Le Point (Supplément au no.16)

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LE POINT
ISOLES
— IL ÉTAIT ARMÉ ?
- OUI, CHEfr— D'UN DIPLOME !
mai 1968 D supplément au n° 16
Belgique 5 fb D fronce 0,5 ff D suisse 0,5 fs
LETTRE DE SINE A LA REDACTION DU POINT
7 HAÏ 1968
Tout a commencé là... et continue dans la rue et dans- le sang. Des
manifs comme je n'en avais jamais vu, une violence incroyable, une
détermination inébranlable, un courage méritant le respect et l'admi-
ration, -suscitant souvent d'ailleurs un sentiment de honte chez nous,
les vieux (j'ai 39 ans], car nous n'avons jamais été capables de cela.
Pendant les deux manifs, celle de vendredi 3 et celle de ce soir, j 'ai
vu des jeunes faire des choses extraordinaires: résister à l'assaut
d'une brutalité sauvage et meurtrière des "forces de l'ordre" (sic]
d'une République déshonorée qui ne mérite plus son nom... J'ai vu la
dignité et le militantisme de ces jeunes, petits bourgeois ou pas,
chapeau (ou casque plutôt] Messieurs, c'est du beau travail !
Une science de la guérilla très au point et efficace devant les hordes
de C.R.S., gardes mobiles, policiers et autres assassins.
Fini Charonne, où huit des nôtres avaient été tués... J'ai vu, je le
jure, des C.R.S. armés jusqu'aux dents reculer devant des étudiants aux
mains nues. Rien que pour cela, je ne regretterai jamais plus d'être
venu au monde.
De plus, j'avais ces deux jours un motif de fierté paternelle (hé oui!],
car ma fille Maud, 18 ans, étudiante à Nanterre, était là, face aux
flics. Hon père l'avait été en 36, moi pendant la guerre d'Algérie,
ma fille maintenant... Tous debout contre la marée fasciste et jamais,
ni les uns, ni les autres, inscrits à ce traitre de Parti communiste
révisionniste, lâche, dénonciateur, honteux, puant... je ne trouve
plus mes mots. (Je vous suggère de faire une revue de presse de leur
journal qu'ils continuent a avoir le culot d'appeler "L'Humaïiité",
vos lecteurs n'en croiraient pas leurs yeux: le Figaro est plus
décent !]
Entendre 20.000 jeunes chanter l'Internationale, j'e n'avais jamais
rien vu d'aussi émouvant. J'imaginais la pensée des C.R.S. à ce mo-
ment (je sais que les C.R.S. ne pensent pas beaucoup et pour cause],
mais ils avaient sûrement la chair de poule...
(la jubilation atteignait son comble quand je constatais que les étu-
diants improvisaient le service d'ordre (il n'y avait plus de flics,
ils avaient tous déserté !] d'une façon polie et courtoise envers
les automobilistes égarés dans cette inextricable circulation. Jamais
il n'y eut de vandalisme, d'actes gratuits, co~nme en auraient souhaité
probablement tous les salauds libéraux, afin de pouvoir traiter ensuite
ces jeunes d'anarchistes, de terroristes, d'irresponsables, etc. Je con-
nais bien ces épithètes: on me les lance depuis 15 ans !
Tout à coup, je ne me_ suis plus senti seul dans un monde hostile et
incompréhensif. J'étais avec mes frères, mes amis, mes potes.
Un moment inoubliable: vers 19 heures, ce soir, place St-Germain-des-
Prés, j'ai eu l'impression d'être LIBRE pour la première fois de ma
vie. On marchait en dehors des clous Cil n'y en avait d'ailleurs plus],
on riait, on chantait, on gueulait: "C.R.S. = 3,S.", on commentait, on
écoutait le transistor, on était bien, chez nojs, entre nous...
Je regrettais bien sûr la non-participation des prolos, des ouvriers,
mais je sentais tout à coup que cela arriverait un jour, que rien
d'ailleurs n'était plus désormais impossible.,,
Je me sentais romantique ton m'a traité de ça aussi!] et pour une fois,
content de l'être! Il est difficile d'exprimer parfaitement mon impres-
sion: j'étais HEUREUX, fier d'eux, et un peu moins honteux de moi,
Je vivais une sorte de rêve, les yeux bourrés de gaz lacrymogènes, le
costume trempé d'eau des lances d'arrosage, un lacet cassé a ma chaussu-
re gauche, mon carnet de chèques perdu au cours d'une course avec les
bandits de l'ordre à mes trousses.
J,"entends déjà mes détracteurs ricaner: je leur crie "C.R.S. = S.S,"
et je leur souris, plein de pitié et de mépris,,
Moi, j'ai retrouvé ma jeunesse, ma joie de vivre, je n'ai pratiquement
plus dormi depuis vendredi. J'ai fait la mise en page du journal "ACTION"
qui sort demain matin. J'ai fait cinq dessins, pour lequel je serais
sûrement inculpé (mais cela ne sera que la 12èrne fois!].
J'ai participé aux "émeutes" (comme ils disent à Europe n° 1!]. J'ai
passé mon temps en vélosolex d'un coin chaud à un autre coin chaud
(je regrette même d'avoir un moteur, j'aurais aimé pédaler!].
Cette nuit, il est deux heures, je dois retourner à l'imprimerie pour
"boucler". J'ai trois rendez-vous d'ici demain matin pour vous, cama-
rades du "POINT": chez mon pote Elie Kagan, le photographe prêt à tout,
chez d'autres dont je tairai le nom par peur des représailles policières,
et avec des ouvriers qui impriment, qui clichent, qui travaillent. On
a tous le coeur en fête. Je ne ressens aucune fatigue, je jette des
flammes... Merci, camarades étudiants ! Bravo, et toute ma gratitude !
VENCEREMOS !
_ ON VA TENTER UNE 6RFFFE !
La piesse de vendredi 3 mai
titrait : « émeutes au Quartier
Latin », « Les enragés se
déchaînent »...
De « L'Humanité » à « L'Aurore »,
les événements de vendredi
étaient commentés comme étant
l'œuvre d'une « poignée
d'étudiants », « de trublions
agitateurs ».
La presse, conforme à sa tradition
dénature les faits et, à l'instar
de ses confrères allemands du
groupe À. Springer, incite la
population contre les étudiants.
QUE S'EST-IL PASSE?
Vendredi, plusieurs centaines
d'étudiants s'étaient réunis dans
la Sorbonne :
— non seulement pour protéger
la Sorbonne contre les attaques
répétées des commandos néo-
nazis, qui déjà pendant la
semaine avaient agressé des
étudiants isolés et incendié des
locaux d'organisation;
— mais aussi pour informer les
étudiants de la fermeture de la
faculté de Nanterre, lundi,
devant un tribunal universitaire.
En début de l'après-midi, à la
Sorbonne, des discussions ont
lieu dans le calme le plus grand.
C'est alors que, pour la première
fois depuis de nombreuses
années, des policiers casqués et
armés font intrusion dans la
Sorbonne à l'appel du recteur
ROCHE. Refusant de répondre à
l'évidente provocation que
représente l'intrusion de la
police, les étudiants acceptent,
s'ils ne sont pas inquiétés, de
quitter la faculté dans le calme
le plus complet. Malgré la
promesse faite, et bi 2n que la
sortie se fasse comme prévu,
dans le calme, les 527 étudiants
sont encerclés par des policiers
armés de mousquetons et sont
tous embarqués dan: des cars de
police.
Spontanément, à l'extérieur de la
Sorbonne, des jeunes, lycéens,
passants, étudiants protestent
contre ces arrestations en masse
et sont alors violemment
réprimés par la polios.
POURQUOI CETTE RIEPRESSION ?
Ainsi, la presse, la radio, le
gouvernement, par des mesures
disciplinaires, administratives,
policières, veulent intimider les
étudiants.
En intentant des procès, en
rendant sur le champ des
jugements rapides, U> pouvoir et
la bureaucratie unive rsitaire, qui,
pendant des années, ont ignoré
les revendications étudiantes,
veulent, en frappant des
prétendus meneurs, briser leur
mouvement.
La propagande gouvsrnementale
vise à présenter ce qui est en
réalité un profond mDuvementde
remise en cause de I Université
gaulliste, comme un«> agitation
artificiellement entre tenue par
quelques « enragés » qu'il suffit
de liquider autoritairemenf.
Si ce mouvement est si artificiel,
comment expliquer qu'il ait un
caractère général, et que partout,
de Berlin à Rome, les étudiants
refusent d'accepter une Université
qui leur est imposée et qui vise
à en faire les instruments dociles
du régime, de son économie et
de l'exploitation de la population.
Le gouvernement sait qu'à travers
cela les étudiants mettent en
cause le pouvoir de la bourgeoisie
et de sa bureaucratie dans tous
les secteurs de la société.
C'est pourquoi le gouvernement
veut isoler les étudiants des
autres secteurs de la population
et des travailleurs.
C'EST POURQUOI LA POLICE A
PROVOQUE, ATTAQUE ET
MATRAQUE INDISTINCTEMENT
A LA SORBONNE, LES
ETUDIANTS REUNIS DANS LE
CALME.
SAMEDI :______________________
Le M.A.U. (mouvement d'action
universitaire) demande aux
étudiants d'appuyer la grève
générale décrétée par l'U.N.E.F.
(union nationale des étudiants de
France), et par le S.N.E. Sup.
(syndicat national de
l'enseignement supérieur), et
propose de la dépasser en
empêchant la tenue de l'agréga-
tion en exigeant la démission du
recteur Roche, et appelle les
étudiants à se constituer en
comités d'action.
DIMANCHE :
Le secrétaire général du syndicat
national de l'enseignement
supérieur (F.E.N.), A. Geismar,
au cours d'une conférence de
presse, engage le F.E.N. à la
solidarité avec les étudiants et
déclare notamment :
« Nous estimons parfaitement
fondé devant cette situation et
devant la répression, notre mot
d'ordre de solidarité avec les
"étudiants; si nous avons à
l'égard de leur mouvement et de
la manière dont ils le conduisent
des réserves, ce n'est pas le
moment, pensons-nous, face à
cette répression, de les exprimer.
Nous sommes par conséquent
entièrement solidaires d'eux, non
seulement contre la répression,
mais sur l'ensemble de leurs
activités. Nous demandons l'arrêt
des poursuites devant le conseil
de discipline; nous demandons
qu'il se termine par un non-lieu.
Nous demandons la libération de
tous les étudiants actuellement
emprisonnés. Nous demandons
la démission de Monsieur Roche,
recteur de l'université de Paris.
Nous demandons la liberté
d'expression syndicale et
politique à l'université pour tous
les enseignants, étudiants,
fonctionnaires techniques et
chercheurs. Nous demandons le
retrait immédiat de la police du
Quartier Latin et des abords de
tous les locaux universitaires.
Nous refusons toute ingérence de
la police et de la justice dans
DEMAIN AVEC-
l'Université. Nous réclamons
l'égalité de tous les étudiants et
enseignants, quelle que soit leur
nationalité face aux provocations
xénophobes et racistes qui se
manifestent de toutes parts. Nous
estimons, qu'actuellement,
l'attitude des autorités, singuliè-
rement celle du recteur Roche et
maintenant celle du ministre de
l'Education Nationale est une
démission et une fuite en avant
devant leur responsabilité propre.
Jusqu'à présent, le syndicat
national de l'enseignement
supérieur n'a pas appelé à la
manifestation de demain; mais il
est clair que si demain le sang
coule, la place des professeurs
sera à côté de leurs étudiants.
Des menaces pèsent sur le
syndicat lui-même. En particulier,
Monsieur Peyrefitte a fait
allusion à l'illégalité de la
procédure de grève puisque nous
n'avons pas respecté, en prenant
d'ailleurs toutes nos responsa-
bilités, la loi de 1963 sur les
préavis pour les fonctionnaires.
Devant cette attaque directe
contre le syndicat et le syndica-
lisme, nous en appelons à tous
les autres syndicats:auxsyndicats
d'enseignants bien sûr, mais
également aux centrales syndi-
cales, pour nous soutenir dans
cette épreuve de force que le
pouvoir, par la bouche du
ministre de l'Education nationale
à décidé d'engager à notre
égard. Nous appelons l'ensemble
de nos sections syndicales,
l'ensemble des enseignants de
l'Université à se jeter dans la
lutte, solidaire des étudiant»,
solidaires de leur syndicat : le
syndicat national de l'enseigne-
ment supérieur ».
D'autre part, des professeuis et
maîtres de conférence des
facultés des Sciences de Pâtis et
d'Orsay protestent contre Uis
violentes répressions de la police
et de la presse tendancieuse,
et demandent l'abandon des
peines et poursuites disciplinaires
et judiciaires encourues pa'les
étudiants français et étrangers.
Ils demandent l'autorisation de
manifestation pour le 6 mai et
soutiennent l'ordre de grèvo du
S.N.E. Sup.
LUNDI:
Le mouvement du 22 mars c e
Nanterre s'insurge contre les
mensonges de la presse et Us
répressions policières.
Le mouvement souligne, avuc
raison, que les étudiants se
battent parce qu'ils refusent de
devenir des professeurs au
service de la sélection dans
l'enseignement dont les enfants
de la classe ouvrière font le ; frais,
de devenir des sociologues
fabriquant de slogans pour les
campagnes électorales gouverne-
mentales, de devenir des
psychologues chargés de faire
« fonctionner » les équipes de
travailleurs selon les meilleurs
intérêts des patrons, de devenir
des scientifiques dont le travail
de recherche sera utilisé selon les
intérêts exlusifs de l'économie de
profit.
Ils refusent cet avenir de chien
de garde et les cours qui leur
apprennent à le devenir. Ils
refusent les examens et les titres
qui récompensent ceux qui ont
accepté d'entrer dans le système.
Ils refusent d'améliorer l'uni-
versité bourgeoise et veulent la
transformer radicalement, afin
que désormais elle forme des
intellectuels qui luttent aux côtés
des travailleurs, etnon contreeux.
Ils veulent que les intérêts de la
classe ouvrière soient défendus à
l'intérieur de l'Université.
MANIFESTATION DU 6 MAI :
5.000 étudiants, lycéens et jeunes
manifestent le matin dans les rues
du Quartier Latin, à Saint-Ger-
main, Montparnasse, Monge, La
Halle aux Vins, Maubert...
Des tracts et appels sont diffusés,
dénonçant les mensonges de la
presse et demandant Fa solidarité
des ouvriers.
D'autre part, des circulaires
enjoignent les étudiants à se
constituer en groupes d'action,
expliquent les tactiques de
défense envers la police et la
stratégie générale de la mani-
festation. Cette stratégie S£
révèle rapidement d'une grande
efficacité. Des commandos
d'étudiants, faits et défaits sur le
terrain, dressent des barrages,
s'organisent en nombre croissant.
Après 16 heures de révoltes, de
contestation violente, 10.000
étudiants ont fait la preuve de
leur force et de leur détermina-
tion. C'est une véritable
insurrection à laquelle ont
participé de nombreux citoyens.
C'est également un mouvement
généralisé de solidarité et de
grève en Province, notamment
à Grenoble.
En début de soirée, le Préfet de
Police, Maurice Guimaud, se rend
place Maubert. Les étudiants
l'apostrophent et lui demandent
les raisons de la brutalité policière.
Réponse du Préfet : « Un policier,
dans tous les pays du monde,
ressemble à un policier. Il a un
casque pour se protéger et une
matraque pour se défendre ».
Sans rire.
Ce soir-là, à Paris, il s'est passé
quelque chose de très important,
susceptible de modifier l'équilibre
de forces et, en tous cas, de faire
prendre conscience aux jeunes de
ce pays du régime universitaire
— et social — concentrationnaire
qu'ils subissent.
Fût-ce au prix de 500 blessés et
de 250 arrestations, la sauvagerie
des forces de répressions
gaulliste justifie et surtout rend
nécessaire, la réponse violente,
seul langage que la bourgeoisie
soit aujourd'hui en mesure de
comprendre.
5 TRAVAIL.LEU
Nous assistons sans doute avec
les manifestations des étudiants
allemands, italiens et français,
au plus extraordinaireévénement
politique révolutionnaire qu'a
connu l'Europe occidentale
depuis la grève belge de 1960,
les manifestations du Métro
Charonne et celle du peuple
algérien à Paris en prélude à
l'indépendance conquise de
l'Algérie. Simplement, l'escalade
dans la désagrégation de l'ordre
de la légalité bourgeoise s'est
encore accentuée : la bourgeoisie
est mise hors-la-loi par ses
propres fils. Cette fois-ci, c'est
la guerre civile que la société
bourgeoise voit s'établir en son
sein : non pas la guerre de deux
nations, ni celle de deux classes,
c'est la bourgeoisie même qui
se trouve divisée en deux,
littéralement déchirée par la
coupure de génération entre sa
théorie et sa pratique, que dis-je :
entre sa théorie œcuménique de
l'homme universel des « droits
de l'homme » et la théorie
révolutionnaire de l'homme de
la contre-violence, de la jeunesse
démasquant et mettant à nu
toute la violence diffuse, secrète,
et avant tout idéologique,
derrière laquelle se camoufle
la bourgeoisie. Le conflit a
accédé à la pureté politique de
sa signification : conflit purement
politique et idéologique, sans
aucune attache matérielle
précise, intérêt partiel à défendre,
particularité à faire reconnaître,
il prend d'emblée l'ampleur et
la généralité pathétique des
raisons de vivre, des raisons au
nom desquelles être un homme :
raisons purement négatives qui
ne sont rien d'autre que le
refus en bloc et radical de la
société bourgeoise. C'est là
l'originalité du mouvement.
Pas d'objectifs préc s : ils
donnent toujours p-étexte au
désamorçage, aux rhétoriques
du compromis et des concessions,
aux démobilisations conciliatrices.
Cette fois-ci, on refuse et on
récuse, pour être siir de n'avoir
rien à recevoir, donc pour
éviter tout élémeni susceptible
d'étouffer le mouvement de
révolution et de transformation
radicale de la société. On vise
à l'ébranlement de; structures
les plus stables, lespl jsévidentes,
les plus nécessaires de ce qui
constitue le fondement de
l'existence sociale du capitalisme.
Il faut avoir en tendu létonnement
naïf du préfet de police à ce
que l'on puisse traiter de S.S.
tout homme-casqué-nuni-de-
matraque-et-pra tiqua nt-son
métier-de-flic, pour comprendre
ce qui laisse la bourgeoisie hors
d'état de comprendre. C'est
que pour tout étudient, et tout
homme lucide, un flic est dans
son essence un S.S. puisqu'il est
exactement là pour cela, pour
remplir cette fonction dont les
S.S. ont dévoilé la quintessence :
pour assurer l'ordre, c'est-à-dire
le désordre institutionnalisé de
la société bourgeoise, son
système de répression à l'égard
de tout ce qui n'entre pas dans
le cadre de ce qu'elle a décidé
devoir être l'organisation de
sa vie. Et surtout, avant tout
et en premier lieu, pour assurer
ce fait fondamental, qui est
comme l'air empoisonné dont
les poumons idéologiques de
la bourgeoisie ne pourraient se
passer faute de crever par
excès d'oxygène, par excès de
liberté, à savoir qu'il faut des
flics, que cela va dci soi, que
l'homme est mauvais : chacun
en lui-même tout d'abord,
comme son envers maléfique,
son démon secret, et surtout
chaque classe pour l'autre;
qu'une société sans flic, c'est
comme un chien sans collier :
l'anarchie, le désordre, l'arbitraire
restitué aux forces aveugles de
la violence; et que donc si le
maintient de l'ordre est un
mal nécessaire, c'est que ce mal
est un bien que tout fils doit
recevoir comme un don du Ciel :
la grâce inventée de la société
laïque, le Don du Saint-Esprit
transmis — nul n'est censé
ignorer la Loi — à tout héritier
digne de ce nom.
A part cela, on lui demandera
d'étudier la société, de penser
selon la vérité, d'analyser
rigoureusement les faits, ce
qui en soi-même est acceptable
(lorsqu'il est permis de le faire).
Mais au surplus, on lui
demandera de donner son
accord, d'apporter son adhésion!
C'est pousser un peu loin le
vice, se.donner des verges pour
être fouetté : passe qu'on
abêtisse les masses à coup
d'informations tronquées et
truquées de moyens massifs
de conditionnement, mais qu'on
ne leur demande pas en plus
de s'abêtir elles-mêmes. En fait,
il n'y a qu'urïe" chose à
découvrir, si on observe le
fonctionnement de la société :
c'est la violence établie de cet
état de fait, de cet état arbitraire
qu'est l'Etat bourgeois, définie
par tous les monstres enfouis
de ses refus : liberté, folie,
pauvreté, délinquance, sexualité,
responsabilité, spontanéité
démocratie réelle, bonheur,
race noire, jaune, rouge, force
de travail, etc, bref toutes ces
zones disqualifiées par leur nom
même et qui sont très exactement
le produit de la contre-terreur
que s'inflige la bourgeoisie
pour ériger son empire généralisé
de soumission à la seule loi du
profit, du rendement, de la
productivité. Calvinisme
impénitent des instincts humains
au profit de la seule loi de
l'ordre productif et progressif.
C'est cette petite vérité, tout
à fait fondamentale, celle de
la contradiction entre sa Loi
et la Liberté, sol commun et
racine de stabilité de près de
deux siècles d'existence sociale
bourgeoise, qui vole en éclat
et laisse pantoise la bourgeoisie
voyant soudain le terrain de
son existence immémoriale
vaciller sous les pas de la
progression historique de ses
fils : déni d'héritage, voilà
bien la justice immanente que
se rend une classe à travers
ses fils, et qui la laisse sans
recours contre cette soudaine
contestation de sa législation.
Pendant longtemps, la
révolution a été optimiste:
la violence allait de pair avec
la raison. C'était les mêmes
causes qui provoquaient la
révolte et luf fournissaient
les moyens de sa réussite et
de sa réalisation. L'humanité ne
se posait que des problèmes
qu'elle pouvait résoudre.
Depuis peu, et c'est le coup de
génie du néo-capitalisme,
révoltes et instruments
rationnels de sa réalisation
sont disjoints : les pays sous-
développés (sans forces produc-
tives), les étudiants (sans
insertion sociale) incarnent la
révolte et la violence; la
bourgeoisie capitaliste, la
raison et le pouvoir effectif.
La société industrielle est-elle
en passe de devenir la vérité
de l'humanité? Eh bien non!
Cette violence toute neuve et
paroxistique réinvente des
instruments, une rationnalité
originale et trouve de nouveaux
recours à l'impuissance qui
s'est emparée d'elle. Elle
desserre tout simplement d'un
cran la portée de ce qu'elle
accepte de mettre en jeu dans
le combat, et qui cette fois est
immédiatement la vie,
l'existence. Dès lors, tout
change de sens : ce qui
semblait condition impossible
se révèle amplement suffisant
pour atteindre le résultat : on
multiplie simplement les
risques.
il faut avoir vu les Vietnamiens
réparer la roue d'un vélo avec
un boulon tiré d'un avion
américain abattu, pour
comprendre qu'aucune
rationalité, ni celle des buts
lointains, ni celle des objectifs
immédiats, n'est abandonnée
par les révolutionnaires, mais
tout simplement qu'elle a changé
de sens, qu'elle sera celle de
l'invention rationnelle qu'ils
mettront au service de la raison
fondamentale que constitue
le sacrifice de leur existence,
leur existence prête au sacrifice :
le rien d'un boulon, sumbole
dérisoire de la plus grande
société industrielle du monde,
devenant le tout de la Raison
à partir du contexte absolu où ils
ont décidé d'exposer leur vie.
Il faut avoir vu les étudiants
parisiens dépaver les rues de
Paris pour savoir que la Raison
est moins exigeante que ses
docteurs en science nous
l'enseignent, puisqu'elle est
prête a venir soutenir la révolte
en action, à l'encontre des
exigences complexes de cette
raison entre les mains des
policiers, qui n'ont rien à
exposer parce que tout à
perdre, et qui doivent se rofugier
derrière le blindage élaboré
de leurs fourgons, les plexiglaces
de leurs boucliers et autres
instruments raffinés d'autD-
défense.
Il faut avoir suivi la leçon de
Castro et de Guevara pour
savoir en quoi la stratég e est
capable de se réinvente) à
neuf en chaque circonstance,
quand la révolution est
immédiatement branchée sur
la seule spontanéité de l'existence
du combattant offerte en
alternative : escarmouche
tournante, meeting politique,
occupation volante du terxiin,
provocation, mise à nu de la
violence de l'ennemi, toutes
armes de mobilisation
révolutionnaire et d'action
rationnelle écrasant la pseudo-
rationalité de l'adversaire
réduite aux seules armes du
bombardement massif et de
l'extermination.
Et naturellement, il faut jcuer
des propres limitations de
l'adversaire : de ce que la
bourgeoisie n'est pas encore
prête à faire tirer sur ses propres
fils par ses gardes prétoriennes,
etdonc que celles-ci sontacrulées
à une certaine forme d'offe nsive-
défensive. C'est le prix m ème
de la pureté idéologique c ù se
motive la révolte estudiantine,
car c'est parce qu'il sont les fils
de leur père que les étudiants
sont capables de porter le
combat dans cette guerre civile
tout à fait particulière, où ils
luttent contre leurs propre:;
privilèges, et qu'ilssontcapables
en même temps d'accrocher
l'adversaire en un point e\ sur
un terrain où il lui est impossible
de riposter comme il le fsrait
face à un ennemi de classe.
C'est parce qu'ils frappent sur
le maillon le plus faible de
l'impérialisme occidental, son
maillon idéologique, que leur
révolte est à la fois dangereuse
et en même temps atteint la
violence explosive qu'elle
manifeste. Et il ne faut pas y
mettre de scrupules, car c'est
la même chose au Vietnam :
le combat sedétermineàchaque
fois en fonction des combattants
et de l'état des forces en
présence et non en fonction de la
pureté du sacrifice entrepris.
C'est parce que l'opinion
mondiale n'accepterait pas
l'usage de la bombe atomique
que, ce moyen exclu, toutes les
inventions révolutionnaires des
forces vietnamiennes deviennent
possibles.
« Pas d'objectif, pas de
revendication précises », pas
d'alternative, et les pères de
rester médusés face au
phénomène de cette révolution
qui est en apparence sans
programme et semble
littéralement le contraire de ce
qui appartient à l'essence de
toute revendication. C'est qu'il
s'agit exactement de cela : d'être
hors de tous les ordres de la
rationalité, puisque la bourgeoisie
s'est emparée de toutes les
rationalités existantes, donc de
la contester en ce lieu où elle
est sans recours, car c'est son
existence même qui y est
suspendue : son existence comme
vérité de l'histoire du monde
développé, avancé et industriel,
à savoir que les actes ont
toujours leur raison, c'est-à-dire
leur motif et finalement leur
intérêt.
C'est que toute raison est de
l'autre bord, du bord de la
paternité, de la loi, de la raison
juste et parfaite, bref du côté
de la terreur et que c'est avec
la terreur que les étudiants
veulent en finir, avec cette
obsessionnelle contrainte de
la loi transmise, héritée,
assujetissante et neutralisante.
C'est à ce titre que la violence
constitue encore la représentation
la plus adéquate de la fin
poursuivie et de la transgression
revendiquée. Par elle, les
étudiants sont aussitôt confrontés
au sol même de l'Etat bourgeois,
contraints de Se retourner contre
lui, de la dépaver et de le
lancer dans le geste de la
violence pure à la tête des
flics enragés, encasqués et
encadrés. Moment révolution-
naire majeur où l'homme se
'définit non plus parson héritage,
mais par sa possibilité de se
faire lui-même sur base de sa
seule décision à décider de son
destin. Soyons tranquilles :
les objectifs concrets ne
manquent pas, mais leur
irréalisme doit demeurer
silencieux tant qu'ils n'auront
pas acquis le réalisme que leur
conférera la mise à bas du
régime existant. Nous sommes
à l'époque des « folies »
collectives, Castro prenant une
île avec treize hommes, Mao
fermant les universités pour
une année, se procurant ainsi
la masse de manœuvre anti-
bureaucratique (qu'il l'ai voulu
ou non) qui assurera la pérennité
de la révolution, les Vietnamiens
enfin, qui tiennent tête à la
plus puissante nation militaireet
industrielle du monde avec
de simples vélos. Gageons que
nous assistons à la naissance
d'une nouvelle « folie »
collective, et que comme les
précédentes elle réussira :
qu'elle a déjà gagné.
u mur
1
aux sommaires : l'intellectuel face à la révolution par J.P. Sartre / A. Gorz : stratégie de la gauche /
enseignement : le droit d'être illettrés / Béjart : une nouvelle liturgie / portrait de Paul Nizan / Godard
encore / près du Viêt-nam / le président Liibke et les camps nazis / les fantasmes de Magrïtte /
le travail féminin / mechanical art / le manifeste de Peter Weiss
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EDITEUR RESPONSABLE: JEAN-CLAUDE GAROT, 99, RUE DU COMMERCE, BRUXELLES
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Title
Le Point (Supplément au no.16)
Issue
no.16
Date
Publication information
no.16