La Quinzaine litteraire

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La Quinzaine
3F
littéraire
\'umcro 53 du 1" au 15 juillet 1968
INEDIT
Dutschke
eve
ENTRETIENS
Galbraith
Les murs de la Sorbonne
SOMMAIRE
:: [.!•: I.IYRI:
ni: i \ qi IN/AINI;
I ROMANS KlR ANGKRS
Mai-guérite Yourcenar
Yukio Mishima
John Updike
Gùnther Herburger
Heinrich Eôll
Wolfgang Koeppen
L'Oeuvre au noir
Le marin rejeté par la mer
La ferme
Un pat/sage uniforme
Fin de mission
Un amour malheureux
par Edith Thomas
par Marie-Claude de Brunhoff
par Guy Forgue
par Claude Bonnefoy
s i'oi;sir
in
n
]•.• ROM \N
i::
H
' i; \\i
Denis Roche
Claude Mauriac
Arthur Adamov
Xino Frank
Françoise Mallet-Joris
Jean-Michel Gardair
Patrick Modiano
Michel Fardoulis-Lagrange
Bruno Gay-Lussac
Jean Blot
Pierre X avilie
Damien Rayon
E. Siebcrt et \V. Forman
Les murs de la Sorbonne
Eros éncrgumcne
Théâtre
L'homme et l'enfant
Le bruit parmi le vent
Trois âges de la nuit
Et Moi
La place de l'Etoile
Memorabilia
L'Ami
La jeune géante
D'Holbach et la philosophie
scientifique au X\'UI siècle
L 'A rctt itecture en Castillc
au XVI siècle
L'Art des Indiens d'Amérique
par Jacques Roubaud
par Jean-Noël Vuarnet
par Alain Clerval
par A.C.
par Rémi Laureillard
parL.M.
par Emmanuel Berl
par Michel Carrouges
parL.M.
pai-L.M.
par Yvon Belaval
par Severo Sarduy
par Jean Selz
ï,\n;i;ni:\
,'D I.CON'OMI ! ' !'<>| M
Jacques Xéré
Kojève : Les philosophes
ne m'intéressent pas, je
cherche des sages
La crise de lf)2!)
Dépasser les anciens
concepts du socialisme
Propos recueillis par
Gilles Lapouge
pm- Michel Lutt'alla
pm- Rudi Dutschke
•-"-' ! Nl\ CIÎMI C
Ce que pourrait être
« l'Université critique
pm- GII. Chacornac et H. Xeufville
Club Jean Moulin
Révolution en sociologie
2 000 communes en France
Galbraith : Comment s'aiïranchir
de l'incertitude économique '.'
par Jean Duvignaud
par Pierre Avril
propos recueillis par
Bernard Cazes
Réformes ou Conservatoire
Le cinéaste des intellectuels
pm~ Adélaïde Blasquez
»ar Claude Pennée
La Quinzaine
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Direction artistique Pierre Bernard.
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p. 3 Marc Garanger
p. 4 Giraudon
p. 5 Le Seuil éd.
p. 6 Droits réservés
p. 7 Cartier-Bresson, magnum
p. 8 Annette Lena
p. 11 Gallimard éd.
p. 13 Droits réservés
p. 15 Giraudon
p. 16 Giraudon
p. 17 Viollet
p. 17 Klincksieck éd.
p. 19 Droits réservés
p. 21 Gamma
p. 22 Jean Lattes, Gamma
p. 23 Jacques Sassier
p. 24 Cartier-Bresson, magnum
p. 25 Opéra mundi
p. 27 Holmès-Lebel
p. 28 Parc-Film
LE LIVRE DE LA QUINZAINE
Zenon, ou le drame de la
pensée critique
i
Marguerite Yourcenar
L'Oeuvre au noir
Gallimard éd.. 340 p.
Enfermée dans son île, recluse
dans ses personnages, Hadrien ou
Zenon, qui se sont imposés à elle
tout au cours de sa vie, Marguerite
Yourcenar est un cas singulier de
la littérature contemporaine. Les
circonstances de sa biographie —
Yourcenar est l'anagramme de
Crayencour, vieille famille du Nord
de la France — une éducation don-
née par son père, qui l'a initiée dès
l'âge de huit ans au grec, au latin,
et l'a modelée selon des normes
qui échappent aux lycées et aux
univers!. ?s traditionnels, des voya-
ges qui, dès son enfance, ne l'en-
racinent nulle part, une certaine
fortune qui lui a permis d'échapper
longtemps aux contraintes maté-
rielles, ont fait de Marguerite Your-
cenar une « érudite » qui rappelle
beaucoup plus les femmes (ou les
hommes) de la Renaissance qu'une
femme (ou un homme) d'aujour-
d'hui.
Démodée ? Non. En dehors du
temps. Plus capable donc, de com-
prendre, de sentir, l'identité pro-
fonde des hommes par-delà les siè-
cles et les pays. Quels rapports
peut-il y avoir entre une femme du
XX1 siècle et l'empereur Hadrien
ou le philosophe alchimiste de la
Renaissance, Zenon ? Et cepen-
dant, ils existent pour Marguerite
Yourcenar au point qu'elle a senti
le besoin primordial de les recréer.
C'est cela que l'on appelle l'huma-
nisme, n'en déplaise à ses contemp-
teurs d'aujourd'hui.
Car les romans historiques de
Marguerite Yourcenar ne sont nul-
lement des prétextes au pittoresque
de carton-pâte, qui suffit à condam-
ner ce genre faux (la Guerre et la
Paix mis à part, bien entendu). A
travers Hadrien, c'est le drame du
pouvoir, à travers Zenon celui de
la pensée critique, que Marguerite
Yourcenar a voulu exprimer. Et,
dans les deux cas, elle a fait oeuvre
d'historien en même temps que de
romancier. Pour les Mémoires
d'Hadrien, elle avait étudié tout ce
que l'on pouvait savoir de l'empe-
reur, avant de se lancer dans l'aven-
ture intellectuelle de le reconsti-
tuer. Pour Zenon, personnage ima-
ginaire, c'est la démarche inverse.
Mais Marguerite Yourcenar nous
livre honnêtement ses « sources »,
qui témoignent d'une étude de la
Renaissance assez étonnante. Ses
inventions reposent sur des bases
certaines : épisodes de la vie
d'Erasme ou de Dolet, idées em-
pruntées aux hommes les plus har-
dis de la Renaissance, Paracelse,
Léonard de Vinci ou Bernard Palis-
sy. Les personnages secondaires
ont aussi leurs modèles : les Fug-
gers par exemple. Le procès de Ze-
non lui-même est emprunté à ceux
des moines augustins et eordeliers
de c;and et de Bruges. Méthode
historique rigoureuse, sans aucun
doute, mais a laquelle il fallait
insuffler celte vie aussi indispen-
sable a l'historien qu'au roman-
cier. Les pages sur la peste, ou sur
les Anabaptistes de Munster, la
fuite de Zenon clans les dunes, sa
fin dans les prisons de Bruges,
Marguerite Yourcenar
nous montrent que Marguerite
Yourcenar y a pleinement réussi.
Ce Zenon, qui était-il ? Un hom-
me qui, à travers les contraintes
de son siècle, cherche sa vérité, la
vérité. «Je rais voir, dit-il, au dé-
but de ses voyages, si l'ignorance,
la peur, l'ineptie et ta superstition
verbale régnent ailleurs qu'ici.»
Sa méthode : « Tout nier pour voir
si l'on peut ensuite réaffirmer quel-
que chose, tout défaire pour regar-
der ensuite tout se refaire sur un
autre plan ou à une autre guise. »
Et la conclusion : après sa condam-
nation à mort, Zenon se tue dans
la prison, affirmant par ce dernier
acte, la totale liberté de l'homme.
Marguerite Yourcenar écrit bien,
dans une forme classique parfaite,
comme on n'écrit plus aujourd'hui,
où l'on préfère les vagissements.
Elle sait tracer des portraits, plan-
ter des décors avec la précision des
vieux maîtres flamands (« on y
voyait un étroit lit blanc, un pot
de romarin sur l'appui d'une fe-
nêtre, un missel sur une étagère...»)
Et en même temps tracer à grands
traits l'essentiel : ces banquiers
de la Renaissance, « maîtres ès-
réalités »,« les froides ardeurs »de
la Réforme, la première révolution
technique des métiers et les soulè-
vements des tisserands.
D'où vient que tant de qualités
ne nous satisfont pas entièrement?
Que leur manque-t-il ? Derrière
cette distinction et ce détachement,
on voudrait sans doute trouver
aussi plus de chaleur.
Edith Thomas
Le point d'application
La Quinzaine littéraire — qui est
entrée dans sa troisième année
d'existence — s'est fixé une tâ-
che précise, culturelle et, comme
telle, contestante : la critique des
livres. Safonction aétéetdemeure
de déterminer, dans la masse
considérable des ouvrages qui,
haque mois, chaque jour, pa-
raissent, à compte d'auteurs, à
compte d'éditeurs, le plus souvent
à mécompte de lecteurs,ceuxqui,
en quelque manière, positivement
ou négativement, méritent de re-
tenir l'attention.
Cette fonction, elle l'a accom-
plie : il est peu de livres impor-
tants qu'elle ait négligé d'ana-
lyser ; elle a su, dans l'ensemble,
dénoncer ou omettre les textes
médiocres, ceux que l'habitude
impose et qui appartiennent à
l'inertie de la culture (ou à son
inverse abstrait : la mode ). Elle
a participé, en son lieu, limité
mais réel, au mouvement effectif
de mise en question de la « litté-
rature » (et de ses prix), de
« l'esthétique » (et de ses ques-
tions commerciales), de la « phi-
losophie » (et de ses traditions),
des « sciences humaines » (et
des techniques récupératives).
Elle a été souvent austère dans
sa forme et dans son contenu.
Elle a préféré l'être plutôt que
donner dans le sensationnel irré-
fléchi. Elle a réalisé, avec appli-
cation, circonstances aidant ou
circonstances contra ires, ce qu'un
philosophe appellerait le pointde
vue de l'entendement, de la ré-
flexion.
L'ordre de ce journal bi-
mensuel étant fixé, personne
n'avait a s'y tromper. Les « pa-
piers » affluaient, l'institution
Quinzaine littéraire était en rou-
te : il y aurait à se battre, singu-
lièrement contre les habitudes
des maisons d'édition, contre les
auteurs en mal de critique (de
n'importe quelle critique !), contre
le jeu, sans cesse rétracté et re-
nouvelé, des institutions publi-
ques et privées, contre les fausses
amitiés et les vrais jugements.
En fait, la Quinzaine littéraire
avait à se battrecontre elle-même.
Contre le reflet qu'elle était,
qu'elle n'avait pu manquerd'ètre,
d'une situation stagnante de la
culture, de l'idée même qu'elle
avait originairement et naïvement
recueillie et qu'elle n'avait pas
critiquée. La liberté de la Quin-
zaine, formellement effective, était
abstraite : elle savait que Lévi-
Strauss et Boulgakov sont essen-
tiels à la contestation révolution-
naire ; elle ne connaissait pas les
moyens de développer la signifi-
cation de ces oeuvres. Elle restait
enfermée, non par manque de
volonté d'en sortir, mais par
absence d'un point d'application,
dans le cercle complice des « mé-
diateurs de la culture», où chacun
renvoie à chacun dans l'exercice
séculaire où se complait, depuis
Sainte-Beuve, la critique.
Aujourd'hui, le point d'appli-
cation — qui va bien au-delà de
la seule contestation culturelle —
est donné. Poursuivant le même
but, réflexive et critique comme
elle l'a toujours été, la Quinzaine
rencontre ce qu'elle avait pres-
senti et qu'elle n'avait pas su
dire. L'agressivité fondamentale
qu'elle voulait développer, la re-
mise en question du mondecultu-
rel, elle les manquait. Jeune, elle
avait, déjà, son inertie, tant va
le poids des corps graves !
Parce qu'il importe quedemeu-
re une critique des livres, parce
qu'il faut que ne soit pas lais-
sée aux opérations publicitaires
et aux pressions gouvernemen-
tales la fonction critique, la Quin-
zaine littéraire demande à tous
ceux qui ont avec les livres un
rapport décisif d'être avec elle,
de travailler à une mise en
œuvre originale de l'opération cri-
tique. Ce que l'analyse nouvelle
peut être ? Ce sur quoi elle peut
déboucher ? Il est encore beau-
coup trop tôt pour le déterminer.
L'important serait que, dans un
très proche avenir, puisse être
substitué aux dissertations coutu-
mières — celui-ci jugeant celui-
là — le rapport collectif émanant
des usagers, les lecteurs mêmes
du livre commenté. La Quinzaine
littéraire s'attache, dès mainte-
nant, à organiser des « Commis
sions de lecture » dont sortiront
des analyses, des rapports divers
et contradictoires. Elle réclame
qu'on l'aide. Elle le réclame parce
qu'elle veut aller au-delà du lieu
où elle a sérieusement et modes-
tement réussi. De quelles publica-
tions faut-il parler ? Comment
doit-on écrire à propos d'elles ?
Le livre est une arme dans la
lutte des classes. Faire connaître
les livres qui comptent. En dis
cuter. Ouvrir des « tribunes li
bres» (qui soient autre chose que
les lettres louangeuses ou insul-
tantes que toutauteurde n'impor-
te quel article reçoit dès qu'il a
publié son opinion sur n'importe
quoi). Laisser la place la plus large
aux textes collectifs. Marquer
constamment la relation existant
entre la production culturelle et
la situation politique...
Comprendre politiquement l'or
dre culturel ; et, du même coup,
culturellement, le domaine poli-
tique. Développer, jusqu'à
l'outrance l'agressivité théorique.
Ne pas sortir de ce domaine, mais
l'épuiser. Tel peut être le pro-
gramme de la Quinzaine. La réali-
sation d'un tel programme sup-
pose que, dès maintenant, tout
lecteur se pense, responsable
culturellement et politiquement,
;omme rédacteur.
La Quinzaine littéraire, du 1 au 15 juillet 1968
ROMANS ÉTRANGERS
Du kimono au pull-over
i
Yukio Mishima
Le Marin rejeté par la mer
Gallimard, éd., 232 p.
Au J,apon, actuellement, les écri-
vains se sentent protégés par les
ombres tutélaires de Balzac, Dumas
et Zola ; comme eux ils écrivent
pour les journaux. Leurs livres,
même ceux de littérature pure, pas-
sent' en feuilleton toutes les se-
maines et sont lus par des millions
de lecteurs. Les auteurs qui n'ont
pas le « style feuilleton » sont mé-
prisés : ils ne sont pas assez mûrs.
Quoi de pire qu'un mépris japo-
nais ? Cela fait froid dans le dos.
Yukio Mishima ne craint pas cette
humiliation. Il a reçu les trois
grands prix littéraires de son pays,
il a publié essais, nouvelles et ro-
mans (Le Pavillon d'or, Après le
banquet). Il a modernisé les pièces
Nô en mélangeant à la tradition
une vision à la Robbe-Grillet et en
transposant brutalement les lieux
de l'action : un palais impérial
devient, par exemple, un asile de
fous...
La littérature française a pro-
fondément pénétré au Japon. Dès
la deuxième moitié du XIX siè-
cle Zola et les Naturalistes y étaient
connus. Cette rencontre a été un
bouleversement car, contrairement
aux occidentaux, les Japonais
considèrent que le naturalisme
ne s'oppose pas à l'esthétisme.
L'Art pour l'Art ne leur suffit
pas, la psychologie doit y être
intimement mêlée. Mishima nous
a donné ces précisions lors de son
dernier passage à Paris. Il a une
quarantaine d'années et parle de
Radiguet avec émotion ; particuliè-
rement du Bal du Comte d'Orgel.
Ce roman d'analyse où seule la
psychologie est romanesque et où
l'imagination suggère non des évé-
nements extérieurs mais des senti-
ments, est très proche de ses
préoccupations d'écrivain.
Le Marin rejeté par la mer est
le troisième roman de Mishima pu-
blié en France. Il se passe à Yo-
kohama : de gros cargos viennent
décharger des marchandises exo-
Marins, estampe japonaise
tiques, et le modernisme occidental
couvre les anciennes traditions
comme des fantaisies en sucre fon-
du ornent un gâteau de pâtissier
consciencieux. Le lecteur français
est constamment amusé par le pas-
sage rapide du kimono au pull-
over à col roulé, dans une maison
où les lits en cuivre ont été
commandés à la Nouvelle Or-
léans, et le miroir est en faux
Venise. On célèbre le Jour de l'An
avec les ornements traditionnels :
bouquets d'algues, plat de nouilles
au sarrasin et souhaits accompa-
gnant les coupes de saké.
Cette dualité d'atmosphère est
prolongée par une double histoire.
Une jeune veuve dirigeant une
boutique élégante va se remarier
avec un officier de marine mar-
chande. Leurs problèmes sont sim-
ples ; le marin Ryûji qui détestait
la terre, qui cherchait une « gloire »
(laquelle ? il ne savait pas) doit
seulement s'habituer à quitter la
mer et à se conduire en « ter-
rien ». Mishima a mêlé, dans ce
personnage, lyrisme et modestie.
Ryûji est un brave homme senti-
mental, il est tellement honnête,
il aime les chansons de marins
poétiquement simplettes, il est un
peu mièvre. Sans grand intérêt
pour Mishima. Quant à la jeune
veuve, ce nouvel amour la trans-
forme en éternel féminin, en être
inférieur. « Elle ressemble à une
blanchisseuse », déclare son jeune
fils dont l'histoire forme le deuxiè-
me volet du roman.
Noboru a treize ans. Cette préci-
sion a de l'importance car l'article
14 du Code pénal stipule : « Les
actes de jeunes gens n'ayant pas
encore quatorze ans ne sont pas
punissables par la loi. » Noboru est
le n" 3 d'une bande de petits durs
habités par des principes tels que :
« La société n'a fondamentalement
aucun sens. C'est un bain mixte
à la romaine pour hommes et fem-
mes. » Eux seuls sont capables de
briser le sceau IMPOSSIBLE col-
lé sur le monde. Les adultes, les
autres, les pères surtout sont mé-
prisables et stupides : « Les pères
sont les mouches du monde ». Leur
philosophie de surhommes reflète
pour nous l'influence de Nietzsche
et de sa Volonté de Puissance, mais
peut être est-elle plus particulière-
ment inspirée des Kamikazes (les
pilotes-suicide) et de la dureté
cristalline des coutumes japonai-
ses.
Avec un sang-froid religieux, le
chef de la bande leur fait sacrifier
un petit chat. Ce n'est qu'un pré-
lude, nous le savons. La mort et
le décortiquage anatomique de ce
chat, décrits dans les moindres dé-
tails,sont horribles et nous sommes
stupéfaits lorsque soudain l'épreu-
ve terminée, Noboru devient hom-
me véritable. L'esthétisme surgit
aussi surprenant qu'un diable hors
d'une boîte : la mort avait trans-
formé le chat en monde parfait,
son foie devenait une douce pénin-
sule, son coeur un petit soleil, le
sang les eaux tièdes d'une mer
tropicale...
Peu de lectures nous avaient ha-
bitués à de tels renversements d'at-
mosphère. On peut se douter que
Noboru, horrifié par l'idée d'un
nouveau père, le conduira en holo-
causte aux mains de sa bande.
Son apprentissage de la cruauté
inhumaine, de la pureté méprisante
est décrit avec une minutie éton-
nante. Car malgré tout Noboru res-
te un petit garçon : il désirerait
se faire tatouer un jour une ancre
sur la poitrine, elle représenterait
son coeur de fer indifférent aux co-
quillages et autres débris qui se
collent sur les coques des navires.
Il aime la mer et les bateaux. C'est
pour cela qu'il doit combattre en
lui les sentiments qui l'entraînent
vers ce nouveau père marin. Les
bateaux sont dépeints par Mishima
comme de somptueux animaux mé-
caniques permettant les rêveries
les plus folles mais les plus pures
aussi, puisqu'ils échappent à la so-
ciété.
Nous voulons bien croire que Le
Marin rejeté par la mer a été écrit
comme un feuilleton mais il n'en
est pas moins construit avec ri-
gueur et amour. L'art des images,
des symboles, atteint chez Mishima
une aisance totale dans une logique
qui se referme comme un anneau
parfait.
Marie-Claude de Brunhoff
EDITEURS
En marge
II y a les grands éditeurs. Il y a éga-
lement les petits auxquels on ne prend
pas suffisamment garde,d'autantqu'ils
n'ont point d'exemplaires à distribuera
la presse, et peu d'argent pour la publi-
cité. Parmi eux, on s'en voudrait de
ne pas signaler l'existence de Bruno
Roy (Ed. Fata Morgana), 64, Cours
Gambetta, a Montpellier. Ce sympathi-
que jeune homme a décidé de ne point
tirer un profit commercial des remar-
quables ouvrages qu'il édite sur beau
papier et distribue a quelques libraires
choisis. Les textes sont inédits et ornés
d'un frontispice dû a quelque grand
ou bon peintre. Parmi lesdermers titres,
(4 ou 5 par an) : Roger Caillois, Obli-
ques (frontispice de Max Ernst), Piey-
re de Mandiargues : Critiquettes (Bo-
na), Claude Sernet : Ici repose (Jac
ques Hêrold), Victor Segalen : Briques
et tuiles (André Masson), Pierre
Klossowski : Origines cultuelles et
mythiques d'un certain compor-
tement des dames romaines (dessins
originaux de l'auteur). En prépara-
tion : Malcolm de Chazal, Yves Bon-
nefoy, Tristan Tzara, Joe Bousquet,
C.A. Cingria. Les exemplaires de tête
sont a des prix abordables. Les au-
tres n'excèdent pas le prix d'un ro-
man ordinaire.
Fata Morgana distribue pour la
France les ouvrages, des éditions
suisses « l'Age d'homme » qui ont
publié l'admirable Pétersbourg d'An
drêi Biély et les Oeuvres complètes
de Charles-Albert Cingria en dix vo-
lumes. Nous avons rendu compte de
ces publications. Signalons la toute
dernière : un texte du poète russe
Ossip Mandelstam, tragiquement dis-
paru, on le sait, en 1938 : le Sceau
égyptien, poétique chronique des Jour-
nées de février et d'octobre.
INFORMATIONS
Le prix Stendhal à
Charles Paron
Le prix Stendhal 1968 a été décerné
d Charles Paron pour son roman, les
Vagues peuvent mourir (Gallimard).
Voulu et défini par Stendhal dans
une lettre de 1810. ce prix est destiné a
récompenser un ouvrage exaltant le
sens_de la responsabilité de l'individu
vis-a-vis de la société et vis a-vis de
lui-même et constituant « un message
de respect humain ». En ce sens, il ne
semble pas que le héros stendhalien
type y eût fait bonne figure. Selon le
vœu de Stendhal, le prix est attribué
par un jury franco-anglais et son lauréat
reçoit les oeuvres complètes deShakes-
peare en anglais.
Charles Paron, écrivain belge, fut
longtemps correspondant de guerre au
Moyen-Orient. Son roman prend pour
pointde départ un crime passionnel en
Chine communiste. Au cours du procès
les juges essaieront d'obtenir du meur-
trier l'explication de son geste.
Un numéro d'« Action poétique »
sur l'Union des Ecrivains
L'Union des Ecrivains, née a la faveur
des événements de mai, a pris pour
siège l'Hôtel de Massa, immeuble de
la Société des Gens de Lettres. Ses sta-
tuts, ses buts, son programme, ses
prises de position en mai et juin 1968,
ainsi qu'un débat auquel participent
plusieurs de ses principaux fondateurs:
Yves Buin, Henri Deluy, Jean Pierre
Paye, Alain Jouffroy, Jean-Claude Mon-
tel, Bernard Pmgaud. Maurice Roche.
Paul-Louis Rossi, Jacques Roubaud,
Franck Venaille, constituent l'essentiel
du numéro 37 de la revue Action Poé-
tique actuellement sous presse chez
Pierre-Jean Oswald et qui seradiffusee
en librairie début juillet.
Un univers de la solitude
et de la crainte
I
JohnUpdike
La ferme
trad. par Raphaël Noris
Le Seuil éd., 160 p.
Lorsqu'un écrivain figure sur la
couverture de Time au même titre
que les prix Nobel, les chefs poli-
tiques et les as du base-bail, et
lorsque ce même Time lui consacre
seize colonnes (contre six aux
émeutes de Columbia), on peut
s'interroger sur les causes. L'occa-
sion était la récente parution aux
Etats-Unis de Couples, roman de
John Updike, best-seller dès le
premier jour et déjà réquisitionné
par Hollywood en échange de
500 000 dollars.
Jusqu'ici, John Updike avait
donné dans le genre jeune homme
qui promet, en quête d'un grand
sujet. Et ce grand sujet (comme
s'il n'y en avait pas de nos jours),
le romancier l'a fébrilement cher-
ché : fuite devant l'étouffement
bourgeois dans Coeur de lièvre ;
rapports filiaux dans le Centaure ;
le mythe d'Iseult dans Couples.
Rien de tel dans la Ferme : c'est
une œuvrette sans prétention, une
longue nouvelle sur le mode
mineur qui convient le mieux à
l'écrivain. Le thème ? Joey Robin-
son, « executive » new-yorkais
récemment remarié, vient passer
quelques jours en Pennsylvanie
dans la ferme de sa mère pour
faucher ses prés et lui présenter
femme et fils. Nous sommes
conviés à partager la vie du trio,
ments. En somme, il ne se passe
rien, ou presque : l'intérêt réside
dans les scènes de genre délicates,
discrètes, toutes en fines nuances,
mais rapportées avec une minutie
de contour qui rappelle que l'au-
teur est d'origine hollandaise et a
étudié les beaux-arts. Il excelle
dans l'évocation des âmes secrète-
ment déchirées qui se révèlent
avec un lamento au fil d'une allu-
sion ou d'une réplique inattendue.
La réalité qu'il recrée est mince,
fragile, chatoyante aussi, comme
le monde de ses souvenirs d'en-
fance idéalisés que vernit une
observation clinique de son milieu
actuel.
Updike est d'abord un styliste,
pour qui le langage tient souvent
lieu de propos, et qui sait trop
bien broder de mainte arabesque
verbale des riens nostalgiques et
des brumes d'inquiétude. Frisant
par endroits k pompiérisme ( « Je
sortis du salon où la lune, comme
une voleuse, faisait main basse
sur les bibelots... On distinguait
les colonnes du lit, terminées par
des ananas de métal qui allaient
s'apanouissant jusqu'à la troisième
dimension... »), le fameux style
Updike n'est autre que celui du
New Yorker à son apogée, de même
que ses sujets sont précisément
ceux qui réclame un public de
riches banlieusards dans le vent ;
ce sont des récits lisses comme
des parois de wagon, lents et atten-
dus comme le New York-New
Haven, sans heurts et tapissés de
velours. Qu'importé le thème, s'il
ne s'y rencontre que du connu et
John Updike
ses activités ménagères ou agres-
tes, ses bisbilles et ses escarmou-
ches. Les protagonistes nous
apparaissent bribe après bribe tan-
dis qu'ils apprennent à se mieux
connaître grâce à cette ferme qui
sert de catalyseur à leurs conflits,
leurs tensions, leurs vrais senti-
jLè ^^m
si la nostalgie de l'autobiographie
y est assaisonnée de descriptions
bien léchées et d'une forte pointe
de sexualité. D'ailleurs, je ne crois
pas qu'Updike écrive « pour » le
New Yorker, encore qu'il en soit
l'enfant chéri. Disons que son
talent rejoint miraculeusement ce
que le Wasp (White Anglo-Saxon
Protestant) urbanisé et snob attend
de lui.
Avec son envergure modeste, la
Ferme contient la meilleure veine
du romancier, celle de son premier
roman, inédit en France, thé Poor-
house Fair. Ici, on trouve une at-
mosphère de pastorale, des scènes
intimistes qui n'excluent pas des
fissures menaçantes, et des nota-
tions sexuelles d'une crudité in-
congrue. Dans cette bluette, la
description a pour sujets la mère,
la conduite d'un tracteur et les
cuisses de l'épouse. Passage typi-
que : « Le tracteur était couvert
d'écume, et moi, secoué comme
par une houle sur ma selle en fer
qui avait la forme des hanches
d'une femme, seul au milieu de la
nature, aussi invisible sous le ciel
éclatant qu'on peut l'être au coeur
de la nuit, me sentant léger et
grisé de saccage, je pris conscience
de ma virilité et, pensant à Peggy,
ne fis rien contre cette découverte.
Ma femme est un pré ».
Updike est-il surfait, ainsi que le
prétendent plusieurs critiques amé-
ricains ? Voici des années qu'on le
dénonce parce qu'il n'a rien à dire
et qu'il le dit trop bien. Mais je
ne suis pas sûr que Marcus Klein
ou John Aldridge lui rendent tout
à fait justice. Updike est peut-être
moins coupable que victime. Très
pauvre dans sa jeunesse, mal inséré
dans la classe moyenne ambitieuse
où il se croit tenu de vivre, Updike
se laisse impressionner par une
société qui pratique volontiers le
vampirisme sur les talents timides.
Il y a chez lui du petit garçon
marqué par sa famille, et mal à
l'aise en présence des femme'6.
Comme Sartre enfant dans les
Mots, il s'oblige à briller pour
plaire ; ainsi que son anti-héros
Joey, il se sent écrasé par des forces
humaines, surtout féminines, et ne
peut les dominer que par le beau
langage et le jargon de la
sexualité.
Ces obsessions, d'ailleurs, ne
vont pas sans sous-entendus méta-
physiques : derrière le sexe, il y a
le divin, et l'amour est d'autant
plus platonicien chez lui qu'il se
montre agressif et provocant dans
les termes. L'univers d'Updike est
celui de la solitude et de la crainte;
or, celles-ci le coupent des autres
romanciers et le rejettent vers des
recettes éprouvées et des clichés
à la mode. Le public lui en est
reconnaissant ; l'auteur ne scanda-
lise pas et il écrit bien ; il promet,
mats i! n'a rien à dire.
Après tout, Updike n'a que
trente-six ans l)ébarrassé de ses
freins puritains, i' pourrai!
analyser brillamment ies rapports
sociaux et intimes, comme il vient
de le faire dans Couples (peui-êire
sur un conseil de Norman Aïalicr;.
Sa technique et ses obsessions per-
sonnelles peuvent faire de lui un
écrivain dont Time parlera moins,
mais qui concernera davantage ses
contemporains.
Guy F orgue
'LES GRANDES VAGUES
REVOLUTIONNAIRES"
C.P. FitzGerald
des
MANDCHOUS
MAO TSHUNG
Les révolutions chinoises
du XX» siècle
Roland Mousnier
FUREURS
PAYSANNES
Les paysans dans
les révoltes du XVIIe siècle
(France, Russie, Chine)
à paraître en 1968
Robert Palmer
1789
Les révolutions de la liberté et de l'égalité
Paul Akamatsu
MEIJI - 1868
Révolution et contre-révolution au Japon
'NAISSANCE ET MORT
Albert Soboul
REPUBLIQUE
Jacques Julliard
LA
REPUBLIQUE
Louis Girard
LA llème RÉPUBLIQUE
J. P. Azéma et M.Winock
LA lll*m« RÉPUBLIQUE
CALMANN-LEUY
Vient de paraître
AnneCARON
UNE PETITE
ENTRE DEUX GRANDS
Un premier rofr:ari..... !
qui nous révèle |
une nouvelle romancière
Broche 8 f
OASIS, 22, R. DE VARENNE - PARIS
(222-00-25 —C.C.P. Paris 108-38)
La Quinzaine littéraire, du 1 au 15 juillet 1968
Trois romanciers allemands
Gunter lïerburger
Un paysage uniforme
traduit de l'allemand
par Lily Jumel
Gallimard, 258 p.
[Heinrich Bôll
Fin de mission
traduit de l'allemand
par S. et G. de Lalène
ILe Seuil, 190 p.
IU'olfgang Koeppen
Un amour malheureux
traduit de l'allemand
par Jacqueline llumery
Albin Michel. 232 p.
Koeppen, Bôll. lïerburger. les
hasards de la traduction nous pro-
posent simultanément trois âges
de la littérature allemande contem-
poraine. Publié en 19:!4 chez un
éditeur qui devait bientôt fermer
ses portes, premier essai avant un
long silence, un Amour malheu-
reux annonce le lyrisme épique et
douloureux, la construction
complexe des œuvres récentes de
Koeppen, dévoile l'appartenance
à la tradition romantique d'un écri-
vain dont la culture et les choix
esthétiques étaient faits avant le
triomphe du nazisme.
Si Fin de mission et un Paysage
uniforme peignent la réalité alle-
mande des années 60 et, par là,
présentent certaines analogies,
leurs auteurs, à l'évidence, n'ap-
partiennent pas à la même généra-
tion. Le roman de Bôll est d'un
écrivain confirmé, mais qui fut
d'abord profondément marqué par
la guerre. Les nouvelles de Gunter
Herburger sont d'un jeune auteur
très doué, dont l'enfance sans dou-
te fut traumatisée, mais qui se
veut résolument d'aujourd'hui.
Il y a chez Herburger un mélan-
ge singulièrement détonnant de
froide lucidité et de passion sour-
de. Il n'est pas de ceux pour qui
la fonction de l'écriture est d'être
un miroir, soit du rêve soit du
réel. Il ne sépare pas l'un de l'au-
tre, sinon pour montrer comment
celui-ci emprisonne celui-là, com-
ment celui-là empoisonne celui-ci.
Pas plus il ne se complaît aux jeux
du style ou s'enchante de sa pa-
role. Proche en cela de Bôll, il
adopte un dire neutre, presque
gris. Ses récits aux sujets simples,
comme découpés dans une vie quo-
tidienne sans éclats, en marge de
l'événement ou du fait divers, ont
l'apparente sécheresse d'un
constat. Tout est dans le choix des
éléments, des moments, dans la
manière de rendre sensible ce qu'ils
cachent.
Herburger décrit la société
contemporaine avec une patience
d'entomologiste, de clinicien, de
chasseur d'images. Il suit à la trace
de jeunes bourgeois d'une petite
ville, sortes de « vitelloni » du di-
manche qui cherchent désespéré-
ment entre les filles, le jeu, l'al-
cool, les farces idiotes — mais sans
être des Don Juan, des flambeurs,
des ivrognes ou des humoristes —
à tuer le temps d'un week-end. Il
conte plusieurs jours de la vie d'un
présentateur de télévision, fonc-
tionnaire du divertissement, popu-
laire et insatisfait, admiré et sans
amour, qui ne réussit pas à conci-
lier les jeux de l'écran et ceux de
la vie. qui pas plus n'ose profiter
du micro pour dire tout net ce
qu'il pense, troubler d'une phrase
le confort moral des spectatrices.
Il nous fait assister à un singulier
repas d'enterrement où se désa-
grège ce qui n'a jamais été réelle-
ment une famille, où les fausses
larmes sont un piment erotique.
Paradoxalement, l'accu m u 1 a-
tion des détails souligne la vacuité
d'un monde dont l'horizon se ré-
pète à l'infini sous forme d'objets
standardisés. Même les paysages
de montagne, les perspectives sur
la neige et les lacs sont ramenés
aux normes communes de )a civi-
lisation, balisés par les pompes à
pour touristes autant qu'en lieu du
souvenir — avec une adolescente
qu'il ne touchera pas, à qui il se
contentera d'offrir des glaces — a
l'air d'un individu paisible. Ht c'est
parce qu'il est bien cet individu
paisible, agent d'assurance sou-
cieux de payer sa maison du « lo-
tissement » que la seule présence
de la jeune fille suffit a nourrir
ses songeries erotiques et cruelles.
Mais ce sont ses petites ambitions,
sa solitude, son acceptation du
monde tel qu'il est. qui le condam-
nent à vivre imaginairement, à la
limite de la folie.
Bref, pour lïerburger, le confort
mécanisé de la République Fédé-
dérale — aussi bien, de toute la
civilisation occidentale — est la
Bastille où de.i Sades au petit pied
consomment, sans risque de pas-
ser à l'acte, d'illusoires orgies, le
désert où des hommes inquiets.
oppressés, incapables de nommer
même coup, cela lui permet, à
travers les réactions graves ou
amusées des protagonistes de dé-
crire les différents milieux d'une
petite ville provinciale, plus en-
core, les contradictions de l'Alle-
magne contemporaine. Le geste
absurde et joyeux des Gruhl père
et fils sert de révélateur. Répro-
bateurs ou enthousiastes, nostal-
giques du passé ou snobs avides
de modernité en marquent pareil-
lement le sens profond qui est une
saine révolte contre tout ce qui
symbolise le grégarisme, le tota-
litarisme, la guerre. Derrière l'iro-
nie, plus apparente que dans les
précédents romans de Bôll, la gra-
vité est là. Fin de mission est un
livre qui nous concerne, qui re-
quiert notre réflexion.
Koeppen, au contraire, s'adresse
au cœur. Alors que dans ses ro-
mans d'après-guerre. Pigeons sur
essence ou les stations de téléfé-
rique, répertoriés par les agences
de voyage.
Mais partout Herburger cherche
et révèle la faille, l'anomalie. S'il
traque le réel, c'est pour découvrir
son envers. Comme le photogra-
phe de Blow-up, il découvre des
drames en agrandissant ses ima-
ges. Derrière les gestes, les habi-
tudes, les comportements, trans-
paraissent les intentions, se révèle
un abîme dépensées sournoises, de
désirs furtifs, de tentations refou-
lées. Sur fond d'ennui, protégé
contre leurs instincts par le confort
qui les entoure, par le souci de
leur respectabilité, les hommes rê-
vent : d'une autre vie, d'un amour,
d'un mot, d'une liberté qu'ils n'au-
ront pas le courage de dire ou de
conquérir ; mais aussi de caresses
inavouables, de viols et de violen-
ces. Ce quadragénaire par exemple
qui visite le camp déconcentration
de Bergen — transformé avec ses
monuments, ses allées, en un parc
le malaise qui les ronge, attendent
sans le savoir une improbable révé-
lation.
C'est ce même vide que dénonce
Heinrich Bôll. Mais si Fin de mis-
sion est le récit objectif d'un pro-
cès, englobant heure par heure,
dans un même souci de vérité, les
faits, gestes et dires de tous ses
participants, accusés, magistrat,
avocat, témoins et spectateurs, l'in-
tention satirique est flagrante. Un
jeune soldat, aidé par son père,
ébéniste en renom, coqueluche de
la bourgeoisie locale, mais en dif-
ficulté avec le fisc, a réalisé un
« happening » en faisant brûler dans
un champ, la veille de sa démobi-
lisation, une jeepdelaBundeswehr.
Comme il vaut mieux étouffer l'af-
faire, celle-ci est confiée à un juge
réputé pour son indulgence, conci-
toyen et quelque peu client des
accusés. Ainsi la situation a quel-
que chose d'une farce : tout l'hu-
mour de Bôll consiste à la prendre,
à la faire prendre au sérieux. Du
Wolfgang Koeppen
l'herbe ou la Mort à Rome, les
jeux subtils du temps et de l'espa-
ce, les angoisses et les éblouisse-
ments s'inscrivent dans une réali-
té présente, dans l'expérience de
la guerre et du chaos, dans un
Amour malheureux, la passion est
à elle-même son propre .niroir. A
peine marquée par quelques détails
— voitures, wagons-lits, allusions
à la révolution russe — l'époque
n'a pas d'importance. Le roman-
tisme magique l'emporte qui voue
Frédéric à n'être que le confident,
docile comme un chien battu, de
Sibylle, la petite théâtreuse qui lui
est « prédestinée ». Habilement,
Koeppen qui déjà possédait le sens
des retours en arrière, des transi-
tions feutrées, de la composition
en mosaïque, évite les poncifs du
genre, et sait réinventer la fatalité
de l'amour. Mais ses personnages
ne cessent de fuir un monde dont
les héros de Bôll et de Gunter Her-
burger sont prisonniers.
Claude Bonnefoy
Les murs l*ov. de la Sorbonne
ne/)
La fantaisie, la spontanéité, l'audace, la
poésie se sont donné libre coursdurant les
semaines de mai, à la Sorbonneetailleurs.
Le comité d'action écrivains-étudiants nous
communique ces inscriptions relevées sur
les murs de l'antique maison, fort rajeunie
pour l'occasion.
Donnez un diplôme à ce vieux serviteur delà
bureaucratie éclairée et qu'il parte ! ••••H
Pour la liberté, le viol, transformation de la
chapelle en urinoir. •••••i Ne vous excitez
pas sur les bâtiments camarades, nos cibles
sont les institutions. •""•• Toute vue des
choses qui n'est pas et range est fausse. "•"••
L'esprit fait plus de chemin que le cœur
mais va moins loin, proverbe chinois. •••••
Ne dors pas avec les yeux d'autrui, proverbe
africain. ••••• Si vous avez des boites de
conserves vides faites-en des cendriers, mer-
ci. "•"•• Soutenez la lutte du peuple kurde.
••••• Respectez les manuscrits portugais.
•>••• Les murs sont les pages blanches
de notre cahier d'enfant. ••••• Le vent se
lève il faut tenter de vivre, Valéry Rimbaud.
••••• Salle André-Lalande : II est mort.
••••• L'imagination et l'intelligence ont en-
fin envahi cette salle. «•"•• Flics, flicsetflics.
••••• Les ordures aubasde l'escalier. BBBBBI
Saviez-vous qu'il existait encore des chré-
tiens ? •••••• Merde au bonheur. •••••• Pas-
sage réservé aux blessés ou à information
importante. •»••• L'ortografe et un manda-
rma. ••••• Con je suis, con je reste. •••••
La révolution c'est aussi le droit au silence.
••••• La transparence ne joue plus son
rôle. (1) •"•«• La beauté sera convulsive ou
ne sera pas, A. Breton. ••••• On demande
des volontaires au service de nettoyage esca-
lier C. ••••• L'ennui pleure. ••••• La société
est une fleur Carnivore. ••— Cache-toi, ob-
jet. ••••• On demande de façon permanente
et toujours urgente des volontaires pour le
service nettoyage. ••••• A bas le partage du
Port-Salut. ••••• Ne travaillez jamais. •••••
Je vous construirai une ville avec des loques,
moi, Michaux. ••••• Laissez la Sorbonne pro-
pre. ••••• La vieille taupe, l'histoire, semble
bel et bien ronger la Sorbonne. •""•• Prière
de frapper, merci. ••••• Les peuples sont
prêts, ils souffrent beaucoup et, qui plus est,
ils commencent à comprendre qu'ils ne sont
pas du tout obligés de souffrir, Bakounine.
••••• Mort aux vaches et auxchampsd'hon-
neur, B. Péret. •••• Professeurs, vous nous
faites vieillir. ••••• Tous les routiers chauf-
feurs et assimilés sont priés de se faire
connaître ici. ••••• La vie de la présence,
rien que de la présence. ••••• Moi seul
mène le bal. Signé : 666. •"••• Dans les
cavernes de l'ordre nous forgerons des bom-
bes •""•• Pluie, pluie, vent et carnage ne
nous dispersent pas ; nous soudent. •••••
La lutte contre la police exige des qualités
spéciales, exige des qualités révolutionnai-
res, Lénine. ••••• Comité d'Agitation Cultu-
relle» Rentrons dans la rue ». •"••• Instruc-
tion pour les gazés : asseyez-vous sur un
banc, attendez qu'on vous donne du collyre,
et sortez tout de suite. ••••• Ne travaillez
jamais, n'allez jamais en vacances. •••••
Avant tout c'est la vie du Français qu'il faut
transformer. ••••• Contre les gaz : eau dans
la bouche, ne pas manger pendant quatre
heures. ••••• C'est merveilleux de se sentir
libre. ••••• On enterre à Nanterre. ••••» Je
vois que dans l'histoire on avait le droit de
se révolter pourvu qu'on jouât de sa vie.
Jules Vallès. ••••• Plutôt ce cœur à cran
d'arrêt. •••••1 Si tu n'as pas de berger fidèle
adresse-toi au troupeau, proverbe. ••*••
Lorsqu'il eut douze ans, Chico décida qu'il
avait appris tout ce qu'il fallait savoir sur les
sciences appliquées, il quitte l'école, Harpo
Marx. ••••• Déjà dix jours de bonheur.
•"••• Nous avons fait une révolution plus
grande que nous-mêmes. ••••• Apprenez le
karaté. ••••• Ecrivez partout. ••••• Silence,
crèche. ••••• La révolution c'est l'intelligen-
ce. •••••Tout le conseil aux pouvoirs ou-
vriers. ••••• Silence, respectez vos cama-
rades blessés. •"••• Je ne sais pas quoi
dire, mais j'ai envie de le dire. ••••• Je n'ai
plus peur. ••••• Le rêve est le vrai. •••••
Visitez le Portugal et ses citroëns. Visitez
Citroën et ses Portugais. •>••• Trouvé pipe.
«•"•• Salaud il a recouvert mon affiche.
••••• Gundel, qu'elle est belle. «•••• Tra-
vailleurs de tous les pays amusez-vous. •••••
Gundel, qu'elle est belle. "•"•• La seule pro-
fanation du soldat inconnu est celle qui
consiste à l'envoyer dans la tombe. •••••
Gundel est belle. ••••• A Citroën on l'aime
pas Bercot. ••••• Passez vos examens le
sexe à la main et gracieusement. ••••• Ci-
devant Messieurs, sale Fouchet (2). ^BBB
Ici on spontané. ••••• L'arrivisme commence
àsixans. ••••• J'en rage chez Citroën. •••••
Coco est triste, chez Citroën on est seul.
•"•• Un étudiant anglais qui passait par ici
se sentait solidaire des étudiants français.
••••• Boîte aux idées. Déposez vos idées ici.
••••• On travaille mieux en dormant, for-
mez des comités de rêves. ••••• II faut payer
les lacrymeurs. ••••• Le conseil de perfec-
tionnnement c'est nous. ••••• Dites toujours
non pour le principe, popularisons les justes
luttes du divin marquis. ••••• Prenez vos
désirs pour des réalités. ••••• Ouvrons les
portes des asiles et des prisons, des lycées
et des jardins d'enfants. •••• Propriétaire
d'opinion, s'abstenir. ••••• La vie humaine
ne serait pas cette déception pour certains
si nous ne nous sentions constamment en
puissance d'accomplir des actes au-dessus
de nos forces, A. Breton. •••• A bas le cra-
paud de Nazareth. ••••• J'aspire à être moi,
à marcher sans entraves, à m'affirmer seul
dans ma liberté. Que chacun fasse comme
moi et ne vous tourmentez plus alors du
salut de la révolution. Elle sera mieux entre
les mains de tout le monde qu'entre les
mains des partis, Ernest et les flambeurs de
Gay Lussac. ••••• On a besoin de personnes
intelligentes et objectives ••••• L'imagina-
tion au pouvoir. ••••• Pendant 20 ans je me
suis battu pour des augmentations de sala
res. Pendant vingt ans. mon père, avantmoi,
s'était battu pour des augmentations de sa-
laires. J'ai la télé, une Volkswagen, un réfri-
gérateur. Autrement dit pendant 20 ans j'ai
eu une vie de con. ••••• La culture est en
miette. ^^^ Baisse-toi et broute. ••••• Le
poète a dégoupillé la parole, l'orage frappe
à cœur ouvert, poètes à vos grenades.
C.R.A.C. ••••• Fais l'art au cœur de la souf-
france. ••••• Ne changeons pas de maîtres,
devenons les maîtres de notre vie. ••••• La
vie est une antilope mauve sur un champ de
thon, J. Travin. ••••• II ne faut pas écrire
sur les murs parce que c'est amusant, signé :
la loi.
1 ECT it sur une vitre
2 Porte des toilettes « Messieurs »
La Quinzaine littéraire, du 1 au 15 juillet 1968
POESIE
Denis Roche
Eros en erg urne ne
Le Seuil éd.. 20(1 p.
Après Récits complets, après les
Idées centésimales de Miss Elanue.
Eros Energumènc, troisième livre
de poèmes de Denis Roche, vient
de paraître (comme les deux précé-
dents, dans la collection « Tel
quel »). Précédant les poèmes, qui
sont bien dans la manière de ce
poète, reconnaissable entre toutes,
à l'oeil aussi bien qu'à l'oreille (ils
sont même encore plus « Denis
Roche » que d'habitude, pour la
joie des uns et l'exaspération des
autres (souvent identiques, succes-
sivement ou simultanément, aux
premiers), se trouve un court texte
de prose critique qui se présente
comme
Leçons sur la vacance poétique
(fragments).
Je me permettrai d'en extraire
(fragment de fragments donc),
pour commencer, un passage : ce
passage concerne les rapports de
la poésie et de sa critique (conçue
comme « théorisation poétique ») ;
donne des conditions pour une « dé-
finition stricte des règles de l'écri-
ture poétique », permettant d' «évi-
ter que les verdicts des gens en
place ne demeurent si imprécis et
si mal fondés, ces pantins de la
coquetterie et du beau sens ne se
hasardant jamais à démontrer quoi
que ce soit, l'analyse étant rem-
placée par des paraphrases et quel-
ques sursauts de beau langage...»
Ce qu'il faut c'est, entre autres, la
mise en évidence « d'une termi-
nologie descriptive qui ne se con-
tenterait pas de décrire le conte-
nu... mais décrirait aussi le conte-
Un rythme
Denis Roche
nant. c'est-à-dire un ensemble de
lois non connues régissant têt sans
qu'il soit possible de le faire à vo-
lonté en ce moment/ des types de
fait à dominante pulsionnelle (dé-
roulement de récriture, rythme
d'arrivée des enchaînements me
tdphoriques et des ellipses, ryth-
me de déroulement de la lecture,
rythme des structures du discours,
de leur arrivée et de leur dispari-
tion, d'étalement, d'enserrcment,
d'écoulement des textes imprimés,
rythme de succession des pages et
de leur imbrication possible et de
leur succession...)
... développer l'idée du fossé qui
est entre le rythme métrique et
ces rythmes dont j'ai parlé ci-
dessus ».
Une clé
Le but de cette longue citation
n'est pas de décontenancer le lec-
teur en lui donnant à lire de la
prose de Denis Roche au moment
où il attendrait plutôt qu'un poè-
me bien choisi le persuade de la
nécessité de posséder ce livre, mais
au contraire d'offir une clé pour
la lecture de ces textes, pour la
compréhension de leur 1res grande
nouveauté.
La poésie de Denis Roche est en
effet, à ma connaissance, la pre-
mière où se code, dans la langue
française, l'ensemble des rythmes
complexes de la langue (la liste
ci-dessus énumère quelques exem-
ples) ; rythmes se situant au-delà
du niveau prosodique de l'énoncé,
seul accessible, seul que puisse
mettre en mémoire la poésie mé-
trique (de tradition), par essence
incapable de faire plus.
LES LIVRES DE "MAI 68
A la vitrine du hbrairefigurentdepuis
le début de juin trois ouvrages consa-
crés a la crise française : le Livre noir
des journées de mai (éditionsdu Seuil)
qui, réalisé par l'U.N.E.F. et le S.N.E.
Sup., présente les quelque 400 dépo-
sitions par les commissions d'enquête
et de secours aux victimes de la re-
pression policière ainsi que les com-
mentaires parus au jour le jour dans
la presse a ce propos ; le Réveil de la
France, par Jean-Jacques Servan-
Schreiber, qui regroupe les ëditonaux
du directeur de l'Express (Denoél) ;
Pour préparer l'avenir, textes et dis
coursde Pierre Mendes France pronon-
cés a Grenoble (Denoél).
Dans l'immédiat, les éditionsdu Seuil
viennent de publier, dans la collection
« Histoire immédiate », la Révolte étu-
diante qui réunit, sous la direction
d'Hervé Bourges, les textes des princi-
paux dirigeants des mouvements étu-
diants : Jacques Sauvageot, Alain Geis-
mar. Daniel Cohn-Bendit : Que faire de
la Révolution de mai ?, ouvrage collec-
tif par le Club Jean Moulin ou sont
définis les six objectifs prioritaires
proposés par ceclubdanslesensd'une
réforme des structures françaises :
Projets pour la France, anthologie de
textes parus dans la collection « So-
ciété » pouvant contribuer a éclairer
la situation actuelle ; 10 mai 1968.
pièce de Luc de Goustme écrite après
un « vendredi rouge » et qui parait
dans la collection « Théâtre ».
Vont également paraître : le Piéton
de mai, recueil des chroniques de
Jean-Claude Kerbouc'h parues dans
Combat (Julliard) ; Mai 1968, récapi-
tulation des faits au jour le jour et aux
quatre coins de Paris par trois journa-
listes : Pierre Andro d'Europe n° 1,
Jean Lagoutte des Echos. Alain Dau-
vergne de R.T.L. (Christian Bourgois) ;
!a Brèche, premières reflexions sur les
événements de mai par trois sociolo-
gues: Edgar Morin, Claude Lefort, Jean-
Marc Coudray (Fayard) ; les Vendredis
rouges (3 mai, 10 mai, 24 mai), par
Philippe Labro et une équipe de journa-
listes (le livre, lancé par la nouvelle
maison d'édition, Edition Spéciale, inau-
gure une série mensuelle consacrée a
l'événement le plus marquant de l'ac-
tualité) ; l'Imagination au pouvoir, re
cueil. en grand format, de photogra-
phies présentant les inscriptions
murales de la Sorbonne et des autres
facultés (Losfeld) : les Murs ont la
•parole. Sorbonne. Mai 1968, ouvrage
qui rassemble aussi les inscriptions
murales (Tchou) ; les Citations de la
Révolution de mai (Jean Jacques Pau-
vert) ; les Etudiants allemands vous
parlent, recueil de textes parmi les-
quels figure l'essai théorique fondamen-
tal de Rudi Dutschke (Gallimard/Idées).
D'autres ouvrages, enfin, sont annon-
cés pour la rentrée ; chez Fayard,
Christian Charnere, rédacteur a Com-
bat, publiera en septembre un histo-
rique des événements de mai qui sera
divise en trois parties :« Les étudiants »,
« Les ouvriers », « Les problèmes légis-
latifs » et qui ira du 22 mars au 23
juin. Titre du livre : le Printemps des
enragés.
Chez Christian Bourgois paraîtront
les Ecrits politiques de Rudi Dutschke.
ensemble des textes prononcés par le
leader du mouvement étudiant alle-
mand, a l'occasion de meetings ou de
conférences dans les universités alle-
mandes, ainsi que des articles parus
dans les journaux étudiants, tandis
que André Glucksmann publiera Stra-
tégie et Révolution en France, essai
sur la tactique révolutionnaire, de Trots-
ky a Mao, a la lumière des événements
de mai en France.
Chez Robert taffont. une nouvelle
collection est a l'étude sous la direction
de Daniel Anselme : « Contestation ».
De leur côté. Philippe Bouchard et
Maurice Bruzek, journalistes a Europe
n1 1 et aux Echos, publieront une étude
intitulée le Syndicalisme a l'épreuve
qui rassemble des travaux préparés
depuis longtemps, mais entièrement
remis a jour.
Enfin, la collection 10/18 inau-
gurera une nouvelle série, « Le Cours
nouveau », dont le premier titre est
d'ailleurs annoncé pour juillet : Insur-
rection étudiante, chronologie détaillée,
complétée par les déclarations, prises
de position, tracts et réactions de la
presse, des journées de la révolte uni-
versitaire du 2 au 13 mai dernier, sous
la direction de Marc Kravetz, ancien
leader de l'U.N.E.F.
« Le cours nouveau », qui se réclame
du mot de Trotsky : « On pourra
contrôler d'autant mieux l'idéologie po-
litique hétérogène qui s'élève mainte-
nant contre le bureaucratisme et
l'épurer de tout élément étranger et
nuisible, que l'on s'engagera sérieuse-
ment dans la voie du cours nouveau »,
proposera en septembre un recueil qui
entreprendra de recenser l'explosion
culturelle spontanée (graffitis notam-
ment) qui a accompagné les journées
de mai. et un essai de Jean-Michel
Palmier, Présentation d'Herbert Mar-
cuse.
neuf
La poésie mesurée traditionnel-
le, le rythme métrique (de l'alexan-
drin avec ses divisions, ou du dé-
casyllabe) était, on le sait (par
exemple, pour le cas de la prosodie
anglaise, par les travaux de John
Thompson) une mimique non dé-
guisée des sons de la langue, un
moyen par lequel la poésie fran-
çaise accomplissait sa tâche de mé-
morisation de la musique du fran-
çais, afin de la définir et le la pré-
server. Cette poésie est morte
depuis bientôt un siècle ; à vrai
dire, l'âge d'or de son fonctionne-
ment (qui n'est jamais que le temps
de l'origine) est antérieur (sauf
sans doute pour l'alexandrin) au
XIV siècle : on l'entend chez Thi-
baut de Champagne, chez Blondel
de Xesle ; la grande abondance
d'exemples qu'on rencontre en-
core aujourd'hui est due à la puis-
sance qu'ont les formes à se conser-
ver identiques ou, au mieux,
comme mémoires d'elles mêmes
( « quelques-uns de ces objets
étaient beaux », dit Denis Roche).
Aussi voit-on le rythme, chez
Denis Roche, se faire dérision de
la métrique, déjouer l'alexandrin
par la parodie.
les portes où je dors qui sont
deux et fertiles d' (adjonction iro-
nique d'un lettre), dissoudre toute
possibilité de mesure dans des poè-
mes où elle (la mesure) reste toute
proche (ce ne sont pas des vers
« faux », mais au contraire, des
vers qui font que les vers comptés
sonnent faux).
ils, la même, la chasse en une
forme souple
et ouverte, par la foi liquoreuse
qui l'emploie
dur veuvage àremplir, àdéplacer
les limites...
En ce sens, la forme, ici, est ori-
ginale', elle commence ; et, comme
telle, agressive, impérialiste: sur la
destruction allègre de ce qui l'a
précédé
le verbe ayant produit l'ortie
du lyrisme !
se trouva fort dépourvu quand
l'aile flancha
En vain nos chasubles lyriques
en souffletaient-elles lapoussière
eau de rosé...
Procédés «de collage»
Autrefois, il y a bien longtemps,
la poésie métrique ( « contrefaçon
qu'on débiteàvoixhaute») s'inven-
ta, pour survivre, ce qu'on a genti-
ment appelé les vers libres. Que le
« vers librisme » fût incapable de
trouver sa scansion, de créer « la
science... des modes d'alternance
pulsionnels », c'est ce que l'aven-
ture de bien des poètes de ce siè-
cle montre abondamment. Quelle
joie, souvent, une fois très libre-
ment tiré sur la laisse, de rentrer
au bercail douillet de l'alexandrin;
ou, aussi bien, aligner intermina-
blement le sentiment — sensation
sans rythme.
Pierre de Boisdeffre écrivait dans
Arts, à propos des Idées centési-
males de Miss Elanize cette phra-
se, valable aussi bien pour Eros
Energumène et reprise en éloge
sur la couverture du livre : « Quoi
de plus volontairement inintelli-
gible, de plus gratuit et finalement
de plus vide que ces poèmes ». On
ne saurait mieux dire. Car ce qui
est construit ici ne peut en aucun
cas être traduit, et débarassé de ce
qui ne serait que le moule décora-
tif d'une forme, assagi en un dis-
cours (éventuellement paraphra-
sé) apte à satisfaire le critique sé-
rieux. La composition même des
textes (« certains de mes procédés
qu'on a dit de collage ») au moyen
d' « éléments empruntés du dis-
cours » brouille celui-ci irrémédia-
blement. Et ce brouillage est né-
cessaire. C'est à ce prix, c'est ainsi
seulement, que peut naitre la dis-
tance entre le rythme poétique qui
code et le rythme du fonctionne-
ment complexe de la langue qui
est codé par lui.
Antilyrique par nature
S'il ne s'agit (poésie métrique)
que de mimer le déroulement pho-
nique, la musique des énoncés élé-
mentaires, peu importe alors que
l'on raconte une bataille ou expli-
cite des recettes pour la confection
des abat-jours en duralumin. Nulle
inquiétude au niveau du discours.
Le mètre énergumène de Denis
Roche, au contraire, débarrasse
« la poésie... des exposants mo-
raux, affectifs, sentimentaux et
philosophiques qui l'accablent... »
II a besoin, pour s'établir, de l'in-
cohérence provocatrice du sens en
surface. Il est antilyrique par na-
ture, nullement par quelque arti-
fice ou parti pris de modernisme.
« elle boit, elle boit ! admirez
l'incomparable dame ! »
encore :
« la mise en place de nos coeurs
comme des fermes »
C'est par le t.ouble qu'agit ce
rythme neuf : bouleversement des
habitudes de lire l'écrit, d'enten-
dre ; transgression du « poétique »
reçu ; et ce trouble agit sur nous
dansées poèmes par le biais d'Eros,
l'Eros énergumène qui donne son
titre au livre, « agité par un enthou-
siasme déréglé ou une vive pas-
sion » (ou bien est-ce, à l'inverse,
Eros qui agit sur nous par le biais
de ce rythme ?)
Ceci, maintenant, pour conclure,
« parce qu'il est peut-être bon de
mettre fréq*uemment les avertisse-
ments par écrit » : cette poésie, si-
gnée de Denis Roche, est (pourquoi
ne pas le dire), sans doute (avec
celle de Michel Deguy) lapremière
aujourd'hui.
Jacques Roubaud
NORMAN MAILER
Pourquoi
sommes-nous
au Vietnam ?
roman
Le soulèvement des jeunesses occidentales permet
aujourd'hui de mesurer l'ampleur du désastre engen-
dré par la société d'opulence que dénonce Norman
Mailer.
Si jamais livre fut un coup de poing au lecteur, c'est
celui-ci. C'est un happening plutôt qu'un livre.
JACQUES CABAU
L'Express
Grasset
La critique
vous dit :
(L'Inconnue de la Seine)
roman
Du premier coup, il fait mieux que les spécialistes du roman
policier. (Le Nouvel Adam) • Dieu qu'il écrit bien ! J.BARDE (Elle)
Un récit mené avec une rigueur exemplaire. J.FREUSTIÉ(Nouvel
Observateur) • Style vif et élégant. J.RICAUMONT (Combat)*
Ce livre se lit vite et avec plaisir. A. COPPERMANN (Les Échos)
ALBIN MICHEL
HISTOIRE ARTISTIQUE
DE L'OCCIDENT MÉDIÉVAL
par Gabrielle DEMIANS D'ARCHIMBAUD
chargée d'enseignement à la Faculté des Lettres d'Aix
HISTOIRE RELIGIEUSE
DE L'OCCIDENT MÉDIÉVAL
par Jean CHEI.IM
maître-assistant à la Fatuité des Lettres d'Aix
Série dirigée par Georges DUBY
Quinzaine littéraire, du 1 au 15 juillet 1968
Le passage à l'absurde
Claude Mauriac
Théâtre
Grasset éd. 235 p.
Le théâtre de Claude Mauriac
est dicté par des préoccupations
semblables à celles qui animent
sa recherche romanesque, voire
même critique. Au centre, la ques-
tion du temps, et aussi, mais de
façon moins directe, la question
du sens sous la forme de la mena-
ce du non-sens (l'absurde ?). Une
volonté que Claude Mauriac nous a
appris comme critique à reconnaî-
tre, une volonté alittéraire, sous-
tend tout au long la recherche.
Cinq pièces courtes, apparem-
ment très différentes (la Conversa-
tion, Ici-maintenant, le Cirque, les
Parisiens du dimanche, le Hun)
composent le volume. Les cinq
fois, c'est à la même angoisse
que nous avons à faire, à la réité-
ration d'un questionnement qui est
aussi un attendrissement («je
m'attendris sur nous, sur notre
solitude. Tellement nombreux et
n'en faisant qu'un, tous autant que
nous sommes, des millions et des
milliards en un... Et devant nous
retrouver seul, pourtant, au mo-
ment de mourir»; — question-
nement qui ne porte pas sur la
mort, le trépas, mais sur l'exis-
tence porteuse de mort, la tem-
poralité.
C'est dans la Conversation que
le temps est le plus directement
invoqué ou plutôt convoqué. Cette
« conversation » est le dialogue
qu'un couple poursuit pen-
dant soixante ans, un échange de
phrases quotidiennes et banales :
« une longue conversation, tou-
jours la même, souvent interrom-
pue sans cesse reprise et dont
nous verrons d'autant moins la
fin que nous ne l'avons jamais
vraiment commencée ». Dans cet-
te pièce, le temps directement a
lieu et littéralement se passe sur
la scène, sous nos yeux (« le temps
passe, c'est incroyable, comme si
les jours, les mois, les années
boulaient les uns sur les autres »).
Le temps de l'action n'apparait
jamais comme la répétition du
temps réel d'une conversation réel-
le mais se constitue dans sa réalité
textuelle au fur et à mesure que la
pièce se déroule. Il semble que,
sur ce point, Claude Mauriac se
soit souvenu de la pensée d'Ar-
taud : la Conversation invente l'es-
pace de son jeu dans un dépasse-
ment et une abolition de la repré-
sentation. Comment ne pas rappro-
cher ce spectacle qui se veut une
anti-représentation de ce que Clau-
de Mauriac appelle « alittérature »
et ne pas risquer, alors, l'expres-
sion de théâtre « athéâtral » ?
Mais de quoi parle-t-on, dans
la Conversation ? On n'y parle
pas de quelque chose, et, en un
sens, personne n'y parle : ON y
parle. C'est on, précisémment, pro-
nom neutre qui parle, dans la
conversation, de lui-même — on,
sous forme de personnages à pei-
ne individualisés : H, F, puis F2,
F3, F4 et H2, H3, 114... (« La mê-
me chose, on passe sa vie à répé-
ter la même chose. Et pourtant,
lorsqu'on meurt, on n'a rien dit,
rien »). Et c'est le même pronom,
ce même on, qui parle dans les
autres pièces de Claude Mauriac,
des personnages qui même s'ils
possèdent un nom et vivent à une
époque donnée, « ne sont personne
de précis ». Ces « personnages >>
s'exténuent à dire ce qu'il fau-
drait dire — mais, que dire .'
Le temps qui passe (notre his-
toire, ou l'Histoire), c'est toujours
la mort qui vient. Et les phrases
qu'on dit sont toujours de trop,
ne disent jamais ce qu'il faudrait
dire. Impossible conversation : on
ne parle pas, on est parlé... et le
temps, pendant ce temps, passe
en vain, et coule, la vie s'écoule.
Parler, au contraire, ce serait
partir à la recherche du temps
perdu, afin de se constituer dans
un vrai discours. Alors, une
conversation serait possible, un
dialogue, la conversation. Seule-
ment, parler, le peut-on '.'...
Il semble que le théâtre de Clau-
de Mauriac ne puisse être qua-
lifié de « théâtre de l'absurde »
dans la mesure où il laisse ouverte
la perspective que nous dit la voix
off d'un enfant dans la dernière
des pièces, cette voix si pure.
Claude Mauriac est moins compa-
rable à un Samuel Beckett dont on
l'a parfois rapproché qu'à un Jean
Vauthier pour qui le passage par
l'absurde est ressenti comme une
« nécessité déchirante »...
Jean-Noël Vuarnet
La Quinzaine
littéraire
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La continuité du malheur
I Arthur Adamov
L'Homme et l'enfant
Gallimard éd., 250 p.
Aujourd'hui, Adamov est peut-
être un écrivain maudit. En pu-
bliant le journal, les notes hachées,
les cris de souffrance, la descrip-
tion des tortures qu'il a endurées
au cours d'une longue maladie, en
plaçant les souvenirs de sa jeu-
nesse sous un éclairage impitoya-
ble, où rien n'est omis des condi-
tions atroces dans lesquelles il a
vécues, il a voulu placer son des-
tin sous le signe de l'abjection.
Ainsi la littérature apparaît-elle
comme l'une des faces d'une car-
rière marquée par l'échec et la
souffrance. Mais, de nos jours,
l'écriture ne semble-t-elle pas le si-
gne d'une activité honteuse si elle
n'est pas justifiée par le succès,
cette approbation distraite et ha-
sardeuse d'une opinion aveugle ?
Comme Baudelaire dans Mon coeur
mis à nu, Adamov tente de ressai-
sir par la littérature une vie qui
se désagrège et montre la conti-
nuité du malheur dans son exis-
tence. Une destinée est souvent
déterminée par les hallucinations
de l'enfance, ainsi celle d'Ada-
mov qui nous confie les terreurs
qui l'ont rongé précocement, la
pauvreté et le refus de devenir
adulte.Il semble que le châtiment
dont l'écrivain n'a jamais cessé
d'épuiser les raffinements pervers,
figure le corollaire, l'envers de
cette persévérante adolescence.
Pourtant. Adamov naquit sous
des auspices bienveillants, il ap-
partient à une famille arménienne
qui exploitait des puits de pétrole
dans le Caucase. A la déclaration
de guerre de 1914. il émigré avec
ses parents en Allemagne, puis
en Suisse. Sans avoir pu rentrer
en Russie, ses parents sont surpris
parla Révolution d'Octobre et per-
dent la totalité de leur fortune
avec la nationalisation des gise-
ments pétrolifères. D'où une exis-
tence d'émigré à Genève, en Alle-
magne, à Paris où l'adolescent va
partager la vie de bohème des in-
tellectuels et des artistes à l'époque
du Surréalisme et des années folles.
Il vit d'expédients, n'a pas de do-
micile fixe, connaît les vexations
que la police réserve aux étrangers
et aux apatrides, avec la succession
des amours orageuses, les premiè-
res amitiés avec Artaud, Georges
Bataille, Jean CocteaUf André Gi-
de, Roger-Gilbert Lecomte, Modi-
gliani et Roger Vaillant. Il fait de
nombreux voyages aux Etats-Unis
et en Europe. De cette partie de sa
vie, l'auteur dramatique n'a retenu
que la noirceur, le goût de l'humi-
liation, l'adversité. Indéniable-
ment, il accuse avec un masochis-
me féroce les traits sinistres ; la
pauvreté, l'obsession du suicide,
l'usage de l'alcool et de la drogue,
le dérèglement sous toutes ses for-
mes, c'est comme une antienne que
reviennent sans cesse les thèmes
d'une condition tragique.
L'internement de l'écrivain dans
un eamp de réfugiés politiques en
1940 est le point d'orgue, l'aboutis-
sement du malheur, comme si les
années noires devaient être l'ac-
complissement naturel du Sabbat
dont Maurice Sachs nous avait dé-
jà dévoilé les fastes morbides. Mais,
n'est-il pas admirable que l'écrivain
conserve, malgré les pires traver-
ses, une ironie, un goût pour le
sarcasme et le rire qui préserve ces
pages d'une complaisance suspec-
te ? Adamov apparaît comme un
personnage tiré d'un roman de
Dostoïevsky et partage avec l'hu-
manité frémissante du grand Russe
cette familiarité joyeuse et force-
née avec la souffrance, une espèce
d'innocence qui se consume à la
flamme de la générosité. Si bien
que la détresse morale et le dé-
nuement ne sont jamais si absolus
qu'il le laisse entendre.
Amertume et désarroi
C'est très tardivement qu'Ada-
mov vient au Théâtre, avec l'Inva-
sion, la Parodie (montée par Roger
Blin), la Grande et la Petite Ma-
noeuvre (montée par J.-M. Ser-
reau), qui vont lui apporter les
premières satisfactions. On le sait.
Adamov fait bientôt figure d'auteur
d'avant-garde, son nom appartient
à la trilogie Beckett et Ionesco,
précurseurs du théâtre de l'absurde
ou de l'anti-théâtre. Mais Adamov
n'a pas été longtemps tenté par le
nihilisme, par l'angoisse métaphy-
sique ou philosophique et s'est en-
gagé dans la fresque sociale ou
épique fortement influencée par
Brecht. Malgré des succès d'estime,
i! n'est jamais parvenu a conqué-
rir une audience suffisamment lar-
ge. D'où l'amertume et le désarroi
retrouvés.
Les pages que la maladie lui a
inspirées sont la conclusion de
cette descente aux enfers provo-
quée par les excès et le délabre-
ment physique. Dans cette faillite
morale et physiologique, le senti-
ment d'échec entre pour une part
importante. Rien n'est plus remar-
quable que l'économie et la rigueur
avec lesquelles l'écrivain exprime
se dérélictio.i. La sobriété, la sé-
cheresse du trait sont une forme
de pudeur, Adamov tempère la
cruauté de l'aveu, la nudité sou-
vent intolérable de la confidence
par un atticisme. une brièveté sai-
sissante. Un grand écrivain se ré-
vèle, un maître de l'eau-forte, qui
burine des croquis impitoyables
dans sa propre chair, et l'on songe
irrésistiblement à certaines pages
du Journal de Jules Renard.
Comment ne pas être touché
par les accents inoubliables par
lesquels un homme se fouaille et
se fustige pour se sauver ?
Alain Clerval
10
Les haltes de la mémoire
| Xino Frank
| Le bruit parmi le vent
(Mémoire brisée II)
Calmann-Lévy éd., 304 p.
Avec le deuxième volume de ses
souvenirs, Nino Frank plonge à
pleines mains, pour notre enchan-
tement, dans la brassée des instan-
tanés où sont enregistrés, avec une
fraîcheur et une vivacité étourdis-
santes, les éphémérides efferves-
cents d'une époque. Idées, événe-
vétique installée à Xaples, exilé à
Paris après l'avènement du fas-
cisme, correspondant en France
du Corriere délia Sera. Kuropéen
de culture, internationaliste de
cœur et de vocation, séduit un ins-
tant par les grandes orgues de la
Révolution d'Octobre. Xino Frank
appartient à cette génération qui
a reçu, à travers le viatique de la
guerre, de la révolution, du Cubis-
me, du surréalisme, de Mont-
parnasse, une éducation européen-
ne et cette volonté éperdue de chan-
Nino Frank
ments, hommes, pays, atmosphère,
anecdotiques, tels des leux tollets
qui courent sur l'écume des jours,
malgré un savant et apparent dis-
parate, sont regroupés autour de
quelques grands thèmes qui déga-
gent les tendances, les lignes dévie
d'une existence riche en ren-
contres, ressources, voyages et en-
treprises. Que la figure de Léon-
Paul Fargue soit longuement évo-
quée au seuil de ce volume, prend
valeur de symbole et d'invocation.
Le piéton de Paris donnant rendez-
vous, au crépuscule, à la Beauté
nocturne, vivant une bohème ima-
gée, contemplant sonreflet de guet-
teur sentimental et mélancolique
dans l'eau du canal Saint-Martin,
a été le patron, l'initiateur de Nino
Frank à cette vie d'aventures bou-
levardières...
Né en Italie, d'une famille nei-
ger la vie que les surréalistes
avaient appris de Rimbaud, et la
frénésie de goûter à ce monde-ci
en attendant d'inventer un monde
meilleur! Il s'est abreuvé aux sour-
ces de l'art, du lyrisme, traversant
tous les bouleversements. Avec
Georges Rr&emont-Dessaignes, il
fut le fondateur de Bifur, revue
d'avant-garde qui, comme Com-
merce ou le Navire d'Argent, se
voulut accueillante à tous les cou-
rants, à tous les mouvements litté-
raires, artistiques novateurs en
France et à l'étranger. Son sommai-
re prestigieux s'honorait des noms
de Joyce, Hemingway, Gottfried
Benn, Babel, Michaux, Leiris, Lim-
bour, Carpentier, Asturias, Parain,
Drieu, Arp, Klee, Sartre.
Après la littérature, il devait s'en-
gager durablement dans l'activité
cinématographique.
D'Ilya Khrenbourg qui surgit.;»
l'orée de ce volume, tel un elfe
enigmatique byzantin, déconcer-
tante et ondoyante personnalité
en qui s'unissaient. Ires singulière-
ment, le judaïsme fiévreux des As-
khenase, ces maudits des pogroms
et de la boue, et l'épicurien sarclo-
nique marqué à la fois par l'esprit
des lumières et l'universalisme en-
cyclopédique, à Raoul Ponchon,
auteur lyonnais truculent, poète
rabelaisien de la MIIHC gaillarde,
Xino Frank nous donne à voir une
galerie pittoresque haute en cou-
leur et en ironie. C'est avec un
coup d'oeil aigu, un sens étonnant
de l'observation qu'il a saisi, tels
qu'en eux-mêmes la mémoire les
éternise, ces acteurs bigarrés d'une
époque. Aussi bien, sont commé-
morés, avec une nostalgie poignan-
te, les fastes de la bohème, tels
qu'ils étaient célébrés, au cours de
cette entre deux-guerres, pour qui
la saveur de la paix devait prendre
très tôt un goût de cendre, dans les
hauts lieux de Montparnasse et de
Saint-Germain-des-Prés, ouverts à
tous les tourbillons des idées et
de la passion. Comment ne pas
admirer la tolérance, l'éclectisme
et l'inoubliable hospitalité cosmo-
polite d'un temps où le démantè-
lement (*<* la guerre et les feux de
la paix avaient fait éclater les cloi-
sons des nations, pour brasserver-
tigineusement, dans une improvi-
sation éblouissante, les ferments
de la révolution, de la poésie, de
l'amour et de l'amitié ?
Surgit aussi, saisissant de relief
et de puissance, Isaac Babel, dont
les contes montrent ce qui, dans
l'ordre de la littérature, approche
le plus de l'art de Chagall, petit
homme tenant à la fois du cavaliei
des steppes et de l'éternel employé
de bureau, tout droit sorti d'un
récit de Gogol. Pour définir le
contraste qui séparait Khrenbourg
et Babel, Xino Frank aune formule
éclatante : la voix la plus ancienne
du monde, la voix de la faiblesse
et le rire éclatant, puissant des
grands matins de la terre... A tra-
vers le livre de Xino Frank, Mont-
parnasse est comme le microcosme
de l'Europe. L'agonie européenne
et les crises mondiales, les ferveurs
d'Octobre et les fusées du Surréa-
lisme y retombèrent, avant de se-
mer à tout vent.
Comme le papier tournesol, la
décennie, 1925-193.0, devait virer
de l'euphorie créatrice à la tragédie
de la crise économique, pour abou-
tir aux prémices de la peste bru-
ne. Nino Frank sait admirablement,
derrière le pittoresque descriptif,
faire apparaître le caractère histo-
rique, la dimension psychologique
et culturelle d'un pays. A cet égard
est-il peinture plus attachante que
cette évocation de la Vienne im-
périale, telle qu'elle se lève in-
tacte de l'enfance, capitale d'une
Autriche-Hongrie démesurée, dont
la splendeur anachronique était
apparue au regard émerveillé
comme une énorme et baroque
pièce montée, oeuvre de François-
Joseph, octogénaire aux favoris
neigeux ? Il est bien naturel qu'en-
tre les feuillets de ce keepsake
romantique, qui nous conduit dans
les pays légendaires traversés par
l'Orient-Fxpress, se glissent les
visages de Scott Fitzgerald et de
Larbaud, tous deux restitués avec
une impression qui a conservé son
charme et sa fraîcheur insolite.
Infiniment émouvantes ces hal-
tes de la mémoire, où le chroni-
queur, se détournant un instant
du fracas et du film trépidant des
événements et des hommes, fait
retour en lui-même pour retrou-
ver l'enfant napolitain dont l'avi-
dité et les courses fiévreuses pré-
ludaient aux curiosités et aux en-
treprises de la maturité. Les inter-
férences du passé enfantin avec
l'âge d'homme donnent au livre
sa dimension, son frémissement.
Le début d'un poème d'Henri
de Régnier, « Le vrai nage est ce-
lui qui fonde sur le sable, sachant
que tout est vain... » a étéladevise
constante de Xino Frank. La pa-
resse flâneuse et gourmande du
jeune Napolitain, moderne neveu
de Rameau, a nourri la passion
généreuse de l'âge d'homme,
curieux de tout, des êtres et des
idées. Cette fièvre des quatre vents,
comme il l'a définie lui-même, don-
ne à ses mémoires leur accent et
leur alacrité, leur allégresse si sym-
pathique.
A.C.
La Quinzaine littéraire, du 1" au 15 juillet 1968
11
Trois cas de sorcellerie
I
Françoise Mallet-Joris
Trois âges de la nuit
Grasset éd., 372 p.
Parmi les multiples preuves de
l'existence de Dieu, preuve onto-
logique, preuve par le consensus
universel, il en est une bien sin-
gulière que l'on pourrait appeler
la « preuve par le Diable ». Si le
Diable existe, s'il se manifeste,
montre ses pouvoirs, use de sor-
tilèges, alors le doute n'est' plus
permis, et le Prince de ce monde
ouvre malgré lui la voie vers les
certitudes célestes.
Grande a été la tentation, à
diverses époques, c^e forcer ainsi
l'inconnu par ce jeu des contrai-
res. L'hérésie manichéenne, pré-
sente encore dans la foi cathare,
sensible dans le calvinisme et le
luthéranisme, répondait à ce be-
soin de simplification, de vision
« tauromachique » du monde.
L'Eglise, ainsi que le rappelle
Françoise Mallet-Joris, a d'abord
vigoureusement condamné ces
tentatives, sacrilèges d'étayer en
quelque sorte Dieu au moyen (et
au prix) du Diable. C'est au quin-
zième siècle que se construit as-
sez rapidement une « doctrine »
de la sorcellerie à laquelle l'Egli-
se donne sa caution en déclen-
chant la répression.
De nombreuses théories ont été
proposées pour expliquer le phé-
nomène. L'auteur, qui n'entend
pas sur ce point faire œuvre d'his-
torien, relègue en note les causes
les plus communément avancées :
guerres, misère du peuple, fables
et superstitions anciennes char-
riées par la Renaissance, ébran-
lement de la foi et, en corollaire,
soif de prodiges bien tangibles.
En vérité, son propos n'est pas
d'étudier l'épidèmiologie d'un
phénomène aberrant, mais d'en
retrouver l'écho dans quelques
destins individuels. Aussi est-elle
plus attentive à « l'esprit du
temps » éprouvé intuitivement de
l'intérieur qu'aux formes histori-
ques globales.
Mais — ceci mérite d'être forte-
ment souligné — c'est avec les
armes et les connaissances d'un
écrivain d'aujourd'hui qu'elle mè-
ne une enquête approfondie sur
trois cas de sorcellerie choisis
parmi d'innombrables procès au-
thentiques dont elle a examiné
les minutes. La manière est hon-
nête, et Françoise Mallet-Joris
conduit elle-même fermement et
franchement son exposé, ne lais-
sant ainsi guère de prise aux ana-
chronismes puisqu'elle s'immisce
dans la conscience de ses person-
nages et les anime. Dira-t-on
qu'elle outrepasse les droits du ro-
mancier lorsqu'elle prête à une
enfant, à une névropathe hystéri-
que ou encore à une paysanne
fruste les réflexions d'une femme
de notre temps, de surcroit intel-
ligente et talentueuse à s'expri-
mer ? Ce serait chercher à Mallet-
Joris une bien mauvaise querelle,
quand elle place le débat au plan
spirituel, ne retenant d'abord de
l'anecdote que les strates où foncier
sa pensée. En brisant ainsi des
conventions trop contraignantes,
elle réintroduit dans ses histoires
un mouvement nouveau, une éton-
nante vitalité, infiniment séduisan-
te. Ce livre, où semble s'exprimer
un seul souffle haletant, traduit le
cheminement d'une pensée unique,
attachée à bien définir les élans,
les doutes, les ferveurs tout ensem-
ble bonnes et mauvaises de l'âme
humaine.
Ces « trois âges de la nuit » sont
en vérité trois moments de la vie :
Anne est une fillette et meurt, en-
core enfant, sur le bûcher. Elisa-
beth est une jeune veuve, torturée
entre sa passion pour son médecin
et l'impossibilité qu'elle s'est faite
et qu'on lui a faite d'aimer. Jean-
ne est une femme plus mûre, plus
dure, aussi, qui prend mieux
conscience de la révolte qui l'ani-
me. Toutes trois sont des êtres
marginaux qu'habité un immense
refus de l'ordre établi où oppres-
seurs et opprimés, nantis et hum-
bles se retrouvent dans un même
pharisaïsme. Que quelqu'un s'avise
M.
Adresse
Ville
Date
de méconnaître les sentiers battus,
et l'on s'attache passionnément a
lui, on en fait un agent puissant
de l'Ennemi, on le supplie et le
supplicie pour qu'il porte témoi-
gnage de la Puissance démoniaque
qui le gouverne. Ainsi inquisiteurs
et sorcières sont d'une certaine ma-
nière complices, acteurs d'un mê-
me drame ou mystère qui doit faire
éclater une vérité évidente à tous.
Au juge, la sentence obligée, au
sorcier le bûcher, au peuple la sa-
tisfaction assez éprouvante de voir
le « mystère » bien joué.
Tout l'aspect théâtral et parodi-
que de la société, prise à ses pro-
pres schémas, séduite par ses pro-
pres fantasmes, avide de diabolis-
me autant que de sainteté, est re-
marquablement exploité dans l'his-
toire d'Anne de Chantraine en qui
l'enfance tôt mûrie découvre les
prodigieux pouvoirs de l'affabula-
tion et des insinuations confon-
dantes. Le désir impérieux d'exhi-
bition est encore présent chez Eli-
sabeth de Ranfaing qui n'évite le
bûcher qu'avec les simagrées de
l'hystérie (la « possession ») inter-
rompue par de spectaculaires accès
de dévotion. L'homme aimé paiera
pour elle, condamné au bûcher sur
la seule dénonciation de l'amou-
reuse en folie. Le troisième récit,
conduit avec une sûreté exemplai-
re, est aussi le plus troublant.
Jeanne Ilarvilliers est sorcière, fil-
le de sorcière naguère brûlée vive,
petite-fille de bohémienne. Sa
condamnation ne l'ait pas de doute
tant pèse sur elle une si lourde
« hérédité ». Son juge, JeanBodin,
est un esprit éclairé, économiste,
juriste, humaniste bon teint qui
vient mener l'instruction du procès
pour des motifs non vulgaires, sai-
si par un véritable intérêt « scien-
tifique ». Il médite son traité sur
la Démonomanie. L'homme n'est
pas sanguinaire, et s'il ne se fait
guère d'illusion sur le verdict final,
il n'en veut pas moins explorer en
conscience le cas soumis à lui. Or,
Jeanne refuse le jeu, elle se révol-
te : il n'y a pas de sorcellerie, il
n'y a pas de pouvoirs diaboliques,
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on peut piétiner le crucifix, s'adon-
ner au mal, se rebeller contre la
société humaine et urbaine consti-
tuée, selon Bodin, à l'image du
Royaume des Cieux, rien n'arrive,
nul sic/ne. « Dans un hurlement
furieux, une sorte de spasme où
elle n'anéantit en même temps que
lui. un rertigc où elle se sent dis-
paraître, mais arec lui. mais pa,s
seule : « II n'y a pas de pacte ! Il
n'y en a jamais eu ! Il n'y a rien !
Il n 'y a rien .' ».
Ainsi proclamée, la liberté entiè-
re de l'homme face à son destin
épouvante le juge, l'empoisonne à
jamais. Jeanne ouvre une faille
dans l'âme de son inquisiteur, et
l'on peut dire que c'est elle la seule
véritable « sorcière » dans l'oeuvre
de Mallet-Joris, assez audacieuse
pour défier toute la mythologie du
temps et ouvrir la voie au doute
moderne. Dès lors Françoise Mal-
let-Joris nous pousse jusqu'au ver-
tige, trahissant l'épouvante de
notre déréliction, la tragédie de
notre liberté sans limite : le mal et
le malheur de l'homme sont seuls
réels. Le Diable n'existe pas.
Rémi Laureillard
Une petite ville
toscane
Jean-Michel Gardair
Et Moi
Ed. de Minuit, 138 p.
La critique avait salué dans le
Corps de Louise un premier livre à
la fois dense, poétique et, par son
langage, très nouveau. Aucune de
ces qualités ne parait applicable
sans réserves au second roman de
J.-M. Gardair. Et nu».
Un récit, neutre, d'aventures
comme abstraites (malgré l'excès
de précisions données en pâture)
laisse deviner la solitude d'un hom-
me, ses relations ambiguës avec-
son frère cadet, dont il semble
avoir aimé la femme. Cette situa-
tion est née d'une autre équivoque,
celle de l'écriture à laquelle cet
homme s'était assujetti presque
charnellement, jusqu'à ce qu'il en
découvre la perfidie : « l'angoisse
de ne jamais rejoindre en elle-
même que son propre abîme ».
Qu'il se retire dans « une petite
ville toscane » où se fondent des
rapports nouveaux (politiques et
urbains) peut s'expliquer par le
choix d'une lutte « extérieure »
(dans l'édification de la « cité »)
s'opposant aux stériles combats
de l'âme et même de la création
littéraire. Pour le secteur, l'éven-
tail des suppositions est vaste et
agite beaucoup d'air. Il reste à
J.-M. Gardair,' à rencontre de son
héros, un amour évident de l'art
d'écrire, que proclame un style
vigoureux autant que subtil.
L.M.
Un jeune homme doué
I
Patrick Modiano
La Place de l'Etoile
Gallimard, éd., 160 p.
Depuis l'entrée retentissante de
Le Clézio sur la scène littéraire,
aucun jeune écrivain (il est vrai
que je ne prétends pas les connaî-
tre tous) ne m'a paru plus « doué
pour le style » que Patrick Modia-
no. Il a vingt et un ans : il a écrit
à vingt ans la Place de l'Etoile et
y montre une telle maîtrise de son
vocabulaire, de sa syntaxe, qu'on
regrette parfois cette absence to-
tale de gaucherie. D'ores et déjà,
Patrick Modiano est en mesure de
pasticher tous les auteurs qu'il
déciderait d'imiter. On peut être
un très grand poète, Baudelaire,
Hôlderlin, un très grand peintre,
Van Gogh, Watteau peut-être,sans
cette capacité qu'on voit chez Ara-
gon, comme chez Proust, chez Bal-
zac, chez Molière, sinon chez Cor-
neille. Le talent naturel n'est pas
tout, pour un artiste. On aurait
tort, quand même, de croire qu'il
ne compte pour rien.
La Place de l'Etoile n'est quand
même pas un exercice de style, mais
plutôt le contraire. Et non pas un
roman, quoi qu'en dise sa couver-
ture, mais une nouvelle fan-
tastique — à la fois un cauche-
mar et un cri. Le héros : Raphaël
Schlemilovitch, quoiqu'il soit le
surnom à peine déguisé de l'au-
teur — né lui-même en 1947, finit
dans une clinique viennoise, soi-
gné par Freud, en personne, auquel
il dit : « Je suis bien fatigué, bien
fatigué ». De fait, le travail de
son livre ressemble beaucoup au
« travail du rêve » tel que Freud
l'analyse dans le difficile chapitre
VI de sa Traumdeutung. « Conden-
sation », « déplacement », « figu-
ration » permettent à Schlemilo-
vitch d'être à la fois l'amant d'Eva
Braun, le camarade de Maurice
Sachs, et un jeune juif de 1968
couvert d'or, comme Barnabooth,
et menaçant des foudres de J.P.
Sartre les universitaires bordelais,
scandalisés par son inconduite. Il
glisse dans le temps avec la mê-
me aisance que les héros d'Aragon
et de Queneau.
C'est d'ailleurs cette combinai-
son hallucinée de 1967 et de 1942 —
de « l'univers concentrationnaire »
et de la « Société de consomma-
tion » avec ses hôtels, ses restau-
rants quatre étoiles qui produit
l'effet hallucinatoire de ce livre
bref et démesuré où le jeune juif,
tiraillé de droite et de gauche,
voyant s'effacer la destination du
présent et du passé — de l'extrê-
me malheur et de l'insolente pros-
périté, jusqu'à ne plus accepter
de soins que ceux du D Bardamu-
Céline — découvre dans chaque
duchesse une juive et dans chaque
juive une duchesse, se croit tor-
turé, en Israël, par les agents d'un
amiral Levy, frère de l'amiral Doe-
nitz, d'autant plus implacables
qu'ils ont trouvé dans sa chambre
des volumes de Proust et de Kafka,
des reproductions de Modigliani et
de Soutine — alors qu'il avait été
choyé par les agents de Himmler
et de Stulpnagel...
Dans ce cauchemar, c'est le
commandant Bloch qui tue Schle-
milovitch, rue Lauriston. Après
quoi, ce sont les collaborateurs de
Freud qui, dans la clinique de
Potzleindorf travaillent à le gué-
rir : « II faut, à tout prix que vous
compreniez ceci : le Juif n'existe
pas — comme le disent très per-
tinemment Schweitzer et Sartre —
Vous n'êtes pas juif, vous êtes un
homme parmi d'autres hommes,
voilà tout, vous n'êtes pas juif,
je vous le répète, vous avez sim-
plement des délires hallucinatoi-
res... une très légère paranoïa ».
L'influence de Céline sur Pa-
trick Modiano est très sensible.
On regrette d'ailleurs que Céline
n'ait pu lire cette Place de l'Etoile,
probablement, il l'aurait aimée. Il
n'aurait pu s'offenser de ce que
Modiano voie en lui « le plus grand
écrivain juif », lui qui regardait
comme des auteurs juifs Racine
et Mallarmé. Il voulait que le lec-
teur entende sans cesse sonner
le tiroir-caisse de l'émotion, il se-
rait servi : colère, désir, dégoût,
jactance, frayeur, à chaque page,
à chaque phrase de La Place de
l'Etoile tinte une émotion, et mê-
me plusieurs.
Le talent de Modiano paraît in-
déniable. Qu'en fera-t-il ? Ceci est
une autre histoire Avoir du talent
est, pour un artiste, un grand avan-
tage. Encore faut-il le porter, et
empêcher qu'il vous écrase. On n'y
parvient pas toujours. Je crois
bien qu'il a, lui aussi, ses inconvé-
nients, et ne va pas, lui non plus,
sans risques. Les dons de peindre
semblent beaucoup plus évidents
chez Rubens, chez Fragonard,chez
Renoir que chez Van Gogh, chez
Cézanne, peut-être même chez
Piero délia E/ancesca... Leurs ta-
bleaux, pour autant, ne valent pas
moins. Beaucoup de fées se sont
penchées sur le berceau de P. Mo-
diano ; mais il est encore trop
jeune pour qu'on pressente les
obstacles que la fée Carabosse met-
tra en travers de sa marche. On
souhaite qu'ils soient minces, et
que Modiano les franchisse, sans
encombre.
Emmanuel Berl
Anti-mémoires
Michel Fardoulis-Lagrange
\
Michel Fardoulis- Lagrange
Memorabilia
Pierre Belfond, éd., 238 p.
Les Memorabilia de Fardoulis-
Lagrange sont aux Mémoires ce
que l'anti-roman est au roman. Ils
ne nous livrent presque rien de ce
que nous apprendrait une autobio-
graphie, tandis qu'ils nous révèlent
une des plus surprenantes aventu-
res de la conscience menée de l'en-
fance à l'âge d'homme.
La série des anti-romans de Far-
doulis-Lagrange commence en
1942, avec Sébastien, renfant et
l'orange. Elle forme une des œu-
vres les plus originales de notre
époque. Les Memorabilia permet-
tent de vérifier qu'une telle œuvre
n'est pas seulement exercice de style
et forme de beauté, mais exerciœ de
conscience et manière d'exister.
L'envoûtement social nous pous-
se sans cesse à prendre l'apparence
usuelle du monde pour la falaise
intangible des choses.
La conscience révoltée des Memo-
rabilia agit en sens contraire. Pour
elle, les objets deviennent des trem-
plins, la matière première d'une
épuration illimitée. Ilsoscillentdans
les arabesques d'une perception ori-
ginale, intensément poétique. En
s'ouvrant de toutes parts, ils orien-
tent la vue vers l'horizon primor-
dial de l'être.
Les choses et les faits les plus
banals : un tas de pommes de ter-
re, une bataille de chiens, une épi-
démie, un bar... deviennent purs
comme les plages, les vagues, les
nuages. Tout glisse dans l'éclat
spatial du retour de toutes choses
au cycle de l'incorruptible.
« // faut savoir si cela durera au-
delà de ce qui était prévu ; la pa-
tience est alors recommandée, celui
qui peut comme moi persévérer se
trouvera séparé de tout abri et la
joie qu'il aurait connue auparavant
tomberait comme un voile épais sur
son esprit. Comment trouverais-je
la force de revenir intact sur les
lieux le lendemain ? Le cercle que
/aurais décrit par mes mouvements
serait devenu une vision éloignée
et autonome parmi les autres lueurs
sidérales de la nuit. »
Certaines affinités avec Nietzsche
sont évidentes. Elles sont loin de
suffire pour situer l'optique des
Memorabilia.
En fondant la peinture sur la
géométrie dans l'espace, le Vinci
paraît bâtir sur le roc. Mais le clas-
sicisme n'est qu'une métamorphose
parmi les autres. Entre la photo-
graphie comme preuve de la per-
ception rétinienne et l'irreprésenta-
ble « champ unitaire » de la phy-
sique, Niepce et Einstein ont ouvert
l'abîme vertigineux où se précipite
le torrent des arts.
Dans la peinture on peut décou-
vrir à l'œil nu les révolutions
conjointes de la perception et de
l'esthétique qui se succèdent de
Meissonnier à Van Gogh, Seurat,
Picasso et au-delà. En littérature,
le mouvement est analogue, mais
l'image mentale est volatile et beau-
coup plus difficile à situer.
On éprouve d'emblée ce qui dis-
tingue Eluard de Beaudelaire. Mais
quelles mutations réelles s'opèrent
de Walter Scott à Faulkner ou de
Flaubert à Robbe-Grillet ? Dans
les neufs et beaux domaines de
l'anti-roman, ne voit-on pas inter-
férer des visions impressionnistes,
cubistes, constructivistes ? Ou même
des retours passionnés à la pers-
pective géométrique ?
L'œuvre de Fardoulis-Lagrange
se situe plutôt du côté des frottages
de Marx Ernst, ouvrant dans la
matière du bois la vue de ses villes
et de ses forêts, ou du côté de Dû-
champ, quand il coupe les amarres
du cubisme et fait apparaître les
Nus, durs comme des armures,
découpés par les secondes, dans
un escalier couleur du temps perdu,
vision non-rétinienne.
Ainsi, d'une autre manière, à par-
tir du travail des ouvriers sur une
terrasse, d'un inconnu montant un
escalier, des voix venant d'un bar,
ou du vertige du jeu, Fardoulis-
Lagrange opère d'admirables et
stupéfiantes métamorphoses.
Son point de vue dépasse toujours
ce qu'on appelle description. Par
une volute inattendue il tire, des
encombrements de l'espace et du
temps, une sensation de non-espace
et de non-temps, bonheur de la li-
berté. Le plus étonnant est que dans
cette approche de l'inaccessible,
l'homme ne disparaît pas, il devient
plus proche et plus vrai qu'à l'or-
dinaire.
A la fois Mémoires et Anti-mé-
moires, les Memorabilia offrent le
paradoxe d'être à la fois une énig-
me et une merveilleuse initiation à
cette énigme.
Michel Car rouges
La Quinzaine littéraire, du 7" au 15 juillet 1968
13
Une vie privée de
lumière
I
Bruno Gay-Lussac
L'Ami
Gallimard éd. 184 p.
L'étrange professeur de ce nou-
veau livre de Bruno Gay-Lussac
tente de retracer un pénible épiso-
de d'une vie privée de lumière.
Dans une ville de province que l'on
devine grise et fermée (s'il n'y
avait l'appel de son fleuve près
duquel les personnages aiment se
rencontrer), le narrateur subit son
rôle de mari et de père,'de même
qu'il subit' l'horaire des cours, avec
une parfaite neutralité.
Un être pourtant l'inquiète, ou
simplement l'anime : son ami Mar-
tin, professeur lui aussi. Céliba-
taire, solitaire, Martin est sujet de-
puis toujours à des « absences »,
à des pertes de conscience subites
et momentanées, qui ont contribué
à l'éloigner du mariage et du mon-
de. Il partage ses loisirs entre une
sorte de réclusion et une partici-
pation à la vie familiale du nar-
rateur qui semble aller jusqu'à
faire de lui l'amant d'Anne, l'épou-
se « sacrifiée ».
L'iiTuption d'un visage de jeune
fille dans cet univers morne va en-
flammer ce qui sous la cendre
était encore vivant. Des frémisse-
ments secrets, des tensions, vont
être mis à nu. Chacun contem-
plera sa déchirure, insensible à
celle qu'il aura provoquée chez
les autres. Cette jeune fille, Irène,
entrevue par le narrateur derrière
la vitrine d'un antiquaire, puis ren-
contrée, connue, conquise mais
jamais étreinte, blessera les deux
amis par une innocence désespé-
rée. Ils se la disputeront sour-
noisement.
Irène également est étrange : une
femme, Ida, veille sur elle, ou
peut-être la surveille, la convoite.
Que veut Irène, s'accrochant
comme une enfant au narrateur
et se donnant à Martin, dans un
hôtel au bord de la mer, pour les
quitter tous les deux et sans doute
se laisser saisir par Ida 9
D'actes esquissés, de pensées re-
tenues, de cris échappés, en somme
du contact douloureux de ces êtres
entre eux naît l'angoisse, l'échec.
Mais entre ces amis, Martin et le
narrateur, que l'on pourrait croire
rivaux, n'y a-t-il pas un autre dra-
me, obstinément tu, une suite
d'obstacles communs et souter-
rains, un lien refusé qui les concer-
ne eux seuls et les fait saigner
subrepticement ?
Bruno Gay-Lussac ne peut ici re-
nier ce climat d'écrasement et de
stupeur qu'il aime ni cet aspect
souffrant, cette morbidité des êtres
et des choses toujours inaccomplis.
Il faut, pour le suivre, admettre
les blessures de ses personnages,
qui tous portent les stigmates d'une
malédiction. On reste au bord de
leur misère, on l'envisage froide-
ment, tandis que sur leur théâtre
ils s'enveloppent d'une musicalité
qui ne peut échapper à la séche-
resse.
L.M.
Mort d'une mère
I
Jean Blot
La Jeune Géante
Gallimard éd. 185 p.
Un seul soir peut nous suffire
pour rassembler tous les éléments
de notre vie, pour remplacer le
disparate par l'analogue, l'inat-
tendu par l'inévitable, pour com-
prendre l'enchaînement cyclique
de situations qui nous semblaient
énigmatiques. Le débat ainsi lancé
ne se satisfait pas de simples sou-
venirs, même raccordés : il vise
à une justification de notre être
qui engage l'avenir.
C'est à ce moment saillant (au
sens de surplomb) que va se trou-
ver Claude, lorsque l'histoire ra-
contée par son ami Pierre Diaman-
tis viendra provoquer en lui le dé-
clic annonçant le retour à un état
antérieur et malheureux. Il croyait
avoir, par une progression ascen-
dante, conquis le bonheur (c'est
ce qu'il appelle « le soleil de Bang-
kok »), mais il s'aperçoit que ce
bonheur ne représentait qu'une
phase de son existence. Kt qu'est-
ce qu'une phase sinon une illu-
sion, puisqu'elle aboutit à nier
la permanence, la sécurité '' S'il
y a cycle, Claude doit le briser,
sous peine de recommencer à errer
dans un labyrinthe où l'espoir
d'une issue se dissout.
Il va donc « reconnaître » sa vie
(et cette mission dont il se charge
est presque désespérée), en re-
montant à la source, c'est-à-dire,
bien sûr à cette « Jeune Géante »,
sa mère dont la mort prématurée
l'a arraché au pays où justement
la mort n'est pas, à l'innocence.
Entre sa mère et lui se dresse
un parcours semé d'obstacles, ou
de points de repère, dont il devra
déterminer le contenu réel pour le
vider de tout pouvoir maléfique.
Utilisant une symbolique parti-
culière, dans laquelle les noms de
lieux jouent un grand rôle (« le
café Brevort », « La nuit de l'Hôtel
de Grande-Bretagne »...), ou qui
conserve dans le figé du langage
une somme d'émotions et de cir-
constances soudain liées : « la
conversation essentielle », « lajeu-
ne Statue »...), Claude triomphe
en admettant paradoxalement son
échec. Le pays de sa mère, y re-
venir signifie mourir. Cette mort
« qui vient habiter l'existence et se
loge en son creux, parce qu'on ne
trouve pas le courage d'accepter
qu'elle soit à son terme », on ne
peut la nier que par elle-même.
Méprisant « la voix seconde »,
c'est-à-dire le discours littéraire-
subterfuge, Claude, ou peut-être
Jean Blot, poursuit son auto-ana-
lyse jusqu'au bout, jusqu'à l'ac-
ceptation de la mort : « La vie
a une fin, simplement » . Cette
auto-analyse subtile explique les
perspectives plutôt qu'elle ne les
explore, mais si l'intelligence lo-
gique de l'auteur bannit tout ly-
risme, grâce à une écriture d'une
précieuse rigueur la vérité commu-
nique avec l'émot.ion.
L.M.
HISTOIRE LITTÉRAIRE
I Pierre Naville
D'Holbach et la philosophie
scientifique au XVIII siècle
Nouvelle éd. revue.
Bibl. des Idées
Gallimard éd. 496 p.
Amené, pour une réédition du
Système de la Nature(Olms, 1966),
à lire, de mon mieux, la littérature
consacrée à son auteur, je me
crois en droit de conclure que
l'étude de Pierre Naville offre la
meilleure vue d'ensemble sur
d'Holbach. Publiée en 1943, elle
revoit le jour avec de menus chan-
gements, une nouvelle annexe et
un complément de bibliographie.
Inutile de s'arrêter aux menus
changements (1). On souhaiterait
une bibliographie plus complète,
où ne seraient négligés, par exem-
ple, ni toutes les éditions des Re-
c/ierchcs sur l'origine du despo-
tisme oriental au XYIII siècle,
ni le Catalogne des lirrcs de la
bibliothèque de feu M. le baron
d'Holbach (Paris, 1790), ni les ré-
centes traductions de Berlin-Est
(1959-1960), etc., et qui signale, en
rapport direct ou indirect, avec
d'Holbach, le livre de Max Pear-
son Cushing (1914). les articles
de la grande Encyclopédie sovié-
tique, les enquêtes de J.S. Spink,
la thèse de Jacques Proust, et,
surtout, le Commentaire de Dide-
rot à la Lettre sur l'homme, de
Hemsterhuis, découvert et édité
par Georges May en 1964.
D'Holbach,
croit être leur véritable nature.
On cherchera, avec Pierre Na-
ville, les « matrices » de cette
pensée dans la littérature matéria-
liste des débuts du XVIII siècle,
dans La Mettrie — qui serait « par-
mi les précurseurs les plus certains
du Système de laNature » (p. 140) —
dans Boulanger, chez les chimistes
elles minéralogistes allemands (le
lecteur français a ici le plus à ap-
prendre), et dans une partie de la
philosophie anglaise. Bien enten-
du, aux « influences » rassemblées
en ces chapitres il convient d'ajou-
ter celle que le baron pouvait, à
l'occasion, choisir dans les conver-
sations du Grandval et de la Syna-
gogue.
La «Synagogue»
L'important est que Pierre Na-
ville aime son philosophe : il y
croit, il l'a lu, il s'est informé, il
n'en traite qu'avec clarté, et, mal-
gré son désir d'en redorer la gloire,
voire de l'engager au profit d'une
polémique — l'ouvrage a été écrit
sous Pétain, durant l'occupation —
il ne surélève pas son modèle.
Jakob Thierry ou Thiry naît à
Edelsheim (Palatinat) en 1723. Il
fait des études à Leyde. A Paris,
où il arrive en 1748, il épouse sa
cousine. En 1753 il hérite biens
et baronnie d'un oncle enrichi et
anobli en France : le voici donc
Paul - Henri, baron d'Holbach.
Ayant perdu sa femme, il épouse
sa belle-sœur. II se lie à Diderot,
Rousseau, d'Alembert, Helvetius,
plus tard Naigeon, Turgot, etc. :
que ce soit rue Saint-Roch où il
tient le fameux salon qu'on sur-
nomme la « Synagogue », ou dans
sa propriété du Grandval, sur les
bords de la Marne, il ne cessera
d'accueillir français et étrangers,
de traduire des ouvrages scienti-
fiques allemands, puis, à partir de
son voyage en Angleterre (1765),
des ouvrages anglais de politique
et de lutte antireligieuse ; il prend
parti dans les querelles musicales,
collabore à l'Encyclopédie, repu-
blie des pamphlets de littérature
clandestine et y ajoute, sous pseu-
donyme, ses propres œuvres ; jus-
qu'à sa mort, le 21 janvier 1789, il
combattra pour rendre les hommes
heureux en leur dévoilant ce qu'il
Diderot et d'Holbach
Pour ma part, j'aurais insiste
sur l'action que. de plus en plus,
nie semblent avoir exercée l'unsur
l'autre Diderot et d'Holbach. Na-
ville affirme que l'Inrcntaire du
Fonds Vandeu! n'apporte rien de
neuf sur les rapports des deux
philosophes (p. 9) : il apporte
la preuve des déceptions de Di-
derot sur Grimm : « Je ne cous
reconnais plus, cous êtes dcrenu,
sans rous en douter peut-être, un
des plus cachés, mais des plus
<.....) antiphilosophes. Vous rivez
arec nous, mais rous nous haïs-
sez ». Et le Commentaire à la
Lettre sur l'homme, de Hemster-
huis. découvre un Diderot parti-
culièrement attentif à l'auteur du
Système de la Nature.
Selon le Système, tout se réduit,
dans la nature, à de la matière en
mouvement. Qu'est-ce que d'Hol-
bach entendait par matière et par
mouvement ? Il n'est pas toujours
aisé de répondre avec exactitude,
et l'embarras transparaît alors dans
l'exposé de Pierre Naville. Et pour-
tant, à plusieurs reprises, Naville
souligne l'importance de Stahl. Je
crois qu'il fallait s'y tenir. La mé-
taphysique de l'Etre avait animé,
chez Leibniz, la mécanique de Des
cartes, et de là était née la Dyna-
mique. Mais la querelle des forces
vives qui, pendant quelque vingt
ans (1728-1748), avait divisé les sa-
vants aussi bien que les philoso-
phes, venait de montrer combien
cette Dynamique demeurait ambi-
guë. La chimie — de Stahl ou de
Rouelle — ne pouvait-elle rempla-
cer la métaphysique de l'Etre et
fonder positivement la Dynamique
sur la force la plus interne de la
nature, la force chimique qui ne
s'exerçait que sur une matière
hétérogène ? Si oui, la matière,
homogène et le mouvement local
du corpuscule cartésien ou de l'ato-
me newtonien paraissaient plus
abstraits, plus superficiels que les
substances et les forces en combi-
naison dans le laboratoire du chi-
miste. L'originalité de d'Holbach
et,je pense, de Diderot, estd'avoir
établi, au moins en partie, leur
matérialisme sur cette base.
Sur cette base il restait à édifier
l'organisme et la faculté de pen-
ser. En ce qui concerne l'organis-
me, Diderot a imaginé des genèses
où les commentateurs croient lire
14
ou la matière en mouvement
du Lamarck parce qu'ils oublient
de relire le Livre V du De rentrn.
natitra : d'Holbach, lui. se borne
à invoquer une aptitude à se coor-
donner avec le tout, et Navilie a
raison d'observer : « Les Encyclo-
pédistes attendaient encore La-
rnarck » (p. 263). Quant à sentir et
à penser, le baron rattache ces fonc-
tions au développement du systè-
me nerveux, particulièrement du
cerveau. Sur ce deuxième point,
je ne suis plus certain que Xaville
défende autant qu'il le faudrait les
mérites de son philosophe. Car en-
fin, il ne s'agit pas de dénoncer les
faiblesses trop évidentes d'une
neurologie à peu près imaginaire ;
il s'agit de montrer chez d'Holbach,
à côté de l'aveu que des passages
nous échappent — comment la
matière s'animalise-t-elle ? —, le
sentiment très clair et très mo-
derne des différences de niveaux
d'organisations qui entraînent,
chacun, une structure de compor-
tement originale, chacun une pro-
priété nouvelle. Toute l'importan-
ce du cerveau tient de son pouvoir
de différenciation, soit qu'il réper-
cute immédiatement les excitations
externes ou internes, soit qu'il
diffère les réponses et, ainsi, don-
ne lieu à de nouveaux ensembles
que l'on nomme pensées, réflexion,
mémoire, imagination, jugements,
volontés, actions. Est-il besoin de
préciser que dans une nature où
tout s'enchaîne par la causalité, la
liberté ne peut plus être le libre-
arbitre, mais, grâce surtout à l'édu-
cation, une nécessité éclairée ?
Un bilan de l'univers
Des esprits aussi variés que dom
Deschamps, Goethe, Hegel, André
Chénier se sont intéressés, Xaville
le rappelle en quelques pages, au
Si/sterne de la Nature. C'est que
« le système n'éclaire pas de raies
nouvelles, il ne renferme ni dé-
couvertes, ni secrets ; mais il tente
un effort presque désespéré pour
faire, à sa date, le bilan honnête
et complet de l'univers » (p. 313).
Et c'est aussi, ajouterais-je, que.
toute-puissante, éternelle, créa-
trice, la Xature y reçoit les attri-
buts de Dieu.
Le Système contient, puisqu'il
est avant tout écrit pour cela, une
morale et une politique que le ba-
ron développera dans la suite de
ses ouvrages. Elles ne sont, pour
lui, possibles que par la suppres-
sion préalable de la religion. La
religion fixe en un dogme les
croyances, l'autorité sacralisée,
l'éducation conservatrice, au lieu
d'inviter au progrès dont la scien-
ce, métaphysiquement sceptique,
propose l'exemple vérifiable, l'au-
torité raisonnée, l'éducation inno-
vatrice. Il faut, par conséquent,
lutter contre l'intolérance, réfor-
mer l'éducation et l'enseignement,
rappeler aux rois qu'ils ne tiennent
leur pouvoir que d'un pacte impli-
cite avec leurs peuples, ne pas ac-
cepter l'inégalité sociale des riches
et des pauvres, et, à cette occa-
sion, freiner le mercantilisme, po-
ser en principe le bonheur de cha-
cun par tous et de tous par chacun.
Ces idées ne sont pas très origi-
nales : il suffit à d'Holbach de
dialoguer avec l'intelligentsia de
son siècle pour les entendre. Aussi,
chemin faisant —et. du reste en ac-
cord avec son sous-titre — Xaville
confronte-t-il son philosophe avec
des philosophes des Lumières, et
proteste-t-il contre certaines inter-
prétations de nos critiques. On
aimerait parfois discuter avec
Xaville. parce que l'on est entraîné
par son enthousiasme. Comment,
lui dirait-on, expliquer que ce ma-
térialiste ait soutenu, avec Diderot
et bien d'autres, les droits de la
propriété ? Vous vous étonnez
que. sur la représentation du peu-
ple. d'Holbach s'en tienne, en gros,
à Montesquieu : n'est-il pas encore
plus étonnant que. d'une façon
g é n é r a 1 e. la r e v e n cl i c a t i o n
morale et politique ne puisse
vraiment se déduire des principes
matérialistes, si bi.cn qu'on la re-
trouve, quelquefois dans les mê-
mes termes, chez les déistes, les
théistes, et même chez les théolo-
giens ? Dans le détail, à propos de
Sade (p. 366). je garde du plus laid,
du plus séduisant des hommes,
Maurice Heine, un souvenir trop
émerveillé pour ne pas vouloir le
défendre.
La liberté naturelle
Le livre refermé, on se sent ra-
jeuni par l'élan de Xaville. Mal-
gré les déceptions, un matérialiste
est toujours optimiste, parce que
sa doctrine confie l'homme à lui-
même et met le monde à son ser-
vice par la science. Les déceptions ?
En ouvrant à Genève, en 1963, le
premier Congrès des Lumières,
M. Théodore Besterman ne les ca-
chait pas. Les espoirs humanitai-
res du XVIII n'ont été si souvent
que des rêves ! Ce siècle s'éloigne
de nous. Bientôt nous n'en parle-
rons plus la langue. Il fondait tout
sur la raison. Il ne prévoyait pas
que la raison allait se diviser en
rationnel et en raisonnable. Du ra-
tionnel a dépendu le progrès tech-
nique dont le rythme ne cesse de
s'accélérer, et nous pourrions nous
appliquer la formule que les déis-
tes réservaient à Dieu : « Le monde
est notre ouvrage ». Mais en deve-
nant de plus en plus rationnels,
peut-être sommes-nous devenus de
plus en plus déraisonnables : nous
sommes trop impatients, trop ins-
tables pour ne pas préférer le plai
sir au bonheur, trop policés, trop
lâches pour ne pas renoncer aux
merveilleux romans de la liberté
naturelle. Rousseau déjà y avait
renoncé — pour les autres ! C'est
à lui, et non à d'Holbach, que l'ave-
nir appartenait, et Xaville ne man-
que pas d'en faire la remarque.
Yron Relaval
i Mai1- pourquoi, après avoir bien corrige
drcade .. par <I<H enme ip 1 i .') navon
pas (.orn^e au^i la (laie ci'aMo!jlisM;nient de
l'onde : est ce !, ''. tomme k- veut toujours
la p -'7 ' Ou 17.li. ronime le veut la nom 'elle
annexe, p : V'
I-a Quinzaine littéraire, du 1 au 15 juillet 1968
15
ART
Le grand moment
Damien Rayon
L 'Architecture en Castillc
I an XVI siècle,
commandes et réalisations.
Coll. « Le Signe de l'Art »
Klincksieck éd. 300 p. 48 pi.
De la victoire des Rois Catholi-
ques contre les Mores jusqu'à l'apo-
gée de Philippe II, l'architecture
castillane et andalouse déploie tout
un réseau de styles et de formes.
Tout le long de ce siècle et demi
(seconde moitié du XV et XVI'),
le domaine castillan — limité par
deux lignes parallèles : l'une qui
va de Bilbao à Alicante et l'autre
qui va de Compostelle à Cadix —
est le terrain d'une transition
complexe : si la première moitié
du XV' siècle reste le règne exclu-
sif du gothique, le XVII sera déjà
celui du classicisme et du baroque.
Mais comment se constitue ce
passage ? Qu'y a-t-il à l'origine de
ce que seront ces deux styles oppo-
sés : le classique espagnol, écono-
me jusqu'à l'ascétisme, et le baro-
que, ce vertige de la prolifération
et de l'abondance ? Comment dé-
celer, dans ce labyrinthe de façades,
chapelles funéraires, cours, rési-
dences, écoles et hôpitaux, une
ligne continue, une évolution, un
« esprit de suite », si l'autonomie
d'un style est toujours brisée par
l'intrusion, par le reflet, d'un au-
tre ? Dans le conglomérat de royau-
mes réunis autour de la Castille
vont coexister, à cette époque, au
moins trois ou quatre grands sty-
les : le gothique donne lieu à deux
interprétations, d'une part ce qu'on
appelle le style des Rois Catholi
ques — un gothique flamboyant
un peu surchargé et marqué par
les symboles de la royauté —. et
d'autre part une dérivation tardive,
celle de Salamanque et Ségovie —
un gothique « international» appli-
qué sans beaucoup de conviction—.
Mais en même temps, la Renaissan-
ce italienne impose ses formes nou-
velles ; et celles-ci vont se synthé-
tiser tant avec celles du gothique
— dans ses deux versions — qu'avec
celles du mudéjare — survivance
des éléments de l'architecture ara-
be — pour donner ce qu'on connaît
sous le nom de platcresque. Fina-
lement, l'introduction du goût ita-
lien produira des oeuvres classi-
ques comme la cathédrale de Gre-
nade et surtout l'Escorial.
Un texte de propagande
Toutes les « solutions », toutes
les possibilités expressives de la
pierre sont ainsi recensées : de-
puis l'accumulation et l'exubéran-
ce presque parodique du plateres-
que, jusqu'à la nudité de ce que le
roi, pour afficher son austérité,
conçut comme un monastère royal:
l'Escorial.
Or, ce siècle et demi de la confu-
sion ou de la synthèse est, pense
Damien Rayon, le grand moment
de l'architecture espagnole. Le
XVII , à côté de ce déploiement
inventif, de ce brassage de gram-
maires, lui parait « certainement
moins considérable » : le classi-
cisme, entre les mains des disci-
ples de Herrera, l'architecte de
l'Escorial, deviendra fade ; le ba-
roque se convertira en effet déco-
ratif, en « décor plaqué », souvent
figé et inexpressif.
On voit quels problèmes présen-
tait le découpage de cet ensemble
de formes. Pour le dominer, Da-
mien Rayon a eu recours à un
critère nouveau. Ni la chronologie,
où « les grands traits qu'on pour-
rait dessiner s'estompent dans une
poussière de renseignements » ; ni
les écoles, dont l'inventaire abou-
tit nécessairement à un jugement
d'éclectisme ou à la notion de mon-
des étanches ; ni la biographie,
particulièrement difficile en Espa-
gne où la personnalité et l'évolu-
tion des architectes échappent, et
qui de surcroit ne saurait expliquer
l'oeuvre « à travers les avatars
d'une vie ». Pour Damien Rayon,
cette superposition inextricable de
motifs, de pratiques et de projets
est à saisir à partir de son program-
me, c'est-à-dire en fait, de la com
mande. On pourrait dire qu'il s'agit
dès lors d'une écriture. Une écri-
ture intimement liée au sens de la
propriété, et lui servant de caution;
une écriture dont le répertoire tech-
nique est destiné à perpétuer le
pouvoir de ceux qui, au moyen de
la commande, l'ont dictée : « La
symbiose de styles qui se produit
ainsi, jortenient épicéc d'ccussons,
de légendes gravées, d'aigles et de
toutes sortes d'allusions symboli-
ques au.\ Rois et à la prise de
Grenade, fait d'un simple style ar-
chitectural un véritable texte de
propagande à la gloire de ceux qui
l'ont commandé ».
Obsédés par l'instauration de
l'unité, par le pouvoir et, un peu
comme les souverains égyptiens,
parla vie éternelle — voilà ce qu'on
demandait au texte architectural
de signifier — persuadés que l'Es-
pagne deviendrait, à la suite de
'unification, la première puissance
de l'époque, les Rois Catholiques
se hâtèrent « d'habiller » les monu-
ments déjà existants et d'en cons-
truire d'autres dont le répertoire
décoratif devait dire l'entreprise
royale. Rien entendu, cette rhéto-
rique architecturale — ce n'est pas
un hasard si dans cette seconde
moitié du XVI siècle naissent Gon-
gora, en 15(51, et Quevedo, en 1580
— a comme ligne de force l'hyper-
bole, qui sera le support de tout le
baroque. Le style dénotatif, le« de-
gré zéro » de l'architecture, est abo-
li, dans cette entreprise de signifi-
cation du pouvoir. On raconte que,
devant la version plutôt discrète,
démolie par la suite, d'une église
de Tolède, la reine mécontente
s'écria : « Esta nonada me avedes
fechoaqui ! » (quelque chose com-
me : « Ceste nient m'avés-vous
faicte icy '' »).
Un déchiffrement
La notion de texte que Damien
Rayon propose dans ce livre, im-
plique, comme pour un écrit litté-
raire, celle de déchiffrement. Ce
déchiffrement, dans le système or-
nemental de l'architecture castilla-
ne, renverrait par des figures op-
posées — l'image codée du blason,
'emphase de l'hyperbole, l'ascétis-
me de l'ellipse — a un texte
toujours pareil : toujours royal.
Dans chaque fondation, on voit
se répéter jusqu'à la monotonie
de F de Ferdinand et l'Y d'Ysabel-
le ; le joug et les flèches. Voici un
exemple de lecture emprunté à
Pedro Aguado Rleye : « Le joug
est celui de Don Fernando et par
sa première lettre — yugo en es-
16
de Parchitecture espagnole
1 t 1 » 1 1 l f, l
t\*tt»V*5ttt\\tll!\>'
Le Palais de l'Eticurial. façade sud du monastère
pagnol — fait allusion à la lettre
Y du nom Ysabelle ; les flèches
sont d'Ysabelle, et par leur ini-
tiale font allusion à Ferdinand ».
Autre symbole : le nœud gordien
et la devise Tanto monta de Fer-
dinand devaient suggérer une iden-
tification du Roi catholique avec
Alexandre-le-Grand, lequel, en dé-
cidant de trancher le nœud qui
rattachait le joug (1) au timon du
char du roi Gordios, aurait pro-
noncé ces mots mêmes : autant
vaut (sous entendu : couper que
dénouer).
Mais la lecture ne doit pas s'ar-
rêter au niveau patent des symbo-
les — du déchiffrement héraldi-
que —; il faut qu'elle s'attaque au
niveau des fonctions. Ainsi, la ca-
thédrale de Grenade, qui est, pour
Damien Bayon, le monument le
plus important de la Renaissance
espagnole, a toujours été considé-
rée comme le produit d'un « plan
composite », pensée en gothique
et « déguisée » en renaissance ;
ou bien comme la « greffe » d'un
chœur en forme de chapelle cir-
culaire — tambour coiffé d'une
coupole — sur un plan basilical
à cinq nefs.
Or, la greffe du chœur pratiquée
par Siloë répond à une fonction
précise où se rassemblent tous les
sens du bâtiment. Dans les églises
traditionnelles, en croix latine, la
coupole se forme « naturellement»
au croisement de la nef principale
et du transept. Mais où placer l'au-
tel ? Sous le centre de la coupole,
ou bien en recul, au fond de l'égli-
se ? Dans la solution de Siloë, la
chapelle greffée constitue en elle-
même un sancta sanctorum centré
(2) et cohérent : ainsi est posé net-
tement le signe de l'Incarnation et
la présence de Dieu dans les Espè-
ces, selon le mouvement de l'épo-
que, échappant à la « mariolâtrie »
du Moyen Age. Il y a plus : la cha-
pelle greffée rappelle singulière-
ment, par son plan, le Saint-Sépul-
cre de Jérusalem ; et ceci est enco-
re un trait de sa fonction ; elle
était en principe destinée à recevoir
les dépouilles mortelles des rois.
Enfin, la chapelle circulaire est
reliée à la basilique par un arc de
triomphe: nous sommes à l'époque
de Charles-Quint. Comment ne pas
lire sous l'innocence décorative de
cet arc une allusion à l'empire ro-
main 9
Les Rois Catholiques
Ainsi, une cathédrale, d'apparen-
ce composite tant que nous l'obser-
vons seulement du point de vue
des styles, prend tout son sens et
son unité quand nous y lisons le
croisement de trois fonctions — le
culte de l'Incarnation, la célébra-
tion du triomphe impérial, et la
caution dynastique des fonda-
teurs —. Il n'est pas jusqu'au lieu
qui ne constitue alors un message
supplémentaire. Les Rois Catholi-
ques avaient déjà voulu marquer
Grenade en décidant, après avoir
semé toute l'Espagne de chapelles
funéraires, de lui faire don de leurs
dépouilles mortelles. Ainsi leurs
descendants voulaient-ils affirmer
leur présence dans le dernier bas-
tion conquis aux « infidèles » et
l'éternité de leur pouvoir.
Même type de lecture pour l'Es-
corial, dont les fonctions s'emboî-
tent comme les volumes d'une pou-
pée russe. Philippe II a d'abord
conçu le bâtiment comme un Tem-
ple à la Victoire survenue le jour de
la Saint-Laurent. Le « gril » dessi-
né par le plan serait, comme on sait,
un symbole choisi du martyre du
saint, ou, pour Ortega y Gasset,
et à l'inverse, Philippe II aurait vu
dans le plan en forme de gril qu'on
lui soumettait une allusion qui l'au-
rait conduit à invoquer le martyre
du saint. Mais un temple « à l'an-
cienne » avait quelque chose de
païen ; il fallut donc le tempérer
par une église. L'église et son mo-
nastère furent donnés à l'ordre des
Hyéronimites, le préféré des Rois
Catholiques et de Charles-Quint :
on signalait ainsi la persistance de
la dynastie, on se donnait la caution
du passé. Troisième élément: dans
la crypte, on bâtit un panthéon
royal, destiné, lui, aux souverains
futurs. Tout cela fait un ensemble
imposant, un « édifice public à
grand programme » ; on construit à
l'intérieur un palais royal, mais
d'une telle modestie qu'on peut
l'appeler la maison du roi. Ce jeu
d'emboîtements permet de faire du
bâtiment, au niveau symbolique,
une « déclaration de principes «ex-
trêmement complète : la vie et la
mort, les pouvoirs temporel et spi-
rituel, le passé, le présent, et l'ave-
nir, tout est lisible, tout un système
de relations est inscrit là comme
« un dogme politique et religieux
incarné ».
Les «figures» du discours
Le livre de Damien Bayon met en
relief ce que, de certains arts, nous
avons une grande difficulté à pen-
ser : le fait qu'ils obéissent à un
programme et que leur surface es-
thétique est entièrement traversée
par une intention. L'art espagnol
duquel vont sortir aussi bien le
classique que le baroque a ce trait
en commun avec l'art romain de
l'époque impériale : le souci de
l'efficacité et de la propagande,
qui fait d'eux des porte-parole. Le
paradoxe est que ces arts à pro-
gramme sont parmi ceux dont l'in-
vention formelle est la plus grande,
et qu'ils donnent une passionnante
occasion d'observer la courbe que
tracent les figures du discours au-
tour de ce qu'il s'efforce d'affirmer.
Severo Sarduy
1. Métonymie du joug de Ferdinand au nœud qui
le lie, métaphore de Ferdinand devant le nœud
que devait trancher Alexandre.
2. U'ittkower de même a montré l'importance des
plans centrés à la Renaissance, et leur portée
_ symbolique.
La Quinzaine littéraire, du 1" au 15 juillet 1968
17
Indiens d'Amérique
IErna Siebert et Werner Forman
L'Art des Indiens d'Amérique
Traduction d'Yvette Joye
108 photos en couleurs.
Cercle d'Art, éd., 212p.
Cette tête de bois casquée, tail-
lée dans un cône que supporte un
gorgerin, avec sa moustache en
fourrure, comiquement gauloise,
et sa bouche fendue en un large
sourire qui laisse voir soixante-
deux dents figurées par des co-
quillages, c'est un masque tlingite
d'une collection soviétique que
n'ont pas vu les visiteurs de l'expo-
sition d'art russe du Grand Palais.
Il n'est pas coutume, en effet, de
compter des objets appartenant au
domaine de l'ethnographie parmi
les « trésors » appelés à figurer
dans les grandes expositions. Et
les musées étrangers, que les livres
d'art nous font le mieux connaî-
tre, sont les musées de peinture.
Autrement, ils se consacrent plus
volontiers à l'art de tout un pays,
de toute une époque, voire de tou-
te une civilisation, qu'à une seule
catégorie d'objets dont la limita-
tion permettrait cependant une ap-
proche plus efficace et une plus
attentive exploration. Aussi est-ce
cela que j'apprécie vivement dans
l'ouvrage d'Krna Siebert et Werner
Forman. car, en dépit de la trom-
peuse généralisation de son titre,
l'Art dc'n Indien* d'Amérique, il
traite exclusivement de la culture
des tribus de la côte nord-ouest,
et en particulier du groupe le plus
septentrional comprenant les Tlin-
gites. les Tsimshians et les Ilai-
das.
Le livre nous révèle ainsi, par la
publication de très beaux docu-
ments, un aspect peu connu d'un
art avec lequel nos musées nous
ont beaucoup moins familiarisés
qu'avec les arts africain et océa-
nien. Les objets étudiés provien-
nent principalement du Musée an-
thropologique de l'Université Lo-
monosov de Moscou et du Musée
ethnographique de l'Académie des
sciences de Leningrad. Les collec-
tions de ces musées ont été consti-
tuées à l'époque des possessions
russes en Amérique et dans les
Iles Aléoutiennes, c'est-à-dire,
avant la vente de l'Alaska par la
Russie aux Etats-Unis, en 1867.
Une des plus importantes est celle
de Lisiansky. Il parcourut le Paci-
fique nord dans les premières an-
nées du XIX siècle et en rapporta,
outre de magnifiques et surpre-
nants objets, des observations qui,
aujourd'hui encore, servent de
base à l'étude ethnographique des
tribus des régions côtières. Il s'in-
téressa particulièrement aux.Tlin-
gites, chez qui le système tribal,
déjà disparu des groupes méri-
dionaux, faisait encore dominer
son organisation sociale compli-
quée avec sa division en phratries
et sa subdivision en clans.
Les deux phratries tlingites
étaient respectivement liées aux
totems du Corbeau et du Loup dont
les figurations se retrouvent sur de
nombreux objets rituels ou d'usage
domestique tels que coffrets, plats
à graisse, cuillers et hameçons.
Car tout objet de bois, d'os, de
corne ou de pierre (même un mar-
teau), était sculpté et décoré avec
un art qui témoigne d'une remar-
quable évolution culturelle. Les
artistes indiens, habiles à exprimer
le caractère d'un visage avec un
réalisme où l'humour pouvait avoir
sa part, savaient aussi le transfor-
mer en une figure fantastique, mi-
animale, mi-humaine, et qui sem-
blait habitée par un pouvoir inquié-
tant.
Les plus étranges et les plus
beaux objets tlingites sont les mas-
ques et les coiffures de bois utili-
sés par les chamans dans les céré-
monies d'initiation ou dans l'ac-
complissement des rites destinés
à provoquer la communication avec
les esprits. Des figures humaines
et, plus généralement, des animaux
— ours, loup, chèvre, castor, fau-
con, corbeau, moustique —, s'y
trouvent représentés, sculptés dam
le cèdre, l'érable ou le sapin de
Sitka. ornés d'éléments de fourrure
et de plume, de moustaches de lion
marin et de coquilles d'haliotides.
Un décor à motifs géométriques
recouvre les surfaces selon les prin-
cipes d'une asymétrie savante et
dans une harmonie de couleurs
très raffinée.
Il ne semble pas que la connais-
sance de la pensée animiste, d'où
découle la mythologie imagée de
ces tribus côtières, soit suffisam-
ment poussée pour permettre de
donner un sens à toutes les repré-
sentations symboliques que nous
offre leur art. La nature même des
relations établies par les chamans
entre eux et les forces spirituelles
qu'ils cherchaient à convaincre ou
à capter nous demeure encore as-
sez obscure. Mais, quelle que soit
la fonction exacte de certains mas-
ques — affronter l'esprit évoqué ou
permettre d'en assumer passagère-
ment l'incarnation —, ils contien-
nent dans la conjonction des élé-
ments qui les composent une telle
puissance expressive qu'il est im-
possible de dissocier leur esthéti-
que d'une signification qui, pour
nous être inconnue, n'en est pas
moins présente, brûlante et en-
voûtante.
Ce petit personnage lunaire, haut
de huit centimètres, sculpté dans
une dent d'ours, avec son bonnet
pointu hérité du vestiaire interna-
tional des magiciens, et son air de
réflexion infinie, enfermé dans son
secret dont la contemplation inté-
rieure semble avoir eu pour effet
de lui gonfler monstrueusement
les paupières, était-il une simple
amulette pour la tranquillité des
pêcheurs ou l'un de ces merveil-
leux instruments appelés « attra-
peurs d'âmes » dont on se servait
pour ressaisir celles que, par mé-
garde, avaient laissé échapper les
vivants ?
La vie et la mort se livraient à
de curieux échanges dans la baie
de Yacutat et l'on comprend que
les marchands russes qui s'en al-
laient au XVIII siècle chercher
des fourrures sur les côtes de
l'Alaska n'aient pas très bien su à
quoi s'en tenir sur la religion, peu
orthodoxe, des Tlingites.
Jean Selz
ENTRETIEN
Si Kojève écrit un livre, cela
n'arrive pas communément mais
les traces en sont durables. Un
seul ouvrage, publié voici vingt-
deux ans, l'a consacré comme
« le lecteur » de Hegel. Depuis,
une curieuse gloire l'accompa-
gne. Elle est à la fois mondiale
et rare, lointaine et révérentielle,
inébranlable. Nul aujourd'hui ne
se mettrait en route vers Hegel
sans emprunter les boussoles de
Kojève. Celui-ci occupe Hegel
comme on occupe un territoire.
Il y règne.
Si bien qu'interroger Kojève,
à l'occasion d'un nouveau texte.
(1), est un exercice glaçant. On
vient de lire cette vertigineuse
lecture hégélienne des Présocra-
tiques, et l'on se sent un peu
menu. Et quelle tète peut-il avoir
de surcroît, ce philosophe, a for-
ce de vivre dans le commerce
de Parménide, de Hegel et de
quelques loustics de cet acabit ?
A distance, on l'imagine sous la
forme de ces vieux sages de Rem-
brandt, munis d'une longue barbe
et de rides, occupés a méditer
dans la lumière et l'ombre de
leurs mansardes.
Et l'on tombe de son haut :
pas de barbe, pas de rides, des
cheveux noirs, et si Kojève a
soixante-six ans, c'est que sa bio-
graphie le dit. Ce philosophe, que
l'on rejetait aux confins du visi-
ble, sa tète est stupéfiante car
c'est une tète de haut fonction-
naire. Rien ne manque à la pa-
Voi/à Kojève. Il sourit, il dit des
drôleries, il lâche des rires sardo-
niques ou indulgents. Il est provo-
cant, pétulant, subversif, bourré
de paradoxes Jusqu'à la gueule,
grave et profond, roublard, naïf.
Il vous explique que son bonheur,
comme fonctionnaire, c'est de des-
cendre dans des palaces et de tenir
des conférences dans des palais.
Et comme, en même temps, les
lunettes brillent un peu, sans doute
est-il en train de vous embrouiller
et de se cacher. Puisqu'il ne veut
pas dire la vérité, on en cherche
une autre : on songe que son
bonheur, comme fonctionnaire,
c'est d'appartenir à cette équipe
''hommes qui se rencontrent à
Rome, à New-Delhi ou à Genève
et qui possèdent le véritable pou-
voir, loin des effets de surface de
la politique. Ce qui est sûr, en
tout cas, c'est qu'il adore parler
d'économie politique. De sorte que,
bien résolu à tout savoir d'Anaxi-
rnandre, je me voyais menacé de
repartir avec un gros dossier sur
la Taxe à la valeur ajoutée.
Urgence de réagir. Par exemple,
en le lançant dans sa mémoire. Il
y a dans la vie de Kojève un épi-
sode qui m'a toujours fasciné, les
séminaires sur Hegel qu'il a tenus
entre 1933 et 1939, à l'Ecole prati-
que des Hautes Etudes. Peu de
monde pour y assister mais, dans
noplie, l'élégance ouatée du vê-
tement, les lunettes chargées de
tamiser les malices de l'œil, ce
qu'il faut de vigueur et de sou-
plesse dans le corps, une aisance
raffinée, oui, un de ces hommes
qui sillonnent le monde et qui
peuplent les palaces internatio-
naux. Quant aux mansardes de
Rembrandt...
C'est qu'on était romantique
et périmé. Kojève est plus loyal,
il a la tète de son emploi : le
plus profond lecteur de He-
gel — et quoi de plus légitime, en
somme — est un « grand com-
mis » de l'Etat. Sa vie se partage
entre les mornes couloirs du quai
Branly et les capitales du monde
dans lesquelles il va plaider
d'épouvantables dossiers écono-
miques. L'étrange est qu'il n'en
est pas peu fier. Déconcertant
déplacement de l'orgueil chez Ko-
jeve : le monde l'admire parce
qu'il lit Hegel comme d'autres
lisent Tintin et lui, sa fierté, c'est
d'avoir inventé, lors du Kennedy
Round, un système de préféren-
ces tarifaires, de s'être démené
comme un diable dans un béni-
tier pour l'imposer, d'avoirgagné.
De tout cela, il faut malheureu-
sement parler au passe : Alexan-
dre Kojève est mort subitement
quelques jours après qu'il avait
accepté de nous recevoir. Il ne
donnait guère d'entretiens. Celui-
ci aura été le dernier.
(Il Alexandre Kojeve : lassai d une Histoire
raisonnee de philosophie païenne coll. • Hihl.
des Idées ... <ia!lnnard éd.
cet auditoire clairsemé, les noms
suivants : Jacques Lacan, Maurice
Merleau-Ponty, Raymond Que-
neau, Georges Bataille, Raymond
Aron, le père Fessard, Robert Mar-
jolin, quelquefois André Breton.
A.K. Ah oui, c'était très bien,
l'Ecole pratique des Hautes Etu-
des, j'y ai introduit l'usage des
cigarettes pendant les cours. Et
après on allait dîner ensemble,
avec Lacan, Queneau, Bataille dans
un restaurant grec du quartier qui
existe toujours. l'Athènes. Com-
ment tout cela s'était fait ? Ecoutez,
il faudrait remonter plus haut.
Hegel voit Napoléon à cheval
Plus haut, c'est-à-dire jusqu'à
l'année 1770 qui vit naître à Stutt-
gart Georg Friedrich Wilhelm He-
gel. A défaut, jusqu'au 13 octobre
1806, quand le même Hegel voit
passer Napoléon, à cheval, sous sa
fenêtre. A défaut encore, jusqu'à
l'année 1902 que choisit Kojève
pour venir au monde à Moscou.
Dix-huit ans plus tard, en 1920, il
quitte la Russie, débarque en Alle-
magne.
A.K. Pourquoi ? J'étais com-
muniste, il n'y avait pas de raison
pour fuir la Russie. Mais je savais
que l'établissement du communis-
18
Kojève : Les philosophes ne m'intéressent
pas, je cherche des sages
me signifiait trente années terri-
bles. Il m'arrive de penser à ces
choses-là. Un jour, je l'ai dit à
ma mère : « Après tout, si j'étais
resté en Russie... », et ma mère
m'avait répondu : « Mais tu aurais
été fusillé au moins deux fois. »
Peut-être, peut-être... et pourtant
Mikoyan...
L'Allemagne, c'est Heidelberg et
Berlin. A l'époque, il y a un pro-
fesseur de philosophie qui s'appelle
Husserl et qui ne manque pas d'un
certain talent.
A.K. Non, j'ai volontairement
évité les cours de Husserl. J'ai
suivi ceux d'un autre professeur,
tout à fait stupide. et puis ceux
de Jaspers. J'ai perdu du temps
parce que j'ai appris le sanskrit, le
thibétain, le chinois. Le bouddhis-
me m'intéressait à cause de son
radicalisme, ("est la seule religion
athée mais en grattant davantage,
j'ai compris que je faisais fausse
route. J'ai compris qu'il s'était
passé quelque chose en Grèce, il
y a vingt-quatre siècles, et que
là était la source et la clef de tout,
("est là-bas qu'a été prononcé le
début de la phrase.
Parler devant Breton, Bataille,
Lacan, Queneau
Hegel, j'ai essayé de le lire. J'ai
lu quatre fois, et dans son long,
la Phénoménologie de l'esprit. Je
m'acharnais. Je n'en ai pas compris
un mot. Ensuite, ça a été Paris, je
ne faisait rien, je m'instruisais,
mais un oncle qui vendait du fro-
mage est mort et j'ai été ruiné. Un
jour, en 1933, Koyré qui faisait des
cours sur Hegel doit les interrom-
pre et on me propose de lui succé-
der. J'ai accepté. J'airelu/a/Viéno-
ménologie et, quand je suis arrivé
a_ chapitre IV, alors, j'ai compris
que c'était Napoléon. J'ai commen-
cé mes cours. Je ne préparais rien,
je lisais et je commentais mais tout
ce que disait Hegel me paraissait
lumineux. Oui, j'ai éprouvé un
plaisir intellectuel exceptionnel.
Ht c'était extraordinaire de par-
ler de Hegel devant Breton, Ba-
taille, Lacan, Queneau... Il y avait
un monsieur décoré qui venait
avec sa femme et que personne ne
connaissait. Il est venu trois ans
sans manquer un cours. Puis, le
dernier jour, il m'annonce qu'il va
quitter Paris et me remet sa carte.
Ce jour-là, j'ai appris que j'avais
également enseigné Hegel à un
contre-amiral de la flotte.
Six ans. Jusqu'à la guerre mais
c'est une coïncidence. J'ai terminé
la lecture de la Phénoménologie
comme la guerre éclatait. J'ai été
mobilisé, j'ai reçu mon fascicule
bleu de soldat de deuxième classe.
Durant quelques jours, j'ai encore
traîné au quartier Latin et un jour,
dans un café du boulevard Saint-
Michel, un de mes élèves, un Indo-
chinois, s'approche de moi, désigne
mon uniforme de bidasse et très
aimablement: « Eh bien, Monsieur
le professeur, je vois que vous êtes
enfin passé à l'action ! ».
C'est à des moments de cette
sorte qu'il est intéressant d'enten-
dre le rire de Kojève.
A.K. Après la guerre, les affai-
res économiques. Je vous ai dit
que parmi mes « Hégéliens » il y
avait Marjolin. ("est lui qui m'a
demandé de venir travailler ici
pour un intérim de trois mois
et cela dure depuis vingt-cinq ans.
J'adore ce travail. Pour l'intellec-
tuel, le succès tient lieu de réussite.
Vous écrivez un livre, il a du
succès, c'est tout. Ici, c'est diffé-
rent. Il y a des réussites. Je vous
ai dit le plaisir que j'ai éprouvé
quand mon système douanier a été
accepté. C'esi une forme de jeu su-
périeur. On voyage, on appartient
à l'élite internationale, celle qui a
remplacé l'aristocratie et les gens
que l'on rencontre ne sont pas
les derniers venus. Un homme
comme P.-P. Schweitzer. le direc-
teur du Fonds Monétaire Inter-
national, ou Edgar Eaure, bien
d'autres, je vous assure que leur
cervelle fonctionne vraiment très
joliment. Alors, si vous avez leur
estime...
(Bizarre, ilfaitlaroue, il se pavane,
on dirait r/it'il joue mais est-ce
qu'il s'amuse ou bien se moque,
est-ce qu'il se cache ou bien il est
un homme désespéré ?) Et on lui
dit prudemment :
Alexandre Kojen-
Oui, les préférences tarifaires, ce
doit être épatant, et l'estime d'un
financier aussi, mais celle d'un
philosophe ?
(Une moue, le profil aigu qui se
noie soudain parce que le menton
est tombé dans le col, la voix
désenchantée).
A.K. Des philosophes''Heideg-
ger " Mais, vous savez peut-être
qu'il a très mal tourné, comme phi-
losophe. Et à part Heidegger ? Du
reste, les philosophes ne m'intéres-
sent pas, je ne cherche que des
sages et des sages, trouvez m'en
un. Tout cela est lié à la Ein de
l'histoire, ("est drôle. Hegel l'a
dit. Moi, j'ai expliqué que Hegel
l'avait dit et personne ne veut l'ad-
mettre, que l'histoire est close,
personne ne le digère. A vrai dire,
moi aussi, j'ai d'abord pensé que
c'était une billevesée mais, ensuite,
j'ai réfléchi et j'ai vu que c'était
génial. Simplement, Hegel s'était
trompé de cent cinquante ans. La
fin de l'histoire, ce n'était pas Na-
poléon, c'était Staline et c'était moi
qui serais chargé de l'annoncer
avec la différence que je n'aurai
pas la chance de voir passer Sta-
line à cheval sous mes fenêtres,
mais enfin... Après, il y a eu la
guerre et j'ai compris. Non, Hegel
ne s'était pas trompé, il avait bien
donné la date juste de la fin de
l'histoire, 1800. Depuis cette date,
qu'est-ce qui se passe ? Rien du
tout, l'alignement des prorinces.
La révolution chinoise n'est que
l'introduction du Code Napoléon
en Chine. La fameuse accélération
de l'histoire dont on parle tant.
Avez-vous remarque qu'en s'accélé-
rant de plus en plus le mouve-
ment historique avance de moins
en moins ?
Il faut bien préciser ce que ces
choses veulent dire. Qu'est-ce que
c'est, l'histoire ? Une phrase qui
reflète la réalité mais que person-
ne n'avait dite auparavant, ("est
en ce sens qu'on parle de la fin
de l'histoire. Il se produit tou-
jours des événements mais, depuis
Hegel et Napoléon, on n'a plus
rien dit, on ne peut plus rien dire
de nouveau. Quelque chose a pris
naissance en Grèce et le dernier
mot a été dit. Trois hommes l'ont
compris au même moment : Hegel,
Sade et Brummel — oui, oui, Brum-
mel a su qu'après Napoléon, on ne
pouvait plus être soldat.
La fin de l'Histoire
Jetez un coup d'oeil autour de
vous. Tout, y compris les convul-
sions du monde, désigne que l'his-
toire est close. Berlin, aujourd'hui,
c'est très exactement le quartier
Latin de ma jeunesse. Du point de
vue politique, on va vers cet Etat
universel qu'avait prédit Marx
(mais il avait puisé cette idée dans
l'époque napoléonienne). Or, une
fois qu'il sera en place, cet état
universel et homogène, et il est
clair que nous y courons, peut-on
aller au-delà '' Et si vous dites que
l'homme est dieu, pouvez-vous
allez plus loin ? Reste l'art, mais
après la musique concrète et la
peinture abstraite, comment dire
une phrase nouvelle ? On se dirige
vers un mode de vie russo-améri-
cain, anthropomorphe mais animal,
je veux dire sans négativité.
Ce discours, Kojève le prononce
avec une sorte de détachement
courtois, il constate, sans prendre
parti, il enregistre froidement. A
l'entendre, on se dit qu'on est
entré dans le dimanche de l'histoire
et ces phrases sonnent aussi tris-
tement que celles de Hegel, ausoir
de sa vie : « Quand la philosophie
peint gris sur gris, une forme de la
vie a vieilli et elle ne se laisse pas
rajeunir avec du gris sur gris : elle
se laisse seulement connaître ;
l'oiseau de Minerve ne prend son
vol qu'à la tombée de la nuit. »
A.K. Ce qu'il en sera ? Com-
ment l'imaginer, mais considérez
le Japon : voilà un pays qui s'est
délibérément protégé de l'histoire
pendant trois siècles, il a mis une
barrière entre l'histoire et lui, si
bien qu'il laisse peut-être prévoir
notre propre avenir. Et c'est vrai
que le Japon est un pays étonnant.
Un exemple : le snobisme, par sa
nature, est l'apanage d'une petite
minorité. Or, ce que nous ensei-
gne le Japon, c'est que l'on peut
démocratiser le snobisme. Le Ja-
pon, c'est quatre-vingts millions
de snobs. Auprès du peuple ja-
ponais, la haute société anglaise
est un ramassis de marins ivres.
Japoniser l'occident...
Pourquoi ceci à propos de la fin
de l'histoire ? Parce que le sno-
bisme est la négativité gratuite.
Dans le monde de l'histoire, l'his-
toire se charge elle-même de pro-
duire la négativité qui est essen-
tielle à l'humain. Si l'histoire ne
parle plus, alors, on fabrique soi-
même la négativité. N'oubliez pas
que ça va très loin, le snobisme.
On meurt par snobisme, ce sont
les kamikazes. Vous connaissez
l'histoire de Frédéric II, sur un
champ de bataille, quand il entend
hurler un j eune homme blessé mor-
tellement au ventre : « On meurt
convenablement », et il passe. Ou
César, percé de poignards et qui
ramène le pan de sa toge sur les
plaies de ses jambes. Je veux dire,
si l'humain se fonde sur la néga-
tivité, la fin du discours de l'his-
toire offre deux voies, Japoniser
l'occident ou américaniser le Ja-
pon, c'est-à-dire faire l'amour
d'une façon naturelle ou à la façon
des singes savants.
Assez pour le Japon. On va fure-
ter ailleurs, du côté des sciences
humaines que l'ojève, dans son
livre, oppose passionnément à la
philosophie.
A.K. Si on voulait résumer à
gros traits, on pourrait dire que
je commence par définir la philo-
sophie. Celle-ci ne possède pas
un domaine réservé. C'est un dis-
cours, n'importe lequel, mais qui
se distingue de tous les autres
discours en ce sens qu'il parle non
seulement de ce dont il parle mais
encore du fait qu 'il en parle et que
c'est lui qui en parle. Tout discours
qui ne parle pas de lui-même se
situe, de ce fait, en dehors de la
philosophie. Ce discours philoso-
La Quinzaine littéraire, du 1 au 15 juillet 1968
19
Kojève : Les philosophes ne m'intéressent pas, je cherche des sages
phique, qui est né en Grèce, du
côté de l'homme qu'on appelle
Thaïes, a connu ensuite deux illus-
trations extrêmes : Parménide, dont
le discours aboutit au silence et
Heraclite — enfin ce qu'on appelle
Heraclite — qui profère un dis-
cours ininterrompu, un discours
infini dans lequel chaque phrase
peut toujours être suivie d'une
autre phrase. C'est de ce discours
que procèdent les rhéteurs et les
sophistes. Eh bien, les sophistes
modernes, les fils d'Heraclite, ce
sont les sociologues et les histori-
cistes dont le discours a justement
pour caractère d'être infini. C'est
le fleuve d'Heraclite.
La fin du discours philosophique
Cela dit, les prétentions des scien-
ces humaines, aujourd'hui, se com-
prennent. S'il est vrai que le dis-
cours philosophique est clos par
Hegel, rien de surprenant à ce que
les sciences humaines prolifèrent.
On mène grand bruit autour d'un
débat qui opposerait histoire et
structure. Cela me paraît plutôt
amusant. Si l'histoire est termi-
née, si son discours est silencieux,
convenez que le débat en question
devient un peu académique. Et
d'un autre côté, que les sciences
humaines aient un champ à explo-
rer, c'est-à-dire qu'elles reconnais-
sent en l'homme un espace où
fonctionne autre chose que l'hu-
main, cela est normal. Il y a dans
l'homme 1 % d'humain et le reste
est, disons, animal ; donc, cela fait
un ample territoire qui est en effet
interprétable. Dans l'acte sexuel,
ce qui est humain, c'est l'interdic-
tion de l'inceste, cela a été dit et
est vrai, mais le reste '' Vous savez
qu'on peut, grâce àlascience, créer
artificiellement l'instinct maternel.
Mais, si un anthropologue vous
explique que tout vient du néoli-
thique et que seul, ce qui vient
du néolithique est à retenir dans
l'homme, alors, cet anthropologue
n'oublie qu'une chose, c'est qu'au
néolithique, il y avait peut-être
tout, en effet, sauf l'anthropolo-
gue lui-même. Remarquez, l'an-
thropologue en question est cohé-
rent. Il n'est pas philosophe donc
il ne peut mesurer cette différence.
Il est un homme de science ; son
discours porte sur un objet ou un
événement, il ne porte pas enplus,
comme celui du philosophe, sur le
discours qu'il tient lui-même au
sujet de cet objet ou de cet évé-
nement.
Il est vrai que le discours philo-
sophique, comme l'histoire, est
clos. Ça agace, cette idée. C'est
peut-être pourquoi les sages —
ceux qui succèdent aux philoso-
phes et dont Hegel est le premier—
sont si rares, pour ne pas dire
inexistants. Il est vrai que vous
ne pouvez adhérer à la sagesse
que si vous pouvez croire à votre
divinité. Or, les gens sains d'esprit
sont très rares. Etre divin, cela
veut dire quoi " Cela peut être la
sagesse stoïcienne ou bien le jeu.
Qui joue '" Ce sont les dieux, ils
n'ont pas besoin de réagir, alors ils
jouent. Ce sont les dieux fainéants !
«Je suis un fainéant»
Tout ce/a très sérieux, puis cette
curieuse façon d'annoncer l'ironie
par un mouvement du visage, et
la lumière alors joue différemment
entre les lunettes et les yeux.
A.K. Je suis fainéant. Ce livre,
je l'ai écrit voici dix ans parce
que j'ai été malade pendant un an,
je m'ennuyais et je l'ai dicté. Je
le considérais comme faisant partie
de mes oeuvres posthumes mais
Queneau et Gallimard ont insisté.
J'ai écrit, voici quatre ans, un
autre volume qui prend place après
celui-ci mais je ne sais pas si je le
publierai, à quoi bon ? Oui, je suis
fainéant et j'aime jouer... en ce
moment par exemple.
Et si on lui fait remarquer que
toutes ces réflexions n'engagent
guère à l'action alors qu'il l'a si
fort prêchée, avant la guerre de
39, avant de recevoir son fascicule
bleu...
A.K. Ah, c'est qu'à l'époque,
j'avais lu Hegel, mais je n'avais
pas encore vraiment compris que
l'histoire est finie. Maintenant...
Est-il nécessaire d'ajouter que
rien, de ces lignes, ne témoigne
du brio qui anime le discours de
Kojève ? Sous le désordre des coqs-
à-l'âne un ordre secret repose, qui
gouverne, et qu'on n'a pas su
dire. On s'est seulement proposé
d'être aussi loyal que possible, et
de dire à la fois ce qui fascine et
ce qui irrite, d'un côté le savoir
et l'intelligence extrêmes, de l'au-
tre, une certaine manie du para-
doxe, ou bien cette étrange va-
nité — trop offerte d'ailleurs pour
ne pas fonctionner comme un mas-
que. Et de quel poids pèse-t-elle,
cette vanité, si l'on songe que ce
philosophe laisse couler vingt an-
nées avant de livrer ces puissantes
constructions que forment ses
ouvrages. De toutes façons, on ne
pouvait dessiner ici qu'une des
figures de Kojève. Il en est d'au-
tres et d'abord cette longue et
éblouissante leçon de dialectique
qui emplit son livre, livre dont
on ne dira rien aujourd'hui, si ce
n'est son sous-titre, car il est bien
alléchant : « Introduction histori-
que du concept dans le temps en
tant qu'introduction philosophi-
que du temps dans le concept ».
Suivent trois cent soixante pages.
Propos recueillis par
Gilles Lapouge
Alexandre Kojève
Essai d'une histoire raisonnée
de la philosophie païenne
T. 1 : Les Présocratiques
Coll. « Bibl. des Idées »
Gallimard éd. 360 p.
ÉCONOMIE POLITIQUE
La grande crise
i
Jacques Né ré
La Crise de 1929
A. Colin éd., 220 p.
La récession européenne de 1966-
1967, et, plus encore, la crise du
système monétaire international qui
a suivi la dévaluation du sterling,
ont éveillé bien des échos, et parti-
culièrement ceux de l'entre-deux-
guerres, illustrée par la débâcle des
monnaies européennes, le krach de
Wall Street et la Grande Dépres-
sion. Sous le titre de la Cii.se de
1929, c'est, en fait, une histoire éco-
nomique des quelque vingt années
qui séparent Versailles de Munich,
que nous présente l'auteur. Il est
historien et il faut lui savoir gré
d'avoir exposé, dans un livre clair
et court, un sujet aussi important,
où la littérature abonde et sur l'ana-
lyse duquel la controverse n'est pas
éteinte.
M. N'éré défend, en introduction,
son projet par l'accent mis sur le
caractère singulier, c'est-à-dire ori-
ginal des événements qu'il décrit,
au contraire du souci de générali-
sation latent dans les recherches
des économistes. A dire vrai, la
Grande Dépression fut si exception-
nelle dans sa durée et son ampleur
que les économistes ont dû lui trou-
ver ce qu'ils appellent des causes
structurelles et qui sont souvent, en
fait, les conséquences de l'événe-
ment historique « guerre de 1914-
1918 » qui a tout bouleversé : fac-
teurs de production et flux inté-
rieurs et internationaux, circula-
tion monétaire et prix. M. Néré
décrit ce bouleversement et la pre-
mière crise, qui en est la conséquen-
ce, celle de 1921. Les économistes,
après A. Harrère (que ne semble
pas connaître l'auteur) ont analysé
sous le nom de crise fie reconver-
sion les accidents de ce type, en-
gendrés notamment par le retour
à un rythme plus normal de la de-
mande des consommateurs, après
la forte progression observée aux
lendemains des conflits. M. Néré
s'en tient plutôt à une explication
politique et trouve à la crise de 192 1
des responsabilités anglo-saxonnes
qui ont, certes, joué un rôle dès
1920, mais dont la durée même
montre qu'elles ne peuvent suffire
à l'expliquer.
La Grande-Bretagne, en effet, mè-
nera jusqu'en 1931, et au prix d'un
chômage important et persistant,
une politique de déflation interne
pour rétablir, puis maintenir, la
parité-or du sterling à son niveau
de 1914. Quant aux Etats-Unis, ils
n'accepteront pas les devoirs qu'au-
rait normalement dû entraîner,
pour eux, leur nouvelle domination
économique. Au lieu, comme le
Royaume Uni du XIXe siècle, de
s'ouvrir largement au mondeetd'y
investir, ils accroîtront leur protec-
tionnisme et continueront d'accu-
muler des excédents commerciaux.
Ils financeront, cependant, mais à
court terme, le relèvement allemand.
Lorsque se produira le krach de
Wall Street et que les banques amé-
ricaines rapatrieront les capitaux,
ce sera le désastre en Europe cen-
trale.
M. Néré utilise, à ce propos, le
fameux petit livre de Galbraith,
The Gréât Crash. S'il résume les
idées essentielles de cet auteur, et
notamment le rôle des crédits accor-
dés aux brokers dans la spécula-
tion, notons cependant l'absence de
toute référence aux « fonds d'inves-
tissement » et aux holdings dont le
comportement haussier frisa par-
fois l'escroquerie et sur lesquels
Galbraith apporte des précisions
intéressantes. Mais le krach de
Wall Street ne peut être la cause de
la Grande Dépression. Il en est le
signal tout au plus.
M. Néré s'interroge, avec pruden-
ce il est vrai, sur le « mythe de la-
surproduction ». Le titre de ce cha-
pitre, le troisième, préjuge de sa
réponse. L'auteur montre com-
ment les indices disponibles de la
production mondiale font ressortir
sa faible progression entre 1913 et
1925. De 1925 à 1929, le rythme
s'accélère, pour atteindre 3 % l'an,
qui nous paraît peu élevé aujour-
d'hui. Au total, la faiblesse relative
de l'accroissement de la production
mondiale entre 1913 et 1929
conduit M. Néré à conclure que si
surproduction il y a eu, elle a suivi
la crise et n'en a pas été la cause.
Elle sera en tout cas plus sensible
dans l'agriculture que dans l'in-
dustrie ; la production agricole est,
en effet, moins élastique à la baisse
que l'industrielle.
M. Néré penche, sans l'expliciter
totalement, pour une explication
monétaire, celle-là même que nous
évoquions plus haut. Il est possible
d'être bref sur le reste du livre qui
décrit les effets de la Grande Dé-
pression dans les divers pays, et
les politiques menées pour essayer
d'en sortir : dévaluations un peu
partout , New Dealaux Etats-Unis,
économie fermée dans l'Allemagne
nazie, relance du pouvoir d'achal
sous le Front Populaire. Le livre
s'achève sur le réarmement qui
précède la deuxième guerre mon-
diale.
Michel Lutfalla.
20
INÉDIT
Dutschke : Dépasser les anciens
concepts du socialisme
(J V
De Rudi Dutschke, l'étudiant allemand
victime d'un attentat qui a déclenché,
avant nos journées de mai, de violentes
manifestations estudiantines en Allemagne
fédérale, on va publier deux ouvrages en
français, l'un chez Christian Bourgois, l'au-
tre dans la collection « Idées » (Gallimard).
Ce dernier, de caractère plus théorique,
révèle la pensée politique profonde de
ce nouveau-venu dans le camp du socia-
lisme, un socialisme qu'il veut transformer
profondément dans ses moyens et ses
buts. Nous donnons ci-dessous un extrait
des conclusions de cet ouvrage.
La classe dirigeante s'est singulièrement
transformée. Il y a longtemps qu'elle ne
s'identifie plus aux propriétaires nominaux
des moyens de production. Marx avait déjà
pu entrevoir, au travers de ses analyses, le
proche avènement d'une nouvelle « classe »
de la « bureaucratie industrielle ». Celle-ci
ne lève pas la contradiction fondamentale
de la société bourgeoise-capitaliste ; bien au
contraire, cette contradiction s'exacerbe et
conduit la société bourgeoise à son dernier
stade. A l'intérieur de cette classe, toutes les
fonctions du Capital sont « socialisées » et
déléguées à des groupes et à des institutions
déterminées. «Plus une classe dirigeante eut
capable d'accueillir en son sein les hommes
/es plus remarquables des elasses dirigées,
p/us so/ide et plus dangereux est son pou-
voir » (Karl Marx, Das Kapital. III, p. 649).
Ce seuil franchi, la socialisation répressive
du Capital devient un fait accompli. C'est là
tout à la fois le point fort et le point faible
du système capitaliste finissant. Car elle ne
laisse aucun groupe hors du réseau répressif
et la société dans son ensemble est gérée à
l'aide d'un « système de concessions à l'inté-
rieur du cadre capitaliste » (Sering). Toutes
les activités humaines viennent s'insérer dans
un cadre structurel garanti par la «contrainte
silencieuse des rapports capitalistes»,paiTin-
tériorisation des normes et des idées de la
société bourgeoise-capitaliste. Mais qu'une
fraction des déshérités brise le carcan des
« intérêt financiers » qui se « partagent » le pro-
duit social par des moyens politiques, elle
rompt cet alignement des aspirations et des
besoins sur le cadre dirigeant, et tout le
système est mis en cause, de fond en comble.
« Ainsi la brèche effectuée dans la fausse
conscience peut-elle servir de point d'appui
(au sens d'Archimèdc) pour l'émancipation
— en un lieu infiniment petit, certes, mais
de la prolifération de ces lieux-là, si petits
soient-ils, dépend la possibilité d'une trans-
formation du monde » (Herbert Marcuse,
Represivc Toleranz, Francfort, 1966, p. 122).
C'est justement cette brèche dans la fausse
conscience que nous avons commencé d'ou-
vrir. Le contrôle et l'administration de tous
par le système est mis structurellement en
question par notre travail politique et de
clarification — éclaire ment conviendrait
mieux peut-être — par nos provocations et
actions de masse. Et c'est justement pour-
quoi les critiques « de gauche » du système,
la presse dite libérale, ont pris si nettement
position contre nous. Ils comprennent quel
danger — un danger susceptible de devenir
mortel — va courir le système capitaliste
en décadence si nous réussissons à éveiller,
par une dialectique toujours plus efficace de
la clarification et de l'action de masse, la
spontanéité des masses salariées anéantie
par les partis. « Etant donné la trahison de
leur propre bureaucratie, étant donné la mé-
tamorphose des partis en machines tendant
partout dans le monde à anéantir la sponta-
néité, étant donné l'assassinat des révolu-
tionnaires, ce n'est pas un signe d'abrutisse-
ment si les ouvriers observent une attitude
de neutralité face à l'ordre totalitaire » (Max
Hochkeimer, « Les Juifs et l'Europe », Zeits-
chriftfitr Sozialforschuna. 1939, p. 122).
Seuls les intellectuels comtemplatifs évo-
quent avec ravissement les cinquante der-
nières années du mouvement ouvrier alle-
mand. Pour les masses, ces années repré-
sentent une suite ininterrompue jusqu'à pré-
sent de trahisons dont la responsabilité
incombe à des intellectuels, tant de gauche
que de droite.
Il ne faut pas fétichiser le fait que nous
avons à juste titre — vu les conditions histo-
riques — limité notre action au domaine uni-
versitaire. Une dialectique révolutionnaire
des transitions correctes doit considérer la
« longue marche au travers des institutions »
comme une activité pratique-critique s'éten-
dant à tous les domaines de la vie sociale,
pour approfondir de manière subversive-
critique les contradictions propres à toutes
Rudi Dntschke
les institutions participant à l'organisation
de la vie sociale quotidienne. Pour notre
mouvement, arrivé à sa phase de révolution
culturelle, il n'existe plus de domaine pri-
vilégié où exprimer exclusivement les aspi-
rations du mouvement dans son ensemble.
A l'oppostion tiède a succédé la résistance
spontanée — quoique très souvent encore
sous une forme totalement inorganisée —
A Francfort comme à Brème, à Berlin comme
à Hambourg, ce sont nos idées à nous, le
camp anti-autoritaire, qui prédominent dans
les réunions d'information à l'extérieur de
l'Université, dans les assemblées générales
des étudiants et dans celles des lycéens. Les
journaux étudiants et lycéens sont unfacteur
de mobilisation et de clarification du mouve-
ment dans son ensemble. Partout des « grou-
pes d'avant-garde » naissent d'eux-mêmes,
doués d'une autonomie parfaite. Ils ne sont
nullement soumis aux décisions d'une ins-
tance centrale, c'est-à-dire manipulatrice ; au
contraire, ils ont entrepris une lutte sans
merci contre la manipulation et le refoule-
ment des capacités créatrices des hommes.
La force du mouvement anti-autoritaire lui
vient de ce que ses membres expriment au-
thentiquement dans leur activité pratique-
critique les aspirations et les besoins de tous,
et ne veulent pas d'une monopolisation des
intérêts historiques des hommes par un parti
politique « représentant » les massas. Elles
sont à nous, les rues des grandes villes. Mais
si nous sommes comme chez nous dans le
« hallier des grandes villes » (Brecht), l'idée
de libération socialiste révolutionnaire ne
s'est pas encore emparée des masses.
Dans les usines commencent à se former
des groupes de base, qui, partant du principe
de l'aide mutuelle, sont unis par des liens
très souples. Leurs membres introduisent à
l'usine les méthodes anti-autoritaires qu'ils
ont apprises dans la rue et dans les réunions
d'information et de clarification. Ils entament
la lutte contre le régime de coercition établi
dans les usines par la hiérarchie d'entreprise.
La bureaucratie dans son ensemble ne
comprend rien à ce qui se passe dans toutes
les sphères de la vie sociale. Dans les conflits
qu'engendrent le système, elle voit l'œuvre
d'agitateurs professionnels, à moins que
ce ne soit un conflit de générations. Contrain-
te de personnaliser les problèmes, elle tient
l'histoire pour l'oeuvre de quelques «grandes
personnalités » et, à ses yeux, les masses ne
peuvent être qu'un « matériau » dont les
« élites » se servent.
La gauche, quant à elle, s'abandonne trop
souvent à ce penchant qui consiste à ériger
le « prolétariat » ou les « masses » en absolu
métaphysique, au lieu de saisir la dialectique
concrète et difficile de la prise de conscience
des masses, de comprendre la séparation tem-
poraire des groupes extrémistes, minoritaires
mais conscients, d'avec les larges masses.
L'autre danger que nous ne savons pas tou-
jours éviter, c'est l'arrogance intellectuelle
et, en dernière instance, la crainte des facultés
créatrices des masses devenues conscientes.
Le praxis de la lutte émancipatrice exige le
rejet de l'une et l'autre de ces attitudes.
On doit aussi dépasser par la critique les
anciens concepts du socialisme, sans les dé-
truire ni les conserver artificiellement. Un
concept nouveau ne peut surgir que dans
la lutte pratique, ne peut s'élaborer que par
l'intervention constante de la réflexion et
du combat de la pratique et de la théorie. A
l'heure actuelle, la science révolutionnaire
n'est possible qu'à l'intérieur du mouvement
anti-autoritaire, en tant que force productive
de la libération des hommes à l'égard des
puissances incomprises et indomptées de la
société et de la nature.
Aujourd'hui, ce n'est pas une théorie abs-
traite de l'histoire qui nous unit ; c'est au
contraire le dégoût existentiel d'une société
qui se perd en bavardages sur la liberté, tout
en réprimant par des moyens tant subtils
que violents les aspirations et les besoins
immédiats des individus et l'émancipation
socio-économique des peuples en lutte.
Rudi Dutschke
La Quin/aine littéraire, dit 1 (in 15 juillet 1968
UNIVERSITÉ
Ce que pourrait être
"l'Université critique"
La volonté de constituer un « pou-
voir étudiant », qui fait suite aux
événements récents, a transforme
sans retour le mode d'existence et
le fonctionnement du discours pé-
dagogique, tels qu'ils étaient jus-
qu'à présent en vigueur. ()n vou-
drait instituer une « université cri-
tique », fondée sur la parité des,
enseignants et des enseignés, où le
discours serait rapporté en perma-
nence à une volonté de transforma-
tion politique. Mais ce serait un
leurre de croire que la politique peut
déterminer directement le contenu
du discours pédagogique (trans-
mission de savoir ).
L'université critique anticipe un
état de la formation sociale résul-
tant de la transformation de l'in-
frastructure économique. Elle doit
se distinguer de l'utopie d'une uni-
versité populaire dans un régime
capitaliste. Sa tâche n'est pas de for-
mer des militants, mais des éduca-
teurs, qui n'ignorent pas l'articula-
tion du discours pédagogique et de
la pratique politique. Il s'agit donc
de provoquer un décalage qui per-
mette à l'étudiant d'exercer une cri-
tique permanente des conditions de
sa formation, et de la fonction idéo-
logique d'un enseignement dont les
modalités d'existence et les présup-
positions qui en résultent ne sont
pas critiquées.
Un tel problème se poserait aussi
bien dans un régime socialiste en
formation, puisque le discours pé-
dagogique traditionnel perpétue les
inégalités d'ordre social ou lin-
guistique, en restant aveugle à
celles-ci. Il ne s'agit pas de «substi-
tuer au fait la protestation contre
le fait », à l'instar du pouvoir étu-
diant, « pour se persuader (/u'un
groupe capable de protester contre
son propre privilège n'eut pas un
groupe privilégié » ( 1 ). Il s'agit
plutôt de compenser les inégalités
d'origine, qu'accentuait l'ancien
fonctionnement de l'université, par
des transformations réglées de la
relation pédagogique et du conte-
nu du savoir. Mais il va de soi que
la substitution d'une égalité réelle
devant le savoir à une égalité abs-
traite devant la « Culture » ne
pourra devenir effective que par
une transformation économique
dont l'initiative revient au prolé-
tariat.
Cette tâche de transformation pé-
dagogique est donc solidaire de
l'exigence politique qu'exprimé de
manière confuse le pouvoir étu-
diant. Ce que nous proposons, ce
sont des possibilités de provoquer
un tel décalage, qu'aucune pratique
politique ne peut produire. En phi-
losophie, les problèmes de la rela-
tion pédagogique et des disciplines
parallèles sont les lieux d'exercice
d'une telle critique.
Dans le second type de séminai-
res, priorité doit être accordée à
l'exigence politique dans le choix
des textes ou des sujets d'études.
Les étudiants des départements les
plus divers doivent dégager un pro-
gramme de recherches où s'exprime
le souci commun de rapporter le
discours théorique à la pratique
politique. Dans le contexte de ces
séminaires pourront être discutés, à
partir d'une théorie, les problèmes
propres à des disciplines dont la
fonction idéologique est souvent
primordiale : la psychologie et la
sociologie, qui, plus que tous au-
tres, doivent être passées au crible
de cette critique. La fonction des
psychologues dans une économie
d'entreprises privées aboutit à ren-
forcer le pouvoir de celles-ci, et à
déterminer les règles d'exploitation
sous couvert de rationalisation des
normes. Il importe de dénoncer
l'exigence économique à partir de
laquelle sont établis des critères
prétendus scientifiques d'adapta-
tion ; de distinguer la scientificité
de la mesure ; de critiquer des no-
tions comme celles de personnalité
de base ou de psychologie dégrou-
pe. En sociologie, il faut dissiper
l'illusion du statut scientifique de
l'analyse statique des structures so-
ciales, faire la guerre à une analyse
des classes sociales qui détermine
celles-ci par des critères financiers
ou professionnels, et mémecombat-
tre un « marxisme » qui n'est
qu'une variété de l'idéologie : celui
qui se fonde sur les concepts d'alié-
nation, d'homme total, de jeu
(conçu comme antithèse de la vie
quotidienne ). (6).
Enfin, il importe d'élargir l'ensei-
gnement de disciplines comme l'his-
toire des idées, des concepts, des
connaissances, reléguées ai'arrière-
plan par l'université ancienne, afin
de lever l'obstacle que constitue le
préjugé d'un « en-soi » philosophi-
que soustrait aux conditions épis-
témologiques de sa production et
trop souvent amputé des relations
qu'il entretient avec les autres for-
mes du savoir qui lui sont contem-
poraines.
La proposition, fréquemment re-
nouvelée, d'un «socialismeauthen-
tique » (2 ) est le point d'appui des
détracteurs inconditionnels du
cours magistral. Si celui-ci ne rem-
plit pas sa fonction de communica-
tion, c'est qu'il utilù-e implicitement
un code linguistique, dont le pro-
fesseur préjuge qu'il est a la t'ois
connu et reconnu par l'étudiant.
Le cours magistral repose donc
sur le mythe d'une transparence
naturelle de la langue, et sur un
code linguistique investi d'une por-
tée universelle. Fondée sur ce ma-
lentendu, la 'angue du cours ren-
force les complicités sociales, et
exerce sa fonction de communica-
tion de manière conservatrice. Cri-
tiquer le cours magistral, c'est
d'abord mettre ajourée rapport au
langage qui exerce une sélection
fondée sur le privilège culturel, et
ceci de deux manières :
a) Exiger de l'enseignant qu'il
adopte un vocabulaire et une syn-
taxe suffisamment explicites pour
que s'établisse une communication
réelle qui compense les inégalités
sociales devant le savoir. Sans une
telle pratique, le cours magistral
opère une discrimination initiale
qui confère à la langue théorique
un caractère de classe. (3)
b ) Exercer une critique des pré-
supposés idéologiques qui orga-
nisent l'exposition du cours magis-
tral. Il ne s'agit pas de décerveler
les professeurs, ni de saboter les
cours par une critique sauvage.
La critique ne saurait être le sup-
plément idéologique d'un enseigne-
ment inchangé. Elle appelle une
transformation du département de
philosophie, une redistribution des
disciplines qui en relèvent, et une
réorganisation des cours et des
séminaires.
Pour remplir cette exigence, il
est nécessaire d'instituer, à côté de
l'enseignement du cours magistral,
deux types de séminaires, qui se
substitueront à des travaux prati-
ques sans force d'usage ; l'un qui
regroupe dans le cadre universi-
taire, enseignants et étudiants, dans
l'étude critique des textes sur les-
quels le cours ne donnequ'un point
de vue ; l'autre qui regroupe des
étudiants de toutes disciplines, et
même des personnes extérieures à
l'université, dans l'étude de textes
que les cours magistraux mettent
entre parenthèses.
Dans le premier type de sémi-
naires s'exerce une contestation di-
recte (de la lecture) des doctrines
proposées par le cours magistral.
On peut lire un texte philosophique
de différentes manières, et la lecture
magistrale n'est qu'une de ces lec-
tures possibles. Le plus souvent,
cette lecture est soit architectonique,
soit thématique. Le texte est alors
traité comme un objet qui possède
ses lois propres de constitution, et
analysé de manière interne, (4) ou
bien il est considéré comme un
épisode dans l'entreprise intermi-
nable de commentaire du Vrai, et
livré à une herméneutique qui prend
figure de sacerdoce culturel (5). Il
ne s'agit pas de supprimer ces deux
types de lectures, dont le premier
constitue un préalable nécessaire
à toute autre critique, mais de li-
miter leur portée par une lecture
qui pose au texte des questions
scientifiques ou politiques, et qui
par voie de conséquence pose au
cours magistral la question de l'at-
titude politique qu'engagé — peut-
être a l'insu de son praticien — le
type de lecture mis en teuvre. Par
exemple, on peut taire de Husserl
une lecture <> naïve », comprehen-
sive ou spiritualiste, qui adhère
sans précaution aux presupposi-
tions de la phénoménologie. Mais
on peut également, comme le fit
Cavailles, poser a Husserl le pro-
blème de la fondation de la logique
que prétend résoudre la phénomé-
nologie, ou. comme le fit Desanti
montrer les présuppositions idéo-
logiques enveloppées dans l'évi-
dence « apodictique » de l'ego
transcendental. ou même, comme
le fait Derrida, établir les présup-
positions métaphysiques de la théo-
rie de la connaissance. Les
séminaires regroupant enseignants
et étudiants doivent effectuer ces
différentes lectures, à propos de tout
texte, sans pour autant imiter sans
recul critique ces lectures exem-
plaires.
A l'Université sévit actuellement
une idéologie qui prétend que la
capitalisation du savoir a remplacé
l'accumulation du Capital, que
l'Université a remplacé l'usine com-
me lieu de pratique révolutionnai-
re, et que l'étudiant a pris la relève
du prolétaire. (7). Une telle idéolo-
gie, fondée sur l'illusion de l'exploi-
tation des cadres, dissimule la fonc-
tion exploitante des cadres, et
menace en son projet l'université
critique. C'est contre cette illusion
que nous avons proposé des possi-
bilités de décalages, soucieux de
garder en mémoire une thèse que le
« pouvoir étudiant », marxiste, ré-
volutionnaire, semble avoir ou-
bliée :
« Lu doctrine matérialiste (/ui
l'eut que les hommes soient des
produits des circonstances et île
l'éducation, que, par conséquent,
des /tommes transformes soient les
produits d'autres circonstances et
d'une éducation modifiée, oublie
(/ue ce sont précisément les liommes
qui transforment les circonstances et
que l'éducateur a lui-même besoin
d'être éduqué. Cest pourquoi elle
tend inévitablement a diviser la so-
ciété en deux parties dont l'une est
au-dessus de la société.
« La coïncidence du changement
des circonstances et de ractivité
humaine ou auto-c/iangement ne
peut être considérée et com/>rise ra-
tionnellement qu'en tant (/ue prati-
que révolutionnaire. » (8).
G.H. C/iacornac et R. Neuf'uillc
1 Lci. Hcrinvri. p 1 :
'1 \ la faculté de \anterre. on a pu lire sur un
panneau mural : la niaieulique est révolution-
naire "
1 II est inutile d'insister sur la difficulté d'une
telle conversion, et lever l'illusion qui fait croi-
re qu'A lain est plus pédagogique Que Husserl ou
Hegel c f Cahier* de sncio/rxjic européenne.
Mouton. l!Hiô. n '2. p -in.
t ("est la méthode de la bonne histoire de la
philosophie (<iuéroult. Hyppolite. été l.
r>. Kicoeur est le plus important représentant de
cet esprit
ii II n'y a là qu'un modèle de variation, et nous
avons volontairement limite le nombre des exe m
pies.
7 La liste de ces observations demeure ouverte.
s. Marx Troisième thèse sur Feuerbach.
22
SOCIOLOGIE
Révolution en sociologie
De toutes les revendications for-
mulées depuis quelques semaines
par les étudiants (et certains pro-
fesseurs ) la plus précise et la plus
féconde semble bien être celle qui
demande la constitution d'Univer-
sités critiques de sciences sociales :
à la vieille structure scolastique et
napoléonienne qui repose sur le
socle des « humanités classiques »,
on oppose ici des ensembles univer-
sitaires ouverts dont le noyau vi-
vant serait un département de scien-
ces sociales coordonnant la socio-
logie, la psychologie, la psychana-
lyse, l'histoire, l'ethnologie.
D'une telle « révolution coperni-
cienne » paraît dépendre le destin
concret des transformations actuel-
lement espérées et elle seule sans
doute pourrait provoquer le choc
suffisant pour engendrer des atti-
tudes scientifiques nouvelles, tant
chez les étudiants que chez les cher-
cheurs et les professeurs.
Car il n'est pas mauvais de rap-
peler que les sciences dites humaines
se sont agglutinées par hasard aux
universités traditionnelles, au fur
et à mesure de leur « émergence »
dans la réflexion scientifique. Et
cela en France, du moins, depuis
plus de cent ans dans les conditions
les plus anarchiques !
Psychologie, psychanalyse, eth-
nologie ont été rassemblées pêle-
mêle autour des départements de
philosophie. Par les hasards de
l'agrégation. Par aveuglement aus-
si. Et, c'est un hasard si la socio-
logie a été enseignée, elle aussi dans
le cadre de la philosophie : si Dur-
kheim eût été agrège d'histoire, elle
eût trouvé une place en histoire !
Certes, des changements ont été
apportés à cette organisation para-
lysante. Ce ne sont que des change-
ments, non ces transformations ra-
dicales qui découvrent par le choc
qu'elles entraînent des vocations
neuves et des régions nouvelles de
ia recherche.
La distribution des sciences hu-
maines comme autant de boules de
billard glissantes qu'on ne peut
jamais rassembler, les rivalités
qu'on entretient plus ou moins sour-
noisement, la compétition pour les
crédits et les postes, tout cela main-
tient la sociologie (pour ne parler
que d'elle) dans un état d'adoles-
cence perpétuelle. Malheureuse-
ment, les enfants sans âge devien-
nent très vite des enfants retardés.
Il ne s'agit pas non plus de re-
connaître « qu'il y a de F histoire »
dans la sociologie ou « qu'il y ode
la sociologie dans la géographie
humaine », ni même d'affirmer que
« psychologie et sociologie ne peu-
vent exister F une sans l'autre ». Il
conviendrait de profiter de l'état
présent des esprits pour concevoir,
comme la Convention l'avait fait
en son temps, pour les sciences dites
alors naturelles, une nouvelle coor-
dination organique, théorique et
pratique des sciences de l'homme
au milieu du XXe siècle.
Une telle transformation pourrait
en tout cas éviter le piège dans le-
quel sont tombées certaines Facul-
tés de province : d'une constitution
« libérale » hâtivement votée sont
sortis des délégués qui se sont mis
à jouer un jeu parlementaire aussi
raffiné qu'au temps du radical-so-
cialisme du début du siècle.
De cette participation qui est un
jeu distrayant auquel se prêtent
avec complaisance étudiants et pro-
fesseurs, brusquement épris de dé-
mocratie représentative, l'Univer-
sité de demain fait les frais : les
délégués élus s'installent, qu'ils le
veuillent ou non, dans les cadres
établis avant eux et, parce qu'ils
n'ont pas suggéré la recomposition
des ensembles et des structures, ils
deviennent par cela-même les dé-
fenseurs de ces structures qu'il
convient en premier lieu de modi-
fier.
On ne peut pas mieux fuir devant
la responsabilité scientifique qui,
au-delà des événements récents, se
trouve posée devant professeurs,
étudiants et chercheurs. Responsa-
bilité qui devrait entraîner dans
les conditions d'une mixité réelle
une tentative pour refondre non
seulement les conditions formelles
de l'enseignement (lesquellesétaient
depuis longtemps condamnées )
mais les contenus réels des sciences
humaines.
fl s'agit probablement de « reve-
nir aux choses mêmes », de situer
dans la société contemporaine non
seulement le domaine des sciences
de l'homme, mais aussi, et surtout,
de mesurer autant que possible
exactement leur chance d'interven-
tion réelle dans la vie collective.
Seule, la confrontation interdiscipli-
naire peut aujourd'hui déboucher
nisations nouvelles : celle de donner
une somme de connaissance utili-
sable, à tous les étudiants, de sorte
qu'ils puissent s'insérer ensuite dans
des métiers ou fonctions définis,
celle de réaliser la jonction de la
réflexion théorique et empirique en
entraînant directement des groupes
mixtes d'étudiants et de professeurs
sur le terrain d'observation et d'en-
quête, celle de maintenir la préoc-
cupation scientifique d'explication
globale en constituant des séminai-
res d'analyse collective permanents
consacrés à la sociologie des idéo-
logies vivantes.
Peut-être par là, la sociologie
échappera-t-elle à sa double tenta-
tion : celle de la technocratie quand
elle se veut une science positive,
celle d'une philosophie de la société
qui devient trop vite une métaphy-
sique sociale.
Ne pourrait-on concevoir l'ensei-
gnement et la recherche sociologi-
ques comme un développement à
trois étages : séminaires d'ensei-
gnement, séminaires de recherches
et séminaire idéologique dans le-
quel les participants des autres sec-
teurs nécessairement séparés parla
loi du nombre se retrouveraient '.'
Là serait la grande modification,
celle qui permettrait ultérieurement
à la sociologie de s'ouvrir à la coo-
pération interdisciplinaire et de se
redéfinir elle-même devant la socié-
té moderne.
Il ne s'agit pas de créer une su-
per-science humaine qui serait une
doive, pour comprendre les chan-
gements, se transformer elle-même,
renoncer à l'étude des institu-
tions pour inventer les concepts
pratiques capables de comprendre
les transformations, cela est évi-
dent. Qu'elle accentue l'importance
des études comparatives de milieux
et de régions, qu'elle se fasse de
plus en plus critique — et l'on peut
par là définir peut-être une nouvel-
le vocation.
Car il est bien certain qu'il ne
s'agit pas plus de déduire le sens
de l'enseignement ou de la recher-
che des besoins immédiats des étu-
diants que des intentions philoso-
phiques subjectives des enseignants.
Toutefois, au « pouvoir étudiant »
répond un « pouvoir professeur »
qui est une conception nouvelle de
sa responsabilité : il ne s'agit pas
d'apporter les éléments d'un savoir
existant « en soi » et fixe une fois
pour toutes comme le savoir pla-
tonicien (garantie solide de toute
technocratie), il ne s'agit pas non
plus de diffuser quelques « trucs
pratiques », il s'agit d'une inspira-
tion collective et d'un rayonnement
à trouver. Rayonnement de
connaissance, de critique et d'une
responsabilité concertée devant des
interventions éventuelles (scientifi-
ques ou non ) dans la trame de la
vie réelle.
Dans une certaine mesure, le so-
ciologue devrait aider à se consti-
tuer des équipes en nombre limité
où il serait, tour à tour, sur un do-
•Ican Ducif/naitd
sur un « new Deal » de la connais-
sance scientifique.
Mais déjà, pour elle-même, dans
certains cas, la sociologie (qui a
déjà pris une certaine avance en ce
domaine) peut se donner des for-
mes dont les principes devraient
être discutées par les enseignants
.et les étudiants. Ce serait à son ni-
veau, l'embryon d'une université
critique — critique de la vie sociale
dans son ensemble.
H semble qu'une triple préoccu-
pation devrait présider à ces orga-
autre philosophie. Certains doctri-
naires estiment que le « matérialis-
me historique » devrait être cette
science des sciences conduisant à
l'élaboration d'un savoir positif.
Mais la pensée marxiste est plus
vaste que ces définitions partielles
qui ne peuvent probablement que
donner des visions partielles.
Si la sociologie a un sens, ce sens
doit être la connaissance globale et
concrète des aspects multiples qui
constituent l'expérience collective de
la vie présente. Que la sociologie
maine défini rigoureusement par s a
compétence, le foyer d'un échange
permanent : cette psvchanalvsc ré-
ciproque entre enseignants et en-
seignés devrait aider àfaire émerger
une vocation neuve de sociologie
qui déboucherait nécessairement
tant sur une nouvelle définition des
sciences sociales que sur une nou-
velle et indispensable définition de
l'homme moderne. Toute réforme
dépend de la force de cette inspira-
tion.
Jean Duuignaud
La Quinzaine littéraire, du 1" au 15 juillet 1968
23
ENTRETIEN
Le problème des collectivités locales
Le livre du Club Jean-Moulin
vient exactement à son heure.
Stimulant par son parti-pris de
table rase, il oblige a repenser
le problème de l'organisation lo-
cale que nous abordons tout em-
pêtrés de préjugés, de fausses
prudences et d'arriere-pensées.
Révolutionnaire en apparence, il
s'inspire en réalité d'expériences
menées chez nos voisins qui
connaissent, eux aussi, un grand
remue-ménage communal, mais
respectent moins les structures
en place.
I
Les citoyens (ut poltron'
2 000 coin mîmes et 12 régions
Coll. « Jean-Moulin ».
Le Seuil éd. 192 p.
La première qualité de cet ou-
vrage réside dans sa démarche. Il
montre que la fastidieuse opposi-
tion des structures et des finances
qui alimente les controverses ac-
tuelles recouvre deux aspects d'une
même crise et que celle-ci doit être
analysée globalement.
« Les structures sont vermou-
lues » : l'anachronisme des 38 000
communes est apparu depuis que
l'essor démographique et l'expan-
sion urbaine ont fait naître des
besoins que ces unités trop étroites
sont incapables de satisfaire. La
« paralysie financière » forme le
second volet du diagnostic qui en-
registre le déséquilibre croissant
des charges et des ressources. Tout
le monde a donc raison de se plain-
dre, mais tout le monde a tort éga-
lement, car la « résistance au chan-
gement » s'oppose aux réformes et
n'autorise que les replâtrages.
Après le constat, viennent les
raisons d'entreprendre une recons-
truction rationnelle : la valeur dé-
mocratique d'une vie locale active,
bien sûr, mais aussi l'efficacité, qui
appelle une gestion décentralisée,
et l'économie, enfin, pour laquelle
les collectivités locales, maîtres-
d'oeuvre des infrastructures, sont
les « supports du développement».
Ce faisceau de motifs suggère les
principes d'une réponse positive.
Mais comment la formuler '.'
Les auteurs proposent de partir
de l'analyse qui dégage des « col-
lectivités de t'ait », débordant lar-
gement les cadres administratifs
en vigueur, et d'en déduire de nou-
velles collectivités de droit,« c'est-
à-dire, dotées de pouvoirs de déci-
sion et de gestion. » Recoupant
cette démarche, à l'aide d'expérien-
ces étrangères, ils concluent à
l'adoption du modèle suédois pour
lequel un « plancher » de 8 000 ha-
bitants représente le minimum né-
cessaire à la satisfaction des diffé-
rentes fonctions d'une collectivité
moderne. En France, ce critère
donne un regroupement d'environ
2 000 grandes communes.
En ce qji concerne les régions,
la méthode est aussi radicale. Elle
écarte le laborieux compromis que
constituent les 21 circonscriptions
actuelles au profit d'un découpage
établi à partir des huit «métropoles
d'équilibre » ; en complétant celui-
ci par une division de la vaste zone
d'influence parisienne, on obtient
une douzaine de grandes régions.
Voilà pour le cadre . Quant au
contenu, il s'inspire du souci de
transférer aux communes et aux
régions ainsi définies une bonne
partie des attributions qui en-
combrent l'administration de l'Etat
mais dont celle-ci répugne à se des-
saisir. Un nouveau partage des
responsabilités et des ressources
doit suivre logiquement ce desser-
rement de l'emprise étatique dont
l'énergie s'appliquera plus effica-
cement aux tâches d'arbitrage et
d'impulsion générale. Une réforme
financière complète l'ensemble qui
se présente par conséquent comme
un modèle global destiné à prendre
la relève du système de l'an VIII.
Bref, il s'agit de mettre enfin « les
citoyens au pouvoir » en ce qui
concerne la détermination de leur
vie quotidienne.
Le Club Jean-Moulin prévient
son lecteur qu'il a voulu « contri-
buer à lancer le débat ». Il n'est
pas douteux que sa vigoureuse dé-
monstration choquera autant la
rhétorique des avocats des « liber-
tés locales » que les préjugés des
partisans de la tutelle administra-
tive ; l'affrontement rituel des uns
et des autres dissimule d'ailleurs
mal la connivence de leurs immo-
bilismes respectifs. Ce livre aidera
ainsi à sortir de l'ornière dans la-
quelle pataugent depuis dix ans
les réformateurs gouvernementaux
qui se contentent de superposer de
nouvelles collectivités disparates
et sans vigueur aux anciennes,
voire de multiplier celles-ci comme
ce fut le cas dans la région pari-
sienne. (1).
Une telle contribution appelle
délibérément la discussion. On se
bornera à deux remarques. Du
point de vue de la méthode, il y
aurait eu sans cloute intérêt à dis-
tinguer plus exp'^'itement les no-
tions de collectivité^ _ -k'
circonscriptions administratives. Il
semble que le parallélisme qui a
imposé une correspondance rigou-
reuse entre les unes et les autres
au niveau du département se trou-
ve à l'origine de la très grande
rigidité de notre organisation ter-
ritoriale qui n'a pas pu s'adapter
aux besoins (différents) de la ges-
tion administrative, d'une part, et
de communautés équilibrées d'au-
tre part.
En second lieu, l'absence d'éche-
lon intermédiaire entre les 2 000
grandes communes et les douze
régions appelle une autre obser-
vation. A supposer que le regrou-
pement préconisé soit décidé, il ne
s'effectuera pas du jour au lende-
main et il est même probable que
les conditions géographiques ne
s'y prêteront pas dans les zones de
peuplement dispersé. L'existence
d'une collectivité englobant les
communes, assumant pour leur
compte les fonctions qu'elles ne
sont pas en état d'exercer directe-
ment et coordonnant leurs équipe-
ments apparaît souhaitable. C'est
cette mission de suppléance que
remplissent par exemple les Land-
kreise allemands, qui permettent
à plus de 24 000 communes de me-
ner une existence normale. On
peut imaginer une réforme moins
radicale qui ferait jouer ce rôle à
l'arrondissement. L'idée est dans
l'air. Toutefois, le problème le plus
urgent est celui des grandes agglo-
mérations et de leur aménagement :
le vif mouvement d'intérêt provo-
qué par l'affaire des Halles en té-
moigne.
Pierre Avril
1 Signalons a ce propos l'intéressante étude
consacrée a <. l'Installation des services exté-
rieurs de l'Etat dans un nouveau département
de la région parisienne •>. (Les Hauts de seine),
par Françoise Billaudol ( Presses umvet sitaires
de Fiancei
Pour cous, l'un de H trait* essen-
tiel.* de l'économie industrielle
contemporaine telle que roua l'ana-
lyse; d/i.\ U.S.A., c'est qu'elle par-
rient a s'affranchir de l'incertitude
ccononiii/iie par toutes sortes de
dispositif* t/ue cous décrire; en dé-
tail dans rotrc lirre. Est-ce un trait
tellement récent, étant donné que
\ '(ilén/ le siqnalait déjà (dans « Une
conquête méthodique ») à propos
de l'Allemagne ? Est-ce propre au
secteur privé (P. Massé a présen-
té le Plan français comme un « ré-
ducteur d'incertitude ») ?
J.K.G. Je n'ai pas voulu dire que
cette réduction de l'incertitude
avait vu le jour aux Etats-Unis,
car en Europe occidentale et au
Japon, les cartels et les ententes
ont depuis longtemps cherché à
stabiliser les variations du marché.
Le phénomène important, c'est
qu'aux Etats-Unis les entreprises
ont cherché elles aussi à remplacer
le marche par la planification, mais
rattachement à l'idéologie de la
libre concurrence est tel qu'on
ferme volontiers les yeux sur le
déclin de l'économie de marché.
Voyez le cas de l'agriculture : on
n'admet pas volontiers que le fait
d'avoir ôié aux producteurs toute
incertitude sur l'avenir de leurs
débouches avait entraîné un dé-
veloppement prodigieux de la pro-
ductivité de ce secteur.
Vous discerne; à l Est comme à
l'Ouest une écolution convergente
îles modes de régulation de l'éco-
nomie. Il ii a pourtant des diffé-
rences marc/nées, ne fut-ce que la
création d'entre/irises nourcllcs
qui. dans les économies socialistes,
se décide à l'échelon politi(/uc,
alors iju'aux Etats-Unis elle relève
de l'initiative privée. De plus, vous
compare; une évolution déjà ac-
complie (aux U.S.A.) et une ten-
dance (/ui, à l'Est, est encore peu
affirmée.
J.K.G. Sur le premier point, je
vous répondrai que s'il s'est créé
ces dernières années aux Etats-
Unis un certain nombre d'en-
treprises nouvelles de dimensions
assez moyennes, elles sont le fruit
non d'une étude de marché, mais
d'une connaissance des techniques
dont le « développement » était
susceptible d'être financé par le
gouvernement. Leur création est
imputable à l'initiative de l'Etat,
non au dynamisme du secteur
privé.
Quant à votre seconde remarque,
il est vrai que les pays de l'Est
ont évolué à une vitesse différente.
Les plus avancés, en ce qui concer-
ne le transfert aux entreprises des
fonctions de planification mono-
polisées par l'Etat, sont les Yougos-
laves et les Polonais, ainsi que les
Tchèques. Les plus réticents sont
les Roumains, et les Soviétiques
occupent une fonction intermédiai-
re.
Vous considère; les dépenses mi-
litaires comme un facteur indis-
pensable de stabilisation de la de-
mande dans votre pays. En sup-
posant que ce soit vrai dans ce
2-1
Galbraith : Comment s'affranchir
de l'incertitude économique ?
J.K.(i. Tout ce que j'affirme,
c'est que le >< nouvel Ktat indus-
triel » a besoin de stabiliser la de-
mande globale, mais chaque pays
développe ses moyens propres. Kn
France, on recourt plutôt a l'inci-
tation aux investissement privés ;
dans le contexte américain c'est
la dépense militaire qui se prête
le mieux à cette action contre-
aléatoire.
/(•> ci »/s<>ni ni(it('iiis rons /xiru/f il
si ( rit it/iinhle ? freterene: rous
(///c leurs (U'jH'ïises tnc'i! une an-
tre orn/iue CI tti/iitel/e ' Apres
tout. s'ils M' lurent (luruntiu/e.
peu importe In raison.
J.K.Ci. Je n'ai rien à redire
aux dépenses d'hygiène, et je vou-
drais ajouter que je me borne a
décrire, je ne jvigc pas en moralis-
te. Ce que je décris, c'est toute
une mosaïque ou la persuasion
du consommateur ne constitue
qu'un élément parmi d'autres et
où les besoins exprimes par les
consommateurs deviennent parfai-
tement prévisibles. < ela (lit. le sys-
tème industriel se trouve place
devant une contradiction, car il
doit, pour fonctionner, recourir a
une classe de uer.s instruits qui
refusent d'adhérer aux valeurs de
ce système.
On est l'tonne île
ru/c/irs. rous o/>/>o
lit* i/ue ron* i/inilii/c: île • • non
i'conomn/ne s ••. eoni'iie si le ni' reu
lisiitio/i ' i'.\'H/cuit />ns I utilisât iou
de ressource* raies, cl n imposait
pas une rctlc.\'/on sur lu riil/onulite
Extrait d'un texte de J. K. Galbraith
Peu de choses sont plus entiè-
rement adapteesauxconvenanc.es
et aux valeurs du système indus-
triel que les arrangements aux-
quels la force de travail est sou-
mise. Le principe veut que tous
les hommesaccomplissentchaque
semaine un horaire type de tra-
vail. .Ceux qui le désirent peuvent
travailler davantage, en effectuant
des heures supplémentaires ou
en se livrant a une occupation
secondaire ; mais personne n'a le
droit de travailler moins. Quand
des arrangements sont négociés,
c'est ordinairement envued'obte-
nir sous une forme ou sous une
autre un ace rois se ment de revenu.
Si l'on reclame davantage de loi-
sirs — sous forme par exemple
de congés payés — toutlemonde,
sans exception, obtiendra la mê-
me durée. L'éthique du système
industriel est claire sur tous les
points : tout le monde doit un
minimum de labeur. Tout le mon-
de montre pour l'argent une pré-
férence normale. Tout le monde
a le même besoin de loisirs et
tout le monde y a les mêmes ti-
tres. Tout le monde doit donc
être traité de la même façon.
Or rien de tout cela n'est indis-
pensable. Il faut offrir au tra-
vailleur un éventail d'options bien
plus large que ce n'est présente-,
ment le cas entre le travail et les
biens d'un côte et les loisirs de
l'autre. Il faut donner a l'individu
qui veut pouvoir se nourrir, s'ha-
biller et se loger modestement
contre seulement dix a vingt
heures de travail par semaine la
possibilité de le faire. Nousobser-
verons avec intérêt et, souhai-
tons-le, avec admiration, l'imagi-
nation dont il fera preuve pour
remplir le reste de son temps.
Les options n'ont d'ailleurs pas
a être limitées a la semaine de
travail, celle-ci est une médiocre
unité pour organiser l'emploi ef-
fectif des loisirs : planifier sa vie
en termes de mois et d'années,
n'est-ce pas depuis longtemps l'un-
des petits privilèges qui s'atta-
chenta une position sociale, intel-
lectuelle ou financière élevée ?
Tous les individus devraient pou-
voir opter pour un congé paye
de plusieurs mois en acceptant,
en contrepartie, un salaire annuel
plus bas. Tout le monde devrait
pouvoir opter a égalité pour de
longues autorisations d'absence.
Ces options ne seraient pas une
faveur accordée au travailleur en
compensation d'heures de travail
effectif. Ce qu'on lui proposerait,
ce serait de choisir d'être absent
et d'être exempte du travail sous
ses formes variées au heu de
s'attacher au gain. Cela n'irait
pas sans quelques inconvénients,
mais ne pas permettre ce choix
— c'est-à-dire s'en tenir a l'idée
que chacun doit se conformer à
un horaire type de travail pour
la semaine et pour l'année —
c'est faire des exigences du sys-
tème industriel la préoccupation
sociale dominante, alorsquecelle-
ci devrait avoir pour objet les
moyens de permettre a l'individu
d'organiser son existence a sa
guise, ce que des hommesquiont
toujours le mot de liberté a la
bouche devraient non seulement
admettre, mais encourager.
J.-K. Galbraith
Le Nouvel Etat Industriel
pp. 371-2
On pourrait résumer brièvement les théories de Galbraith
en quelques points;
1. La forme d'organisation caracté-
ristique de la société industrielle n'est
pas la petite entreprise familiale, mais
la grosse société anonyme ayant en
général une gamme de produits assez
étendue, et sur le marche desquelselle
exerce une position dominante. C'est la
une évolution inévitable puisque l'éco-
nomie moderne implique la maîtrise de
techniques complexes et des investisse-
ments massifs.
2. La grande société anonyme n'est
que rarement dirigée par les actionnai-
res qui en sont propriétaires. Les dé-
cisions sont prises par une bureaucratie
très diversifiée fonctionnant selon un
mode plus ou moins collégial, que l'au-
teur baptise du nom de « technostruc-
ture ».
3. Manipulant d'énormes moyens de
production et gérée par une polysy-
nodie. la société anonyme est portée
a éviter le risque, et par conséquent a
rechercher les moyens d'échapper au
« verdict du marche ». Elle se prémunit
contre l'aléa du cote des facteurs de
production par l'intégration des entre-
prises fournisseurs, par le recours a
l'autofinancement, et par des accords
avec les syndicats. Du cotede la deman-
de, elle se protège du risque en multi-
pliant les entreprises de séduction du
consommateur. Enfin. le risque
d'a-coups conjoncturels est conjurepar
la politique « anticyclique » de l'Etat.
4. Si la « technostructure » n'avait
en vue que l'intérêt des actionnaires,
elle ne viserait que la maximisation du
profit. Mais elle n'a aucune raison de
faire preuve d'un tel altruisme. En fait
elle recherche la survie et le develop-
pementde la firme, ainsi que son auto-
nomie. Les critères qui serventle mieux
ces desseins sont la réalisation d'un
profit minimum, la croissance la plus
rapide du chiffre d'affaires, une place
a la pointe du progrès technique, et en
queue le versement d'un dividende qui
évite l'acrimonie des actionnaires.
5. L'entreprise privée prospérera
d'autant plus, et son personnel diri-
geant aura un moral d'autant plus
élevé que la nation désirera fortement
ce que l'entreprise privée peut lui
apporter, c est-a-dire des « choses ».
Désir, sans cesse stimule, maisd'autant
plus irrationnel que le niveau de pros-
périté purement matériel est élevé.
6. La société industrielle utilise beau-
coup de personnel hautement qualifie,
mais dans le même temps elle se révèle
incapable de lui offrir des buts réelle-
ment satisfaisants. La République des
chercheurs et des enseignants veut
autre chose que la consommation indé-
finie, et^elle devra utiliser le pouvoir
qu'elle détient de facto dans la société
pour faire prévaloir des finalités mieux
accordées aux besoins sociaux.
La Quinzaine littéraire, du I au 15 juillet 19(18
Galbraith : Comment s'affranchir de l'incertitude économique ?
J.K.G. Je n'ai pas dit : «non-
économiques ».
Placé <levunt la phrase litigieuse
(p. 431). Galbraith s'incline et se
corrige : J'aurais dû écrire « non
industriels » au sens île: extérieurs
ou hostiles aux préférences du sys-
tème industriel. Mais (/u'on ne
conclue pas de mon lirre (/ue je
tiens pour négligeables les pro-
blèmes de critères de choix. Je
pense seulement que tout ne se
ramène pas à des critères c/uan-
titatifs.
Vous série; d accord pour dire
que l'avantage du critère quanti-
tatif, c'est qu'il permet à la col-
lectivité de mesurer ce à quoi elle
renonce lorsqu'elle reclicrc/ie des
objectifs « qualitatifs » ?
Galbraith n'est pas contre, et
l'on passe à la question suivante :
Votre livre décrit l'affrontement
entre la « technostructure » t/uidé-
tient co/légialement le pouvoir éco-
nomique, et le « corps des éduca-
teurs et des scientifiques ». qui
participe à ce pouvoir, mais n'en
épouse pas les fins. Il semble que
pour vous le redéploiement des
ressources économiques vers des
demandes socialement plus utiles
implique une radica/isation de ce
J.K.G. Je considère en effet que
l'économie ne pourra être réorien-
tée que si une force supérieure à
la technostructure prend cons-
cience du caractère défectueux de
l'affectation des ressources et fait
prévaloir ses propres critères.
Pourtant en Europe, les inves-
tissements sociaux sont partout
en expansion, sans qu'ait eu lieu
le transfert de pouvoir dont vous
parlez ï
J.K.G. A mon avis, cela s'ex-
plique parce que la technostruc-
ture européenne a moins de pou-
voir, et corrélativement l'Etat dis-
pose de plus d'autonomie pouragir
en faveur des investissements so-
ciaux.
Votre livre contient à pro/ios de
la politique du loisir, une proposi-
tion (/ui me paraît fort intéressante
{voir encart) et /'aimerais savoir
si dans votre pai/s. cette idée a
éveillé un écho.
J.K.G. Absolument aucun. Ceux
qui ont parlé de mon livre-n'ont
discuté que mes thèses sur le
comportement des entreprises, la
technostructure, le rôle des scien-
tifiques et enseignants, etc.. mais
n'ont pas relevé la suggestion dont
vous parlez. Je serais curieux de
savoir comment réagiront les lec-
teurs français.
Comment rouc;-vous les rap-
ports entre le mouvement étudiant
dans votre pays et la force de
contestation que représentent pour
vous les enseignants et cher-
cheurs ?
J.K.G. Sur le plan personnel, je
voudrais tout d'abord dire que j'ai
tout lieu d'être reconnaissant en-
vers les étudiants, car ils ont appor-
té à mon livre une confirmation sur
un point où tout le monde m'avait
critiqué, à savoir l'antagonisme la-
tent entre l'Université et le système
industriel... Cela étant, nous nous
trouvons actuellement devant une
tension et une opposition où aucun
objectif ne se dessine encore clai-
rement. Mais il n'y a pas lieu d'en
être surpris, car il faut du temps
pour y parvenir. Rappelez-vous
combien, à la fin du XIX siècle,
les forces d'opposition au capita-
lisme étaient divisées entre les
réformistes, qui ne cherchaient que
l'amélioration du niveau de vie
ouvrier, les socialistes qui préco-
nisaient la collectivisation des
moyens de production, et les anar-
chistes, qui rejetaient en bloc toute
la société.
Pourtant /'insurrection des étu-
diants est un /)/iénomènc très gê-
nera/, t/iii déborde le cadre du sys-
tème industriel tel que vous l'ave;
(inuh/se à partir des Etats-Unis.
J.K.G. Si vous pense/, a la Fran-
ce, je vous dirai que je ne suis pas
surpris de voir les étudiants fran-
çais s'agiter. Aux Etats-Unis, c'est
l'intégration des universités dans
le système industriel qui a été
source de malaise. En France, le
même résultat a été obtenu par le
phénomène inverse, c'est-à-dire
que les étudiants avaient devant
eux un marché trop incertain —
sans oublier que Paris a une très
forte concentration d'étudiants où
le niveau de conscience politique
est élevé...
Pro/)os recueillis par
Bernard Caies
\
J.K. Galbraith
Le nouvel Etat industriel
Gallimard, éd., 424 p.
Une nouvelle forme d'équipement culturel
LE COLLÈGE GUILLAUME BUDÉ DE VERRES
réalisation
L'Abbaye, Verres — 91. Essonne — 925.39.80
26
THÉÂTRE
Réformes ou Conservatoire
A l'Institut d'études théâtrales
de la Sorbonne. au Comité de pré-
paration à une réforme de l'ensei-
gnement artistique de l'Institut
d'art et d'archéologie, au Syndicat
français des acteurs, à Villeurban-
ne et dans les multiples commis-
sions de travail qui ont siégé pen-
dant un mois dans les théâtres de
Paris et de province, un travail
considérable a été accompli en vue
d'une réforme générale de l'ensei-
gnement théâtral en France, condi-
tion première d'une restructura-
tion de la profession. Par la force
des choses et en dépit d'un effort
de coordination certain du S.F.A.,
le cloisonnement entre toutes ces
commissions a été à peu prés total.
Fait rem-trquable, on constate ce-
pendant, aujourd'hui, que la plu-
part de ces projets se recoupent
dans leurs grandes lignes aussi
bien que clans les modalités de leur
mise en application.
Au Conservatoire d'art drama-
tique de la rue Blanche, un proto-
cole a été établi dés la mi-juin. Il
a été le premier à recevoir l'appro-
bation de principe des directions
intéressées et à être présenté offi-
ciellement, au ministère des Affai-
res culturelles. La solidité et la
précision de ce projet s'expliquent
par la cohésion parfaite avec la-
quelle professeurs, élèves et admi-
nistrateurs se sont attelés à ce tra-
vail dès le début du mouvement
étudiant, la grève illimitée des
cours avec occupation des locaux
ayant été aussitôt décidée à l'una-
nimité par les 130 élèves (70 élè-
ves comédiens et (50 élèves techni-
ciens), les quatorze professeurs et
la totalité du personnel adminis-
tratif. Voici les principaux points
du projet :
Le Centre d'art dramatique
n'existe plus en tant que tel, et
devient une Ecole nationale supé-
rieure des arts et des techniques
du spectacle, ce qui signifie qu'elle
englobe officiellement, désormais,
les huit principales techniques
théâtrales et qu'elle formera, outre
des comédiens, des décorateurs,
des machinistes, des électriciens,
des maquilleurs, des costumiers,
des habilleuses, des régisseurs et
des administrateurs.
Sa gestion sera assurée par une
assemblée paritaire de professeurs,
d'élèves et d'administrateurs.
Dans le cadre d'une réforme ra-
dicale de la pédagogie, le comité
de gestion sera habilité à présenter
au ministère intéressé des person-
nalités choisies parmi les membres
les plus marquants de la profes-
sion, en vue de constituer des uni-
tés de travail souples, intégrant
l'ensemble des disciplines et appli-
quées à des thèmes de création
précis. Ainsi, chaque atelier sera
chargé de monter la pièce de son
choix, pendant une période limitée
à trois mois et les élèves, qui parti-
ciperont à l'élaboration de ces ate-
liers, pourront choisir librement de
s'intégrer à celui qui leur convient
le mieux en fonction du thème re-
tenu au départ.
Des disciplines nouvelles sont
introduites dont l'enseignement,
qui aura lieu le matin, sera dispen-
sé par des professeurs supplémen-
taires : mime, danse, chant, ex-
pression corporelle. Les après-midi
seront consacrées au travail d'ate-
lier.
Le concours d'entrée est aboli.
Il est remplacé par un entretien
entre le postulant et les membres
d'un jury de professeurs, d'élèves
de troisième année et de person-
nalités extérieures à l'Ecole. Au
terme de ce dialogue, où le postu-
lant sera invité à se définir, non
seulement sur le plan de la voca-
tion et des options esthétiques,
mais aussi sur ses qualités humai-
nes et intellectuelles, l'élève pré-
sentera une scène choisie par le
jury et qui sera la même pour tous
(ceci afin d'exclure définitivement
les finasseries et flagorneries aux-
quelles donne lieu le système d'au-
dition actuel).
La durée des études est de quatre
ans et comportera trois cycles. La
première année est probatoire :
l'élève, admis en qualité de sta-
giaire, pourra participer à la vie
des ateliers et se verra confier des
petits rôles. Au bout de cette an-
née, il devra s'engager pour une
durée de deux ans à suivre les
cours de l'Ecole et à collaborer
activement au travail des ateliers
dans la discipline qu'il aura choi-
sie. Le concours de sortie ainsi
que toute sanction de fin d'études
sont supprimés : à partir de la qua-
trième année, l'élève accédera au-
tomatiquement à la vie profession-
nelle, l'Ecole s'engageant à le
placer dans un théâtre.
Il va sans dire que si ce projet
est définitivement approuvé par le
ministère, comme tout porte à le
croire, il restera à régler les moda-
lités pratiques d'un plan de finan-
cement qui excédera largement le
budget actuel du Centre et cela
suppose notamment l'approbation
du principe du 1 % du budget na-
tional alloué aux Affaires culturel-
les que réclame instamment l'en-
semble de la profession. En tout
état de cause, il sera mis en appli-
cation dès la rentrée, l'année 1968-
1969 étant considérée comme une
année expérimentale. Il y a lieu de
noter que les élèves ont décidé,
avec une belle unanimité, de s'en
tenir au statut de stagiaires, quel
que soit le stade de leurs études,
pendant cette année expérimen-
tale.
De leur côté, les élèves du Conser-
vatoire d'art dramatique, en accord
avec l'U.N.E.F. (mais en l'absence
de leurs professeurs), viennent de
mettre sur pied une plate-forme
revendicative qui a pour point de
départ le préalable suivant :
1. Abrogation du Plan Fouchet,
c'est-à-dire rattachement de l'en-
seignement artistique au ministère
de l'Education nationale et non
plus au ministère des Affaires
culturelles et création d'une Uni-
versité des arts dans le cadre d'une
réforme générale de l'Université.
2. Abrogation de toute forme de
sélection par les concours d'entrée
et de sortie.
3. Nationalisation des écoles pri-
vées du spectacle.
4. Libertés syndicales et politi-
ques.
En ce qui concerne le fonction-
nement de leur école, les élèves
du Conservatoire demandent l'ins-
tauration d'une organisation tran-
sitoire destinée à préparer la
constitution de l'Université des
arts ; la remise en cause des pro-
fesseurs actuels, en raison de leur
mode de domination ; la participa-
tion des élèves à la nomination
de leurs professeurs, qui seront
amovibles et rétribués par le
Conseil budgétaire ; une gestion
budgétaire tripartite, comprenant
des professeurs, des élèves et des
administrateurs ; une gestion artis-
tique bipartite composée de pro-
fesseurs et d'élèves.
Les examens de fin d'année, or-
ganisés par les élèves, sont repor-
tés en juillet ou en septembre et
prendront la forme d'une audition
devant un jury composé de repré-
sentants de la profession.
Au Syndicat français des acteurs,
enfin, la commission d'enseigne-
ment a établi un protocole du mê-
me ordre destiné à être coordonné
avec les travaux des autres orga-
nismes et commissions spécia-
lisées.
On y retrouve les mêmes objec-
tifs prioritaires : création d'une
Université des arts regroupant les
diverses disciplines artistiques et
permettant une libre circulation
entre elles ; institution de trois
cycles d'enseignement ; cycle pro-
batoire commun à l'ensemble des
étudiants, futurs praticiens ou théo-
riciens, cycle d'apprentissage de
deux ans effectué sous forme
d'ateliers, cycle d'exercice de la
profession dans le cadre d'équipes
théâtrales auto-gérées et polyva-
lentes ; attribution d'un salaire ba-
sé sur le S.M.I.C. à tout postulant
à partir du premier cycle.
En attendant la mise en place de
cette Université des arts autono-
me et fondée à tous les niveaux
sur le principe de l'autogestion,
le S.F.A. demande la création im-
médiate de commissions paritaires
composées de représentants du
gouvernement, des étudiants et des
professionnels du spectacle ainsi
que de spécialistes des sciences
humaines. Ces commissions se-
raient chargées de l'étude et de la
mise en application des premières
réformes de l'enseignement théâ-
tral.
Adélaïde Blasquez
La Quinzaine littéraire, du 1 tin 15 juillet 1968
CINÉMA
Le cinéaste des intellectuels
i
Jean-Luc Godard
par Jean-Luc Godard
Coll. « Cahiers du Cinéma »
Pierre Belfond éd. 414p.
Jean-Luc Godard, 37 ans, petit
mince, lunettes fumées. C'est ainsi
que la presse américaine et assimi-
lée décrirait celui que François
Truffaut appelle le « premier
cinéaste du monde ». Sans aller
jusqu'à contester cette assertion il
est évident que Godard est le met-
teur en scène le plus interviewé de
l'histoire du cinéma. Personne
avant lui n'a fait couler autant
d'encre.
Le présent volume inaugure une
collection dont les objectifs sont
ainsi définis : « en réunissant textes
critiques, essais théoriques et inter-
la critique, et si je devais refaire
de la critique, ce serait encore pour
moi un moyen de me remettre à
faire des filins. »
Godard appartient à la première
génération de metteurs en scène à
bien connaître le cinéma. Enfant
de la Cinémathèque, cette dernière
a joué un grand rôle dans sa car-
rière. C'est là qu'il a appris le ciné-
ma en voyant pêle-mêle tous les
chefs-d'œuvre du 7e Art. A l'époque,
jamais, pratiquement, un metteur en
scène en exercice n'y mettait les
pieds. D'ailleurs la plupart des
cinéastes se vantaient presque de ne
jamais aller au cinéma prétextant
qu'ils n'avaient pas l'intention de
se laisser influencer par qui que ce
soit.
Godard a donc voulu faire du
nouveau, connaissant l'ancien. Il
riel très léger fit le reste, le cinéma
à la Godard était né.
Aujourd'hui Godard est devenu
le cinéaste officiel des intellectuels,
même monsieur Tout le monde sait
qui il est. De nombreux cinéastes
professionnels, amateurs ou en
puissance se réclament de lui. C-ela
n'empêche pas les malentendus,
bien au contraire.
Ainsi pour ce qui est de l'impro-
visation :
« J'improvise, sans doute, niais
avec des matériaux qui datent de
longtemps... Ce n'est pas de rim-
provisation, c'est de la mise au
point de dernière minute. »
C'est lui qui a l'initiative des
dialogues et non ses acteurs. Qu'on
ne s'y trompe pas, ses films sont
très préparés, même s'il n'a pas un
gros script à la main. Il est un peu
Jean-Luc Godard lors du tournage de son film la Chinoise.
views des principaux cinéastes de
notre temps, il s'agit de confronter
directement Fauteur à son œuvre,
ce qu'il écrit et dit aux sons et
images de ses films, son idée du
cinéma au cinéma qu'il pratique ».
Donc un livre de Godard sur Go-
dard. Au fond son 28e film —
puisqu'il en a fait jusqu'alors 27
de différents métrages.
Godard ne voit pas de différence
de nature entre un article et un
film. D considérait son premier ar-
ticle paru dans Arts comme aussi
important pour lui qu'A bout de
souffle. Il s'agissait avant tout de
s'exprimer.
« Je tournais déjà en faisant de
y est arrivé par tâtonnement comme
le prouve ce recueil de textes allant
de 1950 à 1957.
En tournant A bout de souffle il
croyait faire un petit film policier
réaliste comme Pushover, à la pro-
jection il découvrit très surpris que
son film n'avait rien à voir avec
celui de Richard Quine. Il aurait
voulu réussir des plans « beaux en
soi » comme chez Fritz Lang ou
Georges Franju, il s'aperçut qu'il
en était incapable, ne possédant
pas une technique assez solide. Il
décida alors, selon le précepte de
Cocteau, de se servir deses défauts.
L'apparition d'un nouveau maté-
comme ces orateurs qui parlent
sans notes mais ont déjà tout leur
discours dans la tête. Il aime seule-
ment les paradoxes et ne s'en prive
pas :
« Les trois quarts des réalisateurs
perdent quatre heures avec un plan
qui demande cinq minutes de tra-
vail de mise en scène proprement
dite : moi, je préfère qu'il \ ait cinq
minutes de travail pour l'équipe,
et me garder trois heures pour
réfléchir. »
Contrairement à ce que pensent
certains de ses admirateurs mala-
droits, Godard n'est pas du tout
un adepte exclusif de la caméra
à la main. Il a choisi cette méthode
de travail dans « A bout de sou/-
fle » uniquement parce qu'elle lui
permettait de réduire le tournage de
trois semaines. Il n'en fait pas pour
autant une règle : «le mode de tour-
nage doit être en accord avec le
sujet ».
Quand on lui dit qu'il est un
cinéaste moderne Godard répond
qu'il l'est infiniment moins que Jean
Renoir. Il se veut seulement un
cinéaste libre à l'image de l'auteur
du Testament du docteur Cordelier
et de la Règle du jeu dont chaque
film contredit et détruit le précédent,
n écrivit un jour à propos de celui
qui est son modèle :« Leseulmoven
de ne pas être en retard, c'est d'être
toujours en avance. »
L'indépendance de Godard est
connue. Aucun producteur, aucun
distributeur, ne lui donnent de re-
commandations impératives. Il est
admis, la profession sait que quoi
qu'il fasse, ce sera toujours du
Godard, denrée pour laquelle-ils
trouveront preneur.
Ce goût de l'indépendance joue
un grand rôle dans l'évolution de
sa carrière. Amateur de cinéma, il
adorait le cinéma américain qui lui
a donné envie d'en faire. Ensuite, ;
il a changé lorsqu'il a découvert
l'emprise économique du cinéma
américain. Aujourd'hui, il souhaite
la création de « deux ou trois Yiet-
nams » pour lutter contre cet empire.
Godard n'a pas renié ses admi-
rations d'autrefois mais régulière-
ment, pour défendre sa thèse, il en
arrive à prôner, souvent exagéré-
ment, le cinéma de l'Est, et par
extension tout film de petit budget
quel qu'il soit. Son attitude peut
paraître excessive à force d'être
systématique surtout quand on le
voit faire l'éloge de Skolimovski
et d'Eustache au détriment de
Minnelli.
Adepte forcené de la sincérité
conçue comme la vertu première
du cinéaste, Godard fait des films
comme on exécute une opération
de commando : « c'est à tous les
points de vue, financier, économi-
que, et artistique, la meilleure ima-
ge, le meilleur symbole de ce qu'est
un film dans sa totalité ».
François Truffaut déclare de son
ami Jean-Luc Godard : « // a tué
pour son compte les deux ou trois
pires choses que je sais du public :
l'indifférence polie, l'intérêt vague,
la condescendance amusée. »
Eveilleur de salles, Godard trou-
ve pourtant qu'il ne l'est pas assez.
Il déplore l'impossibilité de faire
des films vraiment politiques en
France.
« En France la politique est un
problême honteux. C'est un péché. »
La preuve : il n'y a jamais eu —
ou si peu — de films français sur
la résistance. Tabous à droite
comme à gauche :
« Si queU/u'un voulait faire un
film sur la vie d'un communiste,
il aurait les pires ennuis avec le
Parti. On lui dirait ce qu'il faut
faire et ce qu'il ne faut pas faire. »
C'est pour changer cet état de
choses, pour faire passer la réalité
au cinéma que Godard voudrait
être directeur des Actualités fran-
çaises. Son rêve depuis très long-
temps.
Claude R'nnec
28
TOUS LES LIVRES
Livres publiés du 5 mai
au 20 juin 1968
ROMANS
FRANÇAIS
Gaston Baissette
Isabelle de
la Garrigue
Julliard, 320 p., 20 F
Par l'auteur du « Soleil
de la Maguelone »,
un plaidoyer lyrique
pour le Languedoc libre
et sauvage.
Camaïeu
Le Mézail
Gallimard, 272 p., 18 F
Un roman proustien
et qui s'avoue pour tel.
Gilbert Cesbron
Des enfants
aux cheveux gris
Laffont, 276 p., 14,90 F
Quinze récits sur
l'éternel enfant qui
subsiste en chaque
homme.
Gabriel Chevalier
Brumerives
Flammarion, 352 p.,
18 F
Par l'auteur de
« Clochemerle ».
Jean-Marie Dallet
Les antipodes
Présenté par
Marguerite Duras
Coll. « Ecrire »
Seuil, 112 p., 3 F
L'enfer moderne, avec
sa réalité exécrée et ses
rêves invivables.
François Debré
La vingt et
unième Chinoise
Bourgois, 160 p., 15F
Un voyage poétique a
l'autre bout de la terre
et du temps.
Luc Estang
L'Apostat
Seuil, 352 p., 19,50 F
A la recherche de
Julien l'Apostat,
un écrivain
catholique découvre
sa propre époque.
Jacques et François Gall
Marie, le ciel ouvert
Grasset, 272 p..13.50F
Une odyssée bizarre, a
travers un pays accablé
par le soleil et
la sécheresse.
Jean-Michel Gardair
& moi
Editions de Minuit,
144 p., 13,35 F
Voir notre n° p. 12.
Romain Gary
Frère Océan, 111 :
La tète coupable
Gallimard, 304 p., 18F
A Tahiti, dans le
sillagede Gauguin.
Gilber Handache
L'œil de Cao Dai
Julliard, 320 p., 20 F
Un terrible
réquisitoire contre la
guerre du Viet-Nam.
Michel Joseph
D'un cœur égal
Gallimard, 368 p., 22 F
L'histoire, très
quotidienne, d'un
hommequi nesaitaquoi
accrocher sa vie.
Bernard de Kerraoul
La carapace
Julliard, 448 p.. 20 F
L'argentqui
protège et qui
corrompt...
Herbert Le Porrier
La demoiselle
de Chartres
Seuil, 272 p., 18 F
Un monde
ou les innocents
se révèlent coupables
au « second degré »
et les victimes,
victimes avant tout
d'elles-mêmes.
Jean Mabire
Les hors-la-loi
Laffont, 336 p., 17,10 F
La guerre d'Algérie
vue par un ancien
chef de commando.
Robert Marteau
Des chevaux parmi
les arbres
Seuil, 264 p., 15 F
Figures et scènes de
la vie villageoise.
Mireille Prigent
Devoir de vacance
Gallimard, 160 p., 9 F
Ou, selon le mot de
Pavese, la littérature
comme défense contre
les offenses de la vie.
Jean Roudaut
La chambre
Gallimard, 128 p., 7 F
Une rêverie éveillée
sur les peines
d'amours perdues.
Jean Sadinet
Les plaisirs du roi
Losfeld, 162 p., 30 F
A la recherche des
phantasmes perdus.
Marcel Sala
La porte aux
marionnettes
Gallimard, 256 p., 16 F
Dans une République
africaine, la faune
internationale et avide
face a l'Afrique
luxuriante et libre.
Andrée Sikorska
Musique dans le noir
Denoël, 184 p., 9,30 F
Un amour assez grand
pour survivre
au-delà de la mort.
Jean Sulivan
Bonheur des rebelles
Gallimard, 448 p., 28 F
Romans, récits et
nouvelles.
Jean Thibaudeau
Imaginez la nuit
Coll. « Tel Quel »
Seuil, 152 p., 15 f
« Entre le vide et
l'événement pur » ou
le processus de
l'écriture saisi a vif.
J.S. de Ventavon
Le coffret d'ébéne
Losfeld, 136 p.. 9.90 F
Modèle inavoué
du monde sensible,
le monde invisible...
Nouvelles.
Gilbert de Voisins
Le Bar de la Fourche
Mercure de France,
208 p.. 15.50 F
Un grand western
français.
Réédition.
Marguerite You rcenar
L'oeuvre au noir
Gallimard. 344 p., 20 F
Voir notre n° p. 3.
ROMANS
ÉTRANGERS
Tamas Aczél
Le Temps de la peur
trad. du hongrois
par Imre Laszlo
Gallimard, 328 p., 22 F
A Budapest, dans les
années 50...
Brendan Behan
L'Escarpeur
trad. de l'anglais
par P.-G. Claudel
Gallimard, 208 p., 14 F
Dans les bas-fonds de
Dublin.
Mikhaïl Boulgakov
Le Maître et Marguerite
trad. du russe par
Claude Ligny
Préface deS. Ermolonski
Coll. « Pavillons »
Laffont, 528 p., 24,90 F
Par l'auteur du « Roman
théâtral », mort en 1940
et considéré comme un
des maîtres de la
littérature russe
contemporaine.
Italo Calvino
Cosmicomics
trad. de l'italien
par J. Thibaudeau
Seuil. 160 p., 15 F
Récits de
science-fiction
oniriques.
Elias Canetti
Auto-da-fé
trad. de l'allemand
par Paule Arnex
Gallimard, 568 p., 35 F
Publié pour la première
fois a Vienne en 1950,
le chef-d'œuvre d'un
des pères du « nouveau
roman ».
Déjà publié en français
sous le titre
« La Tour de Babel »
(Arthaud).
David Ely
Panique organisée
Trad. de l'américain
par J. Hallet J. Lagrange
Flammarion, 288 p.,
18 F
Du bon usage de
la terreur.
Erich Fried
Les enfants et les fous
trad. de l'allemand
par J.-C. Schneider
Gallimard. 216 p., 12 F
Trente récits ayant pou r
thème la
recherche
d'une certaine vérité :
celle des fous ^
et des enfants. ^^
Denoël
PIERRE
MfflDES FRANCE
Pour
préparer l'avenir
propositions pour une action
1 volume 7 F
JEAN-JACQUES
SERVAN-SCHRE BER
Le réveil
de la France
mai/juin 1968
jDenoel
par l'auteur du DEFI AMERICAIN
L'ouvrage de base de toute bibliothèque
LITRE
" Une extraordinaire réus-
site, ce Littré ".
JEAN PAULHAN
de /'Académ/e Françoise
" C'est le plus beau tadeau
que l'on puisse faire à un
homme instruit et désireux
de s'instruire ".
MAURICE GARÇON
de l'Académie Françoise
"Cadeau royal et précieux"
FRANÇOIS MAURIAC
de /'Académ/e Française
"Brano pour le littré ! le
format, la différence de ca-
ractères, la marge spacieuse
où déborde le mot cherché,
la reliure, tout témoigne
d'une connaissance parfaite
de ce que l'on peut souhai-
ter d'un dictionnaire ".
MARCEL
JOUHANDEAU
la seule édition intégrale du célèbre
DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE
" Ce monument national " comme disait I>astcur,
ce "Iréanr de notre /<im;m>" (Le Figaro), cette
•'hible de l'homme cultivé" (Arts! est l'ouvrage de
base de tonte bibliothèque. Qui veut écrire ou
parler correctement le français doit se référer à
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La nouvelle édition C.alimard Hacliette, la vraie I
t;\ seule ! reproduisant scrupuleusement le texte
de l'ancienne devenue introuvable, lui est supé-
rieure par la clarté et la maniabilité, Kllc :\ été
adoptée par toutes les grandes bibliothèque*,, l'Aca-
démie, le Ministère île l'I'Cducation Nationale,etc...
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payer d'avance. Il suffit de remplir le bon de
commande ci-dessous et de l'adresser à la Librai-
rie IMLOTK, 122, rue de ('irenelle, pour recevoir
immédiatement les volumes sans frais de port et
d'emballage et avec droit de retour. Mais hute/.-
vous car les conditions de la présente oITre ne
peuvent être garanties (jne pour une quinzaine.
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•^ [ ] comptant à réception des volumes: 406 fr. | ] en 3 versements l
I ^ mensuels de: 135 Fr. 35 en 10 versements mensuels de: 45 Fr. \
I! Je garde le droit de vous retourner les volumes dans les 3 jours dans I
— leur emballage d'origine et serai en ce cas libre de tout engagement. '
Nom
Adresse
N' C.C.P. ou bancaire
Profession
Banque
O1
«I
Signature
^a Quinzaine littéraire, du 1 au 15 juillet 1968
Livres publiés du 5 mai au 20 juin 1968
Andréa Giovene
Autobiographie de
Giuliano di Sansevero
I. L'arbre de famille
Ti ad. de l'italien
par C. de Lignac et
H. de Manassy
Denoel. 288 p.. 16 F
La jeunesse d'un
aristocrate napolitain,
au début du siècle.
Ira Levin
Un bébé pour
Rosé ma ry
trad. de l'anglais
par E. Janvier
Laffont. 288 p.. 14 F
Adapte pour l'écran
par Roman Polanski.
Robert Neumann
Les Enfants de Vienne
Trad. de l'anglais
par M. Duhamel et
S. Henri
Gallimard, 240 p., 12 F
A Vienne, en 1945.
le drame des enfants
de la gJerre.
Aldo Palazzeschi
Le Doge
trad. de l'italien
par S. de Vergennes
Flammarion,
208 p., 12 F
Un poème satirique,
tendre et libertin
a la gloire de Venise.
Mario Soldati
L'enveloppe orange
trad. de l'italien
par V. Colombani
Pion, 256 p., 20, 70 F
Hommes, femmes,
amours et paysages
italiens.
R. Del Valle-lnclan
Jardin ombreux
Trad. de l'espagnol
par Bernard Sesé
Gallimard. 176 p., 10 F
Nouvelles inspirées
des légendes et faits
divers de la
Galice féodale.
POÉSIE
Marc Alyn
Nuit majeure
Coll. « Poésie »
Flammarion,
96 p., 7,50 F.
Anthologie de la
poésie roumaine
Sous la direction
d'Alain Bosquet
Seuil. 288 p., 29 F
André du Bouchet
Ou le soleil
Mercure de France.
96 p.. 26 F.
Jean Perol
Le cœur véhément
Gallimard. 148 p.. 12 F
Poèmes en prose.
Jacques Reda
Amen
Gallimard, 80 p.,
BIOGRAPHIES
MÉMOIRES
Art nu r Adamov
L'Homme et l'enfant
Gallimard. 256 p.. 14 F
Voir ce n p. 10
Théo Aronson
Les Bonaparte
20 hors-texte
Fayard. 370 p.. 26 F
La vie privée d'une
famille dont les
membres ont essaime
dans le monde entier.
Constant Burmaux
D'humour et d'amour
Seghers. 136 p.. 9.90 F
Le journal d'un homme
vieillissant a qui la vie
devient chère.
Alain Guerm
Le Général gris
Julliard. 384 p.. 20 F
Le général Gehlen,
vedette du
contre-espionnage
allemand depuis 26ans.
Jacques d'Hondt
Hegel secret
P.U.F.. 352 p.. 24 F
A la recherche des
sources cachées de
la pensée hégélienne.
Cornelia Otis Skmner
Madame Sarah
Bernhardt
Trad. de l'américain
par Philippe Jullian
16 p. de hors-texte
Fayard, 288 p., 24,50 F
George D. Painter
André Gide
Trad. de l'anglais
par Jean-René Major
Mercure de France,
232 p., 15,50 F
Le premier ouvrage
du célèbre biographe
de Marcel Proust.
Ricardo ROJO
« Che » Guevara, vie et
mort d'un ami
Trad. de l'espagnol
par M.-F. Rivière
Seuil, 223 p., 15 F
Un « Che » inconnu,
par son ami intime.
RÉÉDITIONS
CLASSIQUES
Actes du IV1 Congres
de l'Association
Internationale
de Littérature comparée
de Fribourg
Rédigés par François
Jost.
Mouton éd. 1460
et 692 p.. 2 volumes.
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350 spécialistes.
originaires
de 35 nations,
scrutent le phénomène
littéraire
Jean de Berge
L'Image
Ed. de Minuit, 30 F
Tirage limité a 1000 ex.
Un classique
de l'érotisme.
épuisé depuis dix ans.
César
Historiens de la
Republique, II
Introduction,
chronologie, traduction,
notes, bibliographie
par Gérard Walter
Bibliothèque de la
Pléiade Gallimard.
1216 p.. 4o F
Premier volet d'une sé-
rie dont le deuxième,
consacre a l'Empire,
paraîtra en 1 969.
Alexandre Dumas
Mémoires, Tome V
Edition établie et
annotée
par P. Josserand
Gallimard. 496 p.. 35 F
Ce volume termine
la publication
d'Alexandre Dumas.
Paul Eluard
Oeuvres complètes
Préface, chronologie
et avant-propos par
Lucien Scheler
Texte établi et annoté
par M. Dumas et
L. Scheler
« Bibliothèque
de La Pléiade »
Gallimard. 2 vol.. 1752
et 1520 p.. 115 F.
Henry James
Ce que savait Maisie
Trad. de l'anglais
par M. Yourcenar
Préface d'André Maurois
Coll. « Les Classiques
Pavillons »
Laffont, 400 p., 16,80 F
Réédition
Lamartine
Méditations
Introduction, notes,
variantes par
Fernand Letessier
16 reproductions
Garmer, 1 128 p.. 23 F.
Paul Lèautaud
André Billy
Correspondance
1912-1955
Le Bélier, 241 p., 39 F.
Tite-Live
Salluste
Historiens romains :
Historiens de la
République, I
Introduction,
chronologie, traduction.
notes, bibliographie
par Gérard Walter
Bibliothèque de La
Pléiade.
Gallimard,
1080 p.. 42 F.
HISTOIRE
LITTÉRAIRE
CRITIQUE
Frédéric Durand
Littérature danoise
Aubier- Montaigne.
364 p.. 24 F.
A la découverte
d'une littérature.
Gorki en France
sous la direction
de Jean Pérus
PU.F.. 316 p.. 35
Bibliographie des
oeuvres de Gorki
traduites en français
et des études et articles
sur Gorki publies en
France.
Roger Kempf
Sur le corps
romanesque
Seuil. 19? p . 1S I
U ne recherche
minutieuse et fascinée
de Marivaux a Proust,
de Rousseau a F laubett
Malcolm Low ry
Choix de lettres
trad de l'anglais
par Stizanne Kim
« Les Lettres Nouvelles»
Denoel. 392 p., 21.80 F
Les lettres de Lowry
écrivain .de 1 92S. a
1957. année de sa mort
SOCIOLOGIE
PSYCHOLOGIE
Eric de Dampierre
Un ancien royaume
Bandia
du Haut-Oubangui
Pion, 604 p., 62 F
Analyse historique et
sociologique d'une
société africaine
Thèse.
,Haim G. Gmott
Les relations entre
parents et enfants
Nouvelles solutions
a de vieux problèmes
Casterman, 248 p., 14F
Une série de conseils
concrets, tirés d'une
longue expérience
médicale.
Colette Gutman
Geneviève Rocard
Sois belle et acheté
(La publicité et les
femmes)
Coll. « Femme »
Gonthier,
192 p., 15,50 F
Un appel a la lucidité
des consommatrices.
Melanie Klein
Envie et gratitude
et autres essais
trad. de l'anglais
par Victor Smirnoff,
avec la collaboration
de S. Aghion et de
M. Derrida
Gallimard. 240 p.. 18 F
Travaux appartenant
a la dernière période de
l'œuvre de M. Klein.
Les Hommes devant
l'échec
Sous la direction
de Jean Lacroix
P.U.F.. 248 p.. 16 F
La signification de
l'échec pour
l'individu et pour
la société.
N. de Maupeou-Abboud
Les blousons bleus
1 dépliant. 5 photos
hors texte
A. Colin. 262 p.. 23 F
Etude sociologique des
jeunes ouvriers de
moins de 20 ans de la
région parisienne
Herta Orgler
Alfred Adïer
et son œuvre
trad de l'anglais
Alfred Sauvy
Les quatre roues
de la fortune
F la m mai ion
2n6 p.. Cl. ->0 F
L'automobile.
phénomène
sociologique.
Laurence \\ylie
Un village du Vaucluse
tiad de l'anglais
par Céline 7ms
Galhma rd. 4 1 2 p.. 28 F
Un « certain visage d'une
certaine France ». vu par
un professeur de
sociologie a Harvard
PHILOSOPHIE
M Bartheleiny-Madaule
Bergson
P.U.F.. 129 p.. 6 F
Le philosophe et
son oeuvre éclaires
par des extraits
de celle-ci.
Wilfrid Desan
L'homme planétaire
Prélude théorique
a un monde uni
trad. de l'anglais
par H. Hildenbrand
et A. Lmdenberg
Postface de K. Axelos
Coll. « Arguments »
Ed. de Minuit.
164 p., 15 F
La totalité humaine face
a la totalité cosmique.
Georges Dumézil
Mythe et épopée - T.l.
L'idéologie des trois
fonctions dans les
épopées des peuples
indo-européens.
Coll. « Bibliothèque des
Sciences Humaines »
Gallimard. 660 p., 50 F
Les fondements religieux
de l'idéologie
indo-européenne
et leurs prolongements
dans la littérature
et l'histoire.
Herbert Marcuse
L'homme
unidimensionnel
Traduction de M. Wittig
revue par l'auteur
Coll. « Arguments »
Ed. de Minuit.
280 p., 19.30 F.
Adam Schaff
Le Marxisme et
l'individu
A. Colin. 27? p.. 24.20 F
Une réévaluation
du ma rxisme par le
célèbre philosophe
polonais.
Hemnch Scnolz
Esquisse d'une histoire
de la logique
Préface de J Vuillenui
Aubier- Montaigne.
160 p . 16 F
Par un grand philosophe
allemand, mort en 19-.;f.
Adriana Zarn
L'impatience
d'Adam
trad de l'italien
ESSAIS
Nicolab Bjudy
Les grandes
questions juives
Préface de Robert Aron
Table Ronde.
366 p . !S h
Une étude
ethnographique.
historique
et sociologique
Lucien Gerardin
La bionique
Hachette.
256 p., 12.50 F
Bons Rybak
Psyché, Soma, Germen
Coll. « L'avenir de la
science »
Gallimard, 448 p.. 32 F
Une théorie générale
des ça use s de l'évolution
et de l'émergence du
psychisme humain.
Le réel et l'irréel
Ouvrage collectif
Ed. du Centurion.
240 p.. 17F
Mythes, aliénations
et réalités dans
le monde moderne.
François Richaudeau
Le processus de lecture
Denoel. 65 p., 17,60 F
Les raisons et les
moyens d'apprendre a
lire rapidement.
Paul Ricoeur
Gabriel Marcel
Entretiens
Aubier-Montaigne,
160 p.. 15 F.
HISTOIRE
Emmanuel Berl
La fin de la II!'
République -
10 juillet 1940
Coll. « Trente journées
qui ont fait la France »
Gallimard. 372 p.. 25 F
Un événement dont un
historien ne peut que
reconstituer
l'atmosphère,
l'accès aux archives
étant encore interdit.
Jacques Julliard
La IV Republique
Calmann Lèvy,
384 p.. 19.90 F
La F rance de la guerre
d'Algérie et des crises
gouvernementales.
Pat: ck Kessel
Le prolétariat
français - Tome I
de 1789 a 1864
Pic- . 544 p.. 34,?0 F
Les caractères
spécifiques de ce
pro'etanat naissant
30
Qflllll lûOr-i IC^F
Léon Poliakov Histoire de
RELIGION
oeu il, i y / p., i D r . Pamphlet par le fils
l'antisémitisme
du célèbre
Tome III : de
collectionneur
Voltaire à Wagner
Jean Chelim
et marchand
Calmann-Lévy, 512 p.,
Histoire religieuse
de tableaux.
27 F. La condition des
de l'Occident
Juifs au XVIII" siècle et
médiéval
Jean Hubert
les grandes étapes de la
20 cartes
Jean Porcher
réaction raciste du
A. Colin, 512 p., 42 F.
Wolfgang Fritz Volbach
XIX1' siècle.
Les origines du christianisme
L'Empire carolingien
381 ill. dont 194 en
Pierre Rocolle
occidental.
noir, 158 en couleurs
Pourquoi
et 29 en sépia
Dien Bien Phu ?
Jacques Duquesne
Gallimard. 404 p.. 120F
Flammarion,
Demain, une église
L'architecture, les
608 p., 35 F
sans prêtres ?
manuscrits a peinture.
La célèbre bataille
Grasset, 256 p.. 15 F.
les arts somptuaires.
replacée dans son
La crise actuelle
contexte géographique, historique, militaire et
du sacerdoce et les perspectives de l'Eglise.
Gabnele Mandel
hu ma i n .
Botticelli
Richard A. Gard
Préface de A. Chastel
Le bouddhisme
80 pi. en noir et
POLITIQUE ÉCONOMIE
24 reproductions dont 8 en couleurs Coll « Les Grandes
64 pi. en couleurs Flammarion. 19.50 F. Tout l'œuvre
Religions du Monde »
du peintre.
Pierre Belleville
Garmer. 304 p., 24 F.
Le laminage continu
Les innombrables
Robert E -L. Masters
Julliard. 384 p.. 20 F
aspects d'une religion
Jean Houston
La crise de la
qui compte 500 millions
L'art psychédélique
sidérurgie française
d'adeptes.
trad, de l'américain
par M. -A. Pim
Edmond Rochedieu
140 ill. dont 30
Jacques Bergier Bernard Thomas La guerre secrète du pétrole
Denoel, 240 p., 17 F Le dessous de la guerre
De l'Antiquité au Moyen-Age
24 reproductions dont 8 en couleurs Coll. « Les Grandes Religions du Monde »
en couleurs. Laffont. 192 p.. 5b F. Un mode d'expression qui a de profondes racines dans le passe et le présent.
du Vietnam et la guerre
Garmer. 336 p.. 24 F.
secrète du pétrole.
Thèmes et résonances
Georges Poisson
des religions
Le Val-de-Marne
Jacques Doyan
primitives.
Ed. de Minuit.
Les Viet-cong
574 p.. 60 F
Denoel, 320 p.. 19 F
Une étude historique
Un document détaillé et précis sur les paysans
ARTS
et artistique sur toutes les communes
du Sud-Vietnam.
de ce département.
Alfred Fabre-Luce L'or et la bombe
Calmann-Lêvy, 248 p., 12 F. Deux sujets brûlants : les problèmes
Alain Introduction a l'œuvre gravée de K.X. Roussel
accompagne de 23 dessins originaux en fac-similé et suivi d u n « Essai de
Jacques Salomon Vuillard
Avant-propos de John Rewald 144 ill. dont 77 en couleurs et 73
monétaires et la question nucléaire.
catalogue » par Jacques Salomon
en noir. 1 8 photographies
Mercure de France.
Gallima rd. 224 p..
John K. Galbraith
80 p., 180 F.
120 F.
Le nouvel Etat
A l'occasion de
industriel
(exposition Vuillard-
Trad. de l'anglais
Roussel au Musée
THÉÂTRE
par J.-L. Crémieux
de l'Orangerie.
CINÉMA
Br 1 1 h ar
I 1 II la (, .
Gallimard, 424 p., 28 F.
G. Demians
L'évolution du système
d'Archimbaud
Arthur Adamov
économique américain :
Histoire artistique
Théâtre IV :
de l'économie libérale
de l'Occident médiéval
M. Le Modéré -
a l'économie planifiée.
70 ill. 9 cartes
Le printemps 71
Armand Colin. 336 p..
Gallimard. 284 p.. 1 5 F.
Roger Garaudy
35 F. Pour les
Peut-on être
étudiants d'histoire
R. Borde. F. Buache
communiste
et pour le public
F. Courtade
aujourd'hui ?
cultive des touristes
Le cinéma réaliste
Grasset, 400 p., 19 F.
et visiteurs
allemand
A la recherche
d'expositions.
Nombr. photos
d'un modèle
Serdoc. 344 p.. 27 F.
spécifiquement français
Roger Garaudy
Un courant méconnu
du socialisme.
Pour un réalisme
du cinéma allemand
du XX siècle
d'avant-guerre.
Jean Schwoebel
(Dialogue posthume avec Fernand Léger)
La presse, le pouvoir
Grasset . 264 p., 18 F.
L'érotisme au cinéma
et l'argent
Une méditation
Supplément sur les
Seuil, 288 p., 19,50 F. Par le président de la
esthétique appuyée sur les manuscrits
cinq dernières années du cinéma mondial
société des rédacteurs
inédits de
257 illustrations
du « Monde ».
Fernand Léger.
Pauvert, 182 p., 39 F.
P. Viansson-Ponté
Jean Gimpel
Bernard Zimmer
Après De Gaulle, qui ?
Contre l'art et les
Théâtre - 1
Seuil, 288 p., 19,50 F.
artistes ou la
Préface de J. Giraudoux
Une question
naissance d'une
Table Ronde
brûlante.
religion
576 p., 23 F.
Bilan de juin
LES LIBRAIRES ONT VENDU
1 J.J. Servan-Schreiber
2 Roger Pnouret
3 Herbert Marcuse
4 Robert Kennedy
5 André Castelot
6 Hen ri Troyat
7 Marguerite Yourcenar
8 J.J. Servan-Schreiber
9 Gilbert Cesbron
10 Pierre Viansson-Ponte
Le réveil de la France (Denoel)
La France et le management (Denoel)
L'homme unidimensionnel (Ed. de Minuit)
Vers un monde nouveau (Stock)
Napoléon ( Perrm)
Le cahier (Flammarion)
L'œuvre au noir (Gallimard)
Le défi américain (Denoel)
Des enfants aux cheveux gris (Laffont)
Apres De Gaulle qui ? (Le Seuil)
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LES CRITIQUES ONT PARLÉ DE
1 Roger Nimier
2 N. Sarraute
3 Gide Martin du Gard
4 Patrick Modiano
5 Henry Roth
6 Claude Roy
7 Ch. de Rivoyre
8 Denis de Rougemont
9 Jean Grenier
10 Françoise Mallet-Jons
L'Etrangère
Entre la vie et la mort
Correspondance
La place de l'Etoile
L'or de la terre promise
La dérobée
Le petit matin
Journal d'une époque
La vie quotidienne
Pages de la nuit
Gallimard
Gallimard
Gallima rd
G jllimard
Grasset
Gallimard
Grasset
G JIII ma rd
Gallimard
Grasset
• Les critiques littéraires ayant été rares au cours des événements de mai
et au début du mois de juin, cette liste ne rend pas justice a un certain
nombre d'ouvrages intéressants ou importants parus justeavantcette période.
La Quinzaine littéraire, du 1 au 15 juillet 1968
31
du 20 Juin au 15 Octobre
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^/GALLIMARD
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Title
La Quinzaine litteraire
Issue
no.53
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Publication information
no.53