L'Express

Thumbnail
SUPPLÉMENT EXCEPTIONNEL
1 Franc
L'F
ESS
L'AFFRONTEMENT
En vingt jours, de Cohn-Bcndit à de Gaulle, une Révolution. Elle installe
dans Paris un raccourci de continents et de siècles. La France est chinoise
dans les sous-sols de la Sorbonne, cubaine au Boul 'Mien', russe dans
certaines usines, yougoslave dans d'autres, bleu-blanc-rouge sur les Champs-
Elysées. La Révolution de 1789 retrouve un tiers état: la jeunesse. Celle
de 1848 délègue ses fouriéristes. La Commune envoie ses Gavroches.
On cherche des Kercnskys. Pour finir, on rerouve de Gaulle. Les 13-Mai,
en dix ans de distance, se regardent t'un l'autre dans le miroir de l'Histoire.
Durant ces trois longues et nerveuses semaines, la guerre civile a
vaguement rôdé autour de Paris, avec son cortège de peurs, de rumeurs et
de déraison. A la fin de la semaine passée, alors que trois pouvoirs de fait,
celui du régime, celui des ouvriers et celui des étudiants, poussaient tour à
tour dans la rue, par centaines de milliers, les pièces .gigantesques d'un
jeu d'échecs dramatique, le pire était évité.
• D'abord, parce que la haine n'était pas dans la majorité des cœurs.
«La Marseillaise» et «L'Internationale» se répondaient encore sans hargne
dans des cortèges pacifiques.
• Ensuite, parce que la province atténuait les soubresauts de la guerre
des deux rives parisiennes (voir dernière page).
• Enfin, parce que la gauche de François Mitterrand, et d'abord le Parti
Communiste, se refusaient avec constance au cycle infernal de l'illégalité et
de l'insurrection (voir les articles de Michèle Cotta et de Jean-François Kahn).
Quant au général de Gaulle lui-même, derrière la raideur de son apostrophe,
il retirait son référendum-plébiscite et acceptait — enfin — ce que tous
désiraient : la sanction prochaine du peuple par l'élection d'un nouveau
Parlement (voir l'article de Georges Suffert). L'affrontement passerait
de la rue aux urnes. Ou du moins tenterait d'y passer.
« L'Express », aujourd'hui et dans les prochaines semaines, ne se contentera
pas de faire la bilan évident — et sain — des défaites : défaite d'un pouvoir
qui doit se résigner à partager fe peuple français en vainqueurs et en
vaincus; défaite d'un système politique ou plutôt de ses abus; défaite d'une
société inapte à inventer une démocratie moderne, dans la nation comme
dans l'entreprise ; défaite d'appareils politiques de tous bords coupes de
leurs jeunesses ; défaite d'une économie et d'un prestige nationaux gravement
blessés par la crise (voir les articles de Roger Priouret, de Maurice Roy. de
Marc Ullmann et de Michel Tardicu). Mais, avec cela, tout ne sérail pas
dit. Comme dans chaque révolution, ce qui meurt a moins d'importance que
ce qui naît. Et des idées sont nées, fiévreuses mais fortes. L'électrochoc de
la révolte étudiante aura agi sur la société française.
Sans doute pour plus d'un jeune révolté des barricades, il y aura du
désenchantement, sinon du désespoir, à voir «sa» révolution se coucher
dans les draps anonymes du suffrage universel. Et les affiches de l'insur-
rection se mettre à l'encan des collectionneurs. Mais Cuba n'était pas un
modèle de société pour la France. Et sous les fusains brouillons des
«enragés» de Nantcrre, c'est peut-être, sans qu'ils le sachent, un nouveau
dessin de la société politique qui se cherche. CLAUDE IMBERT
ELYSEE
Tout s'est joué
en trente minutes
La survie du pouvoir s'est jouée
jeudi entre 14 h 30 et 15 h. Très
exactement une demi-heure avant
le Conseil des ministres. Avant ce
moment, rien n'avait été décidé,
sauf un point capital : le général
de Gaulle n'abandonnerait pas le
pouvoir. De cette première décision,
prise après la méditation d'usage,
le Premier ministre lui-même ne
l'ut informé, par un coup de télé-
phone donné de Colombey, que le
mercredi à 18 h 30. Durant neuf
heures, ce jour-là, M. Georges Pom-
pidou n'avait su rien de plus que
les autres Français.
La courte et historique discussion
du lendemain a été marquée par
deux faits : M. Pompidou a remis sa
démission au général de Gaulle, qui
l'a refusée d'une boutade. Puis le
Premier ministre a insisté pour que
le Général dissolve l'Assemblée. Le
chef de l'Etat n'avait pas, sur ce
point capital, sa religion faite. Après
quelques instants d'hésitation, il a
ajouté de sa main une phrase à son
discours. L'Assemblée était morte.
Au finish. Fabuleuse semaine com-
mencée sous le signe de la trêve.
Lundi dernier, après des heures de
négociations, toutes centrales réu-
nies, M. Pompidou, soutenu d'aspi-
rine, conclut au finish un protocole
d'accord avec les syndicats.
Et tout de suite le drame com-
mence. De tous côtés. Renault et
Citroën disent non. Au ministère de
l'Intérieur, les rapports des préfets
suent l'inquiétude : que va faire le
Parti Communiste ? Joue-t-il double
jeu?
Lundi soir, à Charléty, sonnent
les trompettes d'une insurrection
possible. Le mardi matin, l'ombre
de M. Pierre Pflimlin, président du
Conseil lors d'un autre 13 mai, celui
de 58, s'étend sur le gouvernement.
Aujourd'hui comme hier, les com-
mandes de l'Etat ne répondent plus.
Lentement, la silhouette d'un nou-
veau pouvoir s'esquisse à travers les
clameurs de la rue.
Dans l'après-midi, brève rencontre
entre le chef de l'Etat et le Premier
ministre. On parle de maintien de
l'ordre et de la C.G.T. Le président
de la République craint le double
jeu des communistes ; il n'a pas de
certitude, mais il estime qu'on ne
peut exclure cette hypothèse. Le
Premier ministre n'y croit pas : pour
lui, M. Georges Séguy est sincère.
Mais il tient bien mal ses troupes :
on ne va pas chez Renault sans avoir
«...Que les étudiants étudient, <ji«.' les <.'Hsr>;<}»nnrs e»^eiii»ei>t, que les travailleurs
travaillent et <ine les ch<~»neiii'x < Itûtnent... »
pris soin de préparer la salle.
Aucune décision n'est prise à l'Ely-
sée. Sur aucun point.
Pourtant, dans la rue, le tumulte
est à son comble. M. Séguy riposte à
ceux de Charléty en faisant dégrin-
goler dans les rues de Paris
500.000 travailleurs qui réclament
un gouvernement populaire. Les
quarante heures sont loin. La mort
dans l'âme, les dirigeants commu-
nistes, qui pressentent l'échec pos-
sible, courent derrière leurs troupes.
Visages d'autrefois. Le bureau
du Général ne désemplit pas. Depuis
quatre jours, il reçoit. Deux à trois
minutes par interlocuteur. Des visa-
ges d'autrefois entrent et sortent.
Il ne s'agit pas de conférence, mais
d'instructions. Les réseaux gaul-
listes, ces vieilles chaînes d'amitié
et de coups de téléphone, soudées
du côté de Bir-Hakeim ou dans les
kermesses de Bagatelle, sont priés
de se remettre en mouvement.
Homme par homme. On parle de
2e D.B. et de Ire Armée. On tire
de leur boutique ou de leurs
bureaux les grognards de l'Empire
pour former le dernier carré. On
cherche un Fontainebleau. MM.
Roger Frey, Robert-André Vivien
avaient déjà suggéré de mettre la
population parisienne dans la rue.
Matignon et l'Intérieur s'y étaient
opposés. Le risque d'échec paraît
trop grand.
Mercredi, le destin balance. A
9 h 15, M. Pompidou, qui prend son
petit déjeuner, reçoit un coup de
téléphone de M. Bernard Tricot,
secrétaire général de l'Elysée, l'in-
formant que le général de Gaulle
part pour Colombey, que le Conseil
des ministres est remis au lende-
main 15 heures. M. Pompidou
demande à être reçu immédiate-
ment par le général de Gaulle.
Refus. Le Premier ministre ne sait
rien. Il vivra la journée la plus dure
de sa vie parce qu'il ne sait ni ce
que veut ni ce que fait le général
de Gaulle.
C'est le soir que le Général l'in-
forme qu'il a visité l'état-major fran-
çais d'Allemagne et qu'il n'aban-
donnera pas le pouvoir. C'est tout.
Dans Paris, c'est l'affolement.
Tout le monde s'interroge : que veut
faire de Gaulle ? Les projecteurs de
l'actualité quittent la Sorbonne et se
dirigent vers le ciel. Colombey ou
Varennes ? Les plus avisés sentent
que le Général prépare un coup
de théâtre. Or il n'en est rien.
Comme tout le monde, il tâtonne et
tente de prendre la mesure de ses
forces.
Barka. Le dernier carré gaulliste,
pendant cette journée folle, a pris
une décision. Liaison faite avec la
rue de Solferino, où M. Alexandre
Sanguinetti remue jour et nuit ses
vieux réseaux, il a décidé d'aller à
la Concorde : « Nous serons 10.000
ou 20.000, s'écrient MM. Pierre
Krieg et Claude Labbé. Tant pis.
Mais le drapeau noir : barka ! »
Jeudi matin, le général de Gaulle
revient. C'est à 14 h 30 seulement
qu'il reçoit M. Pompidou et qu'après
avoir refusé la démission de son
Premier ministre, il accepte, sur sa
suggestion, de dissoudre le Par-
lement. Il est 15 heures. Le Conseil
se réunit. Le « théâtre » du Général
n'avait donc pas été préparé. C'est
le Premier ministre qui lui révèle le
formidable impact psychologique de
la disparition entre Paris et Colom-
bey. De Gaulle bougonne. Il avait
un peu oublié que le mystère est
une arme de gouvernement. Pour-
tant, c'était lui qui l'avait écrit.
Le Conseil est informé des dé-
cisions du Général. M. Edgar Faure
suggère que tout le monde démis-
sionne à la fois. Le Général balaie à
nouveau l'objection.
Les ordres pleuvent depuis le
matin. La Direction de la Télévision,
qui avait appris le discours pro-
bable, cherchait à brancher ses
écrans. De Gaulle refuse. C'est une
guerre des transistors. 11 ne veut
pas faire rentrer les gens chez eux,
mais les faire sortir dans la rue.
La foudre. Le discours tombe
comme la foudre. Place de la Con-
corde, lorsque les radios s'éteignent,
« c'est la mer ». Le parti de la
crainte qui, depuis deux jours,
commençait à tourner ses regards
u>rs Pierre Mendès France, ressenti
comme un ultime rempart face au
communisme, se rabat sur le vieux
chef.
Le rideau tombe sur la fantas-
tique kermesse. Au Quartier latin,
gaullistes et hommes du 22 mars
entament le dialogue dans la nuit
tiède. La Sorbonne devient Paris.
De Gaulle a repris le pouvoir ; mais
la Sorbonne a imposé ses idées.
Le lendemain, comme si rien ne
s'était passé, dans un Elysée paisible
que ne garde plus aucun car de
C.R.S., M. Pierre Blanc, chargé des
relations avec la presse, livre aux
journalistes affamés les noms des
membres du quatrième gouverne-
ment Pompidou. C'est le même, avec
une pincée de gauche (M. René
Capilant), une pointe de modernisme
(M. Albin Chalandon), moins tous
les hommes qui, à un titre ou à un
autre, ont été atteints par le
lu multe.
Tout se passe à ce moment-là
comme s'il n'y avait plus 9 millions
de travailleurs en grève.
Ainsi, Napoléon au retour de l'île
d'Elbe pouvait-il croire que l'Empire
recommençait. Pourtant, il n'avait
réintégré son trône qu'au prix
d'immenses concessions à des corps
intermédiaires qui entendaient bien
conserver ce qu'ils avaient acquis.
.Vêtaient donc sauves que les
apparences. Comme aujourd'hui.
La France reste divisée en deux
camps. Une fois de plus, ce peuple
fou a joué avec la guère civile et a
poussé l'escalade de la peur jusqu'au
point suprême. Mais, vendredi soir,
personne n'avait encore tiré.
Le parti de l'ordre était rassuré.
De Gaulle, doublement content :
«'une part, parce qu'en avançant le
pion de la guerre civile, il estimait
l'avoir évitée. D'autre part, parce
qu'il sait qu'un million de personnes
n'arrêtent pas les idées. Ce qu'il ne
souhaite pas.
Vendredi soir, l'Arc de Triomphe
était illuminé par la volonté des
électriciens de l'artillerie de Marine.
Comme si la France avait gagné la
guerre.
Ce n'était peut-être que la moitié
de la France qui avait remporté une
bataille GEORGES SUFFERT [H
GAUCHE
Trois forces
dans le même bateau
Entre un Parti Communiste qui,
même aux heures critiques où on
le croyait débordé, a joué le rôle
de rempart contre l'aventure gau-
chiste, et une Fédération de la
Gauche, qui voit déjà le régime gaul-
liste ébranlé par les conséquences
économiques de cette crise, un nou-
veau partenaire vient de s'insérer :
M. Pierre Mendès France. Après
avoir failli en faire des rivaux dans
la course au pouvoir, trois semaines
de tempête ont jeté bon gré, mal
gré. MM. Pierre Mendès France et
François Mitterrand sur le même
bateau. Et les trois semaines de
campagne pour les élections légis-
latives ne les en feront pas, sans
doute, débarquer.
La philippique du général de
Gaulle contre les « politiciens au
rancart », et la dissolution de l'As-
semblée nationale — que le pré-
sident de la Fédération avait, le
premier, réclamée — ont raffermi
la volonté de M. Mitterrand de se
battre sur un front où il se sent
fort : ces élections sont, en effet,
à ses yeux préférables à n'importe
quel référendum.
Tout au long de la crise, la po-
sition de M. François Mitterrand
n'a pas varié d'un pouce. Il n'a
jamais remis en question son al-
liance, fondamentale, avec le Par-
ti Communiste. Pas plus que le se-
crétaire général de celui-ci, l'impas-
sible M. Waldeck Hochet, ne l'a
discutée. Si les dirigeants du Parti
Communiste, pratiquement unani-
mes au plus haut niveau, celui du
bureau politique et, plus encore, du
secrétariat, ont décidé de rester
dans le cadre strict de la légalité,
ce n'est pas parce qu'ils lui rendent
un culte idolâtre. Ils veulent pren-
dre le pouvoir. Mais l'illégalité et la
confusion ne leur paraissent pas des
moyens efficaces. Ils craignent
l'aventure dont le Parti pourrait
sortir disloqué, et coupé pour long-
temps, sinon à jamais, du monde
politique traditionnel.
Les voies légales. Les dirigeants
communistes sont du môme avis,
clair sinon toujours formulé : la ré-
volution dans un pays démocratique,
occidental, économiquement déve-
loppé, se fait d'abord par les voies
légales. D'où la volonté plus d'une
fois exprimée par M. Waldeck Ro-
chet, au cours des journées de mai,
d'approfondir le dialogue déjà an-
cien avec la Fédération. Objectif :
aboutir à une plate-forme économi-
soucieux, cependant, d'éviter les
accrochages sur le terrain avec des
« comités civiques » gaullistes et de
ne pas provoquer, par des rixes
imprévues, un report de la consul-
tation, dont les menace le général
de Gaulle. Soucis partagés par les
dirigeants de la Fédération.
Le nouveau sauveur. Dans cette
alliance des forces de la gauche,
plus solidement cimentée par l'évé-
nement, M. Pierre Mendès France
a jailli en tiers.
MM. Mitterrand et Mendès France
ont choisi, depuis le 13 mai 1958,
le même camp : celui de l'antigaul-
lisme. Ils ont cependant donné à
leur refus des contenus différents.
Tandis que M. Mendès France deve-
nait en quelque sorte la conscience
de la République outragée et récu-
sait en bloc le régime gaulliste com-
me étant frappé d'illégitimité, M.
Mitterrand acceptait le principe de
la désignation du chef de l'Etat par
le suffrage universel et se lançait
Jean-Pi erre Bonnette-G a mm a
M.M. PIERRE MENDÈS FRANCE ET FRANÇOIS MITTERRAND LE 29 MAI.
A condition d'y imprimer sa marque.
que commune, plus détaillée que la
précédente.
Le parti pris légaliste de la gau-
che tout entière n'a pas été ébranlé
par la dissolution de l'Assemblée
nationale. Quelques minutes après
la brève annonce de M. Jacques
Chaban-Deltnas, les députés fédérés
et communistes cherchaient déjà de
l'essence pour regagner leur circon-
scription. M. Georges Gosnat, tré-
sorier du Parti et député d'Ivry,
confiait : « II faut se battre, renfor-
cer les bastions communistes,
ébranler ceux des autres ». Le bu-
reau politique du Parti Communiste
français décidait sur l'heure qu'il
irait « à cette consultation en expo-
sant son programme de progrès so-
cial et de paix et sa politique
d'union des forces démocratiques ».
Même volonté des leaders de la
Fédération, qui allaient, le lende-
main, jusqu'à réclamer, de leur
propre initiative, ce qu'ils avaient
toujours refusé au Parti Commu-
niste : la candidature unique des
forces de gauche au premier tour
des élections législatives. Vendredi
dernier, les députés communistes,
certains d'avoir, au cours de la crise,
fait la démonstration de la force,
de la discipline et de la loyauté de
leur parti, avaient refusé, désireux
de faire le compte de leurs voix,
dans la campagne présidentielle.
Pour les jeunes, pour une partie
de la gauche, M. Mendès France
apparaît, depuis sa victoire électo-
rale à Grenoble, en mars 1963,
comme l'homme qui ne court ni
après un portefeuille ni après un
compromis. Tout en continuant à
incarner, pour un certain centre,
l'homme d'Etat, l'expert capable
de sauver du naufrage une écono-
mie en péril. En un mot, le nouveau
« sauveur ».
Au début de la crise, M. Pierre
Mendès France n'avait pas cherché
à trancher entre ces deux images
de lui-même. Des personnalités aussi
différentes que MM. Eugène Des-
camps, Maurice Labi, Jean Lecanuet,
Jacques Isorni et Alfred Fabre-Luce
étaient venues à lui en ces jours
troublés. MM. Jacques Duhamel et
Aymar Achille-Fould avaient sondé
à plusieurs reprises le coeur de
l'ancien président du Conseil. Une
* Association de soutien à Pierre
Mendès France » naissait à Paris,
pour l'c avènement », sous sa prési-
dence, d'un gouvernement socialiste
et démocratique.
Aux uns comme aux autres,
M. Pierre Mendès France a prodigué
de bonnes paroles rassurantes. Qui
ne l'ont point empêché d'aller pren-
dre place, lundi 27 mai, parmi les
A nos lecteurs
Le numéro de « L'Express » qui
aurait dû sortir cette semaine ne
paraîtra pas en raison' de grèves
d'imprimeries et de messageries.
Dans les heures historiques que
traverse la France, tous les collabo-
rateurs du journal — employés, ca-
dres et journalistes — estiment qu'il
est de leur devoir d'y participer par
l'expression comme par l'action.
Ils ont tenu, en conséquence, à
être, comme la semaine dernière,
présents par la rédaction, l'impres-
sion et la distribution' de ces pages.
Il ne s'agit pas d'un numéro de
«L'Express», qui ne pourrait d'ail-
leurs, pour des raisons techniques,
être réalisé. Mais d'un second sup-
plément exceptionnel.
M ne peut pas parvenir à nos
ibonnés, que nous cherchons à join-
dre ciiatjue fo^s que passible, et aux-
quels nous demandons de nous excu-
ser. Leur abonnement sera évidem-
ment prolongé en fonction du nom-
bre de semaines pendar.v lesquelles
ils n'auront pas été servis.
milliers de manifestants étudiants
venus au stade Charléty. C'était
reconnaître la valeur de la contes-
tation étudiante et lui affirmer sa
sympathie dans un coude à coude
enthousiaste. C'était aussi laisser
penser qu'il s'associait à la condam-
nation de la gauche traditionnelle
—• et du P.C. — formulée avec
brutalité par les « charlétystes ».
criant, en sa présence : « Séguy dé-
mission ! »
Au pied du mur. M. François Mit-
terrand prit alors, dans la soirée de
lundi, sa décision, dont il fit infor-
mer M. Pierre Mendès France dans
la nuit. Il fixait à l'ensemble de la
gauche son calendrier et proposait
à M. Pierre Mondes France la direc-
tion d'un « gouvernement provi-
soire » de dix membres chargés de
préparer les présidentielles aux-
quelles lui, François Mitterrand, se-
rait candidat.
Mis au pied du mur, M. Pierre
Mendès France pouvait refuser la
main tendue par M. Mitterrand pour
jouer seul l'homme providentiel.
Ou au contraire s'intégrer au mou-
vement unitaire. Et accepter du
même coup que l'impulsion soit
donnée par M. François Mitterrand.
Il choisit la seconde voie — à condi-
tion d'y imprimer sa marque. La
rencontre « au sommet » avec les
trois leaders de la Fédération
MM. Mitterrand, Mollet et Billères,
eut lieu sous les hauts plafonds de
l'appartement de M. Georges Dayan,
député du Gard, rue de Rivoli, le
jour même du départ du général de
Gaulle pour Colombey.
Les quatre hommes, envisageant
une démission élyséenne, liquidè-
rent vite leur contentieux et s'enga-
gèrent à former ensemble un gou-
vernement représentatif de l'en-
semble de la gauche, des étudiants
de M. Jacques Sauvageot au com-
munisme de M. Waldeck Rochet.
C'était pour M. Mendès France ac-
cepter de ne prendre le pouvoir
que des mains de la gauche tout
entière — et couper court, un
temps, aux appels centristes.
Cheval de Troie. Les communistes
exprimèrent immédiatement leur
défiance envers M. Mendès France,
éventuel cheval de Troie d'une nou-
velle « troisième force » dont ils se-
raient exclus. Ils le dirent à M. Mit-
terrand, mardi soir. Après avoir
plaidé plus d'une heure, celui-ci les
persuada de la nécessité, pour l'en-
semble de la gauche, de s'adjoindre
M. Pierre Mendès France.
Mais le vent de l'Histoire a tourné
en vingt-quatre heures. La nouvelle
bataille n'est pas, dans l'immédiat,
celle du gouvernement provisoire
de la gauche. Mais celle d'une cam-
pagne législative dure où s'affronte-
ront une droite et une gauche pour
lesquelles l'unité est la seule chance
de succès. MICHELE COTTA rj
ETUDIANTS
Que reste-t-il
de Charléty ?
Ils se turent tout d'un coup. La
symphonie de Schubert venait de
s'interrompre brusquement. Pour
une fois, le haut-parleur de la Sor-
bonne était branché sur l'Elysée. La
démocratie directe était à l'écoute
du pouvoir.
Losque tout fut fini, une timide
« Internationale » monta, puis dérail-
la. Pour un peu. les uns et les autres
se seraient montré leurs mains nues.
Le général de Gaulle avait donné du
poing sur la table. On se regardait;
on était nombreux, maîtres de la
Sorbonne, et après ? Débats impro-
visés, dialogues brefs.
« Trois coups de mitraillette, et
il n'y a plus personne.
— Mais non, ils ne peuvent rien
faire, les ouvriers tiendront. »
Les ouvriers ? On avait voulu les
réveiller par un <.< choc », puis lors-
que les premiers gaz lacrymogènes
enveloppèrent le Quartier latin, on
les réclama. Aujourd'hui, l'espoir se
résume en ces mots : « Pourvu qu'ils
tiennent ! » Ambiguïté profonde
d'un mouvement qui a montré son
extraordinaire vigueur en attaque et
sa faiblesse relative en défense.
Jeudi soir, un garçon, membre du
Mouvement du 22 Ma=-s, était peut-
être l'un des rares étudiants mas-
sés dans la Sorbonne à laisser écla-
ter sa joie : « Au fond, s'exclama-t-il,
on vient de réussir à l'échelle de la
France ce que l'on avait fait à Nan-
terre. Là-bas, le soi-disant libéral
Grappin avait dû se comporter en
homme d'ordre, et maintenant le
général de Gaulle se métamorphose
en M. Thiers. » Comme dit une pan-
carte quelque part : « L'acte rabote
les ambiguïtés. »
La ligne de mire. Et pourtant, en
ce lundi qui vit une foule bigarrée
submerger le stade Charléty, la
ligne de mire portait plus loin. Il
ne s'agissait plus de groupuscules,
même plus de groupes, mais bien
d'une « forme nouvelle », née du
choc conjugué des pavés et des
idées. M. André Barjonet, récem-
ment échappé de la C.G.T., y don-
nait un style, M. Jacques Sauvageot,
le président de l'Unef, un âge, la
C.F.D.T., une échappée sur d'autres
classes, le P.S.U., une vague struc-
ture, et M. Mendès France, un vague
drapeau.
Que voulait-on ? Ce dont on était
sûr, c'est ce dont on ne voulait pas.
Il suffisait de prêter l'oreille aux
applaudissements à chaque fois qu'
une voix stigmatisait les « bureau-
craties » et les « appareils ». La re-
naissance relative du trotskysme n'a
pas d'autre sens. La révolte des jeu-
nes est avant tout dirigée contre
tous les « carcans », et la gauche
aussi en porte. Mais ensuite ? Lors-
que la foule se fut tarie, il ne restait
plus qu'un nom, Mendès, et quelque
chose qui ressemblait à une idée, à
une tendance, comme on dit, « qui
est dans l'air ». L'homme de la paix
en Indochine — épisode que beau-
M. Rocard Croit Chr,M,:,a Ta,llandu-r
à l'isolement
C'est un homme tendu et précis
pour qui dire «bonjour» est une hy-
pothèse de travail. M. Michel Rocard,
37 ans, n'a pas plus le physique du
tribun- socialiste de la Belle Epoque
que celui de l'agitateur échevelé de
mai 1968.
Cet ancien élève de l'E.N.A. de-
venu inspecteur des Finances puis, en
juin de l'an dernier, secrétaire géné-
ral du P.S.U., a le geste presque
mécanique et les traits émaciés des
cadres austères et surmenés. Son dis-
cours est un raccourci d'idées. Par-
fois, il rit, livrant soudain sa jeu-
nesse, et l'on imagine qu'il en est le
premier étonné.
Issu du milieu libéral mais un peu
crispé de la haute bourgeoisie protes-
tante — la H.S.P. — il a eu pour
premier modèle un père exception-
nel, physicien de talent. S'il a d'abord
cherché l'émancipation dans la vieille
maison de la S.F.I.O.. sa quête s'est
vite muée en une révolte sèche.
Pour lui, l'énergie politique se
situe chez les producteurs de biens
ou d'idées, c'est-à-dire au rviveau des
luttes syndicales et de l'action des
jeunes. Il a conquis la direction du
P.S.U. en s'opposant à ceux qui vou-
laient rejoindre la Fédération afin
d'éviter l'« isolement ». Pour lui
l'« isolement » est une maladie que
l'on contracte dans les bonnes
familles à vocation strictement
parlementaire. Et en lançant, la se-
maine dernière, l'opération Men-Jès exploiter. De supergroupuscule qu'il
France, dont il est en matière écono- était avant les événements de mai,
mique le collaborateur écouté, M. Mi- le P.S.U. est devenu, piur les autres
chel Rocard a voulu montrer que partis, à la fois un interlocuteur, un
l'isolement pouvait être un atout à défi et un embarras de la circulation.
coup de jeunes de Charléty ne con-
naissaient d'ailleurs paa — devait
partir vite et seul.
C'est ce que le P.S.U. avait pré-
paré de longue main. L'idée était
que, dans le chaos ambiant, il suf-
firait de se déclarer, de « polariser »,
pour qu'aussitôt convergent en une
sympathique unanimité les courants
qui passent à travers le Parti 'Com-
muniste et la Fédération, à travers
la C.F.D.T. et F.O, à travers la bour-
geoisie libérale elle-même.
Dans l'antichambre. Puisque le
mouvement de départ n'était que
« pure dynamique », il fallait que
l'opération politique qui en décou-
lait ne s'enfermât dans aucun cadre
rigide. Le mardi, cependant, un « ap-
pareil », celui de la Fédération, dé-
montre qu'il existe (voir l'article de
Michèle Cotta), sinon dans la rue,
au moins dans l'antichambre. Le
lendemain, mercredi, rappelle, par
un cortège massif, qu'on ne tient pas
la rue sans elle. La dynamique à
la base est une idée, mais ce n'est
encore qu'une « idée ». M. Mendès
France choisit de s'intégrer aux
structures traditionnelles. Mais il le
fait trop tard. De Gaulle a déjà
frappé.
Après le « retour de Charles »,
que reste-t-il de Charléty ? « II ne
s'agit pas, nous dit M. Michel Ro-
card, le jeune et brillant leader du
P.S.U., de créer un mouvement à
gauche des communistes, mais d'op-
poser les forces de changement et
les forces de sclérose. A cet égard,
on peut enregistrer déjà un succès
appréciable, c'est que personne ne
parle plus de contre-gouvernement.
Les barricades ont eu raison de Pey-
refitte, mais aussi de Billères. En
poussant davantage le mouvement,
on pouvait arriver à une carence
gouvernementale, mais on ne Ta pas
fait. »
On retrouve, obsédante, cette idée
que le mouvement crée la réalité.
Par exemple, le leader de l'Unef. M.
Jacques Sauvageot, nous dit : « Jus-
qu'ici, nous avions bien une ligne
politique, mais c'était une idée ex-
primée, non ressentie. Nous dési-
rions bien « le pouvoir aux travail-
leurs », mais c'était irréaliste. Les
gens ne sentaient pas que c'était
possible. Maintenant, ils le sentent.
De même qu'ils ressentent la néces-
sité d'une organisation politique
nouvelle, hors des schémas tradi-
tionnels. »
Cette organisation nouvelle, c'est
le comité. En même temps cellule
au sens biologique du mot, embryon
de démocratie directe, amorce
d'autogestion, soviet opposé à la
bureaucratie.
Ravages. Lorsque M. Barjonet a
déclaré qu' « il fallait faire la révo-
lution » et lorsque dans ce but il a
pris contact avec MM. Jean-Pierre
Vigier et Serge Depaqui, deux ex-
clus du Parti Communiste, et Alain
Geismar, l'ancien secrétaire général
du Snesup, il n'a rien pu décider
d'autre que « la création de comités
révolutionnaires qui pourraient en-
suite peut-être se fédérer ».
Selon un concept hégélien, la ré-
volution devient révolution d'elle
même. Lorsque M. Barjonet diî
« II se trouve qu'actuellement il y a
des forces révolutionnaires et. en
face d'elles, un Etat dans une large
mesure vicie, un gouvernement sans
autorité et discrédité, sans pouvoir
réel », il montre bien que l'idéalisme
peut vite faire des ravages. Le mar-
xiste Barjonet n'aura donc décou-
vert que jeudi qu'à un certain stade
de subversion, il n'y a pas un gou-
vernement, pas un parti, mais une
classe qui se défend, qui a des alliés,
et largement de quoi en trouver
Le dynamisme spontané est crea-
teur, mais il arrive qu'il crée des
mythes. Ainsi, la révolution se fera
contre la C.G.T., véritable » gérant
de l'ordre établi », mais avec M
Maurice Labi, secrétaire général de
la Fédération F.O. de la Chimie, qui
s'est lancé dans le mouvement de
Charléty et qui nous explique • Le
comité d'entreprise gestionnaire doit
déboucher sur l'autogestion. De con-
sultatif, il doit devenir délibérât if.
Un gouvernement socialiste ne nous
intéresse pas. Le pouvoir est clans
les usines, dans les facultés et clans
la rue. »
Idée intéressante, mais typique-
ment réformiste dans la mesure où
elle ne pose même pas le problème
de la propriété. Les leaders du
P.S.U. le reconnaissent, d'ailleurs :
« On nous traite de « gauchistes •>.
mais lorsque nous proposions un
« contre-plan » nous nous placions à
droite du Parti Communiste. »
Flic symbole. En fait, M. Barjonet.
comme M. Labi, comme M. Geismar.
sont des intellectuels. Cela leur per-
met de lancer des idées neuves face
à une gauche dont l'imagination
s'ankylose. Mais il y a un risque que
le mouvement étudiant a clairement
montré. L'intellectuel, n'étant pas en
prise sur la production, sur le con-
cret, capte la réalité sociale à tra-
vers le reflet « pensé » qu'il en a
Le plus souvent, ce reflet est sym-
bolique. Toute la révolution du Quar-
tier latin s'est faite au niveau du
symbole. On s'est battu contre le
« flic » symbole, derrière la « barri-
cade » symbole. On a accordé une
importance disproportionnée au dra-
peau et à l'image, on a attaqué la
Bourse, temple du capitalisme, et on
a été chez Renault, « haut lieu » de
la classe ouvrière.
Du même coup, quand ce symbole
craque, car il est fragile, la déter-
mination flanche. Pour beaucoup, la
grande expérience a été aussi une
grande leçon. Et ce n'est qu'une fois
digérées les retombées de cette con-
flagration inouïe que l'on réalisera
aussi ce qu'elle a eu de décisif. Car
rien n'y fera : l'Université ne sera
plus ce qu'elle a été, ni la culture, et
les idées lancées à travers l'émeute,
surgies des barricades, propulsées
par le défoulement de toute une jeu-
nesse ne se perdront pas toutes dans
le noir des urnes.
Le mouvement de Charléty n'exis-
te pas tel qu'il le croyait ni pour ce
M. Labi attend la prochaine République
II n'a jamais quitté les appareils
politiques ou syndicaux, mais il a
salué comme la promesse d'une vie
nouvelle leur condamnation par les
charlètystes ou les sorbonnards.
A 38 ans, l'allure d'un administra-
teur civil au ministère des Finances
ou d'un jeune cadre d'industrie, Mau-
rice Labi, secrétaire général de la
Fédération de la Chimie Force
Ouvrière, est un vieux militant Entré
au travail à 12 ans pour subvenir aux
besoins de sa famille, son père ayant
été déporté. Adhésion aux Jeunesses
socialistes à 15. Arrivée à Paris à 20 :
promu secrétaire national des «Jeu-
nesses», cet autodidacte prépare une
thèse sur la première scission de la
C.C.T. en 1921, thèse qu'il soutiendra
en 1962 à la Sorbonne. L'ancienne.
A la suite d'un désaccord sur les
problèmes européens, il quittera la
S.F.I.O. pour devenir permanent à
F.O., où il fait de la Chimie une fédé-
ration de pointe. Mais minoritaire.
Dès les premières manifestations
du Quartier latin, il se range aux
côtés des étudiants. Dans leur mou-
vement étendu aux travailleurs, il
voit « la plus grande chance de la
gauche depuis cinquante ans : non
seulement de prendre le pouvoir, mais
de se retrouver elle-même ». Malheu-
reusement, la C.G.T. est «sclérosée»,
le P.C. « tend au pouveir un fil de
secours», et François Mitterrand est
un « homme de la IVe République,
sans idées et opportuniste».
Tout naturellement, sa fédération
participe à la manifestation de l'Unef
au stade Charléty. Et il fait appel à
Pierre Mendès France, « l'une des
rares exceptions à l'anathcme que
nous lançons contre les politiciens,
l'un des rares hommes capables de
donner naissance à la société fu-
ture».
Cette société future, il la voit
issue de l'éclatement des vieux par-
tis, du changement des structures
syndicales, et de la remise du pouvoir
aux comités de travailleurs, d'étu-
diants, de quartiers, coordonnés par
branches d'activités, départements,
régions, et enfin au niveau national.
Ainsi, selon Maurice Labi, naîtra la
Ire République socialiste en France.
qu'il croyait, mais il existe. Ce que
les forces traditionnelles n'ont sans
doute pas bien vu, c'est que l'étu-
diant placé juste entre une universi-
té archaïque qu'il subit et une re-
cherche de pointe qu'il prépare, de-
vient nécessairement la vigie qui re-
père, avant tout le monde, les fissu-
res de la vieille société. Cela, le Par-
ti Communiste non plus ne l'a pas
compris.
Hit-parades. Phénomène étrange :
un des signes du bouillonnement de
la jeunesse fut la vague de plus en
plus forte de la chanson engagée
contestataire. Jean Ferrât et Jac-
ques Brel pulvérisaient les hit-para-
des, Serge Reggiani ébranlait « Salut
les copains ». et ce fut le moment
que choisit le Parti pour abandonner
l'ouvriérisme à la Yves Montand en
faveur du yé-yé : le journal de la
jeunesse communiste « L'Avant-Gar-
de », devint « Nous les garçons et les
filles » !
Les filles, depuis, sont devenues
aussi enragées que les garçons. Le
père noble leur a donné une bonne
paire de gifles, et leur première ré-
action, l'espace d'un instant, a été
de baisser la tête. Mais l'autre père,
moins noble celui-là, « l'ouvrier »
avec un grand O, a pris à ces chers
enfants le mot d'ordre : « La lutte-
continue. » A l'heure de la défen-
sive, l'usine redonne du courage à
l'Université. J.-F. KAHN [~
observateurs centristes P.D.M. et
des non inscrits (vierges de tout
vote de censure) à de bien témé-
raires méditations : pourquoi ne
pas constituer un gouvernement
d'unité nationale où chacun trouve-
rait sa place ? Mais qui sacrifier à
cette réconciliation ? Le chef de
l'Etat ou le Premier ministre ? On
ne se mit point d'accord mardi.
C'est pourquoi les deux présidents
de groupes de la majorité — U.D.Ve
et giscardiens — et eux seuls, signè-
rent une motion de synthèse, étran-
ge après cet étrange débat : on de-
mandait au Général de former au-
tour de M. Pompidou un vaste gou-
vernement ! Dans d'autres bureaux
discrets de l'Assemblée, des repré-
sentants des mêmes groupes bâtis-
saient ici le cabinet Edgar Faure ...
avec de Gaulle, et là le cabinet
Mendès France, sans de Gaulle ... ou
avec lui.
Mercredi, toutefois, un petit grou-
pe plus fidèle sinon plus modeste se
décide : il écrit, au nom du peuple
français, au général de, Gaulle pour
le supplier de rester à son poste.
Faute de connaître son adresse ce
jour-là, les auteurs de l'épitre en
confient l'original à M. Pierre Juil-
let, conseiller technique à Matignon,
et le double à M. Debré aux Finan-
ces Dans l'espoir que l'un ou l'autre
finira bien par trouver le destinatai-
re en « déplacement ».
tives. Ils les préparent. Dans la ma-
jorité, bien sur Mais ils feront tout
de même une campagne nationale
pour leurs propres candidats. Ils es-
comptent la reconduction de leurs
sortants par l'unité de candidature
avec l'U.D.Ve dans les circonscrip-
tions tenues par l'un ou l'autre des
Andro Itu-u-,
M. JACQI KS DniAMKi..
\ icliinc di's nuances
ge, il est dans une ville d'eaux
allemande. Baden-Baden, pour y
rencontrer les généraux français
d'outre-Rhin : Jacques Massu, com-
mandant en chef, Georges Buis et
Renaud de Corta, commandants des
Ire et 3e Divisions. Trois vétérans
gaullistes, Compagnons de la Libé-
ration.
Objet de la réunion : si l'Armée
était chargée, en cas de troubles,
de garantir la sécurité de la pro-
chaine consultation électorale, le
dispositif métropolitain devrait
être renforcé par des unités mobi-
les stationnées en Allemagne. Le
général de Gaulle profite de la cir-
constance pour prendre le pouls des
militaires. Sans inquiétude. L'état
d'esprit des cadres, il le sait, est
caractérisé depuis le début de la
crise par une grande prudence, une
répugnance visible à devoir inter-
venir contre une partie de la nation
mais aussi par l'attachement à la
légalité. Attachement qui garantit
l'obéissance aux ordres du chef de
l'Etat.
Les ordures. Depuis le début de la
crise, l'intervention militaire a été
bornée dans de traditionnelles limi-
tes. Plusieurs milliers d'hommes ont
été affectés à des tâches de supplé-
ance civile, telles que l'enlèvement
des ordures. Onze mille réservistes
ont été mobilisés : pour la plu-
part, des spécialistes (transports, té-
Munuel Bidurman;i<!
l'ilARI.KTY : MM. JACQI'KS S\[ \ v.M.l I 1 AXDKK lÎAK.in.NKT.
«Maintenant ( t-.1 p.iss/Mr. ,,
KTOII.I-: : MM. MICIIKI. PONI. \TO\VSKI KT JACCJIKS BAI M KL,
l'as tr<>]> mal ri.s<"'.
ELECTIONS
Le « changement »
se cherche
« Pour une fois que ce gouverne-
ment nous accorde quelque chose,
il faut que ce soit la dissolution ! »
Un même soupir fut la seule réac-
tion commune de l'Assemblée — la
troisième depuis la naissance de la
Ve République — apprenant jeudi
dernier qu'elle était dépossédée pré-
maturément de l'existence. Passé,
pour les gaullistes, la « divine sur-
prise » du père retrouvé sur le tran-
sistor, et pour l'opposition, le coup
de sang contre « cet appel à la guer-
re civile », les députés ont repris la
valise et la -voiture pour de nou-
veaux combats.
Chacun sait qu'il va éprouver
dans sa circonscription les rigueurs
— ou les délices — d'un affronte-
ment que le général de Gaulle a
voulu total. Le discours du chef de
l'Etat a coupé le pays en deux plus
sûrement que ne l'avait fait la
crise. Ceux des parlementaires qui
n'avaient pas jusqu'ici choisi leur
voie sont moins que tous autres cer-
tains de retrouver en juin les voix
de leurs électeurs.
La porte étroite. Et pourtant, du-
rant toute la semaine, chacun avait
cru le moment venu d'ouvrir la
porte étroite que les deux blocs me-
naçaient de fermer à tout jamais.
Affolés par les silences du Géné-
ral, certains gaullistes et Républi-
cains Indépendants conviaient des
Silencieux au-dessus de la mêlée,
M. Giscard d'Eslaing attend son
heure. Certes, il rencontre à tout
hasard M. Mendès France. Mais c'est
pendant le temps qu'on croit le gé-
néral de Gaulle disparu pour cause
de démission. M. Giscard d'Estaing
n'a pas donné son accord à l'appel
au Général signé par M. Raymond
Mondon, président de son propre
groupe. Sans doute pense-t-il comme
un de ses amis que celui-ci « n'est
plus, en ces jours de drame, qu'un
Lorrain saisi par le vertige ». Pour
son propre compte en tout cas, le
jeudi matin, il incitera le gouverne-
ment à se retirer pour le salut du
pays et le président de la Républi-
que à demeurer pour le salut des
institutions.
Ce n'est pas trop mal visé puisque
le même jour à 16 h. 35, tout rentre
dans l'ordre. Orthodoxes ou non, les
gaullistes retrouvent le chemin du
devoir, prennent celui de l'Arc de
Triomphe, et, pour certains d'entre
eux. celui du pouvoir.
Au coude à coude. M. Michel Ponia-
towski, suivi de la plupart des Ré-
publicains Indépendants, scande
«Vive de Gaulle!» au coude à coude
avec M. Jacques Baumel. C'est le
oui. Le « mais », c'est M. Giscard
d'Estaing et son absence. « Dans
trois ans on se rappellera peut-être
qu'il n'est pas descendu dans la rue,
commentait un de ses amis fort avi-
sé. Après tout, le Général non plus
n'y va pas. »
Mais en attendant les élections
présidentielles, les giscardiens doi-
vent bien en passer par les législa-
partis de la majorité,
Dans les secteurs tenus par l'op-
position. Républicains Indépendants
et gaullistes s'affronteraient au pre-
mier tour avec promesse réciproque
de se désister au second pour celui
qui arrivera en tête. Les giscardiens
proposeront même aux huit ou neuf
centristes qui n'ont pas voté la cen-
sure d'être partie à cet accord. Cela
posé, ils affichent une certaine con-
fiance.
Les centristes point encore ralliés
ne la partagent pas pour leur pro-
pre compte. Ni M. Jacques Duhamel.
qui mesure la difficulté en ces jours
troublés de faire passer le modeste
« parti du changement » entre le
« parti de la docilité » et le « parti
de l'aventure », ni le Centre Démo-
crate de M. Jean Lecanuet, victime
des mêmes nuances. Ni l'un ni l'au-
tre n'osent espérer alliance et dé-
sistements à gauche, à quelques ex-
ceptions près. Leur seul souhait est
que dans trois semaines les élec-
teurs soient remis du coup de poing
radiodiffusé du général de Gaulle.
Et qu'ils se souviennent que le para-
pluie gaulliste a laissé passer la
grêle IRENE ALLIER
ET CATHERINE NAY F
ARMEE
La mystérieuse visite
du Général
Le président de la République
a disparu. Mercredi après-midi, tan-
dis que toute la France s'interro-
lecommunications. navigation
aérienne >.
A partir du 13 mai, le ministère
des Armées a pris les précautions
qui sont de règle en cas de crise
nationale. Les effectifs ont été con-
signés : tant pour éviter que les
soldats du contingent soient mêlés
aux manifestations que pour tenir
disponibles, en permanence, des pi-
quets d'invervention. Mission éven-
tuelle : assurer la garde, ou re-
prendre le contrôle, s'ils tombaient
aux mains d'éléments «révolution-
naires», de bâtiments publics ou de-
centres vitaux (O.R.T.F., centrales
électriques).
Discrète. l'Armée a pourtant été
vue dans tous les azimuts par des
populations traumatisées par les
souvenirs de mai 1958 et d'avril
1961, qui vivaient dans une véri-
table psychose d'intervention mili-
taire. Dans la nuit de jeudi à ven-
dredi, des convois de blindés traver-
sant la région parisienne ont jeté
un début de panique. Explication
officielle : les régiments de la 2e
Brigade blindée, à l'entraînement
depuis une quinzaine au camp de
Mailly, regagnaient leurs garnisons
de Saint-Germain. Rambouillet et
Pontoise. La grève de la S.N.C.F. les
avait obligés à emprunter la route.
Cette explication est vraie.
Mais il faut la compléter d'une
nuance : c'est à la demande de
plusieurs députés gaullistes, et dans
un but d'intimidation, que l'itiné-
raire des régiments blindés a serré
de près la « ceinture rouge » de
Paris. GEORGES CHAFFARD fj
SYNDICATS
Les grévistes ont gardé
leur sang-froid
« Le mouvement de grève s'était
déjà politisé; le discours du général
de Gaulle a accentué cette politisa-
tion. » M. Albert Detraz, dirigeant
national de la C.F.D.T., résume ain-
si la situation après deux semaines
de paralysie économique.
Mais la politisation a eu deux ef-
fets contradictoires. Dans un pre-
mier temps, après la négociation
avortée de la rue de Grenelle, elle
s'est traduite par un raidissement
des centrales syndicales, persuadées
qu'une ultime poussée suffirait à
abattre un régime désormais inca-
pable de se défendre. Vendredi,
après le discours du général de
Gaulle, elle a amorcé la désescalade
des grèves : clans la perspective
d'élections générales, il importait
que la gauche présente un visage
assez rassurant pour ne pas ef-
frayer les électeurs du « marais ».
Ce ne sont plus les piquets de grève,
mais les comités électoraux qui dé-
cideront de l'issue de la bataille.
En aparté. Dimanche 27 mai, 4 h. 30
du matin. Au ministère des Affai-
res sociales, rue de Grenelle, 48
participants épuisés achèvent la
mise au point de nouveaux accords
Matignon autour de M. Georges
Pompidou. M. Georges Séguy, secré-
taire général de la C.G.T., qui est
également membre dirigeant du
P.C., vient de rencontrer en aparté
un de ses collègues du Bureau poli-
tique. Quelques instants plus tard, il
sort de nouveau de la salle des séan-
ces, pour téléphoner. A son retour,
il ne doute plus : malgré les avan-
tages considérables arrachés au pa-
tronat et au gouvernement, la base
dira non. Parce qu'elle juge l'ac-
cord insuffisant. Et parce qu'elle
exige un changement de régime. Le
tournant est pris : la grève sera poli-
tisée.
Inutile, dès lors, de prolonger la
négociation : la délégation C.G.T.
montre moins d'âpreté dans le dé-
bat. A plusieurs reprises, sur la ré-
duction du temps de travail notam-
ment, elle accepte des compromis
alors que M. Eugène Descamps et
la délégation C.F.D.T. se battent en-
core. Mais elle se bat durement pour
obtenir le paiement des jours de
grève. A 7 h. 30, la réunion s'achève
sur une équivoque. MM. Pompidou
et Paul Huvelin, président du
C.N.P.F., croient avoir conclu avec
les centrales ouvrières un accord
quasi définitif. Ils n'ont pas assez
prêté attention à la condition sus-
pensive posée par les centrales : ob-
tenir d'abord l'assentiment de la
base.
Quand MM. Georges Séguy et Be-
noît Frachon se rendent à la Régie
Renault, choisie comme test de ce
référendum syndical, ils n'ont guère
d'illusions sur les résultats. Et, de
fait, le protocole d'accord sera sifflé
et hué. Ils savent, alors, qu'il en ira
de même ailleurs : partout, les gré-
vistes ont suivi la négociation et les
réactions de Renault par des tran-
sistors.
Immédiatement, le mouvement
change de nature. Lundi, à 13 h., le
Bureau confédéral de la C.G.T. se
réunit rue La Fayette. Pour la pre-
mière fois, il insère dans son com-
muniqué une petite phrase claire :
elle ajoute aux revendications maté-
rielles l'exigence « d'un changement
politique, du progrès social, et de la
démocratie ». Ce sera le principal
slogan, le lendemain mardi, de la
grande manifestation de la Bastille
à la gare Saint-Lazare.
Dans les entreprises nationales et
les services publics, où la C.G.T. est
majoritaire (elle a obtenu 43,9 %
des voix aux élections des comités
d'entreprise dans les P.T.T., 55 %
à la S.N.C.F., 58 % à l'E.D.F., 68 %
dans les Charbonnages), les négocia-
tions traînent en longueur ou sont
Christian Taillandier
M. GICOKCKS MARCHAIS, VKNDIUCDI IIKU.MKR.
Une petite phrase claire.
suspendues. M. Massabiaux, secrétai-
re général des cheminots C.G.T., dé-
clare : « Nous attendons d'avoir un
interlocuteur valable. »
Au pas de course. La « base » suit.
Chez Alsthom, à Gennevilliers, les
inscriptions revendicatives ont été
remplacées par des slogans politi-
ques : « De Gaulle démission, gou-
vernement populaire ! »
Au pas de course, la C.G.T. re-
joint et dépasse la C.F.D.T., qui, de-
puis le début du conflit, s'est enga-
gée dans l'action politique en col-
lant au mouvement étudiant et en
demandant des réformes de structu-
res. L'impulsion est si soudaine et
si forte que M. Eugène Descamps,
pourtant stratège expérimenté, est
surpris et inquiet. Il lui faut, très
vite, réagir pour éviter d'être en-
traîné, dans le sillon de la C.G.T.,
vers des objectifs qui ne sont pas
exactement les siens. Dès lundi, il
prend ses distances en refusant d'as-
sister, rue La Fayette, à une confé-
rence commune : < Nous ne vien-
drons, dit-il, que si l'Unef assiste à
part entière à la réunion. »
Le même soir, la C.F.D.T. parti-
cipe à la manifestation étudiante du
stade Charléty, boycottée par la
C.G.T. Enfin, le mercredi, M. Des-
camps prend publiquement position
pour M. Mendès France.
Un journaliste surpris demande à
M. André Jeanson. président de la
C.F.D.T., si M. Mitterrand, avec le-
quel des rapports suivis sont noués
depuis longtemps, a été prévenu. 11
s'attire cette réponse : <• Les com-
munications sont difficiles; nous
n'avons pas pu le joindre au télé-
phone. »
Cela fait, la C.F.D.T. se juge en
état de discuter avec ses redouta-
bles partenaires. Elle accepte en fin
de semaine, et pour la première
fois, un contact avec tous les partis
de gauche, y compris le Parti Com-
muniste.
L'onde de choc. Mais jeudi après-
midi, c'est la bombe. Le général de
Gaulle vient de parler à la radio.
Les syndicats unanimes explosent :
« Mépris, calomnie et menace aux
revendications des travailleurs. » En
même temps, ils découvrent brus-
quement que la situation a changé.
La France est plongée dans une
campagne électorale. La grève, si
elle persiste, risque d'accroître le
mécontentement et l'inquiétude des
Français qui la subissent, de les
éloigner des partis de gauche, de
favoriser, en fin de compte, les can-
didats gaullistes.
La réaction est prompte : « Main-
tenant, dit M. André Bergeron, se-
crétaire de F.O., il faut négocier
sans attendre. »
Même état d'esprit à la C.F.D.T.
Vendredi, M. Séguy annonce que la
C.G.T. est prête à poursuivre les dis-
cussions avec le gouvernement et le
patronat. Lequel n'est pas enthou-
siaste. « A Grenelle, dit M. Fran-
çois Ceyrac, vice-président de la
commission sociale du C.N.P.F., nous
sommes allés aussi loin que possi-
ble. »
L'onde de choc se propage vers
la base. Au siège social du Gaz de
France, à Paris, les grévistes accro-
chent des drapeaux tricolores au-
près des drapeaux rouges. « pour no
pas laisser à de Gaulle le monopole
du patriotisme ». Vendredi soir.
250.000 salariés environ avaient re-
pris le travail spontanément. Peu-
geot avait décidé de reprendre le
mardi 4 juin. Mais chez Renault, ou
M. Georges Marchais, membre (tu
Comité central du P.C., s'adresse
aux ouvriers, « on continue ».
Petits paquets. Les dirigeants s> n-
dicalistes savent que cette nouvelle
phase ne sera pas la plus facile. Ils
doivent faire face à deux dangers.
D'abord, éviter que le travail ne re-
prenne « en petits paquets » : aux
établissements Lesieur, aux trans-
ports en commun de Dijon où.
après un vote à bulletin secret, une
majorité s'est dégagée pour la re-
prise du travail, les délégués syndi-
caux parviennent à en retarder l'ap-
plication.
Deuxième danger : que des « jus-
qu'auboutistes », surtout des jeunes,
refusent la reprise du travail et
manifestent. 11 n'est pas illusoire.
Un responsable C.G.T. de la cen-
trale thermique de Gennevilliers
confiait à « L'Express », avant le dis-
cours du chef de l'Etat : « 11 suffi-
rait de quelques mots pour que nos
gars partent dans la rue. Nous som-
mes obligés de les freiner. Nous
leur disons qu'ils auraient les chars
d'assaut devant eux. A la C.G.T..
nous avons une grosse responsa-
bilité. »
La belote. Dans l'ensemble, pour-
tant, les grévistes gardent leur sang-
froid. « Nous sommes contre la vio-
lence, dit un ouvrier de la Snccma.
L'insurrection n'est pas notre rôle. >
A l'usine Alsthom, où les pancartes
politiques se sont faites plus rares,
un jeune ouvrier non syndiqué ajou-
te : « Si les C.R.S. entrent dans
l'usine, nous jouerons à la belote
avec eux. On ne peut pas nous for-
cer à travailler. »
Tout semble, à ce moment, possi-
ble. Mais rien n'est certain. Un syn-
dicaliste de Kléber-Colombes résu-
me ainsi le sentiment de son usine :
« Nous sommes décidés à tenir le
temps qu'il faudra. Mais si
nous nous installons dans la
grève, ce n'est pas pour y être
enterrés. » FRANÇOIS CAULT j ]
(Enquête de Hugues Ncel.)
Manuel Bidermanas
M. Descamps aime le risque
Dans la plus rude mêlée de sa vie
syndicale, M. Eugène Descamps,
45 ans, secrétaire général de la C.F.
D.T. depuis 1961, n'a pas oublié que
son autorité s'exerce seulement sur
une minorité de la classe ouvrière.
Le choix des alliés était donc décisif.
Il en a quelque peu changé sous le
feu des canons : liée à la C.C.T.
depuis 1966 par un accord d'unité
d'action et en contacts réguliers avec
M. François Mitterrand, la C.F.D.T.
s'est retrouvée, après quinze jours
de grève, plus proche de l'Unef et
de Force Ouvrière. Et a donné son
appui à M. Pierre Mendès France.
Cette intervention directe dans le
débat politique rompt avec une
vieille tradition. Mais M. Eugène
Descamps, Nordiste entêté et carré,
aime le risque calculé et déteste les
traditions.
Ancien « patron » de la Jeunesse
ouvrière chrétienne, fils d'un militant
socialiste, il a appris le métier
syndical dans la sidérurgie lorraine
en faisant naître une C. F.T.C. puis-
sante sous le nez d'une C.G.T., à
l'époque, étonnée. Dès 1955, il a pris
la tête de l'assaut contre les anciens
cadres de la confédération. En 1964,
il obtenait la suppression de la réfé-
rence chrétienne dans les statuts du
mouvement. La C.F.T.C. devenait la
C.F.D.T. Une minorité s'en détachait
et gardait l'ancien sigle.
Quand il signa l'accord de 1966 avec
la C.G.T., ses lieutenants gromme-
laient : « Nous allons nous faire
manger. » Réponse : « II faut que nos
gars apprennent au jour le jour ce
qu'est le P.C. Indispensable pour la
suite. »
La suite l'a moins surpris que
d'autres. Depuis la «jacquerie ou-
vière » de Caen, en janvier dernier,
menée par les jeunes (100 blessés,
83 arrestations, voitures brûlées), il
jugeait la situation explosive. Et était
attentif au surgissement de forces
nouvelles, hors des cadres tradition-
nels. C'est pour son aptitude à com-
prendre ces forces qu'il a choisi M.
Mendès France.
NTRE LA VIE
T LA MORT
Jean-Jacques
Servan-Schreiber
LE mot le plus inexact que le
chef de l'Etat ait lancé à la
face de la nation est celui de
« haine ». Il n'y en a pas. Cette
grande révolution qui vient seule-
ment de commencer a pris sa nais-
sance, puis son essor, avec aisan-
ce et presque avec désinvolture. On
veut s'épanouir, on ne veut pas
tuer.
Si ce mouvement est sans haine,
c'est qu'il est bien une Renaissan-
ce plus qu'une Révolution, et assu-
ré de sa force, comme la jeunesse
même.
Que ce soit au cœur de la grève
et de l'agitation, aujourU nui, que
ce soit demain par l'expression re-
nouvelée du suffrage universel, la
même question interpelle la Fran-
ce avec le jeune sang bouillonnant
dans ses veines — celie de son éveil
au monde nouveau. Le chef de
l'Etat est moins en cause que tout
ce qu'il incarne et qu'il représen-
te : un ordre figé, bureaucratique
et centralisé, une inadaptation qua-
si biologique à l'ouverture et au
changement.
C'est pourquoi il ne faut s'ar-
rêter ni aux aspects désordonnés,
et parfois incohérents, du mouve-
ment révolutionnaire ni aux aspé-
rités choquantes du langage du
chef de l'Etat. Les choses, de part
et d'autre, vont beaucoup plus pro-
fond. Il y a d'abord, comme tou-
jours, ceux qui ont à conserver et
ceux qui n'ont rien à perdre. Mais,
cette fois, il y a un facteur neuf,
celui qui marque l'époque : au-
cune propriété, aucun bien maté-
riel n'assure plus vraiment l'exis-
tence ni la puissance, ni pour les
individus ni pour les nations. La
force de création, la capacité céré-
brale, l'équipement intellectuel,
l'invention et l'innovation devien-
nent rapidement, ici comme dans
les autres pays industriels, les
seules sources de progrès, d'en-
richissement et d'épanouissement.
C'est cela qui, forcément, dimi-
nue les effectifs du parti « conser-
vateur », au sens précis du terme.
-Rien d'autre ne vaut vraiment la
peine d'être conservé que la con-
naissance et la compétence — in-
dividuelles. Ce qui change le rap-
port des forces politiques en pré-
sence. Car un homme, ou une fem-
me, qui sait que son destin person-
nel, celui de sa famille, que ses
chances de se réaliser dépendent
de moins en moins de sa solidarité
avec un ordre social donné, niais,
essentiellement de sa propre va-
leur, quel que soit le régime de la
propriété et quelle que soit la
structure des entreprises — celui-
là, ou celle-là, n'a plus vraiment
« peur »,
XTERROGEOXS-XOUS sincère-
ment. Eprouvons-nous un senti-
ment de crainte ou de répulsion
devant l'idée d'un pouvoir syndi-
cal, d'un transfert de l'autorité
vers la compétence librement dé-
signée et non plus la propriété
transmise aveuglément ? Au con-
traire, nous sentons bien tout* la
fécondité qu'au-delà des premières
et inévitables convulsions ce mou-
vement nous apportera.
Avons-nous l'impression qu'en
nous arrachant à l'ordre ancestral,
et au respect des institutions qui
le fondaient, nous risquons une
terrible * aventure », comme on
dit, qui non seulement nous retire
toute sécurité physique, mais me-
nace notre cohérence intellectuel-
le, et doive donc être combattue
comme une régression ? Au con-
traire, nous savons bien et nous
l'avons dit, parmi bien d'autres,
depuis des années, que l'apparen-
ce de cohésion qu'avait encore l'or-
dre établi masquait le déclin de
notre force créatrice, et bientôt
une abdication historique. Le seul
espoir était clans un sursaut — ce-
lui que la génération de nos pa-
rents n'eut pas entre 1936 et 1940.
Si bien que, quelles qu'en soient
l'occasion et la forme, il est, évi-
demment, le bienvenu.
Nous — et par là je veux dire
les hommes de cette génération de
40 ans, qui, arrivant aux postes de
responsabilité, ont dissocié totale-
ment l'idée du pouvoir, ou l'idéal
de bonheur, de la notion de pro-
priété des biens — nous ne redou-
tons pas la rénovation du contrat
social. Au contraire, nous l'appe-
lions. Et puisque la voici, nous la
saluons, nous la soutiendrons con-
tre la lourde dalle des traditions
et des institutions, nous la défen-
drons contre ceux qui, pour de
mauvaises ou de bonnes raisons,
voudraient imposer avec la France
éternelle et son chef historique la
perpétuation du passé.
J'IRAI plus loin. Ce que les or-
ganisations d'anciens combat-
tants ont voulu « réparer » la
semaine dernière, sous l'accumula-
tion des hommages, des décora-
tions, et des drapeaux, à l'Arc de
Triomphe, c'était un geste « scan-
daleux » de la part des étudiants
qui, la semaine précédente, étaient
allés cracher sur la tombe du Sol-
dat inconnu. Alors, symbole contre
symbole, nous sommes peut-être
au cœur des choses.
Il est bien évident que les étu-
diants ne crachaient pas sur ce
malheureux, qui représente si bien
dans son anonymat tous ceux qui,
comme lui, se sont fait tuer dans
des guerres atroces. Ils s'en pre-
naient justement, je veux dire à
juste titre, à la monstrueuse stupi-
dité du système éternel de souve-
raineté nationale, érigée en valeur
suprême, qui porte en lui la guer-
re et la haine comme la nuée por-
te l'orage et la mère l'enfant. Ils
rejetaient, avec l'amour inculqué
de cette souveraineté, l'abaisse-
ment de la volonté humaine de-
vant la fatalité historique. Ils con-
damnaient le respect de la mort
sur commande, au nom de l'amour
de la vie et de la liberté. C'est
peut-être le premier hommage
vraiment sérieux rendu à l'Incon-
nu de l'Etoile.
Ceux qui, comme nous, ont en
moins de vingt ans connu trois
guerres plus absurdes et sauvages
l'une que l'autre, ont le droit de le
dire, avec les étudiants (1). Et
ceux qui, comme moi, ont recueil-
li de la bouche même des respon-
sables suprêmes de notre pays
l'aveu discret que notre « Force de
frappe », expression ultime de la
société et de la politique gaullistes,
était évidemment impuissante con-
tre l'Union soviétique, mais qu'elle
serait « bien utile en cas de nou-
veau conflit avec l'Allemagne »,
ceux-là n'ont plus seulement le
droit, mais le devoir de tout faire
pour que le torrent qui a commen-
cé le 13 mai 1968 de s'abattre sur
l'ordre éternel des choses l'arrache
et l'emporte, comme l'éveil dé-
truit le cauchemar.
OUS savions, nous écrivions,
et nous disions, avec bien
d'autres plus compétents et
plus experts, que la racine de tou-
tes les difficultés françaises devant
la grande mutation de la seconde
révolution industrielle était dans
la méfiance généralisée qui cor-
rompait ici les rapports humains,
dans la nation, l'entreprise, et
l'université. Tout se tient : le pes-
simisme fondamental, sur les so-
ciétés comme sur les hommes, qui
est la philosophie même du parti
conservateur de toujours, et de
son prestigieux chef actuel, con-
duit dans le même esprit à consa-
crer l'essentiel de notre corps
scientifique à préparer des armes
nucléaires contre l'Allemagne (ou
l'Angleterre»; à refuser l'existence
du pouvoir syndical dans l'entre-
prise, parce que le commandement,
suppose que la contestation soit
sinon interdite, du moins émiettée
et négligeable; à promulguer des
lois essentielles pour la vie natio-
nale par décrets préparés dans les
bureaux ministériels aussi à l'abri
que possible des débats, des criti-
ques ou des suggestions; à s'enfer-
mer, et c'est la même chose, dans
une politique intérieure d'autorité
directoriale et une politique exté-
rieure de prétention nationale.
C'est ce qui donne, ces jours-ci,
tant de véritable puissance à tout
ce qui s'appuie, au contraire, sur
le dialogue et la modestie.
Il n'était plus contestable, —
avant même l'explosion de mai —
que la politique intérieure et exté-
rieure de la France nous condam-
nait au déclin. Il n'est bien entendu
pas certain que ce qui renaitra
sur les décombres de l'ordre ancien
soit très vite plus efficace, plus
juste et plus cohérent. Xon, ce
n'est pas sûr.
L'Université, l'Entreprise, la
Région nouvelles ne vont pas sur-
gir par miracle. Il faudra des
années de persévérance pour les
créer, sous la menace constante de
voir les meilleurs intentions de
réforme perverties par le dogma-
tisme ou l'esprit bureaucratique.
Dans l'immédiat, le niveau de vie
des Français ne va pas augmenter
mais diminuer, en raison des pertes
de production et des difficiles
ajustements qui précéderont né-
cessairement la découverte d'une
autre efficacité. Tout ce qui paraît
acquis risque de s'effondrer dans
une affreuse déception. Une inven-
tion captive a été libérée, qui devra
survivre à travers d'immenses dif-
ficultés. Mais ce qui est sûr, c'est
que le seul pari raisonnable est
celui du mouvement, aussi verti-
(1) Sur dix pilotes de chasse de mon
détachement des F.F.L., formés en
1943, sept ont été tués, en Allemagne,
en Indochine, en Algérie.
gineux qu'à certains moments il
apparaisse, et non celui du repli,
qui nous est proposé par les hom-
mes d'ordre, et qui condamnerait,
alors, à coup sûr, notre pays à la
décadence puisqu'il l'y menait
déjà.
_ A valeur de ce qui se produit
1 tient à la précision, vraiment
remarquable, du diagnostic
que la révolte a instinctivement
porté sur la cause de notre déclin:
le sous-développement des respon-
sabilités et des libertés.
Ce n'est pas par hasard si l'Es-
pagne, qui est le pays d'Europe
aux structures les plus rigides, et
la Suède, qui est celui où règne le
plus d'égalité, de dialogue et de
partage, sont l'une — l'Espagne —
le pays le moins développé, et
l'autre — la Suède — le pays le
plus développé, de toute l'Europe
industrielle. Et ce n'est pas un
hasard si, dans toutes les mesures
quantifiantes du niveau de dévelop-
pement, la France se situe chaque
fois plus près de l'Espagne que de
la Suède.
Nous ne donnerons que trois
chiffres à titre d'exemple. Pour
le téléphone par mille habitants :
Suède (450), Espagne (95) —
France (125). Pour les téléviseurs
par mille habitants : Suède (300),
Espagne (90) — France (150). Pour
les kilowatts-heures d'énergie par
personne et par an : Suède (5.500),
Espagne (1.000) — France (2.000).
Entre le franquisme espagnol et
le socialisme suédois, entre le pays
de la police souveraine et celui
des syndicats les plus puissants du
monde, entre la nation des femmes
de ménage et celle du prix Nobel,
nous sommes, nous la France de
1968, plus près du premier que du
second.
Même si la révolte n'a pas pris
— et nous le savons — des chiffres
de cette nature pour naître et se
justifier, c'est à cause de ces
chiffres, et de ces évidences, qu'il
faut que ce pays, au lieu de mater
cette révolte, comme on nous le
propose, décide lucidement de
l'épouser.
IOTRE génération a devant
elle des tâches fabuleuses et
trois en particulier : la défi-
nition d'une société démocratique
et efficace face à la révolution de
l'Informatique ; l'invention d'un
ordre universel qui nous arrache
à l'humiliante et honteuse jungle
nucléaire où nous nous enfonçons ;
la création, et c'est sans doute des
trois la plus difficile, d'un système
de relations économiques qui évite
au tiers monde la re-colonisation
(par la dévaluation inévitable de
toutes les matières premières) et
lui permette le décollage vers
l'auto-industrie.
Aucune participation française
à ces travaux herculéens n'était
concevable avec un pays mutilé
dans sa force de création intellec-
tuelle, et emprisonné dans un
carcan social. Nous étions condam-
nés à voir le monde moderne se
faire sans nous, et par conséquent
contre nous. Au bout du compte,
c'est encore et toujours la guerre
(extérieure ou civile) qui restait,
comme cela était éclatant en enten-
dant de Gaulle, l'axe de notre
société, la raison d'être de ses
institutions, la pensée suprême de
sa politique. Nous étions rigide-
ment organisés, entre Français,
surtout pour nous « défendre »
contre la * subversion » extérieure
et éventuellement intérieure.
Comme depuis toujours. Et comme
peut-être ce ne sera plus jamais.
j.j.s.s.
ECONOMIE
L'addition
sera lourde
« L'addition sera lourde. Très
lourde. » Qu'il soit de gauche ou de
droite, fonctionnaire ou appartenant
au secteur privé, il n'est pas un
expert économique qui ne fasse
cette sombre réflexion. Certains
d'entre eux, conjoncturistes du com-
missariat au Plan ou de centre
d'études, effectuent quelques calculs
provisoires valables pour le court
ou le plus long terme. Ils redoutent
de les voir remis en cause dans les
jours qui viennent.
« II n'y a pas de gouvernement, de
gauche pas plus que de droite, qui
puisse faire qu'un pays dispose de
sormais les faire tourner à 100 %.
D'autant que, pour pousser la pro-
duction, elles pourront embaucher
les travailleurs actuellement en chô-
mage.
Opération limitée, précisent toute-
fois les économistes. « II n'y a guère
que 200.000 chômeurs qui pour-
raient instantanément être mis utile-
ment au travail, affirme l'un d'eux.
Cela ne représente que 1 % de la
population active française. Bien
peu de chose. Il ne reste, en outre,
que trente semaines d'ici à la fin de
l'année, dont il faut déduire quatre
de congés annuels. Dans ces condi-
tions, conclut-il, il est peut-être pos-
sible de rattraper deux semaines de
grève. Impossible d'en rattraper
quatre ou davantage. »
Impossible même de rattraper
quoi que ce soit pour certains sec-
juin à octobre. 17 Milliards de plus
que ne prévoyait le Budget de
M. Michel Debré.
Une partie faible de cette somme
sera épargnée. Le reste sera dépensé
en produits de consommation cou-
rante. Des industries en marasme
de longue date, comme celles du
Textile ou du Cuir, qui ont des
stocks de marchandises invendues,
vont redémarrer brusquement. Les
autres devront faire face à une de-
mande accrue de leurs produits, qui
devrait les pousser à majorer leurs
prix. En théorie. La plupart d'entre
elles, en effet, seront empêchées de
le faire en raison de la concurrence
étrangère.
Un pari. Coincées entre l'obligation
de verser des salaires sensiblement
pl«s élevés et celle de ne pas aug-
menter leurs prix, ces entreprises
M. MICHEL DEBRÉ A I.A SORTIE ni' CONSFIL DES MINISTRES DU 23 MAI.
Les juments ne doubleront pas leur ration de tabac.
ce qu'il n'a pas produit », rappelle
à « L'Express » M. Pierre Uri, mem-
bre du contre-gouvernement. Il
ajoute : « Le régime, qui ne craint
pas de prolonger indéfiniment les
grèves pour s'accrocher au pouvoir,
assure des responsabilités redouta-
bles. »
Le gâteau. Le total de ce que la
France n'aura pas produit s'allonge
chaque jour. A la fin de la semaine
dernière, les économistes le chif-
fraient à 15 Milliards de Francs en-
viron, c'est-à-dire 3 % du produit
national, soit le « gâteau » que tous
les Français ont à se partager cha-
que année.
« Que la grève générale de l'in-
dustrie et de la plupart des services
dure encore une semaine, ajoutait
un haut fonctionnaire du ministère
des Finances, et le manque à gagner
pour la France sera à peu près égal
à l'expansion qui était attendue par
les comptables de la nation à la
veille des grèves : 5,4 %, 27 Mil-
liards de Francs. »
L'année 1968 serait, dans cette
hypothèse, une année de stagnation
pour l'économie française : la per-
formance d'ensemble, la production
de biens et de services, serait exac-
tement la même que lors de la
médiocre année passée.
Calcul théorique, toutefois. A un
double titre. D'abord parce qu'une
partie de ce qui n'aura pas été pro-
duit et pas consommé durant les
jours de grève ne le sera pas davan-
tage par la suite. Les automobilistes
qui auront été privés d'essence ne
rouleront pas deux fois plus par la
suite. Les fumeurs ne doubleront
pas leurs rations de tabac pour rat-
traper les jours « sans ». Pour cer-
tains produits, en nombre limité,
il y a donc, en termes d'économistes,
« opération blanche ».
Le handicap. D'ici à la fin de
l'année, d'autre part, l'économie
française peut refaire son handicap.
En partie tout au moins. De nom-
breuses entreprises industrielles
n'utilisent pas actuellement à plein
leurs machines. Elles pourront dé-
teurs comme le Bâtiment. Chaque
semaine de grève représente envi-
ron 10.000 logements qui n'ont pas
été construits et ne le seront jamais.
D'autant que certaines entreprises
de construction de la région pari-
sienne ont vu partir par cars entiers
leurs ouvriers portugais. Lassés
d'attendre la reprise du travail, in-
quiets pour l'avenir, ils ont gagné
des chantiers belges ou allemands.
Les régions et les chefs d'entre-
prise qui vivent du tourisme étran-
ger seront aussi profondément af-
fectés par les événements. On n'ima-
gine guère Américains, Belges et
Allemands se précipitant dans un ou
deux mois sur la Côte d'Azur. Leur
apport en devises représente chaque
année environ 3 Milliards de Francs,
0,75 % du produit national français.
De plein fouet. L'inquiétude est
plus vive encore dans certaines peti-
tes et moyennes entreprises quali-
fiées de « marginales » dans le lan-
gage froid des économistes. Celles-
ci survivaient tant bien que mal
en sous-payant un personnel d'ail-
leurs souvent peu qualifié. Elles
vont être atteintes de plein fouet
par la hausse des salaires inférieurs
à 600 Francs. Leur disparition ne
sera certes pas une perte économi-
que lourde pour l'économie fran-
çaise. Mais il peut en résulter une
aggravation du chômage.
Une partie des industries fran-
çaises va néanmoins connaître un
« boom » d'ici à la fin de l'année :
celles qui produisent des biens de
consommation.
Les mesures de revalorisation des
salaires adoptées lundi dernier par
les syndicats, le patronat et le gou-
vernement, avaient pour conséquen-
ce une augmentation de la masse
totale des salaires de 11 %. Person-
ne n'imaginant plus que l'on s'en
tiendra à ce pourcentage, les experts
ont révisé leurs calculs. Ils tablent
aujourd'hui sur une hausse de 13 %
de la niasse salariale, soit 17 Mil-
liards de Francs de pouvoir d'achat
supplémentaire distribué aux sala-
riés en l'espace de quatre mois, de
K'-'ystone
M.M. B.M.i.AnrK ET JEANNKNKY.
Pour certains, boom.
risquent de rogner sur les seuls
postes compressibles de leur bud-
get : les investissements, la recher-
che. Peu sensible dans l'immédiat,
une telle politique les placerait,
d'ici à quelques mois ou à quelques
années, à la merci de leurs concur-
rents étrangers.
Mardi dernier, devant l'Assemblée
nationale, M. Jean-Marcel Jeanneney
admettait qu'en approuvant le pro-
tocole d'accord avec les syndicats et
le patronat, le gouvernement avait
fait « un pari ». « Pour que ce der-
nier soit gagné, ajoutait le ministre
des Affaires sociales, pour que des
hausses de salaires ne soient pas
illusoires et n'entraînent pas des
hausses de prix au préjudice des
autres catégories sociales, il faut
que l'ensemble de la production na-
tionale soit demain plus fort qu'hier.
Cette expansion suppose des pro-
grès dans la productivité grâce
à un meilleur climat dans les entre-
prises et à une meilleure organi-
sation de la production. »
Dans l'opposition, on parle aussi
de « reprise vigoureuse de l'effort
de production. » « II faudra des im-
portations supplémentaires pour
maintenir l'investissement sans que
les prix montent comme les salaires,
ajoute M. Uri. Il faudra une épar-
gne accrue et une reprise sur les
revenus plus élevée pour constituer
aux entreprises un apport qui se
substitue pour une part à l'autofi-
nancement. «Tels sont les moyens de
rétablir un nouvel équilibre », con-
clut-il.
On en est loin pour le moment.
Dans les petites boutiques de chan-
geurs proches de la Bourse, des
Français se débarrassaient de leurs
francs, la semaine dernière, contre
de l'or. Au cours record de 7.000
Francs le kilo. En Allemagne, en
Suisse, aux Pays-Bas, en Argentine,
les banques refusaient, jeudi der-
nier, d'acheter des francs. Une mon-
naie considérée il y a deux semai-
nes comme l'une des plus solides du
monde. MAURICE ROY ; |
MONNAIES
Le franc
retrouve la livre
Dans la meilleure des hypothèses.
ce sera l'inflation et la fuite des
capitaux. Un gouvernement fran-
çais, quel qu'il soit, devra donc choi-
sir entre une politique autarcique
et la recherche de concours exté-
rieurs temporaires. Les obtiendra-
t-il ? A quelles conditions ? « L'Ex-
press » a mené, la semaine dernière,
une enquête auprès de nos voisins
les plus proches, ceux qui font par-
tie du Marché commun.
Première constatation: les milieux
dirigeants de l'Europe de l'Ouest ne
croient pas à la contagion, chez eux,
de la révolution de mai. La crise
française, estime-t-on, résulte de
deux composantes : la révolte des
étudiants, phénomène moderne de
la fin du XXe siècle; le mouvement
ouvrier, réflexe d'un peuple qui n'a
pas achevé sa mutation industrielle.
Ce cocktail semble particulier à la
France. Seuls, les Italiens pour-
raient imaginer quelque chose de
semblable. Partout ailleurs, les tra-
vailleurs sont « intégrés » et les syn-
dicats raisonnent en termes de
comptabilité nationale. En Belgique
même, aucune osmose ne parait de-
voir se produire entre les étudiants
qui campent dans l'Université de
Bruxelles et les ouvriers qui font
leurs comptes.
Deuxième constatation: si le choix
en France devait se réduire à de
Gaulle ou les communistes, l'ensem-
ble des gouvernements européens
en place, y compris les plus anti-
gaullistes, préféreraient de Gaulle.
En Allemagne fédérale, les senti-
ments à cet égard sont particulière-
ment nets. « Personne, a confié crû-
ment un responsable, ne désire par-
tager son lit avec quelqu'un qui est
malade. »
La minute de vérité. A la Commis-
sion du Marché commun, à Bruxel-
les, la minute de vérité est venue
mercredi dernier à 12 h. 20. Un
commissaire français, M. Jean-Fran-
çois Deniaud, parlait prosaïquement
de l'exportation des tomates euro-
péennes aux Etats-Unis lorsqu'on
apporta la dépêche de l'agence Reu-
ter annonçant le départ de l'Elysée
du président de la République. La
dépêche circula de main en main.
Les visages se décomposèrent.
Troisième constatation : moments
de panique mis à part, l'immense
majorité des responsables europé-
ens ne croient pas à la guerre civile
en France. L'issue à terme consi-
dérée comme la plus vraisemblable
est celle d'un gouvernement de coa-
lition où les communistes — s'ils en
faisaient finalement partie — oc-
cuperaient une place prépondéran-
te. Cette issue ne fait pas peur. On
aimerait même que des députés
communistes français et italiens siè-
Reporters Associés
Kevstone
LES MANIFESTANTS DE BRUXELLES, LUNDI DERNIER.
« Personne ne désire partager son lit avec quelqu'un qui est malade. »
gent à l'Assemblée européenne et
des syndicalistes de même tendance
au Comité économique social.
Un gouvernement français axé à
gauche serait donc assuré demain,
tout comme le gouvernement actuel
aujourd'hui, d'une sympathie active
pour le soutien du franc.
On distingue désormais deux cau-
ses de faiblesse dans la monnaie
française. D'une part, l'augmenta-
tion des salaires et du pouvoir
d'achat doit entraîner des importa-
tions accrues, tandis que la hausse
des coûts de production rendra les
exportations plus difficiles (voir
l'article de Maurice Roy).
D'autre part, l'incertitude politi-
que et les dangers d'inflation en-
traînent une fuite de capitaux qui,
malgré la fermeture des banques,
a atteint, la semaine dernière, le
rythme de 100 millions de dollars
par jour. On calcule que si les ban-
ques avaient été ouvertes, le rythme
eût été triple. On craint que le con-
trôle des changes institué dans la
nuit de jeudi dernier ne soit que
d'une utilité relative. Selon les ex-
perts du Marché commun, les réser-
ves françaises d'or et de devises doi-
vent permettre de faire face sans
précipitation ni affolement au pro-
blème importations-exportations.
A bon marché. La date du 1er
juillet (à laquelle sont prévues
l'élimination des derniers droits de
douane à l'intérieur de la Commu-
nauté et l'installation définitive
d'un Tarif extérieur commun)
semble d'autant moins compromise
qu'il faudrait une décision massive
pour revenir en arrière. Et l'on
ajoute que le gouvernement fran-
çaise aura besoin d'importations à
bon marché pour contenir les prix
intérieurs.
Si, plus tard, des mesures parti-
culières apparaissent temporaire-
ment nécessaires dans tel ou tel sec-
teur industriel, il semble qu'elles se-
ront acceptées par tous les gouver-
nements membres. Personne au-
jourd'hui n'est d'humeur à contri-
buer, même indirectement, à l'ag-
gravation de la situation française.
Quant à la fuite des capitaux, le
gouvernement français pourra, pour
peu qu'il le demande, bénéficier du
concours mutuel européen et, sur
M.M Sicco MANSHOLT
ET ED-.-.AP. FAVRE.
le plan m A. >. ' obtenir des diffé-
rentes banques centrales ce que les
Américains obtiennent depuis des
années, c'est-à-dire des avances as-
sorties de garanties de change.
Les remarques ironiques sur la
politique de grandeur ne manque-
ront pas. Mais les fonds non plus,
pour permettre d'attendre qu'une
dévaluation et des mesures internes
rétablissent la confiance et que les
capitaux refluent ( voir l'éditorial de
Roger Priouret).
Dernière remarque : la crise fran-
çaise constitue une aide majeure
pour le dollar et pour la livre. Car,
désormais, le franc a, pour le moins,
rejoint le peloton des monnaies
faibles. MARC ULLMANN M
LA VERITE
DES
CHIFFRES
Roger
Priouret
PEUT-ON à ce jour imaginer
ce qu'il sera indispensable
de faire au point de vue éco-
nomique et financier après les
élections et à supposer qu'elles
aient lieu normalement ? L'écono-
miste, dans des situations comme
celle d'aujourd'hui, est le rabat-
joie. Il est contraint de rappeler
la vérité des chiffres et des faits.
La plus grave, la plus specta-
culaire décision à prendre est une
dévaluation modérée du franc.
Dans l'immédiat, elle ferait hur-
ler : elle donnerait aux salariés
l'impression qu'on leur retire ce
qu'on vient de leur donner. Mais
les réserves de change et d'or
donnent au gouvernement le
moyen de la reporter de quelques
mois. Ce qui est essentiel à com-
prendre, c'est qu'elle est un moin-
dre mal par rapport aux deux
autres possibilités : le chômage ou
le retour aux contrôles de guerre.
PRENONS l'exemple de Re-
nault. Ici, pas de profit capi-
taliste — ce qui élimine du
débat le conflit de doctrine entre
libre entreprise et socialisme. La
marge bénéficiaire brute, qui
comporte à la fois les bénéfices
nets, les provisions et l'amortis-
sement du matériel, a représenté,
pour l'année 1967, 8,8 % du
chiffre d'affaires. C'est ce flux
qui permet de remplacer l'outil-
lage qui vieillit. C'est lui aussi qui
nourrit le progrès de l'entreprise
et permet la construction d'usines
nouvelles, donc la création d'em-
plois.
L'augmentation de la charge
salariale, après « les accords de
Grenelle », serait à peu près de
10 %. Si l'on va au-delà — ce qui
était vraisemblable à la fin de la
semaine dernière — on arrivera
à 12 % au moins.
Une majoration de salaire,
quand il n'y a aucun gain con-
comitant de productivité, quand
elle est générale dans un pays,
et même s'il n'y a pas de triche-
rie dans la distribution, se re-
trouve pour les trois quarts envi-
ron dans le coût final. Donc, la
voiture Renault augmentera nor-
malement de 9 f/0.
En théorie, on peut compenser
ces 9 % en y consacrant cette
marge brute de 8,8 %. Mais il faut
que l'on sache — les syndicalistes
ne l'ignorent pas — que l'on fige
Renault avec son outillage et ses
modèles actuels. On sauve les six
prochains mois, mais on tue le
gagne-pain collectif en deux ans.
IL faut donc reprendre l'entre-
prise telle qu'elle se présente
avec son bilan actuel. Elle
vend en gros une moitié de sa
production en France, et l'autre
à l'étranger. Disons que dans la
meilleure hypothèse, Renault ven-
dra autant de voitures en France
après l'actuelle crise qu'aupara-
vant.
Le drame sera sur les marchés
étrangers. Nos produits, en Euro-
pe et hors d'Europe, étaient déjà
à la limite de la compétitivité. Ils
ne le seront plus s'ils sont majo-
rés de 9 %. Donc, nous assiste-
rons à une baisse des exporta-
tions de Renault, c'est-à-dire de la
production. Chute provisoire ? Pas
du tout. Un réseau commercial se
détruit en six mois. Il faut dix ans
pour le reconstruire.
Au bout de cette simple aug-
mentation des prix répercutant la
hausse des salaires, il n'y a rien
d'autre que le chômage accru.
La tentation du gouvernement
sera probablement différente,
quelle que soit sa couleur. Le
général de Gaulle était fier du
franc consolidé dont il faisait un
des atouts de sa diplomatie. La
gauche a la hantise de la dévalua-
tion parce que dans le passé elle
a été plusieurs fois contrainte de
la faire, après beaucoup d'impru-
dences financières de sa part.
L'issue serait alors la procédure
classique : taxe sur les importa-
tions, aide à l'exportation. Quant
au contrôle des changes, il a été
réinstitué jeudi dernier, mais il
n'existe qu'en théorie. Ce dirigis-
me du commerce extérieur a trois
inconvénients : l'incroyable pape-
rasserie qui ressusciterait; les me-
sures de rétorsion des partenaires
commerciaux qui suivraient après
quelques mois; enfin, la disloca-
tion à terme du Marché commun.
ON en revient ainsi à la déva-
luation. Il faut rappeler ce
qui est advenu à M. Wilson
faute de ne l'avoir pas choisie au
moment où il a pris le pouvoir.
Il a d'abord imposé l'austérité au
peuple anglais. Puis, il est passé
au contrôle du commerce exté-
rieur, c'est-à-dire une troisième
éventualité. Et il a fini par venir
à la dévaluation dans les pires
conditions.
De plus, une dévaluation ne
peut réussir que s'il y a une disci-
pline financière sur un double
plan. Le premier est celui du
Budget. Là encore, un péril ne
serait pas immédiat : la dévalua-
tion implique la réévaluation du
stock d'or de la Banque de France
et cette réévaluation est suscep-
tible de couvrir en 1968 les char-
ges nouvelles assumées par l'Etat
pour la fonction publique. Mais il
y a une exception d'importance :
les prix des services publics et
des entreprises nationalisées ne
pourront pas ne pas répercuter
une partie de la hausse des sa-
laires.
Second élément : le pouvoir
d'achat créé par les accords déjà
intervenus est de l'ordre de 15
Milliards de Francs. Face à cela,
s'inscrit un creux dans la produc-
tion dû à plusieurs semaines de
grève. Cette masse de liquidités
est littéralement une flammèche
qui peut allumer une hausse in-
contrôlée des prix. Il faut coûte
que coûte geler provisoirement
une partie de ces liquidités.
Ici, il y a deux voies. Celle des
libéraux : un emprunt massif à
un taux attrayant. Celle que l'An-
glais Keynes, le père de l'écono-
mie occidentale moderne, a pré-
conisée et qui n'a jamais été ten-
tée dans aucun pays industriel,
elle est tenue pour du superdiri-
gisme : c'est l'épargne forcée.
RIEN de tout cela, dira-t-on,
n'est réalisable dans le cli-
mat actuel. Et c'est vrai.
Mais l'échéance viendra et elle est
inexorable.
Il faut réfléchir à la difficulté
particulière que rencontreront les
hommes de progrès. Ils devront
apurer dans l'immédiat le passif
de l'équipe qui abandonnera le
pouvoir. Et la novation des rap-
ports humains dans le travail
qu'eux seuls peuvent réaliser, cet
espoir que l'on met en eux, tout
cela ils ne peuvent le donner qu'à
ternie, par un effort patient et
discipliné. D serait sage de pré-
venir leurs électeurs au cours de
la campagne.... R-P- G
ENTREPRISES
Citroen
peut-il payer ?
Dans son bureau, citadelle assié-
gée, encerclée de toutes parts par
les usines occupées, M. Pierre Ber-
cot, président de Citroën, a entendu,
jeudi dernier, vers 12 h. 30, les slo-
gans poussés sous o63 fenêtres par
10.000 grévistes.
En descendant le quai de Javel,
le cri « Bercot à la chaîne ! » s'était,
tout naturellement, transformé en
« Bercot à la Seine '. » Le tout, scan-
dé sur un air bon enfant, plus sur
le ton de la gouaille que sur
celui de la haine. Le tout, dans un
ordre parfait, assuré par le service
d'ordre du comité de grève C.G.T.-
avec le gouvernement, les dirigeants
des syndicats ont compris qu'ils
étaient dans une impasse. C'est
pourquoi ils ont demandé un gou-
vernement populaire. »
« Nous n'avons pas occupé les
usines pour obtenir des clopinettes,
ajoute un autre jeune. Une seule
chose nous intéresse : les revendi-
cations que nous avons présentées.
Et nous les maintiendrions avec
n'importe quel gouvernement. »
* De toute façon, les discussions
doivent d'abord être menées avec la
direction. Ce matin, elle a accepté
de recevoir nos représentants. Ci-
troën peut payer. »
Ce dernier slogan, inscrit sur tous
les murs et dans toutes les langues
des travailleurs français, espagnols,
yougoslaves, arabes, M. Bercot le
conteste avec àpreté. Une produc-
Manucl Bidermanas
CADRES
LE l'IQUET DE GRÈVE AUX l'SINKS ClTUOKN, Ql'AI IJK JAVEL.
Le tout, dans un ordre parfait.
C.F.D.T. Devant le siège de la direc-
tion, un triple rang de militants syn-
dicalistes formait barrage pour em-
pêcher toute provocation.
La veille, la demande d'expulsion
des ouvriers qui occupent les usines
avait été rejetée par le Tribunal de
grande instance de Paris. La veille,
aussi, la grande manifestation orga-
nisée par la C.G.T. avait marqué la
« politisation » du mouvement par
les syndicats. Mais cette politisation
n'apparaissait pas dans la manifes-
tation de Citroën. Si quelques ban-
deroles exigeaient la constitution
d'un gouvernement populaire, les
slogans concernaient principalement
les revendications de salaires ( « Nos
1.000 Francs! •) et d'horaires (« Nos
40 heures ! »), la nationalisation de
l'entreprise et. surtout, le respect
des libertés syndicales et individuel-
les.
Clopinettes. Après la manifestation,
dans les piquets de grève, des jeu-
nes expriment leur opinion : « De-
vant notre refus et celui de Renault
d'accepter le protocole d'accord
10
tion en baisse l'année dernière, la
suppression du dividende aux ac-
tionnaire cette année, la recherche
d'un accord, voire d'une absorption
par un partenaire étranger, illus-
trent les difficultés du deuxième
constructeur d'automobiles français.
Et. pour une fois, M. Bercot se
trouve d'accord avec son grand ad-
versaire, M. Pierre Dreyfus, prési-
dent de la Régie Renault : la satis-
faction de l'ensemble des revendica-
tions présentées se traduirait, selon
leur évaluation pessimiste, par une
augmentation de 15 % du prix des
véhicules avec, pour conséquence,
l'arrêt rapide des exportations. Le
maintien sur le marché intérieur ne
pourrait, lui, être assuré que par
l'instauration de barrières douaniè-
res, donc la mort du Marché com-
mun.
En attendant, la direction de
Citroën organisait, à l'intention des
employés et cadres non grévistes,
des séances de cinéma. Dernier film
projeté : « Et pourtant, elle tour-
ne ... » ROBERT FRANC Q
A la fête
des idées
« Pas d'élections, révolution. Assez
de mots, des actes. » Mercredi der-
nier, Bobino était une Sorbonne
nouvelle manière. A l'appel de la
C.F.D.T., un millier de cadres et
d'étudiants s'étaient rendus dans le
vieux music-hall du quartier Mont-
parnasse.
Quelques délégués venus de so-
ciétés dans lesquelles le personnel
cherche à définir de nouvelles struc-
tures de l'entreprise n'ont pu se
faire entendre. A la kermesse aux
idées générales, les précisions en-
nuyaient. Le ton avait été donné
par M. Robert Cottave, secrétaire
général des cadres F.O. : « II faut
dire un grand merci aux étudiants
qui nous ont offert la fête que nous
vivons. » Quand on va à la fête, on
n'emporte pas ses dossiers.
Dans plusieurs usines, pourtant,
le ralliement progressif des cadres
aux idées neuves a permis de con-
stituer des groupes d'étude sur la
mise en œuvre de la «contesta-
tion ». En tête du mouvement : les
cadres de recherche de l'industrie
électrique et électronique à la C.S.F.
et Thomson, dont le mariage fait
craindre des licenciements, mais
aussi à la C.G.E. de Marcoussis. Il
n'est pas question, ici et là. de rem-
placer la hiérarchie existante; sim-
plement de contester son autorité,
en particulier pour les décisions qui
concernent directement la vie des
salariés. Qu'il s'agisse de l'embau-
che, du licenciement, de l'organisa-
tion du travail et même de la pro-
motion, les cadres « travailleurs »
souhaitent des commissions pari-
taires.
Une haute muraille. A tous les
échelons, ils veulent créer les condi-
tions du dialogue. Dialogue dont la
« base » aura l'initiative, le respon-
sable hiérarchique devant commen-
cer par écouter. Mais dans l'élabora-
tion des structures de contestation,
les ingénieurs de Marcoussis et leurs
collaborateurs n'en sont encore
qu'au niveau des laboratoires. Si la
révolution de mai, prolongée en
juin, leur donne le temps de remon-
ter jusqu'au sommet de l'entreprise,
ils auront probablement quelque
peine à respecter leur principe de
non-intervention dans la hiérarchie
en place.
Le texte publié par les grévistes
de la C.S.F. de Brest ouvre déjà à
ce sujet des possibilités révolution-
naires : « Nous tenons à mettre au
point un organe en mesure de pren-
dre les importantes décisions qui
jusqu'alors étaient du ressort du
conseil d'administration... ou des
banques. Nous ne voulons plus qu'un
banquier décide de notre sort. »
Mais la grande majorité des sala-
riés en grève prend bien garde de
s'aventurer sur le terrain de la par-
ticipation où son indépendance ris-
que de s'aliéner. On reste plus vo-
lontiers sur celui de la contestation.
Entre les deux, une haute muraille
se dresse encore. Elle divise les ca-
dres proches du patronat et ceux
qui s'identifient au prolétariat.
Le secrétaire général des cadres
C.F.D.T., M. Roger Feist, un solide
gaillard à la voix bien timbrée, af-
firme que la crise a prouvé la com-
munauté de destin des dirigés face
aux dirigeants. La plupart de ses
22.000 adhérents, estime-t-il, se pla-
cent dans le premier camp. Ils s'y
trouvent peut-être avec les cadres
C.G.T. et F.O. qui, ensemble, sont
aussi nombreux. Mais derrière quel-
le bannière se rangent les 200.000
membres de la Confédération géné-
rale des cadres (dont beaucoup, il
est vrai, sont des représentants de
commerce) et, surtout, les 75 % de
cadres et assimilés qui ne sont pas
syndiqués ? Le « parti de la crain-
te » a probablement recruté chez
eux une partie de ses membres.
La compétence. Les grévistes n'ont
pas été seuls à participer à la fête
des idées. Les cadres « bourgeois >>
y ont pris part de leur côté, notam-
ment au Centre des jeunes patrons,
qui groupe des chefs d'entreprise et
des directeurs.
Les uns et les autres sont per-
suadés que le mouvement actuel
entraînera des changements inévita-
bles et même souhaitables. Ils ac-
cusent certains de leurs aînés du
C.N.P.F. de vouloir faire entrer un
génie dans une bouteille en cher-
chant à limiter toute l'affaire à une
question de salaires.
Pour eux, le salut réside dans les
méthodes de gestion moderne. Ils
constatent que les entreprises améri-
caines en France ont été les der-
nières touchées par la grève. Ils
l'expliquent par la valeur du mana-
gement qui permet l'emploi total des
compétences de chaque individu et
lui donne le sentiment d'être à sa
place. Etant entendu que la forma-
tion permanente doit permettre à
cette place de changer.
Sortant des structures tradition-
nelles, ils acceptent de considérer
la compétence comme un fondement
de l'autorité au moins équivalent à
la propriété du capital ou des di-
plômes. C'est un pas de plus vers
les syndicats ouvriers : le C.J.P,
avait, depuis plusieurs années, re-
commandé à ses adhérents la libre
constitution de sections syndicales
d'entreprise.
Entre ces patrons partisans de la
participation e*, les salariés contes-
tataires, le fossé reste pourtant pro-
fond. Les patrons craignent surtout
l'institution de deux hiérarchies pa-
rallèles dans l'entreprise, dont le
conflit permanent entraînerait une
grave déperdition d'énergie.
L'arbre de Noël. Le bilan n'est pas
nul pour autant. Emportés par le
grand courant né à la Sorbonne,
des patrons ont eu avec leurs ca-
dres, un peu partout, des dialogues
qui paraissaient impossibles. Les
uns et les autres ont parfois fait,
dans un instant d'émotion, leur auto-
critique personnelle et collective.
L'élan de la sympathie a fait oublier
aux interlocuteurs leurs divergences
doctrinales. Grisés par l'esprit du
temps, ils ont concilié les inconci-
liables pour s'accorder sur de ver-
tueux principes comme la nécessité
de permettre à chaque salarié de
se réaliser pleinement dans son tra-
vail, en l'informant, et en lui de-
mandant son avis.
Sur les structures de l'entreprise,
il est vrai, chacun a plutôt dialogué
avec ses pairs. On a rarement pro-
fité de cette période dédiée à l'ima-
gination pour lancer une réflexion
en commun sur la solution originale
et française des problèmes de la
production industrielle. Quand les
lampions de la fête seront éteints,
on découvrira pourtant un paysage
transformé. Des comités d'entre-
prise, existant conformément à la
loi depuis 1945, mais le plus sou-
vent limités à la gestion des œuvres
sociales et à l'organisation de l'arbre
de Noël, verront étendre leurs pou-
voirs. Des projets jugés hier déli-
rants paraîtront réalisables. Surtout,
le choc psychologique devrait trans-
former les relations humaines et
améliorer la compréhension dans
l'entreprise.
Désormais, cette cellule de la so-
ciété productive ne sera — comme
l'ensemble de la société française —
ni tout à fait 1? même ni tout à fait
une autre. MICHEL TARDIEU
L'EXPRESS
25, rue de Berri - Paris
Responsable de la publication :
Jean-Jacques Servan-Schreiber
MANIFESTATIONS
Les trois
drapeaux
Drapeau rouge à la Bastille, dra-
peau tricolore aux Champs-Elysées,
drapeau noir au Quartier latin : der-
rière ces trois symboles, le pouvoir
a été, depuis quatre semaines, dans
la rue, tenu par des forces diffé-
rentes, se rejoignant parfois.
C'est le soir du 7 mai qu'à la
face d'un Paris stupéfait, les étu-
diants révolutionnaires entraînaient
30.000 jeunes gens derrière des dra-
peaux rouges et quelques drapeaux
noirs, clans une longue marche de
20 km, menée au pas de gymnasti-
que japonais, du Lion de Denfert-
Rochereau à l'Arc de Triomphe.
La veille, la répression avait été
dure. Le vendredi suivant, la nuit
des barricades avait embrasé le
Quartier latin. Le lundi 13 mai, Pa-
ris, soulevé par le romantisme hé-
roïque des étudiants et la poussée
à la base de la jeune génération ou-
vrière, propulsait, de la République
à Denfert-Rochereau, la plus grande
manifestation de masse organisée
par les syndicats : 800.000 person-
nes défilaient.
Accès de fièvre. Mais il y avait
un autre Paris. Et au bout de dix-
sept jours ponctués par des accès
de fièvre échauffant les pavés, une
autre foule, sensiblement égale à
celle du 13 mai, déferlait, jeudi der-
nier, sur les Champs-Elysées, de la
Concorde à l'Etoile. C'était l'heure
du drapeau tricolore, dont un gré-
viste avait dit : « Ce n'est pas le
nôtre parce que les trois couleurs
sont l'emblème de la Liberté, de
l'Egalité et de la Fraternité : où
sont-elles en France ? »
Se montraient également la croix
de Lorraine et des sigles F.F.I.,
mais parfois la fleur de lis à la bou-
tonnière, "et aussi un drapeau améri-
cain flottant sur le cortège. Foule
gaulliste sous ces emblèmes-là ? En
partie et représentée par ses offi-
ciels. Mais, largement, foule tricolo-
re d'abord.
En dépit de la pénurie d'essence,
un concert de klaxons sonnant trois
brèves et deux longues, ou deux
brèves et trois longues à égalité,
devait couronner dans la nuit le
grand défilé de la réconciliation
entre nostalgiques de l'ordre impé-
rial et partisans de l'ordre libéral.
Les organisations issues des ré-
seaux gaullistes avaient battu par-
tout le rappel, mobilisé par milliers
cars et véhicules en banlieue et en
province. Les groupuscules d'ex-
trême-droite — Front national anti-
communiste, Occident, Etudiants na-
tionalistes — qui, entre le 14 et le
22 mai, avaient été les seuls à sor-
tir leurs drapeaux et leurs slogans
sur les Grands Boulevards, avaient
fourni leurs cohortes braillardes et
leur service d'ordre discipline à cette
manifestation dVunité patriotique» :
en tête du cortège, les « gorilles »
de M. Paul Comiti faisaient bon mé-
nage avec le grand jeune homme à
lunettes fumées qui dirigeait la se-
maine précédente les raids d'Occi-
dent contre quelques piquets de
grève ; autour de M. André Mal-
raux, M. Michel Poniatowski don-
nait soudain le bras à M. Jacques
Baumel et le syndicaliste Pierre Le
Brun voisinait avec M. Jacques Foc-
card ; sur les trottoirs, les vivats
se mêlaient aux « Libérez Salan ! »
Les vannes. Mais c'est avant tout
l'appel du chef de l'Etat qui a ouvert
les vannes et fait sortir de son
silence la masse des « apolitiques »,
celle aussi des consommateurs mé-
contents et des victimes des grèves :
« Geismar, y'en a marre », « Vidan-
gez la Sorbonne », « La France au
travail », « Le drapeau, c'est bleu,
blanc, rouge ».
La vue d'un drapeau rouge sur
la flèche d'une grue suffisait à sen-
sibiliser cette foule, dans l'ensemble
pacifique et débonnaire, aux slo-
« Nous sommes un groupuscule »,
criaient-ils le 7 et le 13 mai. « Nous
sommes tous des Juifs allemands »,
scandaient-ils en marchant sur le
Palais-Bourbon, le 22 mai, jour de
l'interdiction de M. Cohn-Bendit.
La pègre. « Nous sommes la pè-
gre », hurlaient-ils lundi dernier au
stade Charléty, heureux de compter
un tiers de non-étudiants dans leurs
rangs et solidaires des incontrôlés,
blousons noirs ou pas, jeunes délin-
quants ou non — un « interpellé »
sur cinq avait des antécédents judi-
ciaires — ralliés à leur révolte parce
qu'ils ont, eux aussi, un compte à
régler avec la société.
« Nous sommes de plus en plus
enragés », scandaient en sautant sur
place les 5.000 étudiants des comi-
tés d'action de la Sorbonne qui, non
sans quelques difficultés avec le ser-
vice d'ordre, s'étaient fait une place
mercredi, entre la banderole d'Issy-
les-Moulineaux et celle du Val-de-
Marne, dans le défilé strictement
cégétiste Bastille-Saint-Lazare. 1 IU-
LES GAULLISTES.
« Libérez nos usines ! »
gans plus politiques du service d'or-
dre : « La France aux Français »,
« Le communisme ne passera pas »,
« Mitterrand, c'est raté » ou « Mit-
terrand au rancart » ou « au po-
teau », voire € assassin ». Les cris
de : « Cohn-Bendit à Berlin » et * Le
Rouquin à Pékin » rencontraient
quand même plus d'écho qu? celui,
entendu ça et là, de « Cohn-Bendit
à Dachau ». En revanche, le mot
d'ordre : * Libérez nos usines !»
était repris en choeur par des mes-
sieurs bien mis et des dames en
robe de saison.
A l'arrière, une foule dense et
plus composite, de tous âges et de
toute origine sociale, avait l'air de
se rendre à une immense Kermesse
aux étoiles en entonnant « La Mar-
seillaise ». Cette « Marseillaise » que
Maurice Thorez avait toujours rêvé
de réconcilier avec « L'Internatio-
nale » et qui a cessé, depuis le mois
dernier, de symboliser l'unité du
peuple français.
Car l'observation des multiples
démonstrations de mai montre bien
que la division actuelle passe moins
entre les classes ou les couches tra-
ditionnelles de la société qu'entre
les générations et entre les idées,
Le trait dominant des dix mani-
festations étudiantes qui se sont
succédé, c'est la dérision dans le
défi. De l'émeute du 6 mai au Quar-
tier latin au meeting pacifique du
27 mai à Charléty en passant par
les sanglantes barricades des 11 et
24 mai, les plus politisés n'ont cessé
de mobiliser une niasse de 10.000 à
50.000 jeunes de tout milieu — XVIe
arrondissement et banlieue ouvriè-
re — en assumant tous les griefs
adressés de droite et de gauche :
LES CÉOÉTISTKS.
Au refrain.
mense cortège de 4 km., dont la
C.G.T. et le Parti Communiste ont
voulu faire une démonstration de
force et de discipline en réponse
à la manifestation Unef - C.F.D.T. -
P.S.U. de l'avant-veille.
Ils étaient en effet dix fois plus
nombreux à marcher pendant cinq
heures sur les Grands Boulevards,
avec un caractère « prolétarien » et
* petites gens » nettement plus mar-
qué que les jeunes travailleurs et
les étudiants qui s'étaient donné
rendez-vous à Charléty à la recher-
che d'un langage commun pour ex-
primer leur commune volonté révo-
lutionnaire. Mais sous l'influence de
ce noyau turbulent, dont ils avaient
admis la présence dans leur sein en
échange d'une soumission à la disci-
pline extérieure, les manifestants
de la C.G.T. avaient ressorti leurs
bannières écarlates et reprenaient
« L'Internationale ». Au refrain, car
on avait, depuis un quart de siècle,
quelque peu oublié les couplets.
Par rapport au défilé unitaire et
syndicaliste du 13 mai, ce cortège
s'était nettement « gauchi » et avait
glissé au plan politique. Entreprise
par entreprise, l'imagination s'était
aussi emparée des slogans : «A tout
instant, il se passe quelque chose
aux Galeries Lafayette : la grève » ;
« Au Printemps, les yeux ouverts
sur nos revendications », Les gré-
vistes de Citroën s'étaient transfor-
més en hommes-sandwiches.
Sur l'air des monômes. L'humour
n'était pas absent de cette foule
gouailleuse et sans haine. « La Ve
au trou ; la Vie, c'est nous ».
€ Adieu de Gaulle, adieu de Gaulle,
adieu », chantaient sur l'air des mo-
nômes ces hommes et ces femmes
en agitant des mouchoirs rouges. Et
quand ils scandaient leur aspiration
fondamentale : « Gouvernement po-
pulaire », ils n'empêchaient pas les
étudiants d'ajouter: «Gouvernement
populaire, oui ! Mitterrand - Mendès
France, non ! ». Mais ils souriaient
avec indulgence quand ils les enten-
daient clamer : « Jusqu'au bout » et
« Révolution socialiste ». Et s'ils vou-
laient bien se mettre au diapason
rudement syncopé du slogan étu-
diant : « Ce n'est qu'un début, con-
tinuons le combat », il était évident
qu'ils ne donnaient pas le même
sens à ce combat.
Ils savaient que leur vrai pouvoir
n'est pas dans la rue •— laquelle
allait être également tenue, le sur-
lendemain, par près d'un millions de
contre-manifestants — mais dans les
usines, les ateliers et les bureaux,
dans ce que leurs dirigeants appel-
lent, non sans fierté, le monde du
travail. JACQUES DEROGY
ACHATS
La razzia
des vélos
Après avoir dépassé de 40 '"/ la
moyenne quotidienne dans les pre-
miers jours de la grève, le chiffre
d'affaires des supermarchés pari-
siens reste de 20 c'c supérieur à la
normale. Devant l'affluence des
chalands, on'a même vu rouvrir les
portes de certains magasins dont les
employés avaient décidé la ferme-
ture. Le manque d'argent liquide
ralentit les ventes de primeurs, mais
l'huile, le sucre, les pâtes, le riz et
les conserves sont convoités comme
au premier jour. Et les prix ont
fait, ici ou là, de l'alpinisme. La
paralysie de l'économie française,
qui réanime ici ou là le spectre dé-
solant de la faillite, a rempli quel-
ques caisses.
Lugubres et sombres, les hôtels
sont déserts. Mais les loueurs d'auto-
mobiles n'ont plus de véhicules à
offrir. Leur chiffre d'affaires a aug-
menté de 25 c/c la semaine dernière.
Il risque cependant de diminuer
bientôt : des voitures sont restées en
province; les réservoirs des autres
sont vides.
La bicyclette a fait de nouveaux
adeptes. Malgré les incertitudes du
temps, les spécialistes de l'avenue
de la Grande-Armée ont épuisé
leurs stocks en dix jours : 400 « pe-
tites reines » vendues chez Piel, 300
à la Société de la Grande-Armée.
Faute de réserves, deux clients sur
trois n'ont pu être satisfaits. Dans
la même avenue, les vendeurs d'ac-
cessoires automobiles sont démunis
de bouchons anti-vols : la crainte
des siphonneurs de réservoirs a pro-
voqué une ruée des détenteurs de
carburant.
Les sacs en papier. Parfois privé
de journaux, et craignant les cou-
pures de courant, le public s'est ar-
raché les transistors. Inno-Montpar-
nasse, Lido-Music, Latin-Music ont
enregistré 50 % d'augmentation des
ventes. Tous les appareils bon mar-
ché ont disparu et les piles de re-
change se font rares.
Mais tous les records ont été bat-
tus par un produit nouveau encore
peu utilisé le mois dernier : le sac
en papier pour ordures ménagères.
Depuis quatre ans, la société Pro-
mosac était l'organisme de vente
des 22 usines françaises spécialisées
dans cette fabrication écoulée dans
les hôpitaux, quelques marchés,
quelques villes de province ou de
banlieue. En avril, elle avait lancé
une opération de promotion dans
trois rues du XVIIIe arrondissement
de Paris : la ville en distribuait
2.500. Aujourd'hui, 100.000 sacs
sont livrés tous les jours à Paris,
150.000 en banlieue et 20.000 à des
organismes privés. Promosac ne
s'était pas attendue à une campagne
promotionnelle d'une telle enver-
gure. Mais sur les 22 usines produc-
trices, 17 sont en grève. Q
11
MEDECINE
L'Ordre prend
le train en marche
Pendant que les étudiants en mé-
decine de Paris publient un excellent
mémorandum en 33 points, résu-
mant le travail concret déjà fait et
adopté en commission: pendant que
le Syndicat national des professeurs
et maîtres de conférence agrégés
des C.H.U. i centres hospitaliers uni-
versitaires) précise ses positions et
renouvelle sa solidarité avec le-;
étudiants pour une réforme de l'en-
seignement médical; pendant que
les représentants de divers services
hospitaliers non C.H.U. tentent
d'élaborer les modalités d'une «Char-
te de non-retour» qui rendrait im-
possible le rétablissement éventuel
d'un mandarinat tout-puissant, les
médecins praticiens, à leur tour, se
manifestent. Sous l'effet d'une peur
que certains groupements médicaux
réactionnaires entretiennent savam-
ment : la crainte de la disparition,
à la faveur des réformes qui s'an-
noncent un peu partout, de la méde-
cine libérale.
Cette peur, que rien ne justifie
dans le contexte actuel, a dénature
les débats de la journée de diman-
che, qui a réuni à la faculté de Mé-
decine plus de deux mille prati-
ciens. Elle a empêché d'aborder
réellement des problèmes intéres-
sant directement la profession, par
exemple celui de l'enseignement
post-universitaire, celui des rapports
des médecins généralistes avec l'hô-
pital, celui du budget santé de la
nation que certains participants ten-
tèrent de soulever. Et s'ils ont refu-
sé de voter la dissolution du Conseil
de l'Ordre, les médecins se sont tout
de même mis plus ou moins d'ac-
cord poui que les structures de cet
organisme caduc soient modifiée*
dans un sens plus démocratique.
Le dialogue. Toute la semaine cler-
Amtrô Sas
Li: Pi;
(ne
Hop.Kin DK VKIINK.IOI'I..
ilèflaratiiDi inattendue.
mère, des séances plus constructi-
v es, centrées chaque l'ois sur un thè-
me précis i médecins et étudiants,
médecine de groupe, etc.), se sont
tenues chaque soir à la faculté de
Médecine devant deux ou trois cents
participants.
La Confédération nationale des
syndicats médicaux français les suit
avec intérêt et sérénité. Consciente
d'avoir, par le biais des conventions
collectives, assuré l'insertion sociale
de la médecine libérale, elle récla-
me depuis longtemps rétablisse-
ment d'un véritable dialogue entre
les médecins et les pouvoirs pu-
blics. indispensable à l'établisse-
ment d'une politique sanitaire et so-
ciale efficace. Elle est donc favo-
rable à toute prise de conscience
des médecins qui facilitera ce dia-
logue.
Quant au Conseil national de
l'Ordre des médecins, il a élaboré
mercredi soir, sous la signature du
Pr Robert de Vernejoul. une décla-
ration inattendue dans laquelle il
souhaite que « l'élaboration des nou-
velles réformes profondément dési-
rées par les étudiants, et par liti-
même, se fasse dans le calme et la
réflexion, en dehors de toutes pré-
occupations partisanes ou philoso-
phiques >•. Moyennant quoi, il se dé-
clare prêt à y collaborer ... Comme
beaucoup de grands patrons plus ou
moins sincères i certains le sont in-
contestablement i, le Conseil de l'Or-
dre prend le train en marche. On
peut se demander si ce n'est pas
pour en sauter au premier risque de
déraillement. ROSIE MAUREL ;
UNIVERSITE
La révolution
des sous-lieutenants
M Raymond Aron. grand patron
des études de sociologie à la Sorbon-
ne, se tait. Il invitait, mercredi der-
nier, les lecteurs du « Figaro » à ...
relire Tocqueville (1805-1859».
M. Louis Althusser. qui a réinter-
prété Marx à la lumière du structu-
ralisme, est à l'hôpital : dépression
nerveuse. M. Michel Foucault, salué
il y a deux ans comme le philosophe
de l'avenir, continue tranquillement
ses cours à l'université de Tunis.
On pourrait allonger la liste. De
tous les « penseurs » consacrés, un
seul est allé affronter les étudiants
dans leur fief : Jean-Paul Sartre
Mais ce fut pour dire en substance :
« Vous vous contentez de nier et de
détruire, sans rien proposer à la
place. Continuez, vous avez raison! •
Faillite des maîtres à penser ? El-
le était prévisible. Au mois de jan-
vier, <• Caméra 3 » organisait un dé-
bat télévisé avec des étudiants' de
toutes les disciplines. Les auteurs.
Paul Seban et Henri de Turenne.
voulant dégager les principales ten-
dances intellectuelles de la jeunes-
se, lançaient des noms : Lacan. Bar-
thés. Lévi-Strauss. Leurs interlocu-
teurs hochaient la tète et répon-
daient Camus ou Saint-Exupéry.
Du haut de la chaire. « 11 ne faut
pas confondre, les étudiants ne sont
pas des intellectuels ». explique M.
Alain Touraine. qui a vu naître et
grossir le mouvement de contesta-
tion du haut de sa chaire de sociolo-
gie à .Nanterre.
On leur a prêté comme inspira-
teur le philosophe germano-améri-
cain Herbert Marcuse, critique radi-
cal de la société industrielle. Il
sous-tend. en effet, la révolte de-
étudiants américains ou allemands
Leurs camarades français ne l'oni
pratiquement pas lu.
Les plus extrémistes ont égale-
ment été qualifies de « Chinois •
Mais être chinois, à la Sorbonne. ce-
la signifie qu'on se situe à la gauche
du Parti Communiste. La pensée
reste au niveau du catéchisme
marxiste : on refuse en bloc le ca-
pitalisme et son symbole exécré, les
Etats-Unis, quand on ne se contente
pas de slogans anarchistes.
« La seule chose qui ait vraiment
influencé les étudiants, dit M. Yves
Chaviré, un normalien qui prépa-
rait, jusqu'à ces dernières semaines.
l'agrégation de géographie, est la
situation internationale. Le gouver-
nement ne parlait que des vertus du
nationalisme, de la grandeur fran-
çaise. La jeunesse, elle, n'avait
d'yeux que pour les barbus de Cas-
tro, pour les Noirs américains, pour
les combattants du Vietcong; elle
souffrait de ne pas participer à leur
lutte contre l'impérialisme, contre
l'insolente prospérité des sociétés
nanties. Son maître à penser, si l'on
peut parler de pensée à ce niveau,
c'est Che Guevara. -
Le maquis. A leur manière, et dans
leur domaine, les étudiants, eux aus-
si, ont pris le maquis. Et maintenant
que l'Université traditionnelle, dog-
matique, centralisée, napoléonienne,
s'est effondrée sous les coups de lu
guérilla, ils hésitent à en sortir.
LA PREMIERE
BALLE
Françoise
Ciroud
_ E problème n" 1 que posent les
1 périodes révolutionnaires, c'est
d'y survivre. Dans son intégrité
physique, et aussi dans son intégrité
mentale, ce qui est à peine moins
important.
Déjà, des hommes qui se croyaient
progressistes semblent littéralement
laminés par ce qu'ils sont en train
de vivre. Ils n'ont plus, intellectuel-
lement, la plasticité nécessaire pour
ne pas se raidir devant les manifes-
tations concrètes de la « révolution
de l'imagination », lorsque celle-ci
souffle chez eux. Et où n'a-t-elle pas
soufflé ?
Un universitaire qui s'est trouvé
au centre des événements, particu-
lièrement secoué, disait la semaine
dernière : « Ce n'est pas que je leur
donne tort, à ces jeunes gens, mais
moi, je n'en peux plus. » Et, mi-
sérieux, mi-plaisant, il se réjouissait
d'être assez habile de ses mains pour
pouvoir envisager sa conversion
dans l'ébénisterie. 11 ne se sent plus
capable de soutenir longtemps
l'usure du « dialogue permanent »
que lui imposent ses étudiants.
Un homme d'affaires connu, après
a\oir accueilli par un : « Enfin !
vous vous réveillez '. » le comité
révolutionnaire dont ses collabora-
teurs lui annonçaient la création, a
gémi, huit jours après : « Ils me
tuent . . . Je préfère mettre la clef
sous la porte. J'ai de quoi vivre
jusqu'à la fin de mes jours. S'ils
veulent tout casser, ce sera sans
moi. »
UN peu partout, on a vu des
hommes se laisser volontaire-
ment tomber du cocotier, là
où l'imagination avait pris le pou-
voir. Elle ne l'a certes pas pris à
l'Elysée. Mais pouvait-on attendre
sérieusement d'un vieil homme qu'il
entende l'appel de la vie '.'
Un peu partout, on a vu aussi des
dirigeants, en accord fondamental
avec le mouvement de renaissance
qui a soulevé le pays, rencontrer
cependant des difficultés person-
nelles d'adaptation dès qu'il sétaient
mis en cause. Les plus lucides savent
qu'ils auront du mal. qu'ils devront
non seulement ne pas essayer de
détruire ce qui a surgi, mais s'em-
ployer, avec patience, à ce que se
constitue, en face d'eux, un pouvoir
organisé, capable de prendre ses
responsabilités.
Et puis il y a eu, innombrables,
les isolés, qui ont été choqués au
vrai sens du terme. Ils se sont
frotté la tête les uns contre les
autres, comme les arbres sous la
houle des grands vents ; ils se sont
agrégés en groupes pour discuter,
pour trouver vers quoi se diriger,
pour arriver à définir ce qu'ils veu-
lent, à tracer les frontières qu'ils
refuseraient de franchir, les libertés
individuelles qu'ils refuseraient
d'abdiquer au nom de la révolution.
Enfin, comme dans toutes les
périodes de bouleversements pro-
fonds, il y a eu la masse flasque de
ceux qui ne veulent pas s'engager.
Par peur, ou au moins par pru-
dence — les contre-révolutions ont
toujours été aussi féroces que les
révolutions, la Terreur blanche a
fait autant de morts en 1794 que
la Terreur tout court — mais aussi
par incertitude sur ce qu'ils dési-
raient vraiment.
CEPENDANT, le tissu social dans
lequel chacun est faufilé se
déchirait, ici et là. C'est qu'il
était pourri ou qu'il avait perdu son
élasticité. Il se reconstituera, il se
reconstitue toujours, avec des insti-
tutions, des entreprises et des indi-
vidus. Mais partout des fils ont
cassé, des mailles ont filé, des
accrocs se sont élargis. Jusqu'où
craquera-t-il ? Personne ne le sait.
Mais chacun sent bien que les fils
s'entrecroisent et devront être
renoués.
Alors, l'ouvrier en grève a pro-
tégé, néanmoins les installations de
l'usine qu'il occupait. L'employé en
grève ne s'est pas réjoui en pen-
sant : « La boite est fichue. » Les
étudiants en grève, plus insouciants
parce qu'ils sont sans charges, sans
foyer, sans enfants, et n'osent pas
encore se demander ce que vaudra
leur diplôme ou leur non-diplôme,
ont cherché à organiser lenr dés-
ordre
Quelques suicidaires mis à part,
la volonté de survie collective et
individuelle s'est manifestée partout
parmi les « révolutionnaires », si
elle a paru déserter l'autre camp.
AÏS pouvait-on parler de
camps ? Jusqu'à ce que de
Gaulle parle, jeudi, il n'y
avait pas eu d'affrontements, de fu-
reur, de haine dans les débuts de
cette étrange révolution très civili-
sée. Sans doute était-ce, pour une
bonne part, parce que la bourgeoi-
sie avait ses fils, et eux seuls, sur
les barricades. Avant de s'écrier :
•< Que l'on balaye cette racaille. . . ' •>
comme on l'aurait entendu s'il ne
s'était agi que d'une révolte ouvriè-
re, il fallait se demander qui l'on
ramasserait dans le coup de balai.
Trois enfants de ministres, au
moins, se sont battus dans la rue. Le
fils d'un baron du régime a mis sur
le bureau de son père un pavé.
Mais entre les parents d'étudiants
et la classe ouvrière, se situaient
un nombre considérable de gens
qui. simplement, étaient heureux.
Le manque d'essence, de transports,
d'argent, les inconvénients maté-
riels pesaient moins lourd que le
plaisir de retrouver l'ingéniosité et
la coopération, d'échapper à l'acca-
blante routine. Même les contrain-
tes vestimentaires ont été rejetées,
et il y aura un jour beaucoup à dire
sur cette rage de s'enculotter qui
s'est emparée des femmes, sur la
disparition des cravates.
Le sentiment de respirer, l'espoir
fou d'échapper à sa condition, l'es-
poir fondé de la changer, ce courant
a eu, à Paris du moins, une vigueur
à peine teintée d'inquiétude.
LE général de Gaulle a pris, le
premier, le parti d'insulter ceux
qui ne demandaient pas la mort
physique du roi. mais seulement sa
mort symbolique. Les camps, qui
n'existaient pas, il les a créés. Per-
sonne ne peut souhaiter voir son
pays livré à la guerre civile. Mais si
l'on devait, un jour, s'entretuer,
c'est lui qui aurait, de ses mains,
tiré la première balle.
«L'acte rabote les ambiguïtés».
lit-on sur un mur de la Sprbonne.
De Gaulle a agi. On sait maintenant,
et pour la première fois peut-
être sans ambiguïté, quel est son
camp, F. G. Q
12
Réunion paritaire à l'Ecole nor-
male supérieure, en lettres, pour
étudier la réforme de l'illustre mai-
son. Le directeur, M. Robert Flace-
lière, helléniste distingué, s'est dé-
rangé. Les maîtres assistants sont là
au grand complet, renforcés par
plusieurs de leurs collègues de la
Sorbonne, eux-mêmes anciens élè-
ves. Tous pleins de bonne volonté,
ouverts à toutes les suggestions,
bien décidés, sauf peut-être le direc-
teur, à abolir démocratiquement
l'ancien régime. Il ne manquait que
les intéressés : on dut courir les
couloirs pour trouver deux ou trois
élèves qui consentent à participer
aux débats.
Partout, dans les facultés, sauf en
droit et en médecine, c'est le même
phénomène. Les étudiants les plus
engagés dans le mouvement débor-
dent les problèmes universitaires.
Pas question pour eux de recons-
truire ce qu'ils ont jeté bas tant
qu'ils n'ont pas, d'abord, renversé
la totalité de l'édifice social. En fait,
qu'il s'agisse de la société ou de
l'université, ils n'ont rien à opposer
à ce qu'ils refusent. Et, de guérille-
ros, ils risquent insensiblement de
se retrouver, un jour ou l'autre des
desperados.
En littérature, en philosophie, en
sciences humaines, tout leur paraît
également creux, malsain, suspect.
Les rares hommes qui ont médité
sur l'organisation technique du
monde moderne, fût-ce pour la con-
tester, comme John Kenneth Gal-
braith, ou pour tenter de la débor-
der, comme Marshall McLuhan, sont
des Américains. On refuse donc de
les lire. A priori.
Mandarins et tyrans. Rien de plus
normal. On est très capable, à 20
ans, de se rendre compte de l'en-
seignement qu'on reçoit. De là à
définir une autre culture pour le
remplacer...
« Nous sommes les derniers à
avoir le droit de condamner ce ni-
hilisme, avoue M. Guy Palmade, his-
torien, maître assistant rue d'Ulm.
11 prouve seulement que nous avons
failli à notre tâche d'éducateurs. »
II n'est pourtant pas désespéré. A
part quelques mandarins de haut
vol et tyrans locaux qui sentent cra-
quer leur empire, les maîtres de
l'enseignement supérieur, contestés
en bloc, prennent plutôt la chose
avec tolérance et bonne humeur.
« Tôt ou tard, la tourmente s'apai-
sera, estime M. Palmade. Et quand
les choses seront rentrées dans l'or-
dre, on s'apercevra que nous n'a-
vons pas perdu notre temps. »
Car ils sont tous d'accord; jamais
plus les choses ne pourront être
comme avant.
M. Roland Barthes, directeur de
recherches à l'Ecole pratique des
hautes études, était tenu à cinquan-
te-six heures de cours par an. Ses
élèves étaient des étudiants avan-
cés, une élite en principe, décidée à
se consacrer à la recherche. Il les
employait, depuis la rentrée univer-
sitaire, à collationner les annonces
matrimoniales du « Chasseur fran-
çais » pour participer à ses études
linguistiques. Il envisage de donner
sa démission et de quitter l'ensei-
gnement.
Mais il constitue une exception.
L'immense majorité des professeurs
est décidée à jouer le jeu, beaucoup
se réjouissent.
Les rouages. Dans l'armée univer-
sitaires, les soldats ont déserté, les
soldats ont déserté, les généraux
sont discrédités. Restent les offi-
ciers subalternes, jeunes profes-
seurs, maîtres assistants, cher-
cheurs, stagiaires, qui profitent des
circonstances pour faire leur révolu-
tion.
A la faculté des Sciences, en par-
ticulier, où depuis des années un
effort considérable de réflexion et
de rajeunissement avait été entre-
pris, où la moyenne d'âge des en-
seignants est de 35 ans, un travail
fécond s'accomplit dans les innom-
Rou^tan
J'-;ni Pi, '-n
M. KAYV.OMI ARC>NT.
Ri'l ! !'(' l'oC' ; Ut'i" illC.
M AX;>I:IÏ
- : i'j--<>i.liaient S
Phnl«..r.ipi
M.
K LÉVI-STRAUSS.
«Les étudiants ne sont po.s dc.s
M.
rios LACAN.
brables commissions qui ont surgi
discipline par discipline. On renou-
velle les méthodes, on élimine les
structures archaïques, on envisage
d'instaurer de nouveaux enseignants
pour coller à l'actualité scientifique.
Au C.N.R.S., le directeur, M. Pier-
re Jacquinot, a été au-devant du dé-
sir de ses troupes : « Vous voulez
contester, réformer, instaurer la dé-
mocratie. Allez-y, voici mon bureau,
vous pouvez vous y Installer. Je
vous écoute. »
Fait capital. Ces hommes jeunes,
que le climat universitaire découra-
geait et qui se contentaient de gro-
gner dans leur coin, découvrent, au
cours de ces débats, les rouages de
la machine administrative, compren-
nent pour la première fois la nature
exacte des obstacles qu'ils doivent
vaincre pour aller de l'avant. En
géographie, par exemple, le bénéfi-
ciaire de crédits de recherche n'était
même pas tenu de publier les ré-
sultats de ses recherches. En let-
tres, on s'attaque aux deux pivots
du mandarinat, l'agrégation et la
thèse. Au C.N.R.S., on mesure le
poids de la tutelle du ministère des
Finances sur le dynamisme de la
recherche.
A fond. A l'opposé de M. Barthes,
on trouve M. Lucien Goldmann. éga-
lement directeur à l'Ecole des hau-
tes études. Il est pour le mouve-
ment. A fond. Il a cent quarante
élèves, il voudrait quatorze assis-
tants pour les faire travailler par
groupes de dix. Des locaux, bien
sûr. Mais aussi une révolution des
esprits. Il croit que les professeurs
doivent être nommés par leurs
élèves.
« L'accélération des connaissan-
ces, le foisonnement des idées neu-
ves sont tels, de nos jours, explique-
t-il, qu'un homme de 40 ans sait
mieux que celui de 60 ans ce qu'il
importe de savoir, et un garçon de
20 ans mieux qu'un homme de 40. »
Sur ce modèle, il propose la créa-
tion d'une véritable faculté de So-
ciologues s'inséreraient-ils dans la
che, d'enseignement et de contesta-
tion.
Mais comment ces apprentis so-
ciologues s'inséreraient-ils dans la
vie active le jour où ils quitteraient
l'école ? M. Goldmann ne considère
pas cette question comme essen-
tielle, il est sociologue, il recons-
truit les études de sociologie. Et cet
irréalisme, dont il convient, d'ail-
leurs, montre bien les limites de la
révolution des sous-lieutenants qui
est en train de s'accomplir.
« Le paradoxe de la situation, sou-
ligne M. Alain Touraine, c'est que
les enseignants sont en train de
mettre sur pied une université que
les étudiants les plus déterminés
récuseraient, s'ils la connaissaient.
encore plus radicalement que l'an-
cienne. »
II a raison. Les débats actuels ne
sont que la mise en oeuvre, dans
le détail des situations concrètes.
des grandes idées lancées par le
Colloque de Caen en novembre 196tt.
Et ces idées elles-mêmes étaient le
fruit de la réflexion d'un cer.tain
nombre de professeurs qui avaient
vu de près les universités américai-
nes et qui cherchaient à adapter
leurs méthodes à la situation fran-
çaise.
Remue-ménage. Les scientifiques
qui sont à l'origine de ce mouve-
ment, le doyen Marc Zamansky. le
mathématicien André Lichnérowicz,
le biologiste Jacques Monod, prix
Nobel, sont, pour l'instant, tenus en
suspicion. On leur reproche d'avoir
pratiqué, au sein de l'Université,
une politique «gaullienne», d'avoir
imposé ou octroyé les réformes au
lieu de chercher à convaincre. Ce-
pendant, dans l'ensemble, ce sont
leurs thèses qui émergent.
Il risque de sortir de tout ce re-
mue-ménage une faculté des Scien-
ces rajeunie, plus dynamique, plus
vivante, plus efficace. Un enseigne-
ment des sciences humaines débar-
rassé de la rhétorique et des vieilles
catégories du XIXème siècle. Mais
rien qui soit susceptible de convain-
cre les étudiants de quitter leur
maquis.
Le rôle des sous-lieutenants est
capital à l'intérieur de chaque dis-
cipline. Mais il ne suffit pas à déter-
miner une stratégie d'ensemble. Au-
cun scientifique n'a profité de l'oc-
casion pour demander la remise en
cause du modèle culturel qui pré-
side au découpage de l'enseigne-
ment français et, notamment, son
impardonnable coupure entre scien-
tifiques et littéraires. Personne n'a
posé le problème d'une formation
adaptée à la société moderne qui,
capitaliste ou socialiste, sera de
toute façon dominée par un certain
nombre de technologies. Personne
ne s'est soucié de réconcilier l'esprit
et la machine.
Les plus lucides des maîtres de
l'Université se rendent bien compte
que le problème les dépasse. Qu'une
Université vraiment fraternelle cl
authent-iquement démocratique sup-
poserait d'abord une refonte de l'en-
seignement secondaire, puis, de pro-
che en proche, de l'enseignement
primaire. Il leur arrive de le dire,
dans des manifestes. Mais ils ne se
sentent pas la vocation d'y contri-
buer.
Idées longues. Depuis quelques
jours, tout paraissait possible. Mais
c'était aussi une illusion d'espérer
que quelques jours suffiraient pour
reconstituer ce tissu d'idées généra-
les, de convictions partagées, d'idé-
aux collectifs, de culture, en un mot,
dont la crise vient justement de ré-
véler brutalement qu'il n'existait
plus.
« Nous ne voulons plus de maîtres
à penser, nous avons besoin de pen-
sées maîtresses», déclarait un étu-
diant au cours de l'émission « Camé-
ra 3 ».
L'aventure de l'Université nou-
velle risque donc de se prolonger.
Les idées sont plus longues à écha-
fauder que les structures à s'ébran-
ler. GERARD BONNOT [ ]
13
INFORMATION
La puissance
des transistors
Depuis le 6 mai, le transistor est
devenu le cordon ombilical qui relie
la France à sa révolution. La télé-
vision, muselée ou presque, a pour
l'instant renversé le régime de
l'image. Le pouvoir est à la parole.
Et dans le domaine de l'information,
les radios périphériques, grâce à
leur souplesse, à leur mobilité, grâce
aussi à une certaine liberté, ont af-
firmé leur puissance et, dans l'en-
semble, assumé leurs responsabili-
tés.
« Nous jouons « Le Salaire de la
peur », nous manions de la nitro-
glycérine, dit Maurice Siégel, direc-
teur d'Europe N" 1. Le micro tra-
vaille en gros plan, un reportage
hâtivement diffusé pouvait être à
l'origine d'un massacre. Il n'a pa.s
été question de censure, mais do
conscience. Lorsque nous disions :
« Les C.R.S. se déplacent », c'était
une indication pour les étudiants.
Mais lorsque nous disions : « Les
étudiants se déplacent », c'était une
indication pour les C.R.S. »
Quatorze reporters à R.T.L., dont
l'aîné, Christian Brincourt, n'a que
32 ans, et le benjamin, Patrick Péno,
24 ans. Douze reporters (dont plu-
sieurs du service des sports) à Euro-
pe N" 1. A côté des aînés, Julien Be-
sançon, Fernand Choisel, vétérans
des campagnes d'Algérie et du
Moyen-Orient, huit moins de 30 ans.
Le plus jeune, Bernard Soûlé, 22
ans, a été plusieurs fois obligé de
montrer ses mains pour prouver
qu'il n'avait pas participé à la con-
struction des barricades. Six voitu-
res et une moto émettrice pour
H.T.L.: cinq voitures radio-télépho-
nes, deux stations radio mobiles.
pour Europe. Des « nagras » (mag-
nétophones portatifs) pour tout le
monde. Le dispositif technique et
humain est en place.
Chaussures rongées. Le travail est
épuisant. Certains journalistes as-
sureront quarante heures de service
sans interruption, certains marche-
ront onze heures, avec, sur le dos,
un nagra de dix kilos. Et malgré
le danger (deux blessés à R.T.L.),
malgré la fatigue, malgré les voitu-
res cabossées, malgré les chaussures
rongées par les gaz lacrymogènes,
le mot d'ordre des rédacteurs en
chef (Jean Carlier à R.T.L., Jean Go-
rini à Europe) demeure: «Eviter
de dramatiser l'événement. »
Jeudi 23 mai, à 21 h. 45, la tâche
des reporters se complique encore.
M. Yves Guéna, ministre des Postes
et Télécommunications, téléphone
courtoisement à Maurice Siégel et
à Jean Farran, directeur de l'anten-
ne à R.T.L. Il leur rappelle tout
aussi courtoisement que les voitures
radio-téléphones sont allouées par
les P.T.T. et que les P.T.T. sont con-
traints d'en interdire l'usage. Motif
invoqué : la police, les hôpitaux, les
ambulances ont besoin des ondes
courtes. Motif supposé : l'impact de
la radio devient trop fort, on voit
trop de transistors sur les barrica-
des. Tout doit être fait pour éviter
la panique.
IA-S responsables d'Europe N° 1
et de R.T.L., après s'être consultés,
décident d'utiliser les téléphones des
particuliers, pour que le «direct»
soit préservé.
La solidarité des Parisiens est im-
médiate, les gens guettent les voi-
tures de leur fenêtre, se précipitent
pour accueillir les reporters, se dis-
putent parfois avec véhémence le
privilège de les recevoir, acceptent
avec le sourire qu'on détériore leur
installation téléphonique, offrent
des whiskies, préparent des oeufs
sur le plat que les techniciens ne
prennent pas le temps d'avaler.
Les pubs. Si tout le monde salue
l'effort des postes périphériques,
certains ont été choqués par le
déphasage de certains messages pu-
blicitaires par rapport à la gravité
de l'actualité. Pendant une manifes-
tation particulièrement tendue, n'a-
t-on pas entendu une voix féminine
et lénifiante annoncer : «En mai,
fais ce qu'il te plaît ! »
Maurice Siégel répond : «Nous
avons délibérément supprimé les
« pubs » quand la situation devenait
dramatique. Nous les avons conser-
vées par ailleurs, et pas seulement
pour des motifs commerciaux. Il
faut donner aux gens l'impression
que la vie, malgré tout, continue. »
Oui. la vie continue. Et l'O.R.T.F.
aussi. Plus obscurément, presque
clandestinement.
A la télévision, toute la semaine
dernière, un seul journal, à 20 heu-
res, d'une grande platitude. Les
14.000 agents de l'Office en grève
revendiquent essentiellement l'auto-
nomie de l'Office et sa liberté.
Sur France-Inter, même combat
avec des armes différentes. Les gré-
vistes avaient décidé d'assurer une
couverture aussi complète que pos-
sible des événements, mais égale-
ment de contrôler l'objectivité des
informations. A cet effet, le lundi
27 mai. les journalistes ont élu un
Comité de vigilance composé de cinq
membres. « Notre but, dit l'un des
cinq : être la conscience de la rédac-
tion en chef. »
Après le discours du général de-
Gaulle, jeudi, il restait à savoir com-
bien de temps il resterait place pour
la conscience sur les ondes natio-
nales. DAMELE HEYMANM [
(Etiquete de Christianc .Socasc*.)
I>K R.T.L. I:T n'F.moi'K Xo 1 Ri'K GAY-LISSAC,
<< .Voi/.s manitntx de la nitnifili/ccrinc. »
LE
INTELL
10LE
ES
ECTUELS
Jean-François
Revel
LA révolution d'origine étudian-
te qui soulève aujourd'hui la
société tout entière provient
d'un malaise plus vaste, celui
qu'éprouvait, dans le monde mo-
derne, l'ensemble des intellectuels.
On ne cessait de vénérer leur
activité, de se servir d'eux tantôt
pour décorer de guirlandes la pro-
pagande chauvine des Etats, tantôt
pour les embrigader, au contraire,
dans diverses protestations et op-
positions.
Mais, d'autre part, on leur fer-
mait soigneusement la porte au
nez, dès l'instant où la moindre
décision importante était en jeu.
Prébendiers ou pétitionnaires,
l'expérience de leur impuissance
réelle jointe au sentiment de leur
influence apparente devait engen-
drer l'une des nombreuses frus-
trations qui ont fait exploser pres-
que d'un seul coup une civilisa-
tion si sensible à leur prestige et
si peu à leurs avis.
Cette tension existait aussi bien
dans les rapports entre l'intelli-
gence et le pouvoir politique en
général qu'entre l'intelligence et
le système économique de produc-
tion. Deux faits viennent de le
prouver : la protestation des di-
recteurs de théâtres populaires et
de maisons de la culture, et la
réunion des états généraux du
cinéma.
Les premiers étaient en prin-
cipe les enfants chéris du régime,
ils croulaient (théoriquement)
sous les subventions, ils incar-
naient, du moins le disait-on, la
synthèse euphorique de la cul-
ture de masse et de l'avant-garde.
Or qu'écrivent-ils (et ils sont
trente à signer ce texte) ?
Ils écrivent qu'à la fois le « non-
public », celui qui s'était toujours
situé hors de la culture, y est
resté; ils contestent la conception
actuelle des maisons de la culture,
parlent de mystification, et pro-
clament qu'il faut politiser inten-
sément le « non public » pour
faire sortir de l'ombre le grand
absent et le placer à portée de
voix. Conclusion : l'aide de l'Etat
(et laissons le fait qu'elle était,
en réalité, fort maigre) ne suffit
pas à démocratiser la culture si
l'esprit dans lequel cette aide est
fournie ne déplace pas les véri-
tables centres d'initiative créa-
trice et ne les implante pas pro-
fondément dans des couches capa-
bles de leur insuffler la vraie vie,
celle qui vient d'en bas, et de
tous.
Les cinéastes, eux, ont affaire
principalement aux lois classiques
de la production capitaliste et de
la diffusion commerciale, acces-
soirement à l'Etat pour la cen-
sure, les impôts et les primes ou
avances. Or, dans le foisonnement
des projets soumis aux états géné-
raux, la tendance dominante, tra-
duite par les textes les plus en
vue, aboutit à une sorte de natio-
nalisation de l'appareil productif
et distributif, conjuguée avec une
autonomie et une liberté totales
des équipes créatrices.
Ainsi, les représentants de deux
secteurs culturels qui dépendaient
l'un de l'Etat, l'autre des banques
expriment, en définitive, les mê-
mes revendications : avoir accès
aux véritables leviers de comman-
de; à savoir, l'un, l'indépendance
financière de la création, l'autre,
la communication directe et non
censurée avec le public. A l'heure
où l'on parle de socialisme dans
la liberté, les revendications cul-
turelles s'inscrivent parfaitement
dans cette définition et rejoignent
les revendications étudiantes.
I l'on examine la production et
la diffusion du livre, on
s'aperçoit, là encore, que, sec-
teur privé, elles souffrent pour-
tant des mêmes maux que l'Uni-
versité, secteur depuis longtemps
étatisé. Les intellectuels, auteurs
ou conseillers de toutes sortes et
de tous niveaux, y jouent, cela va
de soi, un rôle prépondérant. Mais
dès que l'on aborde la zone des
décisions importantes, détermi-
nantes pour la vie de l'édition,
les grands investissements, les
orientations capitales dont dépen-
dent la vie, la liberté, l'œuvre
des producteurs intellectuels, on
constate que ceux-ci ne sont jamais
consultés.
II est ahurissant de penser que
de tous les secteurs culturels, le
livre, qui est le plus ancien, reste
le seul qui n'ait à aucun moment
été envisagé sous l'angle d'un ser-
vice public. Les associations de
concerts, les spectacles, les mu-
sées onf, à des titres, sous des for-
mes et à des degrés divers, été
plus ou moins velléitairement pris
en charge par des gens soucieux
de les mettre au service de leur
objet essentiel.
Dans la plupart de ces domai-
nes, un interlocuteur officiel a été
préposé à la discussion avec les
créateurs et professionnels; le seul
interlocuteur officiel de l'édition,
pour le moment, demeure le mi-
nistère des Finances. Aucune ten-
tative n'a jamais été faite pour en
normaliser le financement, qui
obéit aux mêmes impératifs que
celui de tous les produits manu-
facturés.
Est-il excessif de revendiquer
enfin pour l'édition un aménage-
ment où la culture soit considérée
comme un objectif prioritaire ?
Là encore, la solution que nous
allons devoir inventer sera entiè-
rement neuve puisqu'elle devra
soustraire le livre aux aléas de la
production capitaliste, où l'intel-
lectuel est écartelé entre des mo-
nopoles despotiques, où il doit
choisir entre la réussite dans la
soumission où la liberté dans la
faillite. Et peut-on prétendre que
pour autant l'édition ne doive pas
devenir l'édition d'Etat, cette in-
stitution pour la promotion des
médiocres, dont la stérilité a été
une fois pour toutes démontrée
dans les pays de l'Est ? Même si
l'économie française n'est pas so-
cialisée dans les jours qui vien-
nent, la base économique de la
vie culturelle devra l'être.
CERTES, dans les revendica-
tions culturelles qui sont en
train de fuser de toutes
parts, il faut compter avec ce
grand ferment de toutes les révo-
lutions : l'opportunisme. Que d'i-
dées incendiaires germent actuel-
lement sous des calottes crânien-
nes où aucune matraque ne s'est
jamais abattue ! Brûlés de plus de
feux qu'ils n'en ont allumé, bien
des intellectuels témoignent, par
leur élan soudain, de leur ouver-
ture permanente aux poussées im-
prévisibles de la participation.
Puisse le vent ne pas tourner,
afin que leur bénéfique orienta-
tion reste immuable ! J.-F. R. rj
14
ENSEIGNEMENT
La naissance
du lycée impossible
Semaine du 20 au 27 mai. Un
commando entre dans le bureau du
proviseur du lycée Voltaire et ac-
croche un drapeau rouge à sa
fenêtre. Le proviseur téléphone au
rectorat : « Que convient-il de
faire ? » Réponse fort peu acadé-
mique : « Démerdez-vou3... » La ré-
volution lycéenne est en marche.
Un peu plus tard, dans un établis-
sement de la banlieue ouest, un pro-
fesseur éperdu interroge : « Alors,
c'en est fini du pouvoir autori-
taire ? Seule, comptera la valeur
personnelle ? » •;< Oui, madame, »
répondent bien poliment les élèves.
La révolution lycéenne est con-
sommée.
Entre ces deux anecdotes, se ré-
sume toute l'évolution des comités
d'action de lycées. Ils avaient, au
début de l'année, pris le relais des
comités Vietnam. Ils ne revendi-
quaient, au départ, que la liberté
d'expression politique dans les ly-
cées. Mais les noyaux étaient cons-
titués. De la contestation politique
à la contestation globale de l'Uni-
versité, de l'enseignement, de la
société, l'évolution était prévisible.
En môme temps que les étudiants,
les lycéens ont fait leur mutation.
Les C.A.L., élargis, devenaient l'in-
croyable bouillon de culture dans
lequel enseignants et élèves enten-
dent désormais trouver ensemble
les germes de leur avenir.
Et c'est là qu'est la vraie révolu-
tion lycéenne. De ces adolescents
auxquels on n'accordait, jusqu'a-
lors, que le droit aux brèves et dé-
risoires révoltes de l'âge ingrat, un
formidable courant est né, galva-
Les deux forces passives de ren-
seignement, l'administration et les
familles, ont explosé. Ceux qui
étaient sur les estrades et ceux qui
s'asseyaient sur les bancs consta-
tent soudain qu'ensemble, ils cons-
tituent la troisième force. La seule
dynamique. Ils ne l'oublieront plus.
Dans les lycées occupés, la plu-
part du temps fort raisonnable-
ment, cette troisième force a pris
le pouvoir. Comités, commissions,
débats, réunions se succèdent. Même
la nuit. Et même le dimanche. A
Censier et à la Sorbonne. les orga-
nes centralisateurs des C.A.L.
assurent les liaisons.
Qu'en sortira-t-il ? Déjà, un pro-
jet pour le baccalauréat. On sait
qu'il est reporté au-delà du 20 juin.
On sait aussi, à peu près, quelles
seront ses modalités. Constitution
d'un dossier par le conseil de
classe, sur examen du carnet sco-
laire de l'élève. Oral de contrôle sur
les programmes effectivement étu-
diés, soit par tous, soit uniquement
pour les recalés sur dossier et les
élèves du « privé ». Session de re-
pêchage en septembre.
Snack-bar. Pour le reste, on cher-
che. Au nouvel Institut pédagogi-
que national, une commission de
recherche pédagogique s'est mise
en route. Chaque lycée élabore son
plan. Ainsi à Janson, on demande
que les ~ professeurs interviennent
dans le choix des programmes;
qu'un choix soit possible à l'inté-
rieur même de ces programmes, per-
mettant aux questions suscitant
l'intérêt des élèves d'être approfon-
dies; qu'une coordination intervien-
ne entre les diverses matières
(coordination des siècles entre his-
toire et français par exemple);
qu'aucune spécialisation fondamen-
tale n'existe avant le baccalauréat,
un tronc commun subsistant jus-
Manvicl Bidcrm;tn,is
relevant autant des élèves que de
l'administration. En somme, ce que,
dans les démocraties socialistes, on
nomme les tribunaux de camara-
des. C'est déjà une condamnation
à mort du chahut. Et cela prouve
à quel point les choses sont en
train de changer, dans le sens le
moins facile et le plus exigeant.
Si l'élan donné est maintenu, s'il
ne s'enlise pas dans les semaines
à venir, péniblement digéré par
ceux qui n'ont pas voulu ou pas su
suivre le mouvement, le lycée nou-
veau est en train de naître. Fait de
professeurs enfin sortis de leur
sclérose et de lycéens déjà sortis
de leur enfance. Ils ont prouvé
qu'ils étaient assez mûrs pour cela.
•x Le sérieux, la qualité de leurs
travaux, confiait un proviseur.
m'ont stupéfié. »
Mais il reste les familles. Ces
parents, qui, somme toute, trou-
vaient le lycée-prison plus rassu-
rant que le lycée en mouveme-nt.
Elles se retrouvent éberluées devant
d'étranges canards qui ont laissé
leur papa et leur maman à la mai-
son pour prendre leur destin en
main. COLETTE GOUVION
CINEMA
Mai sera dédié
au « cinéaste inconnu »
Studios fermés, occupés par les
grévistes. « Silence ! On ne tourne
plus. » Le cinéma français est entré
en sommeil. Du moins le cinéma
traditionnel. Certaines décisions
d'arrêt n'ont pas été prises sans
déchirement. Ainsi de Henri-Georges
Clouzot, qui venait tout juste de
reprendre le tournage de <• La Pri-
William Klein (« Qui êtes-vous,
Polly Maggoo ? »). Détaché à la Sor-
bonne par les professionnels des
états généraux du cinéma, Klein
a déjà « mis dans la boîte » plus
de dix heures de projection. Depuis
deux semaines, il a filmé en 16 mm
les barricades, les bagarres de rue.
la prise de l'Odéon, et aussi cet
immense happening permanent
qu'était la Soi. . ..jupée par les
étudiants.
Mais les états généraux n'ont pas
seulement accrédité des cinéastes
à la Sorbonne. Pour être sûrs que
l'événement soit saisi dans tous
ses aspects, ils ont créé une coin-
mission « action » qui contrôle et
coordonne les activités de réalisa-
tion.
Parmi les multiples projets qui
lui éiaient soumis, la commission
• action -> a dû faire un choix, sanc-
tionné moralement par la délivrance
li'une accréditation, et matérielle-
ment par la fourniture d'un contin-
gent de " pellicule. Déjà, plus de
quinze heures de projection ont été
l'assemblées.
Tout film impressionné est immé-
diatement mis au secret. 11 ne peut
en effet être développé, en raison
de la grève des laboratoires. Et le
caractère explosif des documents
risquerait de valoir des ennuis a
certains des acteurs involontaires.
Plus tard, tout réalisateur aura le
(iroit de puiser dans le fonds com-
mun ainsi constitué. On peut donc
s'attendre à voir ileurir bientôt une
multitude de films traitant des évé-
nements de mai.
Les francs - tireurs. Troisième
groupe de cinéastes se consacrant
à la Révolution : les francs-tireurs.
Ils sont de différentes sortes. Jean-
Luc Godard fut parmi les plus actifs
pendant les barricades du 10 mai.
Manuel P>i(i' nu..n,.-
Ai; STADE OHARLÉTY, MARDI DERNIER : A G., I.E.S LYCÉENS m: BI-FFON; A nu., AVEC T.A CAMÉRA, \VII.I.IAM KI.EFN.
<< Alors, c'en est fini du pouvoir autoritaire ? — Oui, madame. >> Dana la boite, ;>,'i/.s tic du: lit-nroi de projection.
nisant les meilleurs des profes-
seurs. << J'ai participé avec fougue,
dit Mme Marguerite Fontenat, di-
rectrice du lycée Octave-Gréard,
j'ai aidé avec passion cette explo-
sion de générosité et de sens des
responsabilités chez mes élèves. Je
vois se réaliser ce à quoi je rêvais
depuis mes 20 ans. »
La grande découverte. Pour tous
les enseignants, l'adhésion n'est pas
aussi simple. Ni aussi franche. Par
tradition, l'Université se voulait
neutre. L'enfant confié au lycée
devait en sortir vierge de toute
« contamination » idéologique. Au-
jourd'hui, tout acte est politique.
Aider les étudiants et les lycéens
à détruire ce qu'ils récusent, à
construire ce qu'ils souhaitent, c'est
s'engager. Pour certains profes-
seurs, c'est le déchirement. La
crise de conscience absolue entre
ce qui fut souvent leur noblesse, et
ce qui est exigé d'eux aujourd'hui.
Quelques-uns « cassent ». D'autres
s'obstinent dans la voie tradition-
nelle. Un tiers au moins, bien per-
suadés qu'il est temps de construire
ce « lycée impossible » dont parlait
un proviseur il y a quelques mois,
se sont mis au travail. Avec les
élèves.
Et c'est la grande découverte.
qu'en terminale, sur lequel se gref-
feraient des options scientifiques et
littéraires; qu'une division par ni-
veaux dans les classes permette aux
plus faibles de suivre des heures de
cours supplémentaires.
Et un manifeste du C.A.L. du
même lycée se termine par ces
mots : « II faut en finir avec le
lycée snack-bar de la culture et
avec l'élève consommateur qui di-
gère passivement et solitairement
une nourriture qu'on lui impose.
Au lycéen - veau, nous préférons le
lycéen adulte et responsable. »
Dans la majorité des établisse-
ments, exprimées avec plus ou
moins de clarté, plus ou moins de
violence, les mêmes tendances 'ex-
priment. Et l'on réclame, partout,
des cours d'instruction civique !
La mort du chahut. Cela pour le
fond. Sur le plan de la forme, ce-
lui de la discipline, les lycéens sont
préoccupés mais modérés dans
leurs revendications. («Nous pré-
férons le mot suggestions », pré-
cise-t-on à Janson.) Ce qu'ils veu-
lent : que cette discipline ne leur
tombe pas sur la tête, lancée d'un
lointain Olympe, mais qu'on leur
applique un code à l'élaboration
duquel ils auront participé. Des
sanctions, soit. Mais graduées. Et
sonnière » après une interruption
de quatre mois pour maladie. Ainsi
de Gérard Oury, qui devait, juste-
ment le 13 mai, donner le premier
tour de manivelle du « Cerveau »,
avec Jean-Paul Belmondo et Bour-
vil : un budget de 50 Millions,
cinq mois de travail pour soixante
acteurs et techniciens. Si la grève
dure, le film risque d'être annulé.
C'est que, ces dernières semaines,
le cinéma français n'était plus dans
les studios mais dans la rue.
Au générique du film-fleuve de
la Révolution, des noms connus,
certes : Jean-Luc Godard, Claude
Lelouch, William Klein, Chris Mar-
ker. Mais aussi < mais surtout ) les
nombreux anonymes, professionnels
ou amateurs. Le grand film de la
Révolution de mai sera dédié au
« cinéaste inconnu ».
L'opération « cinéma » se décom-
pose en trois secteurs. A la Sor-
bonne, parmi les diverses commis-
sions étudiantes, fonctionne la com-
mission « cinéma travailleurs-étu-
diants », laquelle cherche à rassem-
bler tout le matériel tourné par les
cinéastes amateurs.
Dans la boîte. C'est à cette com-
mission que se rattache le vaste
reportage entrepris par l'Américain
Lui qui, naguère, sembla pressentir
la révolte étudiante avec « La Chi-
noise », eut sa caméra endommagée
cette nuit-là.
Chris Marker, fidèle à une tech-
nique qui lui est chère (« La Jetée A
réalise un film d'après documents
photographiques.
Le Mouvement du 22 mars a
entrepris, depuis plusieurs mois
déjà, un reportage sur la vie de
l'université de Nanterre, et le dé-
clenchement des premiers incidents
(affaire des dortoirs, occupation des
amphis), qui devaient déboucher sur
la situation actuelle.
Les usines Rhodiacéta de Besan-
çon ont été sensibilisées au cinéma
depuis le séjour qu'y fit Chris
Marker, cet hiver, pour réaliser un
reportage pour « Caméra 3 ».
Plusieurs cinéastes s'y sont rendus
depuis. Jean-Luc Godard leur a
offert une caméra, et un groupe
d'ouvriers s'est initié à la prise de
vues.
Quand ces milliers de mètres de
pellicule auront été répertoriés et
regroupés, cette énorme cinéma-
thèque vivante sera le tribut du
cinéma à la Révolution de 68.
PIERRE BILLARD
ET CLAUDE VEILLOT fj
15
Gilles Caron-Gamma
Jeudi soir, dans la tiédeur d'un
printemps enfin conforme, une
grande partie de la France des pro-
vinces s'est endormie rassérénée :
le «parti de la crainte» manifes-
tait, lui aussi, à Paris.
Pendant quinze jours, de Bor-
deaux à Strasbourg et de Rennes à
Marseille, on avait assisté, fasciné et
circonspect, aux incroyables sou-
bresauts de la capitale. Paris sans
essence, sans métro, sans taxis, sans
courrier, Paris occupé, Paris livré
aux idées : ils sont fous, ces Pari-
siens ! La grève était populaire et
quasi générale dans le pays, la ré-
volution y arrivait amortie, avec,
ici et là, pourtant, quelques accès
violents (Lyon, Bordeaux, Caen,
Nantes). Mais les occupations d'usi-
nes, les grèves, les défilés n'ont ja-
mais, à vrai dire, donné l'impression
de remettre en cause l'impertur-
bable sérénité des saisons et des
jours.
Manifestant depuis toujours à
l'égard de Paris une rancœur nour-
rie de ressentiments souvent justi-
fiés, la province ne s'est pas, comme
on dit, départie de sa réserve. Pour
deux raisons : d'abord, une méfian-
ce instinctive de ce qui bouleverse
l'ordre des choses; puis, surtout
dans les régions du Centre, de
l'Ouest et du Sud-Ouest, la crainte
de compromettre définitivement un
avenir économique déjà mal en-
gagé.
Toutes ces fumées. Les envoyés
spéciaux de « L'Express » en témoi-
gnent : on s'est surtout — en de-
hors des usines et des facultés —
contenté de « laisser venir » selon
la tradition et le style de la région :
réinventant ici la résistance passive
au changement, là attendant, pour
juger, que toutes ces fumées se
soient éclaircies, un peu partout es-
sayant de se persuader que le bon
sens est le contrepoids naturel des
révolutions et que la politique est
l'affaire des gens en place.
• Dans l'Est, on sent la nécessité
des réformes, mais on ne les ima-
gine que dans le calme. La forte tra-
dition syndicaliste alsacienne et lor-
raine ne tolère pas la discussion dé-
sordonnée et admet mal « l'effer-
vescence des « irresponsables » et
des « incontrôlés ». A Strasbourg,
qui a inventé la première université
autonome de France, les étudiants
travaillent dans le sérieux. A peine
quelqu'un s'est-il laissé aller à ba-
digeonner en rouge, rue des Recol-
lets, « Merde à la strasbourgeoisie ».
A Nancy, des étudiants ont occu-
pé, mardi, la Salle Poirel : ils y dis-
cutent de formation permanente et
de recyclage, mais M. Pierre Weber,
maire de Nancy, est aussi applaudi
16
LUS GRKVISTKS DK Sl'IvAvi ATH IN A NANTES.
« Us sont jous, ces Pariaient '. »
PROVINCES:
la révolution amortie
dans sa ville quand il les voue à la
réprobation générale. Dehors, les
agents de police ne verbalisent plus,
mais les automobilistes nancéiens
continuent de respecter les impé-
ratifs des panneaux.
La grève dans le secteur privé a
été largement suivie, mais les
grands magasins n'ont jamais fer-
mé. A Pompey et à Pont-à-Mousson,
les grévistes ont pratiqué, le jour
de l'Ascension, « l'usine ouverte » :
on visitait les usines, on allait voir
«l'endroit où papa travaille». Quand
les étudiants nancéiens ont voulu
rendre visite aux grévistes, on les
a priés d'aller discuter ailleurs.
Le discours du général de Gaulle
a été jeudi plutôt bien accueilli. Au
fond, l'Est est gaulliste plus par rai-
son que par sentiment. Un syndica-
liste C.F.D.T. disait mercredi :
« Qu'attend donc de Gaulle pour
ramener l'ordre et qu'on puisse dis-
cuter ? »
• A Bordeaux, après les « Trois
Glorieuses » — jeudi 23 mai, prise
du Grand Théâtre par les étudiants;
vendredi 24, premières échauffou-
rées; samedi 25, nuit des barricades
— les services de la Préfecture ont
établi un contact permanent avec
ceux de l'Uncf et de la C.G.T. « Le
vrai problème, ici. n'est pas celui de
la violence, explique le préfet, M.
Gabriel Delaunay. C'est un problè-
me de survie économique.» « Etant
donné l'étendue du chômage et
l'énorme discrimination dans les sa-
laires, dit M. Just, délégué C.G.T.
des usines Dassault, la région avait
un potentiel explosif très impor-
tant. »
La semaine dernière, les Jeunes
Agriculteurs de la Gironde lan-
çaient un mot d'ordre pour un front
commun ouvriers-paysans-étudiants,
médusant un patronat déjà effrayé
par les perspectives économiques :
mercredi, M. Chaudel, président de
la Confédération patronale giron-
dine, demandait au préfet d'assurer
la liberté du travail en faisant cir-
culer des cars de police autour des
usines. Mais, sur les 8.000 étudiants
de la faculté des Lettres, 7000 sont
partis en vacances dès la fermeture
de la faculté et la moyenne d'âge
des paysans est de 56 ans: Bordeaux
n'a pas explosé.
• A Lyon, la mort du commissaire
Lacroix, dans la nuit des Barricades,
a désamorcé le mouvement étudiant,
confirmant du même coup la hautf
bourgeoisie dans sa certitude qu'il
n'y a pas de salut hors des vertus
traditionnelles et laissant pratique-
ment aux seuls ouvriers le soin
d'assumer la contestation.
Dans les usines occupées, les res-
taurants d'entreprise ouvraient
leurs portes aux familles des tra-
vailleurs en difficulté. Chaque matin
à la Rhodiacéta, des débats réunis-
saient étudiants, syndicalistes, ou-
vriers et même cadres. A Berliet, la
grève, commencée pour soutenir les
étudiants, s'est transformée en mou-
vement de revendication, puis de re-
mise en cause de l'ensemble du sys-
tème politique.
Lyon, grosse ville d'épargne, a
bien supporté la grève. En une se-
maine, M. Louis Pradel, maire de
Lyon, ne s'est vu signaler qu'un seul
« cas social ». Quant aux 17.000
fonctionnaires municipaux, s'ils ont
cessé le travail, ils ont continué
d'assurer certains services, comme
le ramassage des ordures, et si les
travailleurs de l'Opéra l'ont occupé,
c'est, disent-ils, « pour garder la
maison ».
• A Rennes, malgré la présence
fugitive et anecdotique du drapeau
rouge à la faculté des Lettres, ja-
mais la Bretagne n'a moins breton-
né. La revendication, lancée là aus-
si à l'université, est plus générale.
L'Ouest, « la région de France la
mieux équipée en erreurs tra-
giques », est la région la plus char-
gée d'avertissements redoutables.
Pourtant, en quinze jours, pas de
violences. Manifestations sérieuses
et calmes, les préfets ayant, cette
fois, évité de faire voir les C.R.S.
Le mouvement étudiant n'a guère
« pris » chez les ouvriers ou chez
les paysans, sans doute parce que
d'inspiration parisienne et même,
pour une bonne part, » chinoise »
à leurs yeux. A Redon, une centai-
ne d'étudiants venus « dialoguer »
ont été emmenés en camions en
rase campagne à 30 km. de leur
base.
La Bretagne, par nature, par iso-
lement, sait que quand cette révolu-
tion-là sera terminée, il lui restera
à faire la sienne — moins dirigée
contre de Gaulle que contre l'Etat,
que contre Paris.
• A Caen, la ville la plus jeune
de France (60.000 moins de 25 ans),
le malaise était aussi violemment
ressenti chez les étudiants que chez
les ouvriers. A l'université, on s'est
efforcé de « faire du travail » dans
les commissions, sous-commissions,
bureaux d'information. Ecrasée par
son rôle inattendu, l'UneC se rac-
croche à un intersyndicalisme sou-
tenu à fond par la C.F.D.T. tandis
que la C.G.T. restait sur une défen-
sive pudique.
Mais, faute de barricades mobili-
satrices, c'est — Saviein, Geiger,
Moulineux — la lutte ouvrière qui
a, la semaine dernière, tenu le haut
du pavé, attirant, notamment jeudi,
lors de l'opération ville-fermée, les
étudiants les plus politisés et impo-
sant à la bourgeoisie un silence qui
ne s'est guère troublé qu'après le
discours du général de Gaulle.
• A Toulouse, ville de tradition
contestataire, la population est res-
tée, tout le temps des «événements»
sereine mais inquiète, fière d'avoir
constitué, lundi dernier, le défilé
populaire le plus important de toute
la province.
Revendication numéro 1 au dé-
part : l'autonomie régionale. Mais,
dans la semaine, un virage politique
a été pris, travailleurs et étudiants
décident « d'aller jusqu'au bout »,
c'est-à-dire le changement de gou-
vernement et de régime. « On
aboyait, dit un gréviste de Cahors,
mais on ne changeait rien. Cette
fois, c'est tout différent, »
Un peu partout dans le Sud-Ouest,
plus politisé que syndicalisé, les cen-
trales, et surtout l'a C.G.T., ont reçu
en une semaine des milliers d'adhé-
sions, généralement de travailleurs
de petites et moyennes entreprises
menacées de disparition.
Quant aux paysans, l'essentiel est
pour eux « que l'ordre soit rétabli »,
avec ou sans de Gaulle. Pour ne pas
effrayer la masse rurale, encore
très conservatrice, M. Jaurès Chan-
dru, maire communiste de Souillac
(Lot), a « évité de mettre trop de
drapeaux rouges ». Ce souci de non-
provocation a souvent permis de
rassembler les indécis autour des
grévistes et des étudiants.
Huit sur dix. Les provinces — huit
Français sur dix — ce n'est pas tou-
te la France. Mais c'est la France
des greniers et des traditions, ou la
France moderne et inquiète des ré-
gions économiques, la France qui se
méfie de l'exaltation des idées géné-
rales, et soupire d'aise, sous les til-
leuls, quand, après le temps des bar-
ricades, s'annonce le temps des élec-
tions. JEAN-NOËL GURGAND Q
(Enquête d'Edouard Bailby, Fran-
çois Dupuis, Bernard Hartemann,
Georges Walter et Jean-François
Bizot.)
Category
Author
Title
L'Express
Issue
supplement exceptionnel
Date
Keywords
Publication information
supplement exceptionnel