Le Monde Libertaire

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Le
MONDE
libertaire
Organe de la Fédération Anarchiste
3, Rue Terneaux - Paris (11 e)
Numéro spécial
Juin 1968 - 1 F
Sous les plis du drapeau noir
Les théoriciens distingués en sont tombés sur leur cul ! Ils
avaient noirci les pages des revues spécialisées pour nous expli-
quer le processus d'évolution qui, infailliblement, conduirait le
prolétariat des usines a une prise de conscience de son aliénation.
Ils avaient disserté sur l'union des travailleurs et des classes
moyennes, sur les vertus de l'outil parlementaire, sur les valeurs
morales nouvelles qui se dégagaient de la société industrielle.
Une poignée de jeunes gens la tête pleine de rêves géné-
reux, le cœur énorme, sont sortis en tumulte de leur école et
toute cette prose savante est apparue en plein jour avec son ca-
ractère dérisoire.
Les théoriciens se sont trompés. Ils n'ont pas été les seuls.
Les forts en thème qui sévissent dans les pages du « Monde », de
« L'Express », avec le sourire supérieur des imbéciles, les duettis-
tes de la télévision ou des radios nous avaient informés que le
temps des révolutions était révolu. Les « directions géniales » des
partis dits révolutionnaires et des syndicats ouvriers, calfeutrés
dans leurs immeubles cossus attendaient que la prophétie des
« maîtres géniaux » se réalise.
Il eût été dangereux il y a moins de deux mois, à la ville
comme aux champs, à l'école, a l'usine comme dans les clubs
bien, où des gens distingués discutent du socialisme en buvant le
thé, de parler de barricades, d'insurrection, de révolution.
On vous aurait regardé de haut, et si vous aviez eu le mau-
vais goût d'insister, on vous aurait traité d'analphabète-politique,
de demeuré, de zazou en quête d'exhibitionnisme.
Il a suffi d'un cri de colère, d'un geste de révolte, du refus
motivé d'une poignée d'étudiants pour précipiter le prolétariat
dans une lutte à laquelle personne ne croyait plus, pour dérégler
la lourde machinerie sur laquelle repose la société du profit, pour
que soit posé à la conscience de chacun le vrai problème qui est
celui de l'abolition du salariat, du profit, et en fin de compte de
l'Etat, qui est l'élément régulateur, centralisateur et coordinateur
de cette société industrielle de classes.
Lorsque les choses se sont gâtées, et qu'à l'appel de la rue,
le gouvernement a répondu par la trique, on a vu les profession-
nels de la politique, les professeurs de quelque chose, quelque
part l'affoler et s'aggriper au frein avec l'énergie du désespoir.
Mais les câbles ont cédé, le voile derrière lequel toute cette
faune, gâtée par la vie, abritait son confort économique et intel-
lectuel, s'est déchiré.
Alors la société moderne, ses notables, ses recteurs, ses bouf-
fons de cour, ses janissaires sont apparus sous le projecteur.
La société qui s'effondre était incarnée par des institutions
parlementaires qui prennent leur source dans le dialogue imbé-
cile de Socrate où il est question de la place de chacun dans la
société et que des professeurs abrutis par une université façonnée
par des recteurs nous ont obligés à ingurgiter sans tolérer que la
réflexion vienne rectifier les conneries de Platon.
Au centre de ces institutions, le parlement, creuset où vien-
nent barbotter tous les intérêts contradictoires des clans qui com-
posent la classe dirigeante.
Les hasards de la grève et de l'occupation ont braqué les
projecteurs de la télévision sur cet aquarium. Le spectacle fut de
.qualité et digne de la tragédie grecque, mère de la morale idiote
dont nous avons hérité.
Ces « représentants du peuple » réduits à la figuration par
un pouvoir qui les maîtrise, battent périodiquement des ailes pour
faire un peu de vent, afin de diluer l'atmosphère étouffante où
ils marinent en attendant la retraite, soutenus d'ailleurs par la
« considération » et les « honneurs » dont ils jouissent dans leur
sous-préfecture, ce qui les console du dédain où on les tient,
aussi bien dans le public que dans les allées du pouvoir.
Cette fois-ci, à travers la querelle qui opposait la droite et la
gauche, et dont la rue et son mouvement n'étaient que le prétexte,
c'est leur destin qui se jouait.
La rue grondait, la jeunesse remettait en cause la société, le
monde du travail se saisissait des usines. A la tribune un homme
fatigué enfilait des phrases creuses pendant que de l'autre côté
du fleuve un vieillard tapi derrière son palais attendait le verdict.
La majorité se cramponnait au pouvoir et a ses délices, de sa voix
fluette la minorité alignait des lieux communs qui ne passaient pas
la barrière. Tel professeur donnait la leçon à la majorité qu'il allait
quitter après s'en être nourri. Un huluberlu nous faisait part de
ses états d'âme, le coco de service jouait au grand méchant loup
a pattes de velours. Le centre, refuge de tous les requins de l'éco-
nomie et de la politique, piaffait d'impatience supputant les por-
tefeuilles, qui sont éphémères, mais qui garantissent les places
dans les conseils d'administration qui sont des nourritures plus soli-
des. Il n'a même pas manqué le Judas, œil sombre et barbe ins-
pirée, pour que la « Cène » fût complète et digne du pinceau
de Vinci.
Nous avons vu tout ce joli monde pérorer à grand renfort de
citations, prises dans nos meilleurs auteurs classiques, et nous
entendîmes (ce qui fut relativement consolant) Appolinaire, Hugo,
Péguy, sortirent de ces lèvres desséchées oar la frousse. Devant
son poste plus d'un auditeur dut penser a Louis Ferdinand Céline
et à l'emprunt qu'il eut pu faire à son œuvre pour souligner ses
sentiments devant ce spectacle douteux.
Tous ces personnages qui jouaient à s'arracher des voix étaient
si totalement pareils, qu'on en pût les interchanger sans altérer la
comédie. D'ailleurs c'est autre part, au sein des cartels économi-
ques, des directions des partis, des associations d'intérêts de tous
genres et de tous ordres que la pièce se jouait, et l'impuissance
comme l'inutilité de leur pantomime paraissait encore plus
pitoyable.
Le combat qui s'engageait et que la séance à la Chambre
soulignait, se jouait dans la rue et à l'usine, qui avaient pris le
pouvoir à la gorge. Mais la rue, comme l'usine, savaient-elles bien
ce qu'elles voulaient ?
Seuls les étudiants ont posé le problème sur la vraie base;
pour eux c'est la société qu'il faut rejeter et, pris d'une frénésie
de destruction, ils ont remis en question à la fois son économie,
sa structure et sa morale de comportement.
Us ont été incontestablement plus loin que les ouvriers qui,
eux, n'ont que timidement déposé la revendication, et pour les-
quels l'autogestion ou plutôt la gestion ouvrière reste un objet
étrange qui est à la fois attirant, dangereux, mystérieux, qu'ils ne
savent pas trop par quel bout aborder. En réalité les étudiants
nous ont rendu un grand et merveilleux service en reprenant le
vieux langage et en marchant sous les plis du drapeau noir sans
trop savoir ce qu'il représentait, ou plutôt en y accolant ce qui
était leurs sentiments propres, sans bien se soucier si cela
correspondait avec ce qu'en avaient dit les théoriciens de l'anar-
chie. C'est sympathique, bien sûr et, dans les rues, les gens qui
applaudissent soulignent cet aspect de la manifestation, symbolisé
par l'anarchie, ou plutôt par une certaine anarchie.
Mais, pas plus que l'occupation des usines la kermesse de la
Sorbonne n'est une fin en soi. Détruire est une négation et l'anar-
chie est un espoir, le seul espoir de l'humanité. Il faut détruire
l'Etat, mais il faut construire le lien fédéraliste de coordination.
Il faut détruire le capitalisme, mais il faut construire la gestion
ouvrière et mettre en place les rouages complexes qui permettront
aux hommes de se procurer les objets qu'ils désirent, et cela ne se
fera pas avec du spectacle, mais avec du travail judicieusement
réparti entre tous. Il faut trouver un lien moral pour mettre tout
à la fois en liberté et en sécurité.
Il faut aussi passer de la jeunesse à l'âge adulte de façon
harmonieuse et il y a parfois dans la revendication « jeune »
quelque chose de déplaisant qui a un ferment de classe.
Enfin, l'anarchisme collectiviste connaît la valeur de l'outil de
travail qu'est l'organisation, c'est-à-dire pour nous la Fédération
anarchiste et son journal « Le Monde Libertaire ».
C'est en répandant notre journal, c'est en serrant les coudes
autour de notre Fédération anarchiste, que les grains qui ont ger-
mé, sous les plis du drapeau noir, se lèveront pour la révolution,
non pas 'a révolution du verbe, mais la révolution dans les faits.
LE MONDE LIBERTAIRE
VERS LA REVOLUTION
Cela va faire bientôt quinze
jours que les étudiants occupent
les facultés. Si on a pu dire qu'il
régnait une certaine confusion,
c'est dû au fait, en grande par-
tie, que beaucoup de personnes
sont là en <( touristes »; mais en
réalité dès le début des commis-
sions de travail se sont créées,
des comités d'action ont vu le
jour dans tous les arrondisse-
ments, sur tous les plans de
l'activité humaine, de nombreu-
ses rencontres ont eu lieu et au-
ront lieu encore entre étudiants
et ouvriers dans les facultés,
dans les usines malgré l'inter-
diction formelle et physique des
responsables de la C. G. T. qui
craignent un contact entre
« leurs » ouvriers et les « aven-
turiers gauchistes ». Des tracts
d'explication et de mise au point
ont été distribués dans toutes
les couches de la population et
plus particulièrement dans les
professions libérales et chez les
artisans. Des meetings se sont
tenus dans différents quartiers,
et des affiches ont également mis
la population au courant des
événements.
Il est bien sûr trop tôt pour
se rendre compte si ce travail
d'information, de propagande et
de lutte est réellement efficace et
correspond à un besoin, mais dé-
jà le fait que la grande masse
des travailleurs soit décidée à
poursuivre la grève et les occu-
pations d'usine, bien que les di-
rigeants syndicaux et particuliè-
rement ceux de la C. G. T.
n'aient pas été favorables à cet-
te « détermination de la base »,
peut faire penser que la voie
prise actuellement est la meil-
leure possible et qu'il faut s'y
engager plus à fond.
On voit donc que dans leur en-
semble les éléments qui se sont
précisés sont assez constructifs,
et qu'il est important de les met-
tre en évidence de façon à mon-
trer que le mouvement révolu-
tionnaire qui s'est créé sponta-
nément est en train de s'organi-
ser et de déboucher sur des pro-
positions pratiques. D'ailleurs le
pouvoir ne s'y est pas trompé
qui tend à rassembler toutes les
forces politiques et syndicales
traditionnelles, qui se trouvent
dans la situation actuelle englo-
bés dans la réaction, et qui dé-
sire ainsi, en prévision du pro-
chain référendum, faire l'unité
politicarde contre la « pègre »,
les « étudiants » et les « anar-
chistes ». Malheureusement pour
lui il est peut-être trop tard, le
mouvement est déjà fort avancé,
l'allure générale prise paraît
maintenant irréversible. Et ce
qui est remarquable c'est qu'en
fin de compte aucun parti poli-
tique n'a encore pu vraiment
contrôler ce mouvement de ré-
volte qui se mue en mouvement
authentiquement révolutionnai-
re. Cela, ne nous empêche pas de
démasquer les manœuvres qui se
déroulent en ce moment, après la
tentative de récupération du
P. C. venant du P. S. IL, cha-
cun en a eu la démonstration lors
de la manifestation du 27 au
stade Charléty : le seul parti po-
litique représenté à cette mani-
festation syndicale était le
P. S. U. Coïncidence, quand on
sait que le bureau de l'U.N.E.F
est P. S. U. Ainsi Mendès et Roc-
card ont eu une présence remar-
quée. Mais n'oublions pas que le
référendum est proche et que l'on
peut envisager d'autres élections
à plus ou moins longue échéan-
ce, alors on se place. Mais dans
le fond je ne pense pas que le
mouvement se laisse prendre au
piège car chacun sait à l'inté-
rieur que la réelle valeur révo-
lutionnaire du mouvement se si-
tue dans ce refus des structures
traditionnelles. Jusqu'à mainte-
nant le mouvement a su empê-
cher toutes les infiltrations par-
tisanes, on l'a yu tout au début
avec la tentative de prise en
main par la F. E. R. (1), puis
par la tentative de récupération
dlu P. C., et il paraît décidé à
continuer dans ce sens. Si cela
se révèle exact je pense qu'il a
une chance de réussite, même si
cette réussite ne se concrétise
pas dans les jours, les semaines
ou les mois qui viennent. Rai-
sonnablement d'ailleurs on peut
difficilement penser que nous
puissions arriver assez rapide-
ment au résultat que nous es-
comptons, bien que le mouve-
ment depuis le départ ne man-
que pas de nous étonner.
Pratiquement comment pour-
rons-nous parvenir au but que
nous nous sommes fixé, et
d'abord quel est ce but ? Il est
sûr que nous abordons là un
problème extrêmement impor-
tant, le plus important d'ail-
leurs. En effet, si on laisse de
côté le fait qu'il nous faut dé-
truire ce qui existe actuellement
pour construire ce que nous dé-
sirons et que nous admettons ce
fait acquis — nous l'aborderons
dans la suite de l'article — il
nous faut, et c'est une obliga-
tion, définir ce que nous vou-
lons.
CE QUE NOUS VOULONS
Le but commun est le socialis-
me. Cette révolution sera une ré-
volution socialiste. Seulement où
apparaît la difficulté c'est lors-
que nous voyons les différentes
explications du socialisme. Outre
la séparation formelle entre le
socialisme autoritaire et le
socialisme libertaire, il existe au
sein du socialisme autoritaire de
nombreuses déviations sans que
l'on puisse dire exactement qui
est la déviation de l'autre. Quant
au socialisme libertaire il com-
prend plusieurs tendances mais
son unité de finalité et sa riches-
se diversifiée lui donne une for-
ce incontestable qui suplée à
son infériorité numérique dû à
rattachement au principe de la
minorité agissante des socialistes
libertaires.
Mais tout cela c'est de la
théorie, et ce qu'il nous faut
c'est que le problème se pose à
à l'envers. Actuellement nous
avons une force socialiste et il
reste, avec les composants de
cette force, à construire un so-
cialisme qui convienne à chacun,
n s'agit de faire et d'agir avec
les éléments existants, et non en
tirant des plans sur la comète
sans tenir compte des réalités.
Il existe déjà des grands points
d'accord que l'on peut dégager
et qui sont : La gestion directe,
la libre participation de chacun
donc dans toutes les entreprises
collectives humaines, et égale-
ment le fédéralisme comme
structure politique, un fédéralis-
me qui est compris comme étant
l'opposé et le contraire du cen-
tralisme étatique. Donc sur ces
bases larges et en même temps
précises nous pensons qu'il est
envisageable de déboucher sur
des propositions pratiques réali-
sables de suite. Déjà à l'inté-
rieur des facultés autonomes
nous voyons se dessiner une
application pratique de ces prin-
cipes, et nous devons constater
avec plaisir qu'ils remplissent
parfaitement leur rôle dans la
mesure où chacun joue le jeu et
en tenant compte de la réalité
de l'homme, réalité de ses qua-
lités mais aussi et surtout de ses
défauts.
Voilà le contenu socialiste, la
base plutôt, et qui existe à l'état
embryonnaire dans les facultés
autonomes et notamment à la
Sorbonne. Le travail qui reste à
faire maintenant consiste à coor-
donner tout cela de façon à créer
une organisation et surtout des
structures.
COMMENT CONSTRUIRE ?
Il est évident qu'il serait aber-
rant de vouloir construire quel-
que chose sans au préalable
l'avoir défini, et sans savoir si-
tuer cette construction par rap-
port à un état déjà existant.
C'est pour cela que nous pen-
sons, et on peut difficilement
faire autrement, que la lutte
première est celle qui consiste à
détruire la société existante. Tant
que n'auront pas disparu les ta-
res actuelles, l'exploitation de
l'homme par l'homme qui a créé
l'inégalité économique, le pouvoir
politique oppressif et tout ce qui
découle de cet état de fait, on
ne pourra rien construire de va-
lable.
Il est impensable d'envisager
de détruire cette société en vou-
lant la miner de l'intérieur, en
jouant son jeu. C'est elle qui
nous bouffera, et l'échec du Par-
ti Communiste en est une preu-
ve flagrante et irréfutable. C'est
pour cela que la lutte commen-
cée par le mouvement étudiant
est authentiquement révolution-
naire, parce qu'il refuse le ter-
rain de combat du capitalisme et
propose son propre terrain. Ce
terrain c'est la rue, les lieux de
travail, les facultés, et même
chez soi. Détruire c'est s'atta-
quer aux symboles, aux institu-
tions : l'Etat, les partis politi-
ques, les directions syndicales, le
capitalisme, les représentants de
l'ordre, etc. Et la société s'est
laissée prendre au piège. Elle n'a
pas eu d'autres parades que la
répression, répression violente
en comparaison des moyens mis
en œuvre par les étudiants pour
informer l'opinion de leurs dé-
sirs : tracts, affiches, meetings
improvisés et refus de reconnaî-
tre des règlements qui sont tout
simplement faits pour brimer
les aspirations les plus légitimes
des hommes (notamment en ce
qui concerne le problème sexuel).
C'est dans ce genre d'action que
s'est créé le mouvement du 22
mars qui, fidèle à son action,
entend poursuivre la lutte révo-
lutionnaire sans faire de compro-
mis avec qui que ce soit.
Il est temps de reconnaître les
révolutionnaires de fait des ré-
volutionnaires de salon, les sin-
cères des honnêtes, et les der-
niers événements ont ainsi obli-
gé certains à jeter publiquement
le masque (cf collusion P. C.-
De Gaulle). Il est grand temps
de choisir où est son camp.
La lutte révolutionnaire ne
doit plus se résumer à de lon-
gues théories plus ou moins fu-
meuses mais elle doit consister
à agir. Cette action devant se
faire sur tous les plans, et de-
vant être révolutionnaire.
VERS OU?
Il nous semble très important
de continuer la lutte révolution-
naire sur les bases définies plus
haut et aussi de faire en sorte
que toutes les tentatives de ré-
cupération partisane échouent.
De toutes façons, même en ad-
mettant que le mouvement s'ar-
rête là par essoufflement, les
barricades n'auront servi à rien,
une brèche est ouverte, une voie
est tracée. Nous savons que la
répression sera sévère en cas
d'échec à court terme, mais
nous saurons prendre nos
responsabilités comme nous sa-
vons les prendre actuellement en
dénonçant les provocateurs de la
police, qui tentent de nous dé-
considérer aux yeux de l'opinion
publique.
Cependant le pessimisme n'est
pas de mise. Les portes de la ré-
volution sont entrouvertes, à
nous de les ouvrir en grand.
Michel CAVALLIER
(1) Fédération des Etudiants
Révolutionnaires (trotskyste) ex
C. L. R. (Comité de liaison des
étudiants révolutionnaires).
Le pouvoir est maudit,
c'est pourquoi je suis anar-
chiste.
LOUISE MICHEL
IL A PARLE
Au moment de la parution de
ce journal, de Gaulle vient de
prononcer un discours de plus
à ajouter à la masse de tous
ceux dont il nous a abreuvés de-
puis dix ans et plus.
Certes nous savons, anarchis-
tes, et peut-être vous aussi qui
ne l'êtes pas, ce que vaut un
discours.
Vide de sens, neuf fois sur dix,
il faut entendre entre les mots
les intentions secrètes des maî-
tres jésuites qui les prononcent,
découvrir les arrière-pensées de
leurs auteurs.
Et là, il n'est plus question de
discours mais d'actes; là, les
appels à la démocratie et à la
volonté du peuple sont mis à
l'écart pour laisser la voix aux
grenades et aux mitrailleuses.
Laissant de côté toute la phra-
séologie coutumière au person-
nage, le rappel de ce mandat
qui lui a été donné par le pays
(42 'r compte tenu des absten-
tions), et qu'il remplira jusqu'au
bout, le plus clair de son dis-
cours est qu'il entend faire ré-
gner l'ordre.
Et nous savons ce que, dans
sa bouche, signifie faire régner
l'ordre. Les flics nous en ont
donné un aperçu.
Monsieur de Gaulle nous a
mis en garde contre le danger
d'une dictature de gauche, les
communistes ayant tôt fait se-
lon lui, d'absorber leurs parte-
naires de la F. G. D. S. au len-
demain d'un succès électoral des
uns et des autres, et le saint
homme voulant nous épargner
une pareille tyrannie continue-
ra à remplir son devoir, qui est
aussi sa mission.
Ce dont il oublie de nous par-
ler, c'est d'un autre danger sur
lequel il s'est montré plus dis-
cret : celui d'une dictature de
droite.
Résolument opposé à toute ty-
rannie d'où qu'elle vienne, nous
eussions aimé qu'il s'attardât à
nous entretenir de celle qui pèse
sur nous depuis dix ans, avec
la même éloquence dont il nous
a entretenus de celle qui pour-
rait nous échoir.
Nous eussions aimé qu'il nous
rappelât le bilan d'une France
dont les écoles sont livrées à
l'Eglise, où les décisions se
prennent en dehors du peuple
et à son détriment, en dépit de
prétendues consultations " com-
prenant deux questions amalga-
mées, qui concourent à les ren-
dre inintelligibles.
Nous eussions aimé qu'il nous
entretint de l'emploi de son
temps, depuis son départ pour
sa retraite de Colombey-les-deux-
Eglises. (Un chef d'Etat démo-
crate ne doit-il pas quelques
comptes à ceux qu'il nommé des
citoyens ?)
Cela nous aurait renseignés
sur certaines visites à des mili-
taires, jadis factieux (rien n'est
plus facilement factieux qu'un
militaire), cela nous aurait peut-
être appris qu'il peut y avoir
demain aux portes de Paris suf-
fisamment de troupes de paras
ou de légionnaires pour fusiller
la révolte comme Gallifet l'a fait
pour la Commune.
Le générai de Gaulle aurait
certainement fait montre de
moins d'assurance, s'il n'avait
pas eu celle de pouvoir mitrailler
la populace.
Il n'aurait pas maintenu avec
cette arrogance l'homme de la
haute banque à la tête du gou-
vernement.
Le jeu est clair, les batteries
démasquées, la lutte entre le
pays et le pouvoir est ouverte.
M. L.
La Fédération anarchiste communique :
• Devant le désarroi du gouvernement et les ridicules proposi-
tions du général de Gaulle,
• Devant la trahison de la C. G. T. et du P. C. qui soutiennent
le régime,
• Devant cette trahison désavouée par un grand nombre de
syndiqués et de militants,
• Devant la prise de conscience estudiantine, ouvrière et pay-
sanne,
Les Anarchistes réaffirment leur soutien à tous les étudiants,
travailleurs et paysans en lutte et les assurent de leur entière et
active solidarité.
Ils constatent en outre la justesse des méthodes qu'ils ont
toujours préconisées : la gestion de tout organisme par les inté-
ressés et non par de prétendus représentants.
LE MONDE LIBERTAIRE — Edition spéciale — Page 2.
Le grand divorce
« Son discours, on s'en fout ! »
clamaient les manifestants à tra-
vers les artères de la capitale.
Ne nous y trompons pas, ce
cri jailli des poitrines est plus
qu'un quelconque slogan, c'est
la formulation populaire du
grand divorce qui vient de s'ef-
fectuer entre la rue et le pou-
voir.
Ce divorce que les anarchistes
ont toujours proclamé, en dé-
nonçant les fragiles apparences,
cet abîme oui sépare le peuple
du gouvernement, même lorsque
celui-ci feint d'en appeler à ce-
lui-là, ce divorce, la population
vient d'en avoir la vague cons-
cience, conscience qui s'affirme
et se précise de jour en jour.
Elle comprend enfin ! qu'on ne
résoud pas le problème avec des
discours, qu'on ne couvre pas la
voix des revendications populai-
res avec des hymnes nationaux,
et qu'on n'apaise pas les colè-
res avec des changements d'éti-
quettes.
De Gaulle, lui, n'a rien com-
pris — sa vanité l'en préserve —•
aveugle à ce réveil de la pensée,
il continue à parler aux Fran-
çais, comme si ceux-ci en étaient
OÙ EST LA
CHIENLIT?
L'homme dont toute l'attitude
pourrait se traduire par cette
formule : « Moi la France » vient
une fois de plus de nous donner
la mesure de sa grandeur.
Par ses valets il avait fait dé-
clarer interdit de séjour un cer-
tain Cohn-Bendit, qui voulait ré-
pandre sur notre terre le crime
de penser : Délit sans précédent.
Un homme qui pense sous la
cinquième république. Quel scan-
dale !
Mettant à profit son absence,
le ministre de service fit décla-
rer indésirable le dangereux per-
sonnage et lui ferma les fron-
tières.
L'histoire pourrait se terminer
par l'épilogue bien connu : « Et
force resta à la loi. »
Le malheur (malheur pour no-
tre président et son laquais) vou-
lut que dans l'ocurrence les évé-
nements apportassent une petite
variante à la formule.
La loi qui — dit-on — est faite
pour être violée, s'accommoda de
cette éventualité, les frontières
furent traversées comme "la cage
d'un gardien de but français,
lors d'un match international, et
Cohn-Bendit put tenir au cœur
de la capitale une conférence de
presse retransmise par la ra-
dio.
Nous espérons pour Monsieur
de Gaulle et ses ministres qu'ils
n'auront pas manques d'être à
l'écoute et de mesurer tout à la
fois le caractère inexpugnable de
leurs décisions et le respect
qu'on leur accorde.
A-t-on songé où nous mènerait
l'extension du geste de Cohn
Bendit.
Que resterait-il de la bombette
française, des avantageuses com-
bines, des bénéfices exhorbitants
des grosses banques, dont les
hommes sont en place dans le
gouvernement, (Oh ! pardon M.
Pompidou...) si brusquement
l'ensemble des Français à l'instar
de ' Cohn-Bendit oubliait d'obéir
aux décisions des gouvernements,
s'abstenait de payer des impôts,
négligait de se rendre à l'ap-
pel sous les drapeaux, et ne con-
sentait pas à se laisser tondre
jusqu'à la peau par un patro-
nat dont la mansuétude va jus-
qu'à permettre à la classe tra-
vailleuse de ne pas mourir de
totale inanition ?
Oui, que deviendrions-nous en
vérité si, faisant montre d'une
pareille ingratitude, les citoyens
montraient quelque réticence à
reconnaître l'autorité sacro-sain-
te du gouvernement et a bénir
une police qui estropie leurs fils
et viole leurs filles !
Décidément ne laissons pas
Cohn-Bendit rentrer en France.
Mais j'oubliais qu'il y est.
HEMEL
encore au niveau intellectuel de
l'UNR moyen.
Or, même parmi ceux-ci, il en
est qui se rendent compte que le
régime branle dans le" manche,
que l'arrogance, la suffisance et
le mépris du peuple ont un ter-
me, et que le respect pour un
képi devient chose très relative
(les derniers événements l'ont
surabondamment prouvé).
De Gaulle aujourd'hui condes-
cend à entendre les revendica-
tions populaires, par la voix des
délégués syndicaux, mais il le
fait précisément dans un temps
où la voix même de ces repré-
sentants est contestée par ceux
dont ils sont mandataires (n'est-
ce pas Monsieur Seguy ?)
Brimés, trompés par le gouver-
nement, ils entendent ne pas
l'être par leurs propres organis-
mes, ils entendent ne pas voir
leurs revendications reléguées
sur des voies de garage.
Ils ont déplacé la lutte du ta-
pis vert à la rue, du maquis par-
lementaire à l'occupation des
usines et a l'émeute.
Le mouvement a pris de l'al-
lure et il sera bien difficile à
tous les vieux renards en place
ou avides de le prendre, de cal-
mer la fièvre du pays.
En vérité il faut que cette élite
soit bien niaise et bien ignoran-
te pour s'être laissée acculer à
cette impasse.
Elle aurait pu méditer sur l'a-
venture d'un certain Charles X,
auteur lui aussi d'ordonnances,
et qui lui aussi ne céda qu'à la
force.
Aussi stupide que de Gaulle il
crut sauver son régime par un
renforcement de son pouvoir.
Il était trop tard.
Le peuple réclamait son départ
sans retour.
De même, dans la situation
présente, le gouvernement se
tromperait lourdement s'il cro-
yait obtenir par l'autorité des or-
ganismes syndicaux, ce que ce
peuple refuse de l'autorité de
l'Etat.
L'heure n'en est plus aux tours
de prestidigitation politique et à
celle du « passe moi le séné, je te
passe la rhubarbe».
Un accord conclu entre les con-
fédérations syndicales et les te-
nants du régime, sera-t-il pour
autant agréé par les étudiants
qui ont investi la Sorbonne, par
les ouvriers qui occupent les_usi-
nes et par les paysans qui mani-
festent devant les préfectures.
Les uns et les autres refuse-
ront, peut-être, de souscrire à
une mouture, à l'élaboration de
laquelle ils ont été soigneuse-
ment écartés.
Ceux-ci, selon un mot qui fait
fortune, constituent des incon-
trôlés, lis ne relèvent de l'auto-
rité et des ordres de qui que ce
soit; ils ont trop subi et l'une et
les autres pour consentir à les
subir davantage.
C'est en cela que le mouve-
ment qui secoue le pays est ty-
piquement révolutionnaire.
Il n'entend pas accorder aux
uns ce qu'il refuse aux autres,
renverser Charles X pour héri-
ter Louis Philippe.
Les revendications vont bien
au-delà des limites auxquelles
veulent les circonscrire certains
(entre autres la C. G. T., qui
s'essouffle à suivre le mouve-
ment après l'avoir désavoué, et
qui, dépassée par la base, essaie
de ralentir sa marche pour col-
ler à elle).
Mais alors c'est l'anarchie s'é-
criera le bourgeois épouvanté.
Pas de reprise du travail, l'é-
conomie paralysée, le pays sans
communications, sans transports
et bientôt sans vivres.
Non ! L'anarchie dans le sens
de désordre où vous l'entendez,
c'est le système bourgeois, capi-
taliste et étatique lui-même.
C'est lui qui porte la responsa-
bilité d'un monde aux deux tiers
sous alimenté, c'est lui qui porte
la responsabilité d'une économie
factice quand elle n'est pas cri-
minelle et qui repose sur un im-
mense gâchis, une économie qui
vend de la poudre de perlim-
pinpin et des France-Dimanche,
quand elle ne fabrique pas des
engins de mort.
Vous voulez rétablir l'ordre,
dites-vous ?
Quel ordre ?
Celui de milliardaires et de
Smig, de vieux travailleurs que
l'on trouve pendus dans leurs
carrés, de jeunes à qui l'on in-
culque la magnificence et la sa-
gesse du svstème, d'ouvriers a
qui l'on rogne le pouvoir d'a-
chat, dans le même temps où le
capitalisme gonfle ses bénéfices,
de politiciens qui prétendent
penser et décider pour autrui,
et des flics qui matraquent ceux
qui ne sont pas d'accord.
Celui d'un pouvoir qui trouve
des millions pour recevoir en
grande pompe les racketteurs in-
ternationaux, et qui trouve un
ministre pous signer un arrêt
d'expulsion contre Cohn Bendit.
Est-ce cet ordre là dont vous
avez la nostalgie ?
Nous pas.
Notre anarchie à nous n'est
pas dans cette façade qui camou-
fle mal, les combines, les tripa-
touillages, les prébendes des uns
et la misère du plus grand nom-
bre.
Notre anarchie à nous n'est
pas dans l'irresponsabilité d'une
population moutonnière condui-
te par des bergers et mordus par
des chiens, et menés vers de dou-
teuses bergeries, quand ce n'est
pas des abattoirs.
Notre anarchie à nous est dans
un ordre social qui ne descend
pas d'un temple royal ou parle-
mentaire, mais qui monte de la
prise de conscience de tous.
Notre anarchie à nous refuse
de s'en rapporter à la voix de
cénacles coupés de la masse,
ignorants de ses aspirations et
de ses besoins, mais à cette
masse elle même qui fait l'ap-
prentissage de son savoir dans
l'expérience de son effort et dans
la coordination de l'activité' de
chacune de ses branches.
Cela seul compte, et les événe-
ments présents nous en appor-
tent la preuve :
Le Chef d'Etat peut quitter la
France, la Chambre peut avancer
ses vacances, le gouvernement
peut ne pas siéger, qui s'en aper-
çoit ?
Mais que les cheminots débra-
yent ou que les boulangers se
mettent en grève et le pays est
paralysé.
Cela ne prouve-t-il pas sura-
bondamment, que ceux-ci sont
indispensables à la vie du pays,
alors que ceux-là ne sont que des
parasites ?
Vous voulez rétablir l'ordre, di-
tes vous.
Quel ordre ?
Si c'est celui que permettra à
tous de vivre dans la liberté, si
c'est celui qui anéantira toutes
les agitations superflues au bé-
néfice des activités réelles, avec
pour conséquence la diminution
des horaires de travail, si c'est
celui qui répartira les bienfaits
de la production humaine entre
tous les hommes, au lieu d'en
enrichir scandaleusement quel-
ques privilégiés, si c'est cet ordre
là que vous voulez non rétablir,
mais établir, nous aussi et c'est
pour cela que nous appelons à
voir disparaître tout le système
qui n'est qu'un désordre conti-
nuel et un mensonge permanent.
Proclamons l'irréversible divor-
ce que la nation vient de ressen-
tir et qui a transposé le problè-
jne des « Elysée », des « Palais
Bourbon » ou des « Sénat » à
la rue.
Qu'on en finisse avec ces ap-
pels à la majorité des Français
par voie de référendum, ces gri-
maces démocratiques, ces invita-
tions à un peuple souverain de
décider entre son pernod du di-
manche et son tiercé hebdoma-
daire de la réponse à faire à une
question, à laquelle il ne com-
prend rien (et à laquelle il n'y
a rien à comprendre) et dont il
jouera la décision au zanzi.
Qu'on en finisse de l'imposture
d'un régime qui, de loin en loin,
fait semblant d'accorder au peu-
ple un pouvoir, alors que les
choses se passent ailleurs et hors
de ses desiderata.
Qu'on en finisse de cette trans-
position de la volonté populaire
sur un terrain qui n'est pas le
sien, en des sphères qui lui sont
étrangères, par des personnes in-
terposés qui ne sauraient et ne
peuvent le représenter, que leur
cocarde soit rouge ou tricolore.
La réponse n'est pas dans les
paresseux bureaux de vote, mais
sur le lieu du travail, dans les
assemblées populaires, dans les
syndicats et dans la rue.
En dépit de la richesse des
truts et des consortiums, la puis-
sance est dans le peuple, puisque
ce n'est que par l'asservissement
du peuple, qu'il y a richesse des
consortiums et des trusts.
Si ce peuple avait la sagesse
d'ignorer ce gouvernement (dont
le seul rôle est de protéger ouver-
tement ou secrètement les inté-
rêts capitalistes). S'il avait la sa-
gesse de s'organiser parallèle-
ment à lui et dans le dédain de
son existence, la révolution se-
rait accomplie et avec elle s'éta-
blirait l'anarchie qui, selon le
mot du grand géographe Elisée
Reclus, est la plus haute ex-
pression de l'ordre.
Maurice LAISAXT
La pègre
Non ! il n'est plus temps de
protester, de nier et de mentir,
de prendre des mines patenôtres
et de froncer des sourcils brous-
sailleux sur des gueules de faux
-témoins.
Aujourd'hui l'opinion est sai-
sie et la bête démasquée.
La police s'est montrée sous
son véritable jour,- elle a matra-
qué les blessés, elle a frappé des
hommes à mort et c'est miracle
qu'il n'y ait pas eu de décès !
Elle s'est ruée en bête fauve
sur tout ce qui pouvait lui tom-
ber sous la main : manifestants,
passants, personnes rejoignant
leur domicile.
Elle a assommé de ses triques
une femme enceinte, elle a ci-
saillé les cheveux des filles
quand elle ne les violait pas, elle
a cassé des tibias à coups de
barre de plomb, elle s'est ruée
plus sauvagement encore sur
ceux qui tombaient à terre ou
s'évanouissaient, elle a fait écla-
ter les parties sexuelles sous ses
matraques, elle a stoppé les se-
cours et arrêté les infirmiers,
quand elle ne leur a pas fait
subir le même sort qu'à ses au-
tres victimes.
Tous ces faits, il est du devoir
de tout homme de le crier, de
le hurler à toute la population.
Il ne faut pas qu'il y ait un
Français qui l'ignore.
Il faui que l'on sache que qui-
conque se trouve face à un flic
est en danger de mort, que ce-
lui que l'on a devant soi est un
tortionnaire digne de toutes les
Gestapos ce sont les CRS eux-
mêmes qui s'en sont vantés et
qui scandaient leurs matraqua-
ges par ces paroles : « Eh bien !
oui nous sommes des SS. »
Et c'est pour cela que les
Français paient des impôts, pour
entretenir ces bêtes fauves, cer-
taines de leur impunité et dont
la férocité se complique de sa-
disme.
Combien de temps le peuple
tolérera-t-il l'existence de ces
brutes ?
RAUCIME
LE MONDE LIBERTAIRE — Edition spéciale — Page 3.
Le crépuscule du syndicalisme
La vie est mouvement, c'est
pour ne pas l'avoir compris que
les organisations syndicales dy-
namitées par la révolte sauvage
de la Sorbonne ont été projetées
dans une grève qu'ils ne vou-
laient pas, par les jeunes tra-
vailleurs des usines qui se sont
senti concernés par la violence
révolutionnaire qui en vagues
puissantes se répandait sur le
pays. Et depuis on assiste à des
tentatives dérisoires, souvent
contradictoires et incohérentes
des directions pour reprendre le
contrôle de la base.
Ce que ces gens-là n'ont pas
compris et ne pouvaient pas com-
prendre c'est que les méthodes
des organisations syndicales, au-
tant même que le gouvernement
ou la société capitaliste et son
régime économique, étaient remi-
ses en cause et que se glisser en
tête du torrent qui déferle sur
le pays les emporterait comme
des fétus. Et souvent dans leur
réaction réformiste et conserva-
trice, les syndicats n'ont été que
le reflet du monde du travail,
habitués à un rituel syndical à
la petite semaine sans risques
majeurs pour leur confort et qui
cahin-caha les maintenaient dans
une médiocrité économique ras-
surante.
Le premier mouvement de stu-
peur passé, l'insurrection de la
jeunesse des écoles a été ressentie
comme une injure. Que des jeu-
nes croient encore en la révolu-
tion qu'eux avaient condamnée
et parlent de transformer la so-
ciété, que les étudiants se pro-
posent de réussir ce qu'en deux
ou trois occasions mémorables
ils avaient loupé, fut reçu par
eux comme un affront.
Ces derniers jours on a beau-
coup injurié les dirigeants syn-
dicaux et comme tout ce qui est
excessif, ce jugement risque de
tomber à plat, tombera à plat
auprès des travailleurs des usi-
nes qui les connaissent mieux
qu'on ne les connaît au quartier
Latin.
Quelle que soit l'organisation à
laquelle ils appartiennent les
« bonzes » ont eu vingt ans en
1936 ou en 1945. Comme la jeu-
nesse actuelle ils ont vécu une
période exaltante où tout parais-
sait possible, puis comme ils
avaient été les meilleurs dans la
lutte tout naturellement ils ont
grimpé les échelon» de l'appa-
reil syndical. Alors une lente dé-
sagrégation a commencé. Pris
entre la 'revendication journaliè-
re harassante et les servitudes
politiques, leur but initial qui
était la révolution syndicaliste et
socialiste ne leur est plus appa-
ru que comme une hypothèse
lointaine, semblable à ces para-
dis qui sont la justification qu'on
se donne pour excuser les servi-
tudes qu'on accepte.
Usés par les luttes, les espoirs
déçus, maintenus en selle par
des succès éphémères, agréable-
ment chatouillés dans leur
amour-propre par les fauteuils
de velours rouge des innombra-
bles commissions où le pouvoir
a bien voulu qu'ils posent leurs
fesses et où ils font de la figura-
tion, ils ont perdu toute foi en
la révolution. Ce sont de braves
gens, dans la plupart des cas,
des honnêtes gens qui font leur
travail avec une conscience arti-
sanale. Bien sûr, aux moments
d'euphorie ils se réclament vo-
lontiers de l'anarchie, du socia-
lisme, du communisme avec des
accents attendrissants. « Moi,
tu sais, j'ai pas changé... s'il le
fallait... ! » Tu parles. Ou ils sont
réformistes, ou ils sont aux or-
dres d'un parti sur lequel ils se
reposent pour cet effort gigan-
tesque qui consiste à bouleverser
les structures. Certes dans le ca-
dre de la société capitaliste dont
ils sont à la fois le complément
et le régulateur ils font des
efforts louables pour installer le
moins mal possible des ouvriers
dans le cadre tracé par le régime.
Ils les défendent à travers la lé-
gislation qu'on leur a imposée
et qu'ils respectent trop souvent
avec un scrupule imbécile, com-
me si elle venait d'eux-mêmes.
Mais ce qui a pesé le plus sur
le comportement des organisa-
tions syndicales fut incontesta-
blement la présence d'un parti
communiste important et orga-
nisé, et surtout le caractère par-
ticulier de ce parti communiste
qui fait tache parmi les autres
partis communistes des pays dé-
mocratiques. Le parti communis-
te n'a pas seulement pesé comme
une chappe de plomb sur la
C. G. T. qu'il a réduit en un es-
clavage idéologique et pratique
étouffant, mais sa présence a éga-
lement paralysé toutes les autres
organisations syndicales. Il a été
pour les uns un espoir, pour les
autres une crainte où plutôt, il
a été à la fois un espoir et une
crainte pour toutes les organi-
sations syndicales. Paraissant à
son début, il y a quarante ans,
un organisme singulièrement
plus armé pour la révolution il a
rejeté par sa masse même et par
sa présence les organisations syn-
dicales vers le réformisme y com-
pris les organisations qu'il in-
fluençait. Puis son histoire faite
de crimes, de sang, d'iniquité, fit
de lui le barrage le plus sûr con-
tre la révolution, car pour ceux
qui le rejetaient il a introduit un
élément supplémentaire à l'équa-
tion révolutionnaire. Et sa pré-
sence a posé au mouvement ou-
vrier révolutionnaire ce terrible
problème de préparer la révolu-
tion face à l'Etat capitaliste et
son appareil, mais face égale-
ment au parti communiste et au
sien.
Bien sûr, la destalinisation
avait amené une détente chez
les naïfs et les imbéciles. Le com-
munisme avait changé ! Ce n'é-
tait plus ce jardinier qui au fur
et à mesure que des bourgeons
pointaient, coupait toutes les
branches qui avaient porté le
fruit. Nous n'avons jamais cru
à la transformation du parti.
Le parti communiste français fut
de tout temps le parti le plus
servile et le plus cruel de l'In-
ternationale communiste. Ayant
à sa tête des renégats du socia-
lisme qui avaient trahi entre
1914 et 1918 tels Frossard, cette
vieille canaille de Cachin, Mont-
mousseau et quelques autres,
pour se faire pardonner il devait
pendant quarante ans se mon-
trer le parti le plus aux ordres
de Moscou. Et si son histoire est
moins sanglante que d'autres!
c'est que les circonstances ne lui
ont pas permis de faire preuve
des talents pour lesquels il avait
vocation. Mais il suffit de se rap-
peler la libération, son attitude
lors de la condamnation de Mar-
ty par exemple, pour se rendre
compte de ce qu'il eut fait si les
circonstances l'eussent permis.
La C. G. T., grand corps ava-
chi est a.ux ordres du parti qui
de temps à autre lui inflige un
traitement de choc pour l'empê-
cher de s'assoupir tout à fait,
mais il se pourrait que le traite-
ment cette fois-ci soit trop fort
et que cette carne en crève. Mal-
gré ses scissions la C. G. T. a
réussi à conserver quelques per-
sonnages, K sans parti » ou PSU
qui sont là pour servir d'alibi.
Ils appartiennent à cette caté-
gorie de pauvres bougres dont je
parlais plus haut qui sont tenus
par le râtelier, et parfois par au-
tre chose. Parfois un homme s'é-
vade de cet univers concentra-
tionnaire et nous avons aujour-
d'hui quelques exemples, celui
de Barjonet est le plus probant,
encore qu'on puisse être étonné
qu'il ne découvre le caractère de
la C. G. T. qu'aujourd'hui, alors
qu'il a été nourri dans le sérail.
Disons-le, Barjonet pas plus que
Lebrun avant lui n'est récupéra-
ble, le bât qu'ils ont porté pen-
dant si longtemps sur leurs épau-
les leur ont profondément enta-
mé le cuir. Il suffit de lire dans
(( Combat » les déclarations de
« Vigier » et de « de Paquit»,
comme l'article de Jean Coin
pour voir qu'ils n'ont rien com-
pris, et qu'ils étaient en état de
ne rien comprendre de ce qui se
passe, aujourd'hui dans le pays,
et surtout des vices de structu-
res du parti. Ils ont cela de com-
mun avec les Trotskistes de tout
poil, qui veulent reconstruire à
côté du parti communiste un au-
tre parti ayant les mêmes struc-
tures, enfermé dans le même ga-
limatias marxiste, et qui abou-
tira, s'il grandit, aux mêmes dé-
formations. J'ai souvent écrit
que le trotskisme n'était suppor-
table que parce qu'il était de sur-
face médiocre mais que le grand
parti dont il rêvait aboutirait fa-
talement à une dictature sur le
mouvement ouvrier et les syndi-
cats.
Le caractère qu'a pris la C. G.
T. a commandé le développement
des autres centrales syndicales.
Force Ouvrière bien qu'ayant
conservé les structures de la pé-
riode de faste du mouvement ou-
vrier (la charte d'Amiens qui dé-
finissait le syndicalisme révolu-
tionnaire), est vidée de toute
substance révolutionnaire. Sa
craintive maladie du communis-
me l'empêche même d'avoir des
contacts avec cette dernière ce
qui l'a conduit à lui laisser le
champ libre. Elle est apparue
constamment au cours de cette
crise en retard et à la remorque
de l'événement. Même ses inten-
tions les meilleures ne sont pas
prises en considération par le
commentateur, par l'adversaire
comme par l'allié éventuel. Bien
sûr elle a constamment soutenu
l'UXEF et elle a été la première
à le faire. Mais cette position a
été entourée de telles circonlocu-
tions embarrassées, qu'elle n'en
a tiré aucun profit sérieux, et
c'est dommage car si cette cen-
trale, à laquelle j'appartiens, est
composée de militants du type de
ceux que j'ai définis plus haut,
elle est restée la centrale de la
liberté et de la fraternité en ce
sens qu'on peut s'exprimer libre-
ment en son sein et qu'elle ré-
pond toujours aux appels à la
solidarité agissante qui lui sont
lancés. Cette timidité l'a condui-
te à une maladresse qui est
exemplaire. Coincée entre la C.
G. T. qui groupe quelques fidèles
parmi les jeunes, la C.F.D.T. qui
par l'intermédiaire du P.S.U.
essaie de mettre l'embargo sur la
révolte de la Sorbonne; elle a été
dans l'impossibilité de compren-
dre et d'appuyer les éléments
jeunes, dont les conceptions sont
celles-là même de la Charte d'A-
miens. Dans cette organisation
qui possède ça et là de sol-
lides noyaux révolutionnaires, _et
qui était plus apte que la C.F.D.
T. ou la C.G.T. à comprendre
l'insurrection intellectuelle, le
frein a joué à fond.
Si la C.G.T. et F.O. sont des
organisations d'un autre temps
que l'événement emportera à
cette occasion où à une autre, la
C.F.D.T. revêt un tout autre ca-
ractère. C'est une organisation
neuve en ce sens, qu'après
une mutation qui l'a projetée
sous les feux de l'actualité, elle
prend un visage réaliste. Ses mi-
litants ont appris la leçon chez
les bons pères. Ils sont dans le
vent et la phraséologie révolu-
tionnaire ne les effraie pas. Mais
attention, à cœur chaud tête
froide. A leur dernier congrès les
héritiers de la plus vieille et la
plus efficace école de propagan-
distes du monde, ont prudemment
écarté toute référence à une
transformation révolutionnaire
de la société. La politique des
deux tableaux a été jouée une fois
de plus en alternance et la cen-
trale s'est maintenue une fois de
plus dans cette réthorique com-
plexe enfantée par l'Eglise .Di-
sons que ces gros malins ont
voulu goûter de l'unité de lutte
avec la C.G.T. et que ces con-
tacts leur ont laissé à la bouche
un goût amer. Bien sûr il s'a-
gissait de se confectionner un vê-
tement révolutionnaire tout neuf
mais avec les staliniens qui ne
font de cadeaux à personne, le
parrainage coûte cher et la
C.F.D.T. s'en est aperçu.
Il existe deux drames à la C.F.
D.T. Le premier est que la base
traditionnelle du syndicalisme
chrétien se hisse difficilement à
la hauteur de l'équipe brillante
qui anime cette centrale. Le se-
cond, que le rejet du syndicalis-
me révolutionnaire comme fina-
lité la met sous la dépendance
d'un parti politique quelconque
pour traduire à l'échelle du par-
lement des aspirations qu'elle se
refuse de régler dans la rue. La
gauche socialiste rejetée de la
C.G.T. et que F.O., toujours mé-
fiante envers les groupes politi-
ques tient à distance, essaie de
jouer dans le rôle moteur qui,
est celui du parti communiste
dans la C.G.T. La C.F.D.T. qui
essaie de se donner des allures
jeune et fringante, rongée par
tous les vices qui ont maintenu
sur place un mouvement syndi-
cal envahi par un dogmatisme
grégaire, est gagnée par une
sclérose qui depuis vingt ans dé-
sagrège tous les corps constitués
de la société.
L'occupation des usines a été,
il y a trente ans, le signal du
renforcement momentané de l'or-
ganisation syndicale dont les ad-
hérents atteignirent rapidement
un chiffre record pour l'époaue.
Je crains bien que cette fois-ci,
l'occupation soit le chant du
cygne d'un mouvement syndical
conduit à la bataille à coups de
pied au cul, incapable de tirer
une substance révolutionnaire de
lui-même, et si ouvertement à la
remorque des partis, du parle-
ment, d'un gouvernement quel-
conque, que la preuve de son
inutilité devienne une évidence
aveuglante.
On peut penser que l'attitude
des centrales syndicales a pro-
pos du protocole discuté avec le
gouvernement ne renforcera pas
leur prestige. Contrairement à ce
que prétend le provocateur Sé-
guy (plus stalinien que de rai-
son, et promis par sa position
aventureuse actuelle à des len-
demains difficiles au sein même
de son parti, au moment crucial
des bilans) les Centrales syn-
dicales avaient bel et bien ac-
cepté les propositions de Pompi-
dou, s'apprêtaient à les signer,
et seule la protestation ouvrière
qui les à fait reculer, leur fait
aujourd'hui maquignonner les
textes pour sauver la face.
Quelle que soit l'issue de la
lutte engagée, le problème de la
création d'une centrale révolu-
tionnaire est posé. Son contenu
doctrinal : la Charte d'Amiens
qui fut le trait d'union de tous
les rassemblements syndicaux de
l'histoire. Sa marque distincte :
son refus de toute compromission
avec l'Etat, et par conséquent
son rejet de toute participation
aux organismes créés par le ré-
gime capitaliste. Dans un syndi-
calisme rénové la discussion des
intérêts momentanés des travail-
leurs devra passer par des con-
tacts directs entre les fédérations
d'industrie et les organismes pa-
tronaux où d'Etat. Ces contacts
circonstanciels ne devant jamais
rejeter dans l'ombre ce qui est le
but initial, constant, permanent,
du syndicalisme : la suppression
du salariat et du patronat. C'est
à partir de ces bases doctrinales
que pourront être déterminées les
méthodes de gestion ouvrière du
patrimoine économique de la na-
tion, les méthodes de liaison en-
tre les industries par l'intermé-
diaire du lien fédératif. A ces
éléments classiques du syndica-
lisme, il faudra ajouter l'égalité
sociale et morale entre les diffé-
rentes fonctions que nécessite le
développement de la production
comme de la vie en société.
C'est la dernière chance du
syndicalisme dans cette période
de décrépitude et que seul le syn-
dicalisme révolutionnaire peut
replacer dans sa voix tradition-
nelle : la vocation gestionnaire.
Cette dernière chance il faut la
courir résolument car en dehors
de sa vocation révolutionnaire,
le syndicalisme par sa structure
propre est un élément indispen-
sable pour permettre à la révo-
lution sociale de lancer l'histoi-
re dans une direction différente.
Demain ne sera pas pareil
qu'hier ! L'évidence de ce pro-
pos éclate aux yeux de tous. Il
est temps, grand temps pour le
mouvement syndical d'y songer.
Ceux pour qui l'effort de rénova-
tion paraît trop pénible doivent
s'en aller. L'histoire est en train
de tourner une page du grand
livre de l'évolution humaine. A
la croisée des chemins, les trois
grandes centrales syndicales sont
guettées par le souffle puissant
de la foule. Ou elles se placeront
dans le vent, ou elles seront em-
portées par la bourrasque.
Maurice JOYEUX
LE MONDE LIBERTAIRE
3, rue Ternaux, PARIS (11e)
Tél. VOL 34-OS CCP 112S9-15 Paris
12 numéros
20,00 F
Le directeur de la publication :
MAURICE LAISANT
Imprimerie des Gondoles
4 et 6, rue Chevreul, Oi-Choisy-le-Roi
LE MONDE LIBERTAIRE — Edition spéciale — Page 4.
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