Le nouvel observateur

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le nouvel
EDITION SPECIALE
N< 183 bis • LUNDI 20 MAI 1968 • NUMERO SPECIAL • 1,50 F
OBSERVATEUR
, o
LE GENERAL DE GAULLE
/lu mieux, un .sursis
Ce qui peut faire reculer
de Gaulle
A
'heure où nous écrivons, de Gaulle
n'a pas encore parlé, les centrales
ouvrières n'ont pas encore décidé la grève générale, la coordination
entre tous les mouvements d'opposition n'est pas réellement faite.
Une constatation cependant s'impose qui ne saurait être démentie par
n'importe quel événement : la crise actuelle, et c'est la première fois
depuis dix ans, n'a pas seulement une dimension sociale. Elle a une
dimension politique. Les solutions que cette crise exige dépassent
largement la satisfaction de revendications sectorielles.
Surpris d'abord, complexés ensuite devant l'irrésistible poussée
d'un mouvement qu'ils n'avaient pas prévu, les partis de gauche ont
été conduits à réclamer la démission du gouvernement tout en décla-
rant ne rien vouloir imposer aux organisations d'étudiants et aux syn-
dicats ouvriers. Aussi, pendant quelques jours, ont-ils contribué à
donner l'impression qu'il y avait en France trois entreprises différentes.
L'insurrection étudiante, les grèves ouvrières se nourrissant de cette
insurrection et les états-majors de partis, qui tentaient de profiter de
ces deux mouvements pour changer le gouvernement.
Les partis de la gauche française ont ainsi rappelé ces leaders
socialistes italiens qui, en 1920, avaient laissé les syndicalistes faire
face, seuls, aux dramatiques conséquences des occupations d'usines.
Le pouvoir gaulliste a cru trouver son salut dans la dispersion des
forces qui s'opposaient à lui. Mais1 soudain une question de simple
bon sens est enfin survenue : comment forcer le gouvernement à se
retirer? On a découvert alors que personne ne comptait sur la voie
parlementaire, c'est-à-dire sur le vote d'une motion de censure. Il ne
restait que l'extension des mouvements de grève et la pression des
l.unHi 2l) mai 1%!' page 1
Cette édition spéciale du ((Nouvel Observateur» ne supprime pas notre numéro normal !
Nos lecteurs trouveront MERCREDI 22 MAI dans LE NOUVEL OBSERVATEUR :
• un récit complet des derniers événements
— à l'Elysée — au Conseil des ministres
— dans les usines — dans toutes les universités de France
et deux dossiers
— OUVRIERS ET ETUDIANTS
— FAUT-IL ACCEPTER LES EXAMENS ?
travailleurs. C'est alors qu'est survenue la proposition d'une action
concertée entre les formations politiques, les centrales ouvrières et
les mouvements d'étudiants.
Cette action doit évidemment avoir pour objectif la création des
conditions d'un renversement politique. Si les ouvriers et les étudiants
arrivent à comprendre vraiment, ce qui est difficile, que, finalement,
leurs intérêts sont communs, et si des partis profitent de la secousse
qui leur est infligée pour se rajeunir dans l'action, ces conditions
peuvent être effectivement créées. Mais il est non moins essentiel de
prévoir le cas où les forces de conservation l'emporteraient, provi-
soirement, sur les forces de contestation. Dans ce cas, il convient
de réaliser qu'il pourrait ne pas s'agir alors d'une défaite, que le pari
n'est pas entre le tout et le rien, que dès maintenant certains rapports
de force peuvent être modifiés et qu'à défaut du pouvoir certaines
"positions de pouvoir" peuvent être conquises. Les conquêtes, en
apparence réformistes, que la gauche peut arracher aujourd'hui ne
sont pas une fin mais un tremplin pour la future situation révolu-
tionnaire.
-
Q
«^ '
ue peuvent être ces conquêtes ?
Une centrale ouvrière, la C.F.D.T.,
nous en a donné très tôt une idée. Elle réclame en effet un accrois^
sèment considérable du pouvoir des syndicats dans les entreprises,
accroissement qui permettrait de poser les bases d'une véritable
cogestion. Il semble, en dernière heure, que la C.G.T. se rallierait
à une telle position. Sans doute, les formules utilisées sont-elles impré-
cises. Sans doute aussi, la participation des salariés à la gestion
économique soulève-t-elle des difficultés que l'on a mille fois inven-
toriées. Mais, quoi qu'il en soit, on va dans une direction précise :
il s'agit d'obtenir un changement qualitatif, radical, une nouvelle struc-
ture, et non plus simplement la satisfaction d'une revendication sala-
riale.
Dans les jours qui viennent, la définition précise de l'objectif
unitaire de la lutte est essentielle. Si l'ensemble des forces de contes-
tation n'y arrivait pas très vite, le gouvernement actuel aurait la pos-
sibilité de séparer leâ fronts, de combattre l'un, de traiter avec l'autre
et de "laisser pourrir" le dernier. Il faut maintenant mettre en com-
mun toutes les vérités. Les exigences des animateurs du mouvement
étudiant paraissaient irréalistes à la plupart des hommes politiques
de gauche, mais personne n'osait déclarer que la magnifique rébellion
universitaire pouvait s'enliser dans le verbalisme et buter, par exemple,
sur le problème des examens. Le programme de la C.G.T. paraissait
à la fois démagogique et trop exclusivement revendicatif, mais personne
n'exprimait la crainte que la vague des grèves pût déboucher sur de
laborieuses négociations sans aucun rapport avec l'ampleur du combat
engagé.
A
ujourd'hui, tout le monde « est
concerne • et les risques sont si
partagés que l'impératif de l'action unitaire doit prendre le pas sur
toutes les stratégies et les prudences.
Pour que le mot d'ordre : « Gouvernement, démission ! » ne soit
ni un vœu utopique, ni une entreprise d'état-major, il est évident qu'il
faut démontrer la solidarité de tous, étudiants, enseignants, ouvriers
et cadres, dons le combat pour des objectifs communs. Si ces objectifs
sont atteints,-t le gouvernement, dans la pire des hypothèses, ne pour-
rai': connaître qu'un faible sursis.
LE NOUVEL OBSERVATEUR
Les
"bourgeois
du
quartier Latin
témoignent
• Au lendemain de la nuit
du 10 mai, notre amie Eve-
lyne Sullerot, qui habite le
quartier Latin et avait été le
témoin écœuré des exactions
policières, rédigea un ques-
tionnaire qu'elle distribua
aux riverains des rues où
C.R.S. et gendarmes mobiles
s'étaient montrés le plus
« actifs ».
Ayant à peine commencé ce
travail, elle a déjà icçu une
menace de mort par lettre
anonyme et plusieurs lettres
d'injures obscènes sous en-
veloppes en franchise mili-
taire. En outre, un coup de
téléphone de la police (?) lui
a annoncé qu'elle allait être
arrêtée. Bien entendu, ces
menaces ne l'ont pas intimi-
dée et elle publie ici les tout
premiers résultats de son en-
quête qu'elle compte pour-
suivre activement.
Ceux dont les rues ont été dé-
pavées, les voitures brûlées,
les vitrines brisées, les façades
léchées par les flammes, ceux qui
n'ont pu dormir cette nuit si lon-
gue de mai, ces boutiquiers, ces
concierges, ces pères et mères de
famille, ici aisés, là prolétaires,
qui assistèrent de bout en bout à
ce drame, Jacques Paoli, anima-
teur d'< Europe NO 1 >, chercha,
avec une habileté consommée, à
les dresser contre les étudiants < pas
gentils > qui n'avaient pas de res
pect pour les sacro-saintes voitures
et les sacro-saintes chaussées. Leurs
témoignages, nous avons cherché à
les recueillir. Il a fallu courir de rue
en rue et grimper les étages — et
cette enquête est loin d'être ter-
minée. Voici un premier état de ce
qu'ont établi et signé ces bourgeois
qu'on voulait «non concernés > :
1° Certaines barricades ont, sous
leurs yeux, pris feu lorsqu'elles fu-
rent atteintes par des projectiles
lancés par la police : 132 témoigna-
ges en ce sens, tous émanant de
personnes habitant au-dessus des
six ou huit premières barricades
attaquées par la police. Par la suite,
s'avisant que le feu protégeait leur
letraite, les étudiants ont eux-mê-
mes allumé les dernières barrica-
des. Les engins lancés par la police
qui ont mis le feu éclataient avec
une lumière qui donnait à penser
qu'ils contenaient du phosphore.
2° Ceux qui cherchaient à se porter
'au secours de personnes isolées,
non armées, molestées par la po-
lice, où de blessés, se sont vu me-
nacer ou poursuivre, voire attaquer
à la grenade : 148 témoignages de
riverains, assortis de détails précis.
3° De nombreux domiciles prives
ont été violés par la police sans
mandat de perquisition : lli témoi-
gnages. Les C.R.S. ou gardes mo-
biJes sont montés jusqu'aux 5l et
6° étages, forçant les appartements,
entrant le revolver au poing.
4° Certains appartements particu-
liers ont été endommagés du fait
de la police : jets de grenades dans
les fenêtres, etc. : 127 témoignagss.
Grenades sur les balcons ou au
travers des fenêtres des gens qui
clamaient leur indignation ou qui
jetaient de l'eau sur les manifes-
tants pour les soulager des gaz
lacrymogènes. Plusieurs habitants
ont été blessés aux fenêtres ou sur
les balcons.
5° Ayant recueilli chez eux de nom-
breux jeunes gens grièvement bles-
sés ou asphyxiés, et hors de com-
bat, ils contestent les chiffres de
blessés étudiants donnés par le pré-
fet de police : 142 témoignages. Le
préfet de police annonçait 126 bles-
sés 'étudiants : nous en avions dans
nos appartements, dans l'état ac-
tuel de mon dénombrement, plus
de 500! Il a fallu souvent les gar-
der jusqu'à 8 ou 9 heures du matin
car un blessé pansé qui sortait d'un
immeuble était immédiatement de
nouveau assailli par la police.
EVELYNE SULLEROT
P.-S. — Les témoignages des rive-
rains qui n'ont pas reçu notre ques-
tionnaire peuvent être adressés à
Evelyne Sullerot, 95, boulevard
Saint-Michel. Prière d'indiquer lisi-
blement les nom et adresse. Aucun
témoignage ne sera publié sans au-
torisation. Indiquez éventuellement
si vous accordez cette autorisation.
Page 2 Spécial « Nouvel Observateur»
JEAN-PAUL SARTRE
« N'y renoncez pas! »
DANIEL COHN-BENDIT
Foncer dans la brèche
Un entretien de Jean-Paul Sartre avec Daniel Cohn-Bendit
imagination
au pouvoir
Daniel Cohn-Bendit : « Notre action
a prouvé que la spontanéité populaire
gardait sa place dans le mouvement social.
C'est elle qui permet la poussée
en avant, et non
les mots d'ordre d'un groupe
dirigeant. »
• JEAN-PAUL SARTRE. — En
quelques jours, sans qu'un
mot d'ordre de grève géné-
rale ait été lancé, la France
a été pratiquement paralysée
par les arrêts de travail et
les occupations d'usines. Tout
cela parce que les étudiants
se sont rendus maîtres de la
rue au quartier Latin. Quelle
est votre analyse du mouve-
ment que vous avez déclen-
ché? Jusqu'où peut-il aller?
• DANIEL COHN-BENDIT. — II a
pris une extension que nous ne
pouvions pas prévoir au début. L'ob-
jectif, maintenant, c'est le renver-
sement du régime. Mais il ne dé-
pend pas de nous qu'il soit atteint
ou non. Si c'était vraiment celui du
parti communiste, de la C.G.T. et
des autres centrales syndicales, il
n'y aurait pas de problème : le
régime tomberait en quinze jours
parce qu'il n'a aucune parade à
opposer à une épreuve de force en-
gagée par toutes les forces ou-
vrières.
• J.-P. S. — Pour l'instant, il
y a une disproportion évi-
dentev entre le caractère mas-
sif du mouvement de grève,
qui permettrait en effet un
affrontement direct avec le
régime, et les revendications
malgré tout limitées — sa-
laires, organisation du travail,
retraite, etc. — présentées
par les syndicats.
• D. C.-B. — II y a toujours eu un
décalag'e, dans les combats ou-
vriers, entre la vigueur de l'action
et les revendications de départ.
Mais il peut arriver que le succès
de l'action, le dynamisme du mou-
vement modifie, en cours de route,
la nature des revendications. Une
grève déclenchée pour une con-
quête partielle peut se transformer
en mouvement insurrectionnel.
Cela dit, certaines des revendi-
cations présentées aujourd'hui par
les travailleurs vont très loin : la
semaine de 40 heures réelle, par
exemple, et, chez Renault, le sa-
laire minimal de 1000 francs par
mois. Le pouvoir gaulliste ne peut
les accepter sans perdre totalement
la face et, s'il tient bon, c'est l'af-
Lundi 20 mai 1968 page 3
Jean-Paul Sartre : « Quelque chose est sorti de vous qi
société ce qu'elle est aujourd'hui. Cest ce que j'appeller*
frontement. Supposons que les ou-
vriers tiennent bon, eux aussi, et
que le régime tombe. Que se passe-
t-il ? La gauche vient au pouvoir.
Tout dépendra alors de ce qu'elle
fait. Si elle change réellement le
système — j'avoue que j'en doute —,
elle aura une audience et ce sera
très bien. Mais si nous avons, avec
ou sans les communistes, un gou-
vernement à la Wilson, ne propo-
sant que des réformes et des rajus-
tements mineurs, l'extrême-gauche
reprendra force et il faudra conti-
nuer à poser les vrais problèmes de
gestion de la société, de pouvoir
ouvrier, etc.
Mais nous n'en sommes pas là
et il n'est pas du tout certain que
le régime va tomber.
• J.-P. S.
Il y a des cas,
quand la situation est révo-
lutionnaire, où un mouvez
ment comme le vôtre ne s'ar-
rête pas, mais il arrive aussi
que l'élan retombe. Dans ce
cas, il faut essayer d'aller le
plus loin possible avant l'ar-
rêt. Que peut-il résulter d'ir-
réversible, à votre avis, du
mouvement actuel, à suppo
ser qu'il s'arrête bientôt ?
• D. C.-B. — Les ouvriers obtien-
dront satisfaction sur un certain
nombre de revendications matériel-
les et des réformes importantes de
l'Université seront opérées par les
tendances modérées du mouvement
étudiant et par les professeurs. Ce
ne seront pas les réformes radicales
que nous souhaitons, mais nous au-
rons tout de même un certain
poids : nous ferons des propositions
précises et on en acceptera sans
doute quelques unes parce qu'on
n'osera pas tout nous refuser. Ce
sera un progrès, bien sûr, mais rien
de fondamental ne sera change et
nous continuerons à contester le
système dans son ensemble.
De 1848 à 1968
De toute manière, je ne crois pas
que la révolution soit possible,
comme ça, du jour au lendemain.
Je crois qu'on ne peut obtenir que
des aménagements successifs, plus
ou moins importants mais ces amé-
nagements ne pourront être impo-
sés que par des actions révolution-
naires. C'est en cela que le mouve-
ment étudiant, qui aura quand
même abouti à une réforme impor-
tante de l'Université, même s'il
perd provisoirement de son éner-
gie, prend une valeur d'exemple
pour beaucoup de jeunes travail-
leurs. En utilisant les moyens d'ac-
tion traditionnels du mouvement
ouvrier — la grève, l'occupation de
la rue et des lieux de travail —,
nous avons fait sauter le premier
obstacle : le mythe selon lequel
« on ne peut rien contre ce régime ».
Nous avons prouvé que ce n'était
pas vrai. Et les ouvriers se sont
engouffrés dans la brèche. Peut-
être n'iront-ils pas, cette fois-ci,
jusqu'au bout. Mais il y aura d'au-
tres explosions, plus tard. L'impor-
tant, c'est que la démonstration a
été faite de l'efficacité des métho
des révolutionnaires.
La jonction entre les étudiants et
les ouvriers ne peut se faire que
dans la dynamique de l'action, si
le mouvement des étudiants et ce-
lui des travailleurs gardent chacun
son élan et convergent vers un
même objectif. Pour l'instant, il y
a une méfiance, naturelle et com-
préhensible, des ouvriers.
• J.-P. S. — Cette méfiance
n'est pas naturelle, elle est
acquise. Elle n'existait pas au
début du dix-neuvième siècle
et n'est apparue qu'après les
massacres de juin 1848. Avant,
républicains — qui étaient
des intellectuels et des petits-
bourgeois — et ouvriers mar-
chaiejit ensemble. De cette
union, il n'a plus été question
par la suite, même dans le
parti communiste, qui a tou-
jours soigneusement séparé
les ouvriers des intellectuels.
• D. C.-B. — II s'est tout de même
Page 4 Spécial « Nouvel Observateur»
passe quelque chose au cours de
cette crise. A Billancourt, les ou-
vriers n'ont pas laissé les étudiants
entrer dans l'usine. Mais le fait
que des étudiants soient allés à
Billancourt est déjà nouveau et im-
portant. Il y a eu, en fait, trois
étapes. D'abord, la méfiance ou-
verte, non seulement de la presse
ouvrière mais du milieu ouvrier.
On disait : « Qu'est-ce que c'est
que ces fils à papa qui viennent
nous embêter ? > Et puis, après les
combats de rue, après la lutte des
étudiants contre les flics, ce sen-
timent a disparu et la solidarité
a joué effectivement.
Maintenant, nous en sommes à
un troisième stade : les ouvriers et
les paysans sont entrés en lutte à
leur tour mais ils nous disent :
« Attendez un peu, nous voulons
mener nous-mêmes notre propre
combat !> C'est normal. La jonc-
tion ne pourra se faire que plus
tard si les deux mouvements, celui
des étudiants et celui des ouvriers,
gardent leur élan. Après cinquante
années de méfiance, je ne crois
pas que ce qu'on appelle le « dia-
logue » soit possible. Il ne s'agit
pas seulement de parler. Il est nor-
mal que les ouvriers ne nous reçoi-
vent pas à bras ouverts. Le contact
ne s'établira que si nous combat-
tons ensemble. On peut, par exem-
ple, créer des groupes d'action ré-
volutionnaire communs, dans les-
quels ouvriers et étudiants posent
les problèmes ensemble et agissent
ensemble. Il y a des endroits où ça
marchera et d'autres où ça ne mar-
chera pas.
• J.-P. S. —_ Le problème
reste toujours le même : amé-
nagements ou révolution.
Comme vous l'avez dit, tout
ce que vous faites dans la
violence est récupéré par les
réformistes d'une manière po-
sitive. L'UniversJté, grâce à
votre action, sera aménagée,
mais elle le sera dans le ca-
dre de la société bourgeoise.
• D. C.-B. — Evidemment, mais je
crois que c'est la seule manière
d'avancer. Prenons l'exemple des
examens. Ils auront lieu, cela ne
fait pas de question. Mais ils ne
se dérouleront sûrement pas com-
me avant. On trouvera une formule
nouvelle. Et, s'ils ont lieu une seule
fois de manière inhabituelle, un
processus de réforme sera engagé
qui sera irréversible. Je ne sais pas
jusqu'où ça ira, je sais que ça se
fera lentement, mais c'est la seule
stratégie possible.
Pour moi, il ne s'agit pas de faire
de la métaphysique et de chercher
comment se fera < la révolution ».
Je crois, je l'ai dit, que nous allons
plutôt vers un changement perpé-
tuel de la société, provoqué, à cha-
que étape, par des actions révolu-
tionnaires. Le changement radical
des structures de notre société ne
serait possible quq s'il y avait tout
à coup, par exemple, la conver-
gence d'une crise économique
grave, de l'action d'un puissant
mouvement ouvrier et d'une forte
action étudiante. Aujourd'hui, ces
conditions ne sont pas réunies. Au
mieux, on peut espérer faire tom-
ber le gouvernement. Mais il ne
faut pas songer à faire éclater la
société bourgeoise. Cela ne veut
pas dire qu'il n'y ait rien à faire :
au contraire, il faut lutter pas à
pas, à partir d'une contestation
globale.
La question de savoir s'il peut
encore y avoir des révolutions dans
les sociétés capitalistes développées
et ce qu'il faut faire pour les pro-
voquer ne m'intéresse pas vraiment.
Chacun a sa théorie. Certains di-/
sent : ce sont les révolutions du
tiers monde qui provoqueront l'ef-l
fondrement du monde capitaliste.
D'autres : c'est grâce à la révolu-y
tion dans le monde capitaliste que
le tiers monde pourra se dévelop-
per. Toutes les analyses sont plus
ou moins fondées mais, à mon avis,
sans grande importance.
Regardons ce qui vient de se pas
ser. Depuis longtemps, beaucouo
de gens cherchaient le meil'eur
moyen de faire exploser le milieu
étudiant. Finalement, personne n'a
trouvé et c'est une situation objec-
tive qui a provoqué l'expjosion. Il
y a eu le coup de pouce du pou-
voir, bien sûr — l'occupation de
la Sorbonne par la police —, mais
il est évident que cette gaffe mo-
numentale n'est pas seule à l'ori-
gine du mouvement. La police était
déjà entrée à Nanterre, quelques
mois plus tôt, et cela n'avait dé-
clenché aucune réaction en chaîne.
Cette fois, il y en a eu une que
personne n'a pu arrêter — ce qui
permet d'analyser ce que peut être
le rôle d'une minorité agissante.
Ce qui s'est passé depuis deux
semaines constitue à mon avis une
réfutation de la fameuse théorie
des € avant-gardes révolutionnai-
res > considérées comme les forces
dirigeantes d'un mouvement popu-
laire. A Nanterre et à Paris, il y
a eu simplement une situation ob-
jective, née de ce qu'on appelle
d'une façon vague < le malaise étu-
diant » et de la volonté d'action
d'une partie de la jeunesse, écœu-
rée par l'inaction des classes au
pouvoir. La minorité agissante a
pu, parce qu'elle était théorique-
ment plus consciente et mieux pré-
parée, allumer le détonateur et fon-
cer dans la brèche. Mais c'est tout.
Les autres pouvaient suivre ou ne
pas suivre. 11 se trouve qu'ils ont
suivi. Mais, ensuite, aucune avant-
garde, que ce soit l'U.E.C., la
J.C.R. ou les marxistes-léninistes,
n'a pu prendre la direction du mou-
vement. Leurs militants ont pu par-
ticiper aux actions de façon déter-
minante, mais ils ont été noyés
dans le mouvement. On les trouve
dans les comités de coordination,
où leur rôle est important, mais
il n'a jamais été question pour
aucune de ces avant-gardes de
jouer un rôle de direction.
Plus d'avant-garde
C'est le point essentiel. Cela
montre qu'il faut abandonner la
théorie de « l'avant-garde diri-
geante > pour adopter celle — beau-
coup plus simple, beaucoup plus
honnête — de la minorité agis-
sante qui joue le rôle d'un, ferment
permanent, poussant à l'action sans
prétendre diriger. En fait, bien que
personne ne veuille l'admettre, le
parti bolchevik n'a pas ««dirigé »
la révolution russe. Il a été porté
par les masses. Il a pu élaborer
la théorie en cours de route, don-
ner des impulsions dans un sens ou
un autre mais il n'a pas déclenché,
seul, un mouvement qui a été en
grande partie spontané. Dans cer-
taines situations objectives — les
actions d'une minorité agissante
aidant — la spontanéité retrouve
..sa place dans le mouvement social.
C'est elle, qui permet la poussée en
avant, et non les mots d'ordre d'un
groupe dirigeant.
•^J.-P. S. — Ce jju^ beau-
coup de^gens ne comprennent
pas, c'est que vous ne cher-
chiez pas_à_éiaborer un pro-
gramme, à donner à votre
mouvement une structure. Ils
vous reprochent de chercher
à « tout casser > sans savoir
— en tout cas sans dire —
ce que vous voulez mettre à
la place de ce que vous dé
molissez.
• D. C.-B. — Evidemment! Tout le
monde serait rassuré, Pompidou le
premier, si nous fondions un parti
en annonçant : < Tous ces gens-là
sont maintenant à nous. Voilà nos
objectifs et voici comment nous
comptons les atteindre... > On sau-
rait à qui l'on a affaire et on pour-
rait trouver la parade. On n'aurait
plus en face de soi l'« anarchie >,
le « désordre », l'« effervescence
incontrôlable >.
La force de notre mouvement,
c'est justement qu'il s'appuie sur
une spontanéité « incontrôlable »,
qu'il donne l'élan sans chercher à
canaliser, à utiliser à son profit
l'action qu'il a déclenchée. Aujour-
d'hui, pour nous, il y a évidem-
ment deux solutions. La première
consiste à réunir cinq personnes
ayant une bonne formation politi-
que et à leur demander de rédiger
un programme, de formuler des re-
vendications immédiates qui parai
Iront solides et de dire : < Voici la
position du mouvement étudiant,
faites-en ce que vous voulez! » C'est
la mauvaise. La seconde consiste à
essayer de faire comprendre la si-
tuation non pas à la totalité des
étudiants ni même à la totalité des
ii étonne, qui bouscule, qui renie tout ce qui a fait de notre
ti l'extension du champ des possibles. N'y renoncez pas ! »
manifestants, mais à un grand nom-
bre d'entre eux. Pour cela, il faut
éviter de créer tout de suite une
organisation, de définir un pro-
gramme, qui seraient inévitable-
ment paralysants. La seule chance
du mouvement, c'est justement ce
• désordre qui permet aux gens de
parler librement et qui peut débou-
cher sur une certaine forme d'auto-
organisation. Par exemple, il faut
maintenant renoncer aux meetings
à grand spectacle et arriver à for-
mer des groupes de travail et d'ac-
tion. C'est ce que nous essayons de
faire à Nanterre.
Mais la parole ayant été tout à
coup libérée à Paris, il faut d'abord
que les gens s'expriment. Ils disent
des choses confuses, vagues, sou-
vent inintéressantes parce qu'on
les a dites cent fois, mais ça leur
permet, après avoir dit tout cela,
de se poser la question : « Et
alors?». C'est cela qui est impor-
tant, oue le plus grand nombre pos-
sible d'étudiants se disent : « Et
alors?». Ensuite seulement, on
pourra parler de programme et de
structuration. Nous poser dès au-
jourd'hui la question : « Qu'allez-
vous faire pour les examens ? »,
c'est vouloir noyer le poisson, sa-
boter le mouvement, interrompre la
dynamique. Les examens auront
lieu et nous ferons des proposi-
tions, mais qu'on nous laisse un
peu de temps. Il faut d'abord par-
ler, réfléchir, chercher des formu-
les nouvelles. Nous les trouverons.
Pas aujourd'hui.
Une rentrée catastrophique
• J.-P. S. — Le mouvement
étudiant, vous l'avez dit, est
maintenant sur la crête de la
vague. Mais il va y avoir les
vacances, un ralentissement,
sans cloute un recul. Le gou-
vernement va en profiter pour
faire des réformes. Il va invi-
ter des étudiants à y partici-
per et beaucoup accepteront
en disant soit : « Nous ne
voulons que du réformisme »,
soit : <Ce^ n'est^ que^du ré-
formisme, mais c^est mieux
que rien et nous l'avons ob-
tenu par Ja force. » Vous au-
rez donc une Université trans-
formée mais les changements
peuvent très bien_n'être que
superficiels, porter surtout
sur le développement des
équipements matériels, des
locaux, des restaurants uni-
versitaires. tou£ cela ne
changerai^ rien au Fond du
système. Ce sont des reven-
dications que le pouvoir pour-
rait^ satisfaire sans que cela
mette le régime en question.
Pensez-vous pouvoir obtenir
clés ^aménagements » qui in-
troduisent réellement des élé
ments révolutionnaires dans
l'Université bourgeoise — qui
fassent, par exemple,_ que
l'enseignement^donné à l'Uni-
versité soit en contradiction
avec la fonction principale de
l'Université dans le régime
actuel : former des cadres
bien intégrés au système?
• D. C.-B. — D'abord les reven-
dications purement matérielles peu-
vent avoir un contenu révolution-
naire. Sur les restaurants universi-
taires, nous avons une revendica-
tion qui porte sur le fond. Nous
demandons leur suppression en tant
que restaurants universitaires. Il
faut qu'ils deviennent des restau-
rants de la jeunesse où tous les
jeunes gens, étudiants ou non,
pourront manger pour 1,40 F. Et
personne ne peut refuser cela : si
les jeunes travailleurs travaillent
dans la journée, on ne voit pas
pourquoi, le soir, ils ne dîneraient
pas pour 1,40 F. Même chose pour
les cités universitaires : nous de-
mandons qu'elles deviennent des
cités pour la jeunesse. Il y a; beau-
coup de jeunes ouvriers, de jeunes
apprentis qui souhaitent ne plus
habiter avec leurs parents mais qui
ne peuvent pas prendre, une cham
bre parce que ça coûte 30 000 F par
mois : qu'on les accueille dans les
cités, où le loyer est de 9000 à
10000 F. Et les fils de famille qui
font du droit ou Siences-po iront
ailleurs.
Sur le fond, je ne pense pas que
les réformes que pourra faire le
gouvernement suffiront à démobi-
liser les étudiants. Les vacances
marqueront évidemment un recul
mais elles ne < casseront» pas le
mouvement. Certains diront : < On
a manqué notre coup », sans cher-
cher à expliquer ce qui s'est passé.
D'autres diront : « La situation
n'était pas mûre. » Mais beaucoup
de militants comprendront qu'il
faut capitaliser ce qui vient de se
passer, l'analyser théoriquement, se
préparer à reprendre l'action à la
rentrée. Parce que la rentrée sera
catastrophique, quelles que soient
les réformes du gouvernement. Et
l'expérience de l'action désordon-
née, non voulue, provoquée par le
pouvoir, que nous venons de me-
ner, nous permettra de rendre plus
efficace l'action qui pourrait se dé-
clencher à l'automne. Les vacances
permettront aux étudiants de s'ex-
pliquer leur propre désarroi, qui
s'est manifesté dans ces quinze
jours de crise, et à réfléchir sur ce
qu'ils veulent et peuvent faire.
Quant à la possibilité d'obtenir
que l'enseignement donné à l'Uni-
versité devienne un < contre-ensei-
gnement » qui fabrique non plus
des cadres bien intégrés mais des
révolutionnaires, c'est un espoir
qui me paraît un peu idéaliste. L'en-
seignement bourgeois, même réfor-
mé, fabriquera des cadres bour-
geois. Les gens seront pris dans
l'engrenage du système. Au mieux,
ils deviendront les membres d'une
gauche bien-pensante mais ils res-
teront, objectivement, les rouages
qui assurent le fonctionnement de
la société.
Notre objectif, c'est de réussir à
mener un « enseignement paral-
lèle », technique et idéologique. Il
s'agit de relancer l'Université nous-
mêmes, sur des bases entièrement
nouvelles, même si cela ne doit
durer que quelques semaines. Nous
ferons appel aux professeurs de
gauche et d'extrême-gauche qui
sont prêts à travailler avec nous
dans des séminaires et à nous aider
de leur savoir — en renonçant à
leur position de « professeur » —
dans la recherche que nous entre-
prenons.
Nous pouvons ouvrir dans toutes
les facultés des séminaires — pas
des cours magistraux, évidemment
— sur les problèmes du mouve-
ment ouvrier, sur l'utilisation de
la technique au service de l'hom-
me, sur les possibilités offertes par
l'automation. Et tout cela non pas
d'un, point de vue théorique (il n'y
a pas un seul livre de sociologie
qui ne commence, aujourd'hui, par
la phrase : « II faut mettre la tech-
nique au service de l'homme) mais
en posant des problèmes concrets..
Cet enseignement aurait évidem-
ment une orientation contraire à
celle du système et l'expérience ne
pourrait pas durer longtemps : le
système réagirait vite et le mouve-
ment retomberait. Mais l'impor-
tant, ce n'est pas d'élaborer une
réforme de la société capitaliste,
c'est de lancer une expérience en
rupture complète avec cette société,
une expérience qui ne dure pas
mais qui laisse entrevoir une pos-
sibilité : on aperçoit quelque chose,
fugitivement, et cela s'éteint. Mais
cela suffit à prouver que ce quel-
que chose peut exister.
Nous n'espérons pasïaire une Uni-
versité de type socialiste dans notre
société, parce que nous savons que
la fonction de l'Université restera "
la même tant que le système tout
entier ne changera pas. Mais nous
croyons qu'il peut y avoir des mo
ments de rupture dans la cohésion
du système et qu'on peut en pro-
fiter pour ouvrir des brèches.
• J.-P. S. — Cela suppose
l'existence permanente d'un
mouvement « anti-institution-
nel » qui empêche les forces
étudiantes de se structurer.
Ce que vous pouvez repro-
cher à l'U.N.E.F., en fait,
c'est d'être un syndicat, c'est-
à-dire une institution forcé-
ment sclérosée.
• D. C.-B. — Nous lui reprochons
surtout d'être, dans ses formes
d'organisation, incapable de lancer
une revendication. La défense des
intérêts des étudiants est d'ailleurs
une chose très problématique. Quels
sont leurs « intérêts » ? Ils ne cons1!
tituent pas une classe. Les travail-
leurs, les paysans forment une
classe sociale et ont des intérêts
objectifs. Leurs revendications sont
claires et elles s'adressent au pa-
tronat, aux représentants de la
bourgeoisie. Mais les étudiants ?
Qui sont leurs < oppresseurs », si-
non le système tout entier ?
De nouveaux moyens
• J.-P. S. — Les étudiants ne x-
sont pas une classe, ^n effet: y
lis se définissent par un âge h\* ^
et un rapport au savoir. L'étn- \>
diant est quelqu'un qui, prr
définition, doit cesser, un
jour, d'être étudiant, dans
n'importe quelle société,
même dans celie dont nous
rêvons.
• D. C.-B. — C'est cela, juste-
ment, qu'il faut changer. Dans le
système actuel, on dit : il y a ceux
qui travaillent et ceux qui étudient.
Et on en reste à une division,
même intelligente, du travail so-
cial. Mais on peut imaginer un
autre système dans lequel tout le
monde travaille aux tâches de pro-
duction — réduites au maximum
grâce aux progrès techniques — et
où chacun garde la possibilité de
poursuivre, parallèlement, des étu-
des continues. C'est le système du
travail productif et de l'étude si-
multanés.
Il y aura évidemment des cas
particuliers : on ne peut pas faire
des mathématiques très poussées,
ou de la médecine, et exercer une
autre activité en même temps. Il
ne s'agit pas d'instituer des règles
uniformes. Mais c'est le principe
de base qui doit être changé. Il faut
refuser, au départ, la distinction
entre étudiant et travailleur.
Bien entendu, tout cela n'est pas
pour demain mais quelque chose
a commencé, qui se poursuivra né
cessairement.
• J.-P. S. — Ce qu'il y a
d'intéressant, dans votre ac-
tion, c'est qu'elle met l'ima-
,,,•
J
'gination au pouvoir. Vous
avez une imagination limitée
comme tout lejnionde,_mais
vous avez beaucoup plus
d'idées que vos aînés. Nous,
nous avons été faits de telle
sorte que _nous_avons une
idée précise de ce qui est pos-
sible et de ce qui ne l'est pas.
Un professeur dira : « Suppri-
mer les examens ? Jamais. On
peut les aménager, mais pas
les supprimer !_» Pourquoi ?
Parce qu'il a passé des exa-
mens pendant la moitié de sa
vie.
La classe ouvrière a_ sou-
vent imaginé de nouveaux
moyens de lutte, mais tou-
jours en fonction de la situa-
tion précise dans laquelle elle
se trouvait. En 1936, elle a
inventé l'occupation d'usines
parce que c'était la seule
arme qu'elle avait pour con-
solider et pour exploiter une
victoire électorale. Vous,
vous avez une imagination
beaucoup plus riche, et les
formules qu'on lit sur les
murs de la Sorbonne le prou-
vent. Quelque chose est sorti
de vous, qui étonne, qui
bouscule, qui renie tout ce
qui a fait de notre société ce
qu'elle est aujourd'hui. C'est
ce que j'appellerai l'extension
du champ des possibles. N'y
renoncez pas.
Copyright • le Nouvel Observateur -.
Lundi 20 mai 1968 page
Herbert Marcuse
• Vous reconnaissez - vous
dans la violence révolution-
naire qui a marqué certaines
manifestations des étudiants,
à Berlin et ailleurs, ou vous
sentez-voul dépassé par un
mouvement qui se réclame en
partie de vos idées ?
HERBERT MARCUSE. — En bon
citoyen, je n'ai jamais prêché la
violence. Mais je crois très sérieu
sèment que la violence des étu-
diants n'est que la réponse à la
violence institutionnalisée des for-
ces de l'ordre.
Je me reconnais dans les moti-
vations profondes d'une lutte étu-
diante qui s'attaque non seulement
aux structures périmées de l'Uni-
versité, mais à tout un ordre social
dont la prospérité et la cohésion
ont pour fondement l'aggravation
de l'exploitation, la compétition
brutale et une morale hypocrite.
Je crois que les étudiants se ré-
voltent contre tout notre mode de
vie, qu'ils rejettent les avantages
de cette société tout autant que
ses maux, et qu'ils aspirent à un
mode de vie radicalement nou-
veau : à un monde où la concur-
rence, la lutte des individus les uns
contre les autres, la tromperie, la
cruauté et le massacre n'auraient
plus de raison d'être. Un mode de
vie qui, pour reprendre les notions
de mon ouvrage « Eros et Civilisa-
tion >, mettrait réellement les ins-
tincts d'agression au service des
Les étudiants se révoltent
contre un mode de vie"
instincts de vie et éduquerait les j
générations jeunes en vue de la vie, t
non de la mort. —'
• Si telles sont les aspira-
tions des jeunes gens, com-
ment expliquez-vous qu'ils
aient pour héros « Che »
Guevara, Fidel Castro, Mao
ou Hô Chi Minh?
H. MARCUSE. — Les étudiants
ne sont pas pacifistes, pas plus que
moi. Je crois que la lutte demeure
nécessaire, plus nécessaire que ja-
mais, peut-être, si un nouveau
mode de vie doit devenir possible.
Les étudiants voient en < Che > ~\
Guevara, en Fidel Castro, en Hô
Chi Minh des figures symboliques
qui incarnent la possibilité non
seulement d'une nouvelle voie au
socialisme, mais aussi d'un nou-
veau socialisme exempt des métho-
des staliniennes.
• Tout en admirant la com-
bativité et le radicalisme des
étudiants, on peut s'inquiéter
du fait que le contenu de
leur mouvement demeure
souvent très confus. Com-
ment estimez-vous que ce
contenu puisse acquérir une
plus grande cohérence ?
H. MARCUSE. — Je vous répon-
drai en citant la déclaration que
vient de rendre publique un groupe
de philosophes et d'écrivains (Sar-
tre, Lefèbvre, Lacan, Blanchot,
Gorz, Claude Roy, etc.) et avec les-
quels je suis entièrement d'accord
lorsqu'ils disent, entre autres :
« Nous tenons à affirmer que, face
au système établi, il est d'une im-
portance capitale, peut-être déci-
sive, que le mouvement des étu-
diants, sans faire de promesses et,
au contraire, en repoussant toute
affirmation prématurée, oppose et
maintienne une puissance de refus
capable, croyons-nous, d'ouvrir un
avenir. »
Les étudiants n'ont sans doute
pas une vue précise et détaillée de
la société qu ils veulent — ce qui,
de toute manière, serait prématuré
et irresponsable de leur part —
mais ils savent parfaitement cé~\
qu'ils ne veulent pas et, dans la
phase actuelle, qui est de prépara-
tion, et non de révolution, cela
suffit. En ce qui concerne l'Univer-
sité, ils savent ce qu'ils veulent :
ils prennent au sérieux le principe
démocratique de l'autodétermina-
tion et ils veulent être éduqués à _
l'autodétermination.
• Faites-vous une différence,
et, si oui, laquelle, entre le
caractère oppressif de la so-
ciété opulente et le caractère
oppressif des sociétés colo-
niales ou néo-coloniales ?
H. MARCUSE. — L'oppression,
dans les pays coloniaux ou néo-
coloniaux, a toujours été plus bru-
tale que dans les métropoles, ce
qui n'atténue en rien la responsa-
bilité des métropoles quant à cet
état de fait. Les deux types d'op-
pression sont fondés sur l'exploi-
tation, mais l'exploitation dans les
métropoles est, pour la majorité de
la population bien pensante, plus
confortable. Encore que, dans les
métropoles mêmes, les ghettos dé-
montrent la brutalité fondamentale
du système et la pauvreté abjecte
que continuent de contenir les so
ciétés opulentes.
Dans celles-ci, l'oppression ne
pourrait être abolie que par le ren-
versement d'un système efficace et
bien organisé offrant un niveau de
consommation élevé à ceux qui s'y
intègrent; dans les pays dépen-
dants, au contraire, abolir l'oppres-
sion signifie renverser des gouver-
nements corrompus et impopulai-
res, maintenus en place par les
métropoles.
Bien qu'elle soit moins immédia-
tement sensible à la majorité, l'op-
pression dans nos sociétés bien or
ganisées et relativement conforta-
bles consiste dans la dépendance
totale des individus à l'égard d'un1
gigantesque appareil de production
sur lequel ils n'ont aucune espèce
de contrôle. Dans nos sociétés, il
s'agit de subordonner la production
aux individus, au lieu que ceux-ci
lui soient systématiquement subor--
donnés.
Propos recueillis par
MICHEL BOSQUFT
Un signe
de santé
par Maud Mannoni
•jç 11 a fallu des barricades au
quartier Latin pour que les psy-
chanalystes sortent enfin de leur
rserve.
Les psychanalystes ont pris une
position politique dans le
conflit qui oppose les étu-
diants au gouvernement. Cela peut
constituer une surprise pour cer-
tains, ce n'est guère dans les tra-
ditions.
Les psychanalystes ne se joi-
gnaient guère aux revendications,
qu'elles aient émané des psychia-
tres — à propos du scandale des
hôpitaux psychiatriques — ou des
enseignants — à propos du scan-
dale de l'enseignement. Il a fallu
cette soirée meurtrière du vendredi
10 mai pour que les analystes sor-
tent pour la première fois de la
réserve dans laquelle une tradition
les enferme. Il leur faut dénoncer
le « système t. C'est d'un affronte-
ment qu'une vérité jaillit et s'im-
pose comme intruse dans le savoir.
Les actes engagent, le sujet en sort
modifié, remanié par l'effet pro-
duit en lui par la coupure intro-
duite.
Dans le domaine limité qui est
le sien, le psychanalyste a cons-
cience que les étudiants sont dans
le vrai 'en dénonçant le système
dans lequel les soins psychiatrico-
analytiques (et tout ce qui leur est
dispensé par ailleurs sur le plan
pédagogique) s'insèrent. Ils refu-
sent d'entrer dans la < machine >
des aînés, machine qui perpétue un
asservissement tranquille dans un
monde dominé par la peur, le cré-
dit, les traites à payer, le confort
électroménager. Ils refusent les va-
leurs qui ont été jusqu'à paralyser
la classe ouvrière dans son ensem-
ble. Le malaise du psychanalyste
qu'une tradition enferme dans les
seules limites de son cabinet de
consultation s'accroît. Il ne peut
plus rester indifférent au système
dans lequel il se trouve pris. Le
conflit étudiant révèle tout un sys-
tème politique (auquel sont liées
les structures universitaires, médi-
cales, etc.) que le psychanalyste a
toujours répugné à dénoncer, esti-
mant que cet aspect du problème
ne le concernait pas. Dans les réu-
nions à propos de l'organisation de
la santé mentale, il se bornait à
indiquer aux étudiants que ce pro-
blème, le leur, avait à être traité
par eux sous un angle politique,
certaines formes de revendication
pouvant être un gage de santé men-
tale et non un signe de < désadap-
tation *.
Page 6 Spécial « Nouvel Observateur »
Si le psychiatre peut se battre
comme militant c'est parce qu'il
subit plus que tout autre les effets
absurdes des structures hospitaliè-
res actuelles, ses revendications lui
sont nécessaires pour survivre com-
me «soignant». Le psychanalyste
croit qu'il n'a d'autre cause à dé-
fendre que celle de la psychana-
lyse. S'il peut s'interroger sur
l'idéal de son action, les fonde-
ments éthiques qu'il recouvre, il
n'a pas, en tant que psychanalyste,
à proposer des mesures pour l'ins-
tauration d'une éducation idéale,
voire pour l'édification d'une cité
idéale. Ce qu'il a d'abord à mettre
en, question de sa place d'analyste,
c'est bien le désir aui préside à la
détermination de l'idéal.
Les
éblouis
de la
Sorbonne
Un risque permanent
La réalité de la condition hu-
maine à laquelle il s'affronte est
à proprement parler celle que
Freud a désignée sous le nom de
€ Hilflôsigkeit », une forme de dé
tresse qui se situe au-delà de l'an-
goisse et marque à jamais l'homme
voué à la mort et à la solitude dans
son propre rapport à la mort.
Il n'y a pour le psychanalyste
pas d'autre bien que « ce qui peut
servir à payer le prix pour l'accès
au désir» (Lacan). Si le psychana-
lyste prend parti aujourd'hui, c'est
bien pour éviter l'abus de toute
explication psychologisante et sou-
ligner que le malaise actuel, c'est
,.bien dans un cadre politique qu'il
est à situer. C'est une duperie que
de parler d'inadaptation, de conflit
de générations, une duperie que
d'avancer un chiffre sur le pour-
centage d'étudiants bénéficiant de
< soins » psychiatriques. Le malaise
étudiant est un signe de santé men-
tale. La structure actuelle de toute
formation (psychanalyse y com-
pris) participe étroitement à un
système aliénant, c'est ce système
qu'à juste titre les étudiants met-
tent en question. Ils disent ce que
les adultes taisent. Ce qu'ils dé-
noncent est inconfortable à enten-
dre, leur calme a « rendue folle »
une administration apeurée. A la
contestation d'un «système» met-
tant en danger des privilèges ac-
quis, on a opposé la police et ses
grenades offensives. Cela dévoile
le véritable enjeu. La santé men-
tale, aujourd'hui, c'est la révolte
soutenue d'un combat à mener, une
inquiétude (non « tranquillisée »)
liée à une forme de risque perma
nent.
M. M.
Les étudiants
de la Sorbonne
vous demandent...
... de leur envoyer des cou-
vertures, des matelas pneu-
matiques et des duvets pour
constituer un dortoir à la
Sorbonne.
Les dons doivent être cen-
tralisés au comité de coordi-
nation, à la Sorbonne (esca-
lier C, 1" étage).
-^- « Tout est possible.
Vous pouvez tout faire,
tout réaliser...
H ne tient qu'à vous. »
-fc
La « culture », sur ces mêmes
travées, ça se prononçait avec
la bouche en cul de poule, un
mouvement distingué de la main.
Aujourd'hui, à l'amphithéâtre Ed-
gar-QuinÔl et un peu partout à la
Sorbonne, c'est un mot qu'on ma-
nipule rudement, qui se jette à la
figure, un mot qu'on accole à d'au-
tres mots : «agitation culturelle»,
« culture de classe », « culture
bourgeoise », « oppression ». II y a
là des barbus sonores, des « enra-
gés » et des bavards, des vieux
peintres et des étudiants,' des ro-
manciers et des critiques — tout
le monde s'engueule, tout le monde
patauge mais, partout, c'est la
même obsession : comment enrô-
ler la culture dans la bataille ac
tuelle, comment échapper au man-
• darinat, comment dépasser la vieille
désolante équation formulée voici
quinze ans par Sartre : « A société
réactionnaire, art révolutionnaire ;
à société révolutionnaire, art réac-
s tionnaire. »
Trois groupes
Le débat qui se poursuit nuit
après nuit, dans les salles incroya-
blement laides de la Sorbonne,
laisse apparaître plusieurs positions
dominantes. Pour les uns, la coer-
cition qui s'exerce sur la liberté
d'expression artistique est la même
que celle qui contrôle l'Université
et plus généralement le système
bourgeois. Des circuits économi-
ques et idéologiques (galeries, théâ-
tres, musées) ont pour mission de
«récupérer», de canaliser la force
de contestation révolutionnaire, des
artistes pour en faire d'anodins
"produits commerciaux.
Il s'agit donc, même symbolique-
ment, de s'en prendre directement
à ces circuits en les occupant et en
y faisant un art libre. (D'où l'en-
vahissement de l'Odéon.) Simulta-
nément, on préconise la proliféra-
tion de l'art hors des enceintes
culturelles, la réalisation d'exposi-
tions, d'affiches, de spectacles dans
la rue qui permettent d'échapper
aux citadelles de la culture — fus-
sent-elles ces fameuses * maisons »
« TRIBUNE LIBRE » A LA SORBONNE
« Tout esl possible »
qui sont autant de ghettos et d'ali
bis pour le régime
A quoi d'autres rétorquent que
la bataille culturelle n'a aucun inté-
rêt et que les circuits économiques
ne représentent en fait que quel-
ques centaines de personnes. Pour
eux, le problème est d'abord poli-
tique : « Faites-moi une bonne so-
ciété, et je vous ferai une bonne
culture. » S'occuper d'autre chose
que de la révolution dans la rue,
c'est perdre son temps et «peindre,
comme disait Brecht, des natures
mortes sur un navire en perdition».
Ceux-là veulent la contribution des
artistes mais ils la voient sous
forme de chèques : qu'ils vendent
leurs œuvres aux bourgeois et
qu'ensuite ils rapportent l'argent.
Ou bien qu'ils réalisent, sans esprit
de recherche inutile, des affiches
efficaces et qu'ils mettent leur ta-
lent de graphistes au service de
l'agitation politique. (C'est ce
qu'on fait aux Beaux-Arts, dans
l'ex-atelier Brianchon.)
Un « happening »
Un troisième groupe d'opinion se
détache, qui, sans exclure les pré-
cédentes propositions, voudrait
s'en prendre à l'objet même de
tous ces débats : l'artiste et son
support matériel, le tableau. Le
«créateur», disent-ils, déifié dans
la société bourgeoise, doit être ra-
mené au niveau de ses semblables.
Pour Le Parc, par exemple, la sé-
grégation entre artiste et specta
leur s'apparente aux ségrégations
de tous ordres qui stratifient la
société capitaliste (politique, éco-
nomique, etc.) et contribuent à ren-
forcer les oligarchies qui tiennent
le pouvoir effectif. Il s'agit donc
de tuer l'artiste une bonne fois et
de commencer, tous ensemble, à
égalité, une création et une con-
sommation collective — qui aura
pour premier mérite de s'attaquer
à la notion même de propriété en
diffusant systématiquement des
objets communautaires.
11 s'en est fallu d'un cheveu, à
la Sorbonne, que de telles proposi-
tions débouchent sur un gigantes-
que « happening ». Quelqu'un de-
manda que toutes les personnes
présentes — professionnelles ou
non — s'attaquent, pinceau en
main, directement aux murs et cou-
vrent l'amphi Edgar-Quinet d'abord,
puis les autres locaux, d'une grande
fresque collective. La proposition
fut écartée à la majorité. Pour cer-
tains, elle risquait de choquer
l'opinion ; pour d'autres, elle
maintenait l'art dans le ghetto
culturel qu'est la Sorbonne; pour
d'autres encore, le résultat esthé-
tique allait être déplorable. Ils vou-
laient bien des fresques mais que
ce soient les leurs...
L'éphémère
Dernière position : quelques ora-"
teurs, venus notamment du groupe
Robho, s'efforcèrent d'expliquer
que la domination économique sur
la création artistique n'est possible
que dans la mesure où elle persiste
à donner à l'objet — tableau, sculp-
ture — une valeur matérielle. Seul
un art éphémère permettrait
d'échapper à l'argent. Comment la
spéculation pourrait elle en effet
s'imposer dans un système où l'ob-
jet — en papier, en tissu, en ma-
tériau fragile — disparaîtrait dès
que la proposition aurait été assi-
milée par le public ?
Utopies ? C'est le propre d'une
ambiance exceptionnelle que quan-.
tité de points de vue se dégagent,
quelquefois gratuits, souvent nou-
veaux, comme si le climat d'indé-
pendance qui règne à la Sorbonne
accélérait le bouillonnement des
idées. « Tout est possible. Vous
pouvez tout faire, tout réaliser...
Il ne tient qu'à vous... » C'est ce
que se répètent les uns aux autres
les orateurs, comme éblouis par
leur propre liberté. Jamais le dé-
bat esthétique n'avait été aussi vi-
vant à Paris. On croit y percevoir
un écho des furieuses batailles idéo-
logiques qui animaient voici un
demi-siècle les hommes du Prolet-
Kult.
CHRISTIANE DUPARC
Lundi 20 mai 1968 page 7
Cannes
en
panne
Dans la nuit du 17 au
18 mai, les « Etats gé-
néraux du cinéma » ont
adopté une motion dans la-
quelle ils demandaient à tous
les professionnels du cinéma
présents à Cannes d'interrom-
pre le Festival. Ceux-ci ont
aussitôt répondu et, le same-
di 18, ils ont publié ce com-
muniqué :
« Lç festival de Cannes est
arrêté. Le cinéma entre en
lutte contre le pouvoir gaul-
liste. En signe de solidarité
avec les mouvements étu-
diants et ouvriers, le cinéma
a réuni ses Etats généraux
depuis le 17 mai et a déclaré
par voie de presse son inten-
tion de déclencher une grève
générale pour toute la pro-
duction cinématographique.
Les cinéastes, journalistes,
producteurs qui se trouvent
à Cannes retirent leur parti-
cipation au Festival. Nous re-
fusons d'être les moyens d'un
abrutissement général au ser-
vice d'une société capitaliste
que nous remettons en ques-
tion. Nos objectifs sont ceux
de tous les travailleurs ac-
tuellement en lutte. Nous vou-
lons la réorganisation des
moyens de production et de
distribution, la suppression
des censures ; nous voulons
faire le cinéma libre d'un
peuple libre. »
L'idée de ces Etats géné-
raux du cinéma a été lancée
par les élèves de l'école de
Photo et de Cinéma de la rue
de Vaugirard : ils groupent
pratiquement tous les cinéas-
tes français, ils ne reconnais-
sent plus l'autorité du Centre
national de la Cinématogra-
phie française et ils se sont
constitués en un nouveau
« Centre », ouvert à tous ceux,
professionnels ou non, qui
ont envie de travailler dans
le cinéma ou que le cinéma
intéresse.
Spécial « Nouvel Observateur:
La culture
passe
aux actes
^- Le grand appel lancé
aujourd'hui aux artistes
risque de bouleverser
le processus de la création
et celui de
la communication
artistique
L'Odéon a été occupé, l'Acadé-
mie française menacée, l'ar-
chitecte Guillaume Gillet se
voit conspuer par les étudiants
qu'il était venu rejoindre, dans la
rue on entend un nouveau slogan
« Xenakis, pas Gounod ! > Les jeu
nés gens en colère ne font pas que
remettre en question l'enseigne-
ment, dénoncer les faiblesses et
les bassesses du régime gaulliste,
contester la société de consomma-
tion. Dans le grand élan romanti-
que qui les pousse vers le futur,
ils s'attaquent aussi aux structures
culturelles du passé et posent d'une
manière radicalement nouvelle le
problème de l'art et des artistes
dans notre civilisation.
Jusqu'alors, seules quelques voi>
isolées avaient protesté contre le;
salles désuètes, les musées poussié
reux, le rituel bourgeois si contrai
gnant de la manifestation artisti
que. Les rares efforts entrepris!
pour en sortir faisaient figure d'ex-'
périences farfelues et confiden-
tielles. Chacun œuvrait dans son
coin, avec de petits moyens, de pe-
tites ambitions et, bien entendu, de
petits résultats. Pas de contacts en-
tre les différentes disciplines, pas
de vue d'ensemble, pas d'action
collective, mais une quantité d'ini-
tiatives individuelles qui, au lieu
de s'ajouter, ne faisaient que s'an-
nuler les unes les autres.
L'ODEON, « THEATRE LIBRE »
Un art non plus imposé mais proposé
^ Les artistes eux-mêmes ne se
plaignaient pas trop de prêcher
dans le désert, habitués depuis tou
jours à avoir au moins cinquante
ans d'avance sur le public. Bref,
dans ce domaine comme dans tous
les autres, les idées ne manquaient
pas, mais il fallait l'étincelle de la
catalyse pour que quelque chose se
produisît enfin.
Mais voilà qui est en train de se
faire : < L'imagination prend le
pouvoir >, lit-on sur les murs de la
Sorbonne, entre des poèmes déli-
rants et des fresques improvisées.
Un hall est encombré de sculptures.
Dans le même amphi, Le Parc dis-
cute avec Lewino, Takis avec Fer-
rari et Berio. Godard et Cournot
sont au Service de la Recherche.
A l'Odéon, les comédiens de Pans
font un happening sans le savoir.
Ailleurs, d'autres préparent des
spectacles de rue. L'institut d'Art
et d'Archéologie s'ouvre à l'art vi-
vant. Les élèves du Conservatoire
téléphonent aux compositeurs
d'avant-garde pour leur demander
de venir enseigner la nouvelle mu-
sique...
L'art de la rue
D'abord, il y a contestation.
Contestation d'un art figé, lié à
une idée toute intellectuelle de la
culture et qui, au lieu de poser
des questions, au lieu d'engager à
la participation, reste fermé sur
lui-même et suffisait jusqu'alors à
la bonne conscience de l'Occident.
La jeunesse a appris toute seule
à mépriser les idoles. A ne plus res-
pecter les œuvres d'art immobiles,
pondues par quelques solitaires ins-
pirés dans le silence d'un cabinet
et présentées à l'admiration des
foules par des grands-prêtres qui
ont toutes sortes d'intérêts à main-
tenir la distance entre le créateur
et le public.
Les hommes de vingt ans se ré-
voltent parce que la vie leur
échappe, prise dans les rouages
d'une société dont ils ne sont plus
responsables. De même, l'art ne
les concerne plus, puisqu'il est le
fait de spécialistes coupés du
monde des vivants, d'alchimistes
experts en évasions diverses, et
que, au lieu de réconcilier l'homme
avec son existence quotidienne, il
l'en détourne systématiquement.
Ce qui résulte des discussions de
ces derniers jours, c'est que lors
qu'on parle d'art dans la rue, il ne
s'agit pas seulement de faire des-
cendre les artistes de leur studio et
de leur tour d'ivoire, mais bien de
susciter un art de la rue où chacun
serait à la fois acteur et spectateur.
co-auteur même. Un art non pas
imposé mais seulement proposé, où
l'individu comme la collectivité
pourraient choisir librement ce qui
leur convient, suivant leurs be-
soins, leurs désirs, leurs aspira-
tions.
On dira que l'œuvre ouverte est
depuis longtemps entrée dans les
mœurs. Peut-être! Mais jusqu'alors
les œuvres ouvertes sont restées
dans des lieux fermés. Les ballons
gonflables, déformables et lumi-
neux se cognent aux parois des
musées, les < Eclats >, de Boulez,
ou l'« Archipel », de Boucourechliev,
sont joués sur une scène par des
musiciens en habit, le spectateur
de théâtre et de cinéma continue
d'être coincé dans son fauteuil et
l'écrivain le plus révolutionnaire n'a
d'autre ambition que d'écrire des
livres.
Les artistes n'ont pas su ou n'ont
pas pu passer de l'imagination aux
actes. Mais le grand appel qui leur
est lancé aujourd'hui risque de
bouleverser et le processus de la
création et celui de la communica-
tion artistiques. Toujours sur les
murs de la Sorbonne, je lisais hier :
« Je prends mes désirs pour des réa-
lités, car je crois à la réalité de mes
désirs. »
Les artistes et les intellectuels
qui font cause commune avec les
étudiants — et ils sont maintenant
de plus en plus nombreux — com-
mencent à entrevoir des objectifs
précis : il leur faut d'abord pren-
dre et occuper les lieux les plus
représentatifs de la culture tradi-
tionnelle (l'Institut de France, cer-
tes, mais aussi les musées, les théâ-
tres, les salles de concerts), arrêter
toute manifestation artistique pour
se rassembler et discuter sur le
fond avec les jeunes et les moins
jeunes. Il leur faut repenser l'ensei
gnement des techniques d'art, la
conservation des œuvres du passé,
la place du créateur, de l'interprète
et du < promoteur » dans la nou-
velle société. Jamais une remise en
question aussi globale ne les avait
sollicités. Quelques-uns s'en ef-
fraient et attendent que la tempête
passe. Beaucoup prennent leurs res-
ponsabilités et entrent de plain-
pied dans la réflexion collectiye.
11 n'est pas dit que cet élan extra-
ordinaire donne des résultats posi-
tifs, mais les problèmes sont posés
et, pour la toute première fois de
l'histoire, une révolution ne débou-
che pas sur l'académisme artisti-
que (en général, le pire de tous),
mais sur une liberté culturelle tur-
bulente et franchement prospective.
MAURICE FLEURET
IMP. MORIAME - PARIS
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Title
Le nouvel observateur
Issue
no.183
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Publication information
no.183