CAL réu'nie les 17 et
18 mai dans le Grand Amphithéâtre de la Sor-
bonne, réaffirme nettement, majoritairement,
sa position. Le combat que les CAL entendent
mener est dirigé contre les structures scléro-
sées et aliénantes de l'Université bourgeoise
et contre les mécanismes fondamentaux de la
société capitaliste. Les CAL continuent à par-
ticiper pleinement aux luttes les plus radica-
les : nombreux sont les lycées de Paris et de
sa banlieue à être occupés, où les CAL orga-
nisent également des actions de soutien aux
travailleurs en grève et forment des Comités
d'Action de quartier.
Et les CAL ne sont pas seulement une force
de frappe dans les lycées : l'entrée de leurs
militants dans la vie politique renforce d'ores
et déjà considérablement les rangs de
l'Avant-Garde révolutionnaire.
AVANT-GARDE JEUNESSE
Directeur de publication : Gérard Verbizier
Imprimerie spéciale de l'Avam-Garde
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Avant Garde + supplement Aujourd'hui no.1
Issue
no.14
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