Les etudiants, les cadres et la revolution

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CAHIERS DU CENTRE UNIVERSITAIRE
D ' ETUDE ET DE FORMATION MARXISTES - LENINISTES
LES ÉTUDIANTS,
LES CADRES
ET
LA REVOLUTION
Contribution à l'analyse de l'Université
Fascicule 2
TROISIEME CAHIER
JANVIER 1969
"La substance même, l'âme vivante du
marxisme, c'est l'analyse concrète
d'une situation concrète".
Lénine
PRESENTATION DU CENTRE UNIVERSITAIRE
D'ETUDE ET DE FORMATION MARXISTES-LENINISTES
Dans la conjoncture actuelle, la division des forces
marxistes-léninistes et progressistes, l'urgence des tâches politi-
ques (encore accentuée par les effets du Mouvement de Mai), l'ur-
gence des tâches organisationnelles (regroupement des forces mar-
xistes-léninistes, création d'un Parti, ébauche de Front Uni) ren-
dent difficile la constitution, sous la direction d'une des organisa-
tions existantes, d'un centre théorique d'étude et de formation.
te,
Cependant, un tel centre, à direction marxiste-léninis-
est nécessaire à l'heure actuelle.
Le créer, c'est vouloir aider à la réalisation de l'unité
des marxistes-léninistes (et par là au front uni des forces progres-
sistes) tant il est vrai que l'accord sur la base des principes du
marxisme-léninisme, de la pensée de MAO TSE-TOUNG et l'unifi-
cation idéologique sont toujours préalables à l'unification organisa-
tionnelle.
Dans la mesure où n'existe aucune organisation qui sou-
mette encore véritablement sa pratique politique à des analyses
suffisantes et adéquates, le Centre contribuera par des analyses
marxistes-léninistes aux initiatives politiques révolutionnaires; en
particulier, il pourra commencer à penser la spécificité d'un pays
capitaliste monopoliste où la classe ouvrière subit la forte influen-
ce d'un parti révisionniste.
Dès à présent, il se donne pour fonction d'appliquer ses
analyses aux points précis où il peut contribuer, d'une manière spé-
cifique, à la lutte politique et idéologique ; de ce fait, il mènera une
lutte idéologique contre le révisionnisme et le réformisme, lutte
qui, pour être efficace, doit subordonner la critique des déviations
de la pratique politique à celle des modifications de la théorie mar-
xiste-léniniste.
Mais il y a un domaine avec lequel un tel centre théori-
que doit avoir un rapport privilégié : c'est celui de l'Université,
s'il est vrai que c'est dans l'Université que les intellectuels sa re-
crutent aujourd'hui principalement. Dans cette mesure, il y a une
coïncidence de fait entre un centre théorique à direction marxiste-
léniniste et un organisme capable de mener la lutte de classes à
l'Université.
Dire, en effet, que l'Université participe à la lutte des
classes (fonction sociale), c'est dire qu'il y a un front universitai-
re qui ne se confond avec aucun autre, où les marxistes-léninistes
et les progressistes doivent être présents, élaborer des formes de
lutte adéquates et montrer que les étudiants et les enseignants n'ont
pas toujours à quitter l'Université pour servir le peuple, mais qu'ils
doivent également servir le peuple à l'Université par une lutte spé-
cifique.
Le Centre fonctionnera donc comme un instrument de la
lutte des classes dans l'Université, considérée à la fois comme un
effet d'une structure sociale où domine le capitalisme et comme
une forme de la reproduction de cette domination. En conséquence,
le Centre a le double statut de centre de lutte universitaire et de
centre d'étude et de formation, ce qui justifie son nom.
Il constituera enfin une structure d'accueil et de travail
pour des intellectuels progressistes proches du marxisme-léninis-
me et décidés à se former de plus en plus à une pratique politique
communiste, donnant ainsi l'ébauche de ce qui pourra être une or-
ganisation regroupant, autour du futur Parti Communiste, sous la
direction du Parti et avec la participation de quelques-uns des
membres du Parti, des intellectuels "sympathisants" (étant enten-
du que ce Parti dont nous parlons sera celui qui remplira effective-
ment les fonctions que suppose une telle dénomination).
Bien que participant à la lutte des classes, sous des for-
mes spécifiques, en l'absence d'un Parti, le Centre universitaire
d'étude et de formation marxistes-léninistes n'est pas une organisa-
tion politique. Les fonctions d'étude et de formation, les fonctions
d'application à la lutte idéologique et politique (et notamment à la
lutte à l'Université) donnent à sa pratique politique les formes de
l'agitation. De ce fait, toutes les mesures qu'il peut proposer, sont
simples et se déduisent d'un principe avoué : employer les ouvertu-
res que donne l'Université bourgeoise, les multiplier afin de les re-
tourner contre le système qui la rend possible, avec lequel seule-
ment elle pourra disparaître.
Le 27 octobre 1968.
SOMMAIRE
INTRODUCTION 1
I - LA REVOLUTION SELON MARX 3
II - LES PORTEURS DE LA SCIENCE 7
1 - La définition marxiste du travail productif 8
2 - Les cadres 10
3 - Porteurs de science et travail productif 13
4 - Salariés non-productif s : être de classe 16
5 - Salariés non-productifs : position de classe 18
III - LES ETUDIANTS 20
1 - Etre de classe des étudiants 21
2 - Position de classe des étudiants 24
3 - Autonomie et spécificité du groupe étudiant 25
CONCLUSION 29
Appendice 1 : La pseudo-révolution scientifique 31
Appendice 2 : La jeunesse 33
Appendice 3 : Etre de classe et position de classe 35
Appendice 4 : K. Marx : Travail productif et
improductif 37
Appendice 5 : Mao Tsé toung : Le mouvement de
la jeunesse 39
Appendice 6 : Mao Tsé toung : Sur la petite bour-
geoisie 41
Le Centre universitaire d'étude et de formation marxis-
tes-léninistes donne ici son troisième cahier ; comme ceux qui l'ont
précédé, ce cahier devra Être discuté aussi bien à l'intérieur qu'à
l'extérieur du Centre.
Les camarades qui souhaitent s'associer à notre travail,
peuvent prendre contact avec les militants du Centre qui se trouvent
dans leur Faculté ou à défaut écrire à :
Centre universitaire d'étude et de formation marxistes-
léninistes
Ecole normale supérieure
2, Avenue Pozzo di Borgo
SAINT-CLOUD -92-
INTRODUCTION
Commenter les livres est en général une pratique bour-
geoise ; en revanche, le devoir des intellectuels progressistes est
de prendre connaissance des analyses que suscite un événement his-
torique : parfois les deux choses se confondent en apparence. Si
c'est aujourd'hui une tâche essentielle d'interpréter les événements
de Mai-Juin, c'est-à-dire de les caractériser afin d'en tirer des le-
çons capitales pour la continuation du combat, cela implique égale-
ment qu'on définisse une position sur les livres publiés sur ce thè-
me et en particulier sur ceux que des progressistes ont écrits, car
ceux-là seuls dépassent les mensonges ou les naïvetés et parvien-
nent à poser des problèmes importants et définis.
Pour interpréter Mai-Juin, il a été avancé de plusieurs
côtés qu'il s'agissait d'une révolution et que le rOle des étudiants
avait été essentiel de ce point de vue, non pas en ceci que, comme
d'autres progressistes, ils ont rejoint le camp de la révolution,
mais parce qu'ils y ont, en tant que tels, une place propre. Cette
interprétation est justifiée par une thèse de portée plus générale :
la période "moderne" se caractériserait par le fait que la science
est devenue force productive directe, en sorte que les porteurs de
la science (et parmi eux les étudiants) seraient des producteurs,
comme les ouvriers et à leurs côtés.
Cette thèse se retrouve chez A.
saïd et Weber (2),
Glucksmann (1), Ben-
(1) Cf. tout le chapitre III ("la situation révolutionnaire") de Stratégie et Révolution et en parti-
culier le passage suivant : "plus l'industrie se développe, plus la science apparaît comme une
force productive immédiate : "l'ensemble du procès de production n'est plus alors subordonné
à l'habileté de l'ouvrier ; il est devenu une application technologique de la science" (Marx).
La distance entre Renault et les facultés diminue d'autant que leur position dans la produc-
tion se rapproche : "l'invention devient alors une branche des affaires et l'application de la
science à la production immédiate détermine les inventions en même temps qu'elle les sol-
licite" (Marx)" (ibid.p. 51).
(2) B. Sensal'd et H. Weber, Mai 1968, une répétition générale, p. 29 : "Toutes les caractéris-
tiques actuelles du milieu étudiant ne font qu'exprimer un phénomène fondamental, souligné
par le camarade E. Mandel, le 9 mai à la Mutualité, à savoir "la réintégration du travail
intellectuel dans le travail productif, la transformation des capacités intellectuelles des hom-
mes en principales forces productives de la société".
Juquin (1), semblant susciter l'accord des plus diverses positions.
Elle est importante -.chez certains elle vise dans l'immédiat à "dé-
fendre" le mouvement étudiant contre ceux qui le "rabaissent" à une
simple révolte petite-bourgeoise. Mais elle a des conséquences plus
lointaines et, à la limite, si l'on prend au sérieux le critère marxis-
te de détermination des classes par la position dans les rapports de
production et par la source des revenus, elle en vient à reconnaître
dans les porteurs de la science, une classe distincte ou même une
partie du prolétariat (2). Elle engage donc directement le problè-
me des analyses de classes, c'est-à-dire le problème fondamental
d'une stratégie révolutionnaire.
Il est donc tout à fait important d'examiner cette thèse
aussi bien en elle-même que dans ses implications ; il faut non seu-
lement traiter le point particulier de la relation science production,
mais l'ensemble développé de ses présupposés et de ses conséquen-
ces. C'est pourquoi nous nous attacherons surtout au livre de
Glucksmann qui, semble t-il, en constitue l'exposé le plus complet
et en quelque sorte le révélateur. Il reste que nous n'entendons pas
critiquer un livre, en tant qu'il rassemble plusieurs thèses dans
une cohérence propre, mais une thèse, en tant que plusieurs livres
peuvent la reprendre dans des cadres parfois très différents.
(1) Pierre Juquin, : "les sociétés humaines entrent dansune phase nouvelle de leur développement :
la révolution scientifique et technologique. Il s'agit bien d'une révolution au sens que Marx
donne à ce concept dans le Capital. Elle s'accompagne d'un ensemble complexe de phéno-
mènes dont la nature a été résumée dans la formule : la science devient une force productive
directe. " (Extrait de l'Humanité, reproduit dans notre fascicule I).
(2) On connaît le raisonnement analogique :
- le chercheur ne dispose que de sa force de travail intellectuelle,
- les moyens de la mettre en œuvre (moyens de production) sont la propriété d'un autre,
- le chercheur est donc obligé de se mettre au service du propriétaire, de vendre sa force de
travail et d'en aliéner le produit.
D'où il suit que chercheur est exactement dans la même position que le travailleur manuel,
c'est-à-dire en position de prolétaire.
Nous verrons plus bas que la conclusion n'est pas une conséquence nécessaire des prémisses,
de sorte que l'on peut admettre les premières tout en récusant celle-ci. En d'autres termes,
il est possible d'admettre qu'il y a exploitation sans pour autant qu'il y ait rapport capitaliste,
(et le prolétariat au sens strict est lié au capital), que les chercheurs sont donc exploités sans
former un prolétariat intellectuel.
I - LA REVOLUTION SELON MARX
Le raisonnement de Glucksmann peut être schématisé de
la façon suivante :
A. La révolution se définit selon Marx comme révolte des forces
productives" ou "révolte des producteurs".
B. Or la science devient force productive directe.
C. Donc les porteurs de la science (chercheurs et étudiants) sont
porteurs d'une force productive, c'est-à-dire producteurs (comme
les ouvriers).
A'. = C.
B'. Or Mai-Juin a été pour une part décisive révolte des ouvriers
et des étudiants.
C'. Donc Mai Juin est une révolution.
A quoi il faut ajouter des facteurs importants, comme par exemple
la jeunesse, détermination superstructurelle qui se surimpose aux
contradictions fondamentales et les renforce.
Tout le raisonnement dépend donc d'une prémisse A,
c'est-à-dire d'une certaine définition de la révolution que Glucks-
mann réfère à un texte précis de Marx : "la lutte des étudiants cris-
tallise et manifeste publiquement la révolte de l'ensemble des forces
productives modernes contre les rapports de production bourgeois.
Soit la seule cause que Marx ait assignée à une révolution en Euro-
pe" (Stratégie et Révolution, p. 51). A quoi il faut ajouter que Marx
"désigne comme "forces productives" non seulement les machines
et l'organisation matérielle de la production mais aussi bien les
hommes, les travailleurs rassemblés" (Ibid. p. 51). De la sorte, il
est permis de lire comme synonymes révolte des forces producti-
ves et révolte des producteurs : "l'ouvrier, l'étudiant, le jeune ca-
dre, le chercheur remettent en cause ensemble toute l'organisation
de la production des richesses, la révolte générale est celle du pro-
ducteur (p. 52).
Le texte de Marx auquel il est fait allusion est en effet
très célèbre et Glucksmann le reprend presque textuellement :
"depuis plusieurs décennies, l'histoire de l'industrie et du commer-
ce n'est que l'histoire de la révolte des forces productives moder-
nes contre les rapports de production modernes ..." (Manifeste
communiste, I, Pléiade, p. 165).
Il faut observer d'abord que c'est là un texte énigmati-
que, en sorte qu'il ne devrait servir à étayer une thèse qu'après
avoir été lui-mÊme expliqué. C'est proprement du fétichisme que
de recourir ainsi à Marx sans démontrer qu'on justifie non des for-
mulations, mais des analyses. D'autant qu'un examen plus attentif
révèle que de fait la fidélité littérale se réduit ici à une pure rencon-
tre de mots. En effet, en s'appuyant sur le contexte et sur des tex-
tes plus explicites (par exemple, la Préface à la critique de l'Econo-
mie politique), on peut poser en fait que :
I - Ce qui est en question dans le mot de "révolte", ce
n'est pas un facteur historique isolé (par exemple une révolte laten-
te), mais un rapport d'opposition entre deux facteurs objectifs (for-
ces productives et rapports de production), qui est selon Marx ma-
nifesté par les crises. Cela ressort de la phrase qui suit notre cita-
tion : "il suffit de rappeler les crises commerciales qui, par leur
retour, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoi-
se".
Le texte du Manifeste recouvre exactement la formula-
tion plus claire de la Préface à la Critique : "à un certain degré de
leur développement, les forces productives matérielles de la socié-
té entrent en collision avec les rapports de production existants ..."
(Pléiade, p. 273). Si dans le Manifeste, le mot "révolte" peut, iso-
lé du contexte, autoriser une interprétation directement politique,
il ne l'impose pas ; en revanche, le mot "collision" de la Critique
l'exclut positivement et la comparaison des deux textes, qui s'éclai-
rent l'un l'autre, montre que les deux termes employés désignent
tous deux la relation d'inadéquation entre les rapports de production
et les forces productives.
2 - La référence aux forces productives non matérielles
qui permet à Glucksmann de passer des forces productives aux pro-
ducteurs, est explicitement exclue par Marx (Cf. Préface de la Cri-
tique où il est question des "forces productives matérielles"). Plus
précisément, faire valoir à l'intérieur des forces productives une
particularité des forces non matérielles, c'est-à-dire des travail-
leurs, c'est manquer tout à fait le raisonnement fondamental de
Marx : l'important, ce n'est pas que les forces productives com-
prennent des moyens de production et des travailleurs, mais qu'il
existe un niveau d'analyse (et un aspect du mode de production capi-
taliste) où la distinction n'a pas de sens, où les travailleurs sont
traités comme des facteurs matériels du procès de production. En
d'autres termes, le concept de forces productives n'est pas celui
de la différence entre forces matérielles et non-matérielles, mais
celui de leur unité ; au contraire le concept de producteur n'a de
sens que dans le cadre de l'opposition : il y a donc inconsistance à
vouloir appuyer le second concept sur le premier et à fonder une
argumentation qui repose tout entière sur une différence par le con-
cept ayant précisément pour fonction de résorber celle ci.
3 - Marx ne se propose pas dans le texte cité de définir
un mouvement politique quelconque (révolte ou révolution), mais
seulement la période où il est possible. Cela ressort du texte même :
"l'histoire des dernières décennies ..." et se trouve confirmé par
la Préface de la Critique : "alors commence une ère de révolution
sociale". Etant donné cette condition très générale, il faut encore
bien d'autres facteurs pour qu'une révolution se produise effective-
ment , et en retour l'analyse d'un mouvement révolutionnaire déter-
miné ne peut se contenter de s'appuyer sur une pareille condition,
comme suffiraient à le montrer le "Dix-huit Brumaire ou La Lutte
des classes en France".
Pour appuyer ses positions sur un texte de Marx, Glucks-
mann est ainsi obligé de le déformer sur trois points essentiels : en
déplaçant le sens du mot "révolte" - qui du reste est constamment
équivoque chez Glucksmann -, en utilisant à rebours le concept de
forces productives, en imposant au texte tout entier une portée qu'il
ne peut et ne doit pas avoir. En conséquence, quelles que puissent
être ces positions, la référence qui les appuie est illégitime. Il faut
le remarquer et s'en étonner : pourquoi citer Marx, si c'est pour le
déformer, et tomber à la fois dans le fétichisme de la citation et
dans l'approximation ?
De plus, serait-elle m6me exacte, une citation de ce
genre serait parfaitement inappropriée : quand il s'agit de caracté-
riser un événement aussi déterminé que Mai-Juin, aucune définition
générale de la révolution ne saurait suffire (serait-ce même les cé-
lèbres critères de Lénine (1)) et fournir à elle seule plus qu'un re-
père assez vague. Le problème est de déterminer les classes qui
sont en présence, leurs rapports d'alliance et d'opposition, leur pla-
ce respective par rapport au camp de la révolution, leurs forces,
etc. Pour accomplir tout cela, il est impossible de se satisfaire
d'une référence à la base économique de la formation sociale: la ré-
volution est le plus concret des phénomènes historiques en ce sens
qu'il met en jeu non seulement la base, mais tous les niveaux de la
superstructure, appuyée bien évidemment sur les contradictions de
la base qui le rendent objectivement possible.
Enfin, si l'on considère la notion qui résume les équivo-
ques de Glucksmann, la "révolte des producteurs" non seulement
elle n'avance pas l'analyse de Mai-Juin, mais elle la rend littérale-
ment impossible : elle aboutit à confondre deux choses entièrement
(1) La volonté de ceux d'en-bas, la possibilité pour ceux d'en-haut, l'existence d'un parti révolu-
tionnaire.
distinctes, le groupe des producteurs (détermination économique,
qui reste fixe dans le cadre d'un mode de production donné) et le
camp de la révolution (détermination politique étroitement liée à
une conjoncture précise et variable en fonction du moment actuel).
Si l'on admettait une telle identification, on en viendrait à soutenir
que seuls les producteurs font partie du camp de la révolution et
que réciproquement, tous ceux qui font partie du camp de la révolu-
tion sont des producteurs : encore une fois, ce sont les notions d'al-
liance de classes, de front uni, de position de classe qui sont ex-
clues et par là la possibilité même d'une stratégie (nous en verrons
une illustration plus bas).
En réalité, c'est à ce point que se révèle l'erreur radi-
cale qui vicie les développements de Glucksmann et explique ses dé-
viations : la révolution devient un concept économique ; en d'autres
termes, le politique est entièrement résolu dans une mécanique des
forces productives, et malgré l'apparence, la diversité de ses for-
mes étant devenue impensable, c'est la lutte des classes qui est sup-
primée (1).
(1) D'après l'introduction à la Critique, la doctrine de Marx implique :
a) une théorie des types : un concept déterminé('c'est paf exemple un concept politique ou
économique), et l'on ne peut attribuer un concept à un type qui n'est pas le sien {prendre
un concept politique pour un concept économique).
b) une théorie des ordres hiérarchiques : les types sont non seulement distincts, mais aussi
hiérarchiques : C'est ce que Marx désigne par la gradation du concept abstrait au concept
concret (Cl. la brochure du Centre : Analyse concrète d'une situation concrète).
Ainsi le concept politique est hiérarchiquement plus élevé que le concept économique, en ce
sens qu'il le suppose, mais non l'inverse - ce qui se dit chez Marx : le concept politique est
plus concret que le concept économique.
Ainsi la notion de producteur est plus concrète que celle de force productive, parce qu'elle
suppose la deuxième et y ajoute de plus la notion de rapports de production déterminés ; la no-
tion de révolution est plus concrète que celle de producteur parce qu'elle la suppose et y ajoute
la notion de classes déterminées.
En déplaçant la politique sur l'économique, G. commet donc deux erreurs théoriques distinctes
et liées :
1) une confusion de types
2) un renversement de la hiérarchie.
Ces erreurs théoriques ont une signification politique : ne pas reconnaître que les concepts po-
litiques sont du type le plus élevé et le plus concret de tous, c'est ignorer qu'en théorie aussi,
la politique est au poste de commandement.
II . LES PORTEURS DE LA SCIENCE :
CADRES TECHNICIENS ET CHERCHEURS.
Les problèmes que pose une citation sont toujours im-
portants, car toute référence particulière et même la pratique géné-
rale de la citation engagent une politique. Mais nous les laisserons
de côté à présent, en marquant, après leur portée, les limites de
nos observations : elles n'affectent encore que partiellement les po-
sitions de Glucksmann prises en elles-mêmes. Bien que des posi-
tions qui ne permettent pas d'exclure les citations inadéquates soient
en elles-mêmes douteuses, il faut encore confirmer ce doute par un
examen détaillé, abstraction faite des références exactes ou non,
appropriées ou non.
Les positions de Gltlcksmann sont clairement résumées
dans la formule : "l'ouvrier, l'étudiant, le jeune cadre, le chercheur
remettent en cause ensemble toute l'organisation de la production
des richesses, la révolte générale est celle du producteur". Autre-
ment dit, deux thèses sont avancées :
1. les chercheurs, les (jeunes) cadres et les étudiants sont des pro-
ducteurs ;
2. ils font donc partie du camp des producteurs sur le même pied
que les ouvriers.
Le second point ne se confond pas avec le premier, car
après tout des différences de statut pourraient subsister entre les
producteurs, néanmoins il dépend du premier et tombe de lui-mê-
me si le premier tombe ; la question centrale est donc la suivante:
les cadres et les chercheurs (laissant de côté pour le moment le
problème des étudiants) sont-ils des producteurs ? ou en d'autres
termes, quel est leur être de classe ?
Cette question est, nous l'avons déjà observé, parfaite-
ment distincte de la question proprement politique : appartiennent-
ils aujourd'hui au camp de la révolution ? ou en d'autres termes,
quelle est leur position de classe ? Confondre les deux questions
tout au long de ses analyses, croire que l'une se ramène à l'autre
que l'on peut y répondre en même temps ou faire servir pour l'une
les raisons valant pour l'autre, c'est le prix que paie Glucksmann
d'avoir méconnu la portée précise des concepts de Marx.
De ces deux questions, la première est du domaine de
l'abstraction théorique ; elle ne met en jeu que des concepts écono-
miques abstraits et ne dépend nullement des événements de Mai-
Juin ; au contraire la seconde est une question d'analyse politique
concrète qui est intimement liée à l'interprétation de la récente
tempête révolutionnaire et exigerait pour Être résolue véritable-
ment un ensemble d'enquêtes dont nous ne disposons pas, en sorte
que nous ne pourrons faire plus que rassembler quelques indices en
vue d'une solution et préciser la manière de la poser.
En toute occasion, la question "politique" l'emporte sur
la question "théorique", néanmoins elle dépend de cette dernière.
En particulier, il faut déterminer l'être de classe pour déterminer
la position de classe. Aussi nous attacherons-nous à la question
théorique et la réglerons au niveau conceptuel où elle se pose : le
travail des cadres et chercheurs est-il productif ou non ?
1 - La définition marxiste du travail productif.
Il n'est pas inutile de rappeler que la notion de produc-
teur et de travail productif est très précise chez Marx : sans doute,
tout homme est porteur d'une force de travail, et tout procès de
travail est procès de production ; en ce sens tout travail humain est
productif. Mais bien évidemment, il ne s'agit alors que d'une ana-
lyse abstraite qui doit être précisée lorsqu'on se propose de déter-
miner les classes existant dans un mode de production déterminé
(1) : dans le mode de production capitaliste, seul est productif le
procès de travail qui produit une marchandise, c'est-à-dire non
seulement une valeur d'usage, mais aussi une valeur d'échange
(base de la plus-value) ; en revanche, un travail qui produit seule-
ment une valeur d'usage est réputé improductif. Les explications
de Marx sont lumineuses sur ce point (Cf. Théories de la plus-va-
lue) éd. Dietz, Vol. 26. 1. pp. 363-388) (2) : ainsi le tailleur que
son client paie pour lui faire un costume n'accomplit pas un travail
productif, parce que son produit se réduit à une valeur d'usage pour
l'acheteur ; ce qui intéresse le client ce n'est pas de vendre le cos-
tusme, mais de le porter pour lui, ce produit du tailleur n'est pas
une valeur d'échange, mais une valeur d'usage. En d'autres termes,
il n'y a eu dans le processus de production aucune création de plus-
value. Au contraire, si le tailleur est employé salarié d'un patron
qui sur le prix du vêtement touche un profit, alors le travail en
question est productif : en effet, avant d'être vendu à un client, le
produit est d'abord propriété de l'employeur, capitaliste qui n'est
pas du tout intéressé par le vêtement en lui-même (il ne le portera
pas), mais uniquement par sa valeur (réalisée dans la vente), ou
plutôt par le profit qu'il peut escompter de la réalisation de cette
valeur. On sait que la condition du profit est la plus-value ou diffé-
rence entre la valeur de la force de travail socialement nécessaire
pour produire un objet et la valeur de cet objet lui-même. Le carac-
tère productif du travail ne dépend donc pas de la nature matérielle
(l)Cf. Capital. I, VII, 1, note b (Pléiade, p. 731)
(2) Cf. notre appendice 4.
ou immatérielle du produit, ni de l'utilité de ce produit, mais uni-
quement de la création ou non-création de plus-value ; et seul peut
être considéré comme producteur, dans le mode de production ca-
pitaliste, le travailleur qui crée de la plus-value (1).
Il peut se faire que le travail non-productif soit payé,
mais alors l'argent versé ne fonctionne pas comme capital, c'est
le simple équivalent en argent de la valeur d'usage. Ce travail peut
même faire l'objet d'une exploitation ; dans le cas par exemple où
la contre-partie versée pour le produit serait très basse et insuffi-
sante à payer la dépense de force de travail ; simplement cette ex-
ploitation n'est pas de type capitaliste, puisqu'elle n'est pas sour-
ce de plus-value : si le client donne du vêtement qu'il portera un
prix insuffisant à payer la force de travail mise en oeuvre par le
tailleur, il n'aura pas fait un profit, il aura simplement acquis un
objet utile moins cher qu'il ne l'aurait dû. Au contraire, sera capi-
taliste l'employeur qui tout en versant un salaire parfaitement suf-
fisant pour payer la force de travail mise en oeuvre, devient pro-
priétaire d'une valeur supérieure à ce salaire, à seule fin de réali-
ser cette différence de valeur ou plus-value, sous forme de profit,
dans un acte d'échange.
Il faut souligner que tout travailleur que son employeur
paie en vue de pouvoir consommer son produit (et non de le vendre)
accomplit un travail non-productif. Ainsi en va-t-il du valet de
chambre, que son maître paie pour profiter lui-même de son tra-
vail et non pas pour le revendre ; ainsi en va-t-il aussi de l'ingé-
nieur : si l'on admet que le produit de l'ingénieur consiste en gros
en un ensemble de procédures techniques permettant d'utiliser de
manière rationnelle les moyens de productions et les matières pre-
mières, il est clair que l'employeur en général ne compte pas ven-
dre directement ce produit, mais bien en tirer parti lui-même dans
le cadre de son entreprise.
De façon plus précise, et sans s'attacher à la forme ju-
ridique de la vente, il faut dire que l'employeur n'attend pas de l'in-
génieur un p_rofit quelconque, mais des services bien définis, l'ar-
gent qu'il lui verse n'est pas du capital (argent dépensé en vue de
s'acquérir la plus-value), mais l'équivalent des services qu'il en
(1) Chez Marx, les producteurs sont producteurs de la plus-value, c'est-à-dire le fondement de la
richesse bourgeoise ; la contradiction de la société bourgeoise tient en ceci que les producteurs
de richesse sont précisément ceux qui ne la possèdent pas et réciproquement.
C'est vulgariser Marx que d'y lire une opposition entre ceux qui produisent ou travaillent en gé-
néral, et ceux qui jouissent du fruit du travail sans rien faire (cf. l'opposition maftre/esclave
ou la fable des abeilles et des bourdons). A cela les séides du capital ont beau jeu de faire va-
loir le travail harassant du grand financier ou du capitaine d'industrie : le point est que les capi
talistes peuvent en effet s'épuiser à la tache sans produire un atome de valeur, et qu'inverse-
ment, ils peuvent parfaitement rester oisifs sans que cela les empêche d'être propriétaires de
valeurs produites par d'autres.
10
retirera : c'est pour l'employeur, une manière intelligente (et mê-
me indispensable) de dépenser son argent, ce n'est pas néanmoins
un investissement directement productif de profit. Sans doute on peut
dire qu'indirectement, ces services permettent d'augmenter le pro-
fit (par exemple en rationalisant les procédés techniques de façon à
diminuer le coût de production), mais toute la différence tient dans
le caractère indirect du rapport: en lui-même le travail de l'ingé-
nieur ne crée aucune valeur ; il ne peut faire croître le profit que si,
en dehors de lui, un travail productif est donné dont il pourra ratio-
naliser l'organisation. En ce sens donc, le travail de l'ingénieur
n'est pas productif et l'ingénieur n'est pas un producteur (1).
2 - Les cadres.
Ce qui vaut pour l'ingénieur peut à présent être étendu
aux cadres en général, dont il est possible ainsi d'éclairer le statut.
Il faut observer d'abord que la notion de "cadre", reprise sans cri-
tique des descriptions bourgeoises, est en elle-même fort composi-
te ; on y regroupe en général tous les "spécialistes intellectuels" di-
rectement employés dans une entreprise, de telle sorte qu'on y peut
distinguer principalement :
a - les spécialistes commerciaux, chargés de faire circuler les
marchandises produites, c'est-à-dire de réaliser le profit de la
manière la plus avantageuse possible (directeurs de vente, etc.) (2).
(1) Notre présentation est simplifiée à dessein, de sorte que des confusions peuvent se produire, si
l'on s'en tient aux apparences et la différence entre travailleur productif et non-productif peut par-
fois être obscurcie : par ex. un ouvrier, de façon générale, ne produit pas un objet parfaitement
fini qui serait directement vendable ; il en produit une pièce qui sert ensuite de matière premiè-
re à un autre ouvrier qui la modifie et ainsi de suite à l'intérieur du processus de fabrication
d'un seul objet. Devra-t-on dire que l'ouvrier, dans ce cas, n'est pas producteur, puisqu1 il
produit quelque chose qui n'a pas de valeur d'échange réalisable ? (l'objet produit n'est pas ven-
dable tel quel), mais seulement une valeur d'usage (utilité de la matière première pour un autre
ouvrier dans le procès de fabrication) ?
Evidemment non : le point est que l'ouvrier, même s'il ne produit pas un objet fini, directe-
ment vendable, c'est-à-dire une valeur réalisable, n'en produit pas moins une valeur qui s'in-
corpore au total et contribue à déterminer la valeur du produit achevé. Le profit qui revient au
capitaliste correspond à l'ensemble des plus-values créées par tous les travailleurs productifs aux
divers moments du processus de fabrication, et il n'est pas une opération de l'ouvrier, qui ne
contribue à cet ensemble, même si au moment où elle est créée, la plus value n'est pas encore
réalisable.
Au contraire, le travail de l'ingénieur n'est pas incorporé à la valeur du produit ; son effet por-
te sur les conditions matérielles dans lesquelles cette valeur est produite. Cf. sur ce point le
texte de Marx cité dans la note suivante et, dans le Capital, le chapitre 5 du Livre III, .intitulé
"Economie dans l'emploi du capital constant" (Ed. Soc., tome Vi, p. 96-99).
(2)Cf. Capital, III, 17, Ed. Soc. , tome VI, p. 309 : "le travailleur commercial ne produit pas di-
rectement de la plus-value, mais le prix de son travail est déterminé par la valeur de sa force
de travail, donc par ce qu'il en coûte de la produire". Cependant "ce qu'il coûte et ce qu'il
rapporte au capitaliste sont des grandeurs différentes. Il lui rapporte non pas parce qu'il crée di-
rectement de la plus-value, mais parce qu'il contribue à diminuer les frais de la réalisation de
la plus-value, en accomplissant du travail en partie non-paye" (ibid. ).
Cette présentation peut servir de guide pour préciser le statut des cadres dans leur ensemble.
11
b - les spécialistes financiers, chargés de gérer le profit, (compta-
bles, etc. ).
c - les spécialistes techniques chargés de maintenir le coût de pro-
duction par une organisation technique optimale ou même de le ré-
duire grâce à des procédés permettant un meilleur usage des mo-
yens de production ou une exploitation plus rationnelle de la force
de travail (ingénieurs, essentiellement).
Malgré ces différences de position à l'égard du profit
capitaliste, ils ont néanmoins pour trait commun d'être en relation
avec lui : qu'il existe, ils le réalisent ou le gèrent, avant qu'il exis-
te, ils préparent les conditions matérielles de son augmentation.
Tâches très importantes, mais qui ne sont rien si le profit n'est
pas créé par d'autres en un point du procès de production : la rela-
tion des cadres à ce procès implique par elle-même qu'ils ne soient
pas des producteurs.
Ainsi se trouve déterminée leur place dans les rapports
de production : entretenir un rapport indirect avec la constitution du
profit, et de même la source de leur revenu : du point de vue de la
substance le profit sur lequel l'employeur prend les sommes néces-
saires à leur rétribution, et du point de vue de la forme le salaire.
A la différence d'autres spécialistes improductifs em-
ployés par les capitalistes, mais dont le travail ne concerne pas du
tout la création de plus-value, la rétribution des cadres prend la
forme juridique du salaire, comme s'il s'agissait de travailleurs
productifs. Il s'agit bien évidemment d'un fait de superstructure
qui n'a pas du tout le même contenu de base que le salaire propre-
ment dit qui est prix de la force de travail productrice de plus-va-
lue (1). Néanmoins, ce n'est pas par hasard que cette forme est ré-
gulièrement choisie par les capitalistes pour rétribuer leurs cadres
(de préférence au pourcentage sur les bénéfices par exemple) : c'est
qu'à leurs yeux tous les employés de l'entreprise, directeurs, ca-
dres, ouvriers, ont le même statut, sinon la même importance et
concourent au même titre, mais inégalement (d'où l'inégalité des
(1)C£. Capital, III, 17, Ed. Soc., tome VI, p. 308 où Marx déclare à propos des cadres commer-
ciaux : "la dépense pour ces salariés, bien qu'elle représente du salaire, se distingue du capital
variable dépensé pour acheter du travail productif. Elle vient augmenter les dépenses du capita-
liste industriel, la masse du capital à avancer, sans augmenter directement la plus-value. Car
il s'agit d'une dépense pour du travail uniquement consacré à réaliser des valeurs déjà créées".
12
salaires) (1) à "la bonne marche" de l'entreprise, et de fait le di-
recteur, le cadre et l'ouvrier ont bien pour trait commun d'Être en
rapport avec la plus-value (le fait que seul ce dernier la produit
est évidemment tout à fait dissimulé à celui qui l'empoche), au con-
traire des artistes par exemple ne sont pour le capitaliste qu'une
source de dépense improductive et occasionnelle de son profit.
Pour formelle qu'elle soit, la détermination du salaire
a donc une certaine base objective et fixe de manière précise la po-
sition des cadres dans la formule trinitaire des revenus : profit,
rente foncière, salaire (2).
(1) A propos du directeur d'entreprise, cf. Capital, III, 23 , Ed. Soc., tome VU, p. 38 sqq. Du
point de vue économique, le directeur d'entreprise est le capitaliste actif, les propriétaires
(actionnaires) n'étant que des bailleurs de fonds, en d'autres termes le premier correspond au
capital industriel et les seconds au capitalisme financier, Néanmoins du point de vue formel
et juridique, le capitaliste apparait de plus en plus comme un employé salarié des propriétai-
res. "Par rapport au capitaliste financier, le capitaliste industriel est un travailleurs, travail-
leur en tant que capitaliste, c'est-à-dire un exploiteur du travail d'autrui" (ibid. p. 52).
A propos de l'inégalité des salaires, Marx observe de plus que "dans la tête" du capitaliste actif
"se formera nécessairement l'idée que son profit d'entreprise - loin de s'opposer de façon quel-
conque au travail d'autrui non payé - s'identifie plutôt à une rémunération de travail ou de sur-
veillance (...); il considère que son salaire est supérieur à celui d'un simple salarié, 1° parce
que son travail est plus complexe ; 2° parce qu'il se rétribue lui-même" (ibid. p. 45)
Dans ce cas, la ressemblance de forme juridique ne peut avoir aucune portée objective (il n'y
a pas solidarité de salarié entre le directeur et les ouvriers, comme il peut y en avoir une entre
cadres et ouvriers) : c'est que le directeur est salarié pour être exploiteur, ce qui le distingue
radicalement non seulement de l'ouvrier, mais aussi du cadre.
Il faut ajouter que le caractère élevé du salaire n'est pas une détermination uniquement quanti-
tative socialement, un salaire élevé est un salaire qui dépasse suffisamment le prix d'entretien
de la force de travail pour permettre à son possesseur de l'investir. En d'autres termes, un sa-
laire élevé est un salaire qui permet à son possesseur de fonctionner comme capitaliste : cela
vaut pour tous les salariés, même ouvriers (le cas s'est présenté et se présente encore aux Etats-
Unis.
(2) Bien que le capital variable (capital investi dans l'achat de force de travail productive) soit en
général versé sous la forme de salaire, au point que salariat (forme superstructurelle) et rapport
d'exploitation capitaliste (détermination de base) puissent être identifiés, il subsiste un certain
degré d'indépendance entre les deux.
Nous avons dans les cadres un exemple de salaire qui ne répond pas à du capital variable. L'exem-
ple inverse est également attesté : prenons ainsi l'écrivain qui vend son oeuvre à un éditeur ; il
s'agit d'un rapport capitaliste puisque l'œuvre représente le produit d'une force de travail, et
que l'éditeur n'achète pas ce produit pour l'utiliser (le lire), mais pour en tirer profit. La diffé-
rence entre la somme versée à l'auteur et le bénéfice de l'éditeur constitue de la plus-value,
réalisée comme profit, et à strictement parler, ce que l'éditeur achète, ce n'est pas le travail,
mais la force de travail (passée) de l'auteur.
La rétribution de l'auteur est bien du capital variable et pourtant elle n'a pas la forme du salaire,
mais celle d'une participation aux bénéfices (droits d'auteur).
13
3 - Porteurs de science et travail productif.
Le problème posé par les porteurs de la science est
plus complexe : c'est même à cause de cette complexité et pour la
lever qu'a été formulée la thèse qui nous occupe principalement et
que nous rencontrons enfin pour elle-même : la science est une
force productive directe, donc les porteurs de la science sont des
producteurs (points B et C du raisonnement de Glucksmann).
Il faut observer dès l'abord que le lien logique entre les
deux parties de la thèse n'est pas valide : quoi que puisse Être la
science, le porteur de science est producteur si et seulement s'il
produit de la valeur. De même qu'un artisan quelconque n'est pas
producteur, bien qu'il mette en oeuvre des outils qui sont une force
productive, s'il ne produit pas une valeur (une plus-value), de mê-
me la science peut être une force productive sans que le savant soit
un producteur.
Les deux questions étant indépendantes, elles peuvent
être examinées séparément et d'abord la plus spectaculaire, celle
de la science.
Il est parfaitement exact que la science occupe dans le
mode de production capitaliste une position particulière, qu'on ne
retrouve dans aucune autre formation historique. Sans doute, le
processus de production suppose toujours un certain savoir (divisé
' en général en savoir faire pratique et savoir faire théorique) (l) et
cela est vrai dans des modes de production bien antérieurs au capi-
talisme ; ce qui est nouveau dans le mode de production capitaliste,
c'est que le savoir faire théorique (principes généraux des procédés
techniques particuliers) entre en relation (jusqu'à se confondre) avec
la science : il n'est pas nécessaire historiquement que la théorie de
la pratique technique relève de la science (ce n'était pas le cas dans
la Grèce antique) et la révolution galiléenne comporte bien que dé-
sormais la science soit applicable dans la technique à des fins de
développement économique, c'est-à-dire en bref que la science con-
cerne le procès de production.
(1) Ce qui est désigné ici par savoir-faire théorique ou théorie technique, ne vise pas une notion
épistémologique, mais un fait institutionnel : ce qui, dans une formation sociale, est reçu com-
me justification générale des procédés techniques (explication de leur efficacité, critère de leur
admissibilité). On sait que suivant les sociétés, ces justifications varient ; ainsi des procédés
techniquement tout à fait efficaces étaient en Chine impériale appuyés par une mystique des
nombres, une cosmologie, etc... (Cf. les études de Granet). Au contraire, dans le mode de
production capitaliste, un procédé technique ne sera considéré comme justifié que s'il est réfé-
ré aune science positive : dans ces conditions, la "théorie technique" prend la forme de la
"science appliquée".
14
Mais tout cela ne signifie pas que la science en elle-
même soit devenue une force productive directe, si du moins les
termes sont pris en un sens précis. Ce qui apparaît directement
dans le procès de production (et peut donc fonctionner comme for-
ce productive) ce ne sont jamais que des pratiques techniques mi-
ses en oeuvre ; ce qui intéresse le procès de production, c'est tel
ou tel procédé, telle ou telle machine etc ., ce n'en sont pas les
principes généraux ; or ce sont précisément ces principes généraux
que la science peut donner lorsqu'elle est appliquée : la science ap-
pliquée (forme "moderne" de la théorie technique) ne se confond
pas avec la technologie, elle ne se préoccupe pas de construire les
plans détaillés de machines particulières, mais d'en donner le
principe et d'en démontrer la possibilité (1).
Toutes ces observations ressortent directement des
textes de Marx qui, en toute rigueur, ne considère la science dans
le procès de production que sous la forme de l'invention (2), c'est-
à dire précisément cette forme superstructurelle qui nomme la mi-
se en relation, typique du capitalisme, de la technique et de la
science. Ce n'est du reste pas un hasard si les notions d'invention
et d'inventeur sont elles-mêmes liées au mode de production capi-
taliste et n'apparaissent pas avant lui.
Ce sont de plus des banalités épistémologiques ; c'est
pourtant leur méconnaissance qui autorise la thèse de la science-
force productive directe, à laquelle les intellectuels progressistes
semblent faire si bon accueil. On ne peut du reste s'empocher de •
soupçonner un jeu de mots dans l'exposé qu'on en donne, dans la
mesure où tout ce qui mérite épistémologiquement le nom de scien-
ce semble y Être impliqué (et de fait, seule cette extension pour-
rait expliquer que tous les étudiants par exemple, littéraires et
scientifiques, sans aucun privilège en faveur de ces derniers, aient
pris part au mouvement de masses). Il est bien clair cependant
qu'il n'y a pas lieu sur ce point de modifier l'opinion générale : seu-
le intéresse le procès de production capitaliste la science applica-
ble techniquement (3). D'autre part, même les sciences technique-
ment applicables ne sont pas des forces productives directes, mais
seulement les procédés (inventions) qu'elles rendent possibles.
(1) Même si l'on veut étendre la notion de "force productive" au point d'y englober à coté de la
force de travail, non seulement les moyens de production proprement dits, mais la science ap-
pliquée qui permet de développer ceux-ci, le qualificatif "direct", rapporté à la science, sera
toujours inexact. Dans ces conditions, l'extension considérée n'est rien de plus, semble-t-il,
qu'une variante stylistique, sans effet sur l'analyse et partant sans intérêt.
(2) Cela ressort des citations avancées par GLUCKSMANN lui-même.
(3) II n'en va pas de même dans le mode de production socialiste, comme le démontre la révolu-
tion culturelle, où le marxisme-léninisme, science dont le point d'application n'est pas la tech-
nique, agit de façon spécifique sur le procès de production : cela est inimaginable dans le cadre
du capitalisme ).
15
Nous pouvons sur cette base reprendre le problème du
chercheur et du savant en général : de mÊme que la science, le sa-
vant peut être considéré de points de vue tout à fait différents, le
point de vue épistémologique (qui n'intéresse pas la société) et le
point de vue social (qui n'intéresse pas l'épistémologie) ; du point
de vue de la société capitaliste, le savant n'a qu'une fonction, celle
d'inventer des procédés applicables, et pour le capitaliste, il n'a
qu'une raison de lui verser des subsides, c'est qu'il puisse en at-
tendre des découvertes utiles.
Sans doute les chercheurs ne sont pas en général direc-
tement employés par le capitaliste dans une entreprise (encore que
cela soit possible, par exemple dans l'industrie chimique), mais
cela n'empêche pas que bien évidemment la classe capitaliste dans
son ensemble finance directement (fondations) ou par l'intermédiai-
re de l'état (université) la recherche scientifique. Pour que ce fi-
nancement soit en général possible, il faut que la classe capitaliste
en escompte un bénéfice quelconque ; ce qui revient à dire que la
classe capitaliste escompte bien être directement ou indirectement
en mesure de disposer des inventions produites par les chercheurs
et que ces chercheurs sont des servants directs ou indirects du ca-
pital.
Même quand la relation est indirecte entre les chercheurs
et les capitalistes, leur rétribution prend en général la forme du sa-
laire (par opposition à d'autres travailleurs intellectuels non-produc-
tifs, par exemple les artistes) ; même si de fait, comme c'est le
cas en france, le financement de ce salaire provient pour une part
majeure d'impOts levés sur toutes les classes et principalement sur
les classes laborieuses, c'est bien la classe dominante capitaliste
qui décide en dernier ressort qu'une partie des impôts soit attribuée
au paiement des chercheurs, de sorte qu'il faut maintenir pour ceux-
ci la détermination de salarié indirect du capital (1).
Sur la base de ces caractéristiques, on peut justifier une
définition du chercheur comme une espèce particulière de cadre,
ayant pour fonction propre d'inventer des procédés techniques (ou
d'en rendre l'invention possible) capables d'augmenter la producti-
vité du travail . Mais quand il emploie le savant comme "cadre de
l'invention", le capitaliste n'escompte pas en général que le travail
de celui-ci produise une marchandise douée de valeur, mais une in-
vention qui pourra Être utilisée, c'est-à-dire une valeur d'usage et
(1) Dans toutes ces matières, des facteurs superficiels propres à la France peuvent obscurcir la ques-
tion (réticence des industriels à financer la recherche scientifique, râle dominant de la machine
d'Etat). Au contraire, l'exemple des Etats-Unis est beaucoup plus clair et doit de toute éviden-
ce servir de critère pour démêler les confusions (Cf. pour des exemples, Baran et Sweezy, Mono-
polv capltalism. entre autres).
16
non une valeur d'échange. En d'autres termes, le capitaliste emploie
le chercheur pour la valeur d'usage qu'il produit ; le surtravail de
ce dernier ne produit pas une plus-value ; le salaire que lui verse
le capitaliste n'est pas une source de profit, mais un poste de dépen-
se du profit.
Sans doute, indirectement, les inventions ont pour effet
d'accroître le profit en accroissant la productivité ou en diminuant
les dépenses en capital constant, mais en elles-mêmes elles ne sont
pas un profit. Par conséquent, vis-à-vis du chercheur et du savant,
le capitaliste n'est pas un capitaliste et vis-à-vis du capitaliste, le
"cadre de l'invention" n'est pas producteur, cela explique du mÊrne
coup qu'il ne soit pas un prolétaire (salarié productif) (1). Il appar-
tient, comme tous les cadres, à la catégorie des salariés non-pro-
ductifs (2).
4 - Les salariés non-productif s : fetre de classe.
Sans doute il existe des différences entre les salariés
non-productifs : ainsi parmi les trois types de cadres que nous
avons distingués, financiers, commerciaux et techniques, les deux
premiers n'ont pas de relation spécifique avec la science et leur
compétence est intrinsèquement liée aux structures de marché et
aux superstructures juridiques propres au mode de production capi-
taliste. Au contraire, le troisième type de cadre (ingénieurs) est
(1) Cela ne veut pas dire que le prolétariat intellectuel soit impossible a priori, mais simplement
que cette détermination ne rend pas compte du statut du chercheur.
Pour qu'il y ait prolétariat dans ce cas, il faudrait imaginer des capitalistes embauchant des
chercheurs afin de vendre leurs inventions et non les utiliser : on ne peut pas dire que le phéno-
mène soit répandu.
Le prolétariat intellectuel du reste existe (par exemple dans les écoles privées dirigées par un
capitaliste qui en escompte un profit) ; il est remarquable qu'avec le développement du capita-
lisme, cette forme tende précisément à disparaître et qu'elle ait toujours semblé, au moment
de sa plus grande extension, une survivance du passé (c'est comme tellequ'elle a été ou condam-
née au nom du progrès ou défendue au nom de la tradition). Cela tendrait à prouver que le pro-
létariat intellectuel proprement dit ne répond pas aux exigences du mode de production capita-
liste.
(2) La même détermination permet de donner un statut au groupe des enseignants que, de façon sur-
prenante, GLUCKSMANN et d'autres ne mentionnent même pas, alors que leur importance nu-
mérique et leur activité en Mai-Juin a été au moins égale à celles des chercheurs. De maniè-
re générale, dans la forme la plus avancée du capitalisme, ils sont payés par l'Etat ou une ins-
titution capitaliste quelconque (municipalité, fondation, etc. .. ) non pas pour qu'on en tire une
plus-value, mais en fonction de la valeur d'usage qui leur est propre : enseigner les connaissan-
ces nécessaires aux agents et aux servants du capital. Ceci doit être entendu en un sens très
général, qui recouvre aussi bien les connaissances techniques et scientifiques requises pour être
exploité ou exploiter avec profit, que les formes idéologiques propres à maintenir ou développer
cette exploitation. En d'autres termes, les enseignants ne sont pas producteurs, bien que leur
travail intéresse le procès de production.
17
en rapport avec la science en tant qu'elle donne la théorie générale
des procédés techniques qui sont l'objet propre de ces spécialistes.
D'autre part, même si toute leur technique est en fait imprégnée du
capitalisme où elle prend naissance, les problèmes que les ingé-
nieurs ont à régler contiennent un noyau irréductible qui subsiste
dans tout procès de production. Ce noyau, il est vrai, n'apparaît
jamais à l'état pur et les procédures techniques superficiellement
les plus innocentes peuvent avoir une signification de classe bien dé-
finie : il reste que les spécialistes techniques ne sont pas aussi direc-
tement liés au capitalisme que les autres. Cette différence a pu se
marquer en Mai-Juin ; nous manquons de renseignements sur l'atti-
tude des comptables ou spécialistes commerciaux dans les entrepri-
ses, il est néanmoins vraisemblable qu'elle a été moins décidément
progressiste que celle des jeunes techniciens (par exemple les "blou-
ses blanches" de Rhône-Poulenc).
Une autre distinction évidente doit être établie entre les
salariés non-productifs qui sont directement présents dans l'entre-
prise capitaliste (par exemple les ingénieurs) et ceux qui, comme
les chercheurs ou les enseignants, n'ont qu'un rapport indirect et
non personnel avec le "patron" capitaliste. Les formes de partici-
pation aux luttes ouvrières ne seront pas les mêmes pour l'une et
l'autre catégorie puisque la première peut entrer directement en
liaison avec les masses ouvrières, tandis que l'autre en est tenue
éloignée par tous les barrages matériels et idéologiques établis
dans la formation sociale (et les moindres d'entre eux ne sont pas
les appareils révisionnistes). La propagande ne sera pas non plus
la même suivant qu'elle s'adresse ou non à ceux qui peuvent avoir
directement sous les yeux le processus d'exploitation.
Toutes ces différences qui peuvent être capitales lors-
que les luttes sont engagées de façon ouverte ne peuvent effacer la
profonde communauté des déterminations économiques. De l'ensem-
ble des cadres et des chercheurs, nous pouvons en effet donner une
caractéristique commune : ce sont des salariés non-productif s. Ain-
si se trouve déterminée d'une part leur position dans les rapports
de production, c'est-à-dire leur place par rapport à la production
de la plus-value (réalisée en profit) -ils ne créent pas de plus-value
mais concourent aux conditions matérielles de son augmentation- et
d'autre part, entre les trois formes fondamentales du revenu, (pro-
fit, rente, salaire), celle qui est en question : le salaire.
En d'autres termes, cette caractérisation répond aux
réquisits marxistes d'une définition de classe. Pour compléter cet-
te définition strictement économique, et préciser définitivement
quel est l'être de classe des salariés non-productifs, il reste à dé-
terminer la forme politique de leur intérêt de classe : bourgeois,
petit-bourgeois, prolétarien. Sur ce point il semble que la réponse
soit claire et que l'on tienne en fait dans la détermination de salarié
non-productif une des base économiques objectives de la petite-
18
bourgeoisie. De cette classe on connaît la définition léniniste : clas-
se oscillante, que sa situation économique rapproche du prolétariat,
mais qui dépend idéologiquement de la grande bourgeoisie - c'est-à-
dire l'ensemble de ceux qui servent l'exploitation de la bourgeoisie,
sans être exploiteurs eux-mêmes. La mise en correspondance avec
les salariés non-productif s est immédiate : ainsi sont-ils par défini-
tion partagés : en tant que non-producteurs, ils sont bourgeois, en
tant que salariés, ils partagent le sort de la classe ouvrière : ils
ont en commun avec elle les problèmes du chômage, de l'incertitude
de l'emploi, de la dépendance à l'égard du patron, même si ce chO-
mage, et ces incertitudes sont moins aiguës ; même si cette dépen-
dance n'est pas une dépendance de classe. Au niveau où la base éco-
nomique est organisée dans des formes superstructurelles (juridi-
ques entre autres) ils entrent dans la même catégorie que les sala-
riés productifs et peuvent s'unir à eux sur la base de revendications
économiques.
5 - Salariés non-productifs : position de classe.
Lorsque les (jeunes) cadres et les chercheurs se rangent
aux cOtés du prolétariat, cela ne prouve pas qu'ils ne fassent pas
partie de la petite bourgeoisie ; au contraire c'est sur la base mê-
me de leur être de classe petit-bourgeois que cette position d'allié
du prolétariat est possible. Seulement ils se rangent aux cOtés du
prolétariat plus rapidement et de façon plus décidée qu'aucune au-
tre fraction de la petite bourgeoisie ; ceci parce que des contradic-
tions spécifiques viennent renforcer la communauté économique qui
les rapproche de la classe ouvrière : entre autres, le fait que les
cadres et les chercheurs appartiennent au même stade de développe-
ment économique que le prolétariat industriel ; ils constituent mê-
me la petite bourgeoisie propre au capitalisme monopoliste, alors
que les autres fractions de la petite bourgeoisie (petits commerçants,
artisans, paysans moyens, etc. ) proviennent de survivances au sein
du capitalisme monopoliste de stades antérieurs du mode de produc-
tion ou même de modes de production précapitalistes (1). Les ca-
dres, les chercheurs et la classe ouvrière dans sa majorité ont donc
affaire directement ou indirectement au même type de "patron", la
grande entreprise. A cela il faut ajouter que les porteurs de la scien-
ce sont par définition des intellectuels, plus réceptifs que d'autres
(1) 11 ne s'agit pas de minimiser les différences qui existent entre les deux types de petite-bourgeoi-
sie. En fait, leur définition économique est très différente. Mais,la définition politique (struc-
ture oscillante de l'intérêt de classe) prime en ce cas.
De la mfime façon, Marx rangeait dans la même classe les épiciers et leur "représentants poli-
tiques ou littéraires" (Le 18-Brumaire, Ed. Soc., p. 201). Ou plus clairement peut-être les
les contradictions parfois très aiguës qui ont opposé au cours du XlXè siècle les grands agrariens
et les industriels n'ont jamais empêché l'analyse marxiste de les considérer comme une seule et
m6me classe, porteuse d'un seul et même intérêt fondamental.
19
aux thèmes de la liberté formelle et de la lutte populaire. Enfin, par
leur spécialité même, ils perçoivent directement la dépendance étroi-
te ou le capitalisme, tout en la finançant, maintient en fait la science,
limitant les moyens de son développement quand elle ne le sert pas,
ne la favorisant que pour perfectionner grâce à elle l'exploitation du
prolétariat (1). Tous ces facteurs conjoints font pencher l'oscilla-
tion de l'intérêt de classe du coté du prolétariat, la tâche de la pro-
pagande marxiste étant de fixer le mouvement de manière définitive.
Le problème qui se pose à propos des cadres et des cher-
cheurs est donc un problème de stratégie révolutionnaire : celui d'une
alliance de la classe ouvrière avec une partie déterminée de la petite
bourgeoisie. C'est une forme classique d'alliance qui a été définie
par Mao-Tsé-Toung : la rejeter, sous prétexte de préserver la pu-
reté ouvrière de la révolution, c'est faire preuve d'aventurisme,
s'aveugler aux différences de classe fondamentales qui subsistent
au sein de l'alliance sous forme de contradictions non antagonistes,
c'est faire preuve d'opportunisme. Qu'on la prenne en un sens ou
dans l'autre, toute analyse qui se fonde sur la notion obscure et con-
fuse de "révolte commune des producteurs" ne peut que masquer les
problèmes stratégiques et faire verser la ligne politique alternative-
ment dans l'une et l'autre erreur.
Il est vrai que Glucksmann a eu l'intention de résoudre
un problème qui se pose effectivement : la position de classe spécifi-
que de certains servants du capital. Mais en utilisant des concepts
économiques (exploitation-production) et non pas politiques (oppres-
sion-résistance), il est amené à manquer le point capital : il est
des groupes qui ne sont pas en termes d'être de classe du prolétariat,
mais dont il est possible sur cette base de déplacer leur position de
classe par une propagande politique définie. Le résultat de cette al-
tération des concepts est en dernière analyse une erreur sur l'inter-
prétation des événements de Mai-Juin et sur la tactique à en déduire.
(1 ) Ce type d'ambiguïté est aujourd'hui vivement ressenti par les chercheurs progressistes des Etats-
Unis qui savent très bien que leur activité scientifique est rendue possible par des crédits que dis-
pensent les grands monopoles et les organismes d'un Etat impérialiste (en particulier l'Armée).
Cette contradiction entre l'idéologie largement répandue de la science libre et impartiale, et
la réalité objective de son développement a pu devenir insupportable à un grand nombre et consti-
tuer un puissant facteur de mobilisation dans les Universités américaines.
C'est la seule signification politique précise qu'il est possible de reconnaître à l'idée fréquem-
ment émise que les savants et chercheurs auraient intérêt au socialisme parce que seul il permet
le libre épanouissement de la science. De façon plus exacte, la notion d'intérêt (au sens du
moins d'intérêt politiquement défini, c'est-à-dire intérêt de classe) est ici inapplicable ; les pe-
tits-bourgeois, par hypothèse, n'ont pas d'intérêt de classe fixe, mais un intérêt oscillant entre
la bourgeoisie et le prolétariat. Ce qui peut exister, ce sont des facteurs objectifs spécifiques
qui font pencher l'oscillation des petits-bourgeois du côté du prolétariat, c'est-à-dire des motifs
propres (et non un intérêt) qui les poussent à faire leur l'intérêt du prolétariat.
20
III
LES ETUDIANTS
Au ternie de l'analyse qui précède, malgré sa longueur
et sa complication, nous n'avons pas avancé, si peu que ce soit, la
solution du problème que pose le groupe des étudiants. Sans doute,
la thèse de Glucksmann sur la science = force productive directe,
avait deux implications : l'une était de ranger les porteurs de la
science parmi les producteurs, l'autre de ranger les étudiants par-
mi les porteurs de la science, de façon que se trouvent expliqués à
la fois et l'un par l'autre le caractère révolutionnaire de Mai-Juin
et l'importance du mouvement étudiant dans les luttes populaires.
De la sorte, le cas des chercheurs et des étudiants peut Être réglé
simultanément. Mais ici encore, les deux implications doivent être
strictement séparées : nous avons soutenu que la première d'entre
elles doit être rejetée et que la relation entre porteurs de la scien-
ce et producteurs n'est pas d'identité. Au contraire, la seconde de-
meure encore intouchée et c'est elle que nous avons à examiner à
présent, en posant la question cruciale, qui constitue en fait l'enjeu
de toutes les analyses de Mai-Juin : quels sont l'être et la position
de classe des étudiants ?
A cette question est attachée une contradiction bien con-
nue : la tempête de Mai-Juin, entre autres, a révélé que les étudiants
peuvent prendre une position de classe décidée et que leur part peut
même être essentielle dans la lutte des masses ; malgré cela tous
les critères marxistes excluent que les étudiants comme tels consti-
tuent une classe.
A quoi il faut ajouter la contradiction qui fait que la posi-
tion des étudiants s'est manifestée de façon répétée au cours de l'his-
toire des luttes et que pourtant la composition individuelle du groupe
évolue par définition très rapidement, et se décrit, malgré son im-
portance tactique, comme un simple lieu de passage.
Pour résoudre ces contradictions, la thèse classique
propose de définir l'être de classe de l'étudiant sur la base, princi-
palement, de son origine sociale, qui est en gros petite-bourgeoise
et bourgeoise. Ce point de vue est repris souvent par les révision-
nistes et il leur sert à rabaisser l'importance du mouvement étudiant,
en affectant par un tour de passe passe toute position de classe du
groupe des étudiants -si décidée soit-elle- du caractère incertain et
oscillant de l'intérêt de classe petit-bourgeois.
Contre une pareille dépréciation, Glucksmann considè-
re l'étudiant comme une "réserve de forces productives", ce qui
doit se lire, étant donné le cadre de son argumentation, comme
"porteur potentiel de la science". De façon analogue, Bensaïd et
21
Weber justifient que l'étudiant soit rapporté aux techniciens, cadres
et savants en posant qu'il détermine son Être de classe par référen-
ce à son avenir social plutôt que sur la base de son origine (ibid.
P. 29).
De la sorte se trouvent réglés à la fois le problème du
caractère transitoire (qui est entièrement neutralisé par les notions
de potentialité et d'avenir anticipé) et celui de l'être de classe (qui
est identifié à celui des porteurs de science). Il est curieux de no-
ter que ces positions, qui se donnent pour but d'expliquer l'impor-
tance capitale et la spécificité du groupe étudiant, ne trouvent d'au-
tre issue que de le rattacher à un ensemble plus vaste qui l'englobe
-de sorte que le problème de la définition spécifique est censé réso-
lu sans même Être posé. D'autre part, il doit ressortir de notre
II qu'à nos yeux, le choix entre avenir et passé social demeure
pour la majorité du groupe étudiant cantonné dans les limites de la
petite bourgeoisie : de part et d'autre, par leur origine et par leur
avenir, les étudiants sont en majorité des petits-bourgeois.
Ces paradoxes doivent être pris comme l'indice de diffi-
cultés réelles ; pour en dénouer l'enchevêtrement, il faut commen-
cer par séparer les deux contradictions que nous avons notées, les
résoudre l'une et l'autre en elles-mêmes, et d'abord la plus essen-
tielle : la relation entre être de classe et position de classe du
groupe étudiant.
1 - Etre de classe des étudiants.
Nous avons pu poser la question de l'être de classe du
cadre, du chercheur et de l'enseignant en tant que tels. La moindre
réflexion montre qu'une telle question n'est pas pensable à propos
de l'étudiant : en effet si l'on peut définir l'être de classe du cadre,
du chercheur et de l'enseignant, c'est qu'il est possible de marquer
la position de leur travail spécifique à l'égard du procès productif
de plus-value et de reconnaître la source et la forme de leur revenu.
Au contraire l'étudiant a les traits paradoxaux, si on le considère
en tant que tel, de n'avoir aucune relation avec la plus-value, de ne
se livrer même à aucun travail socialement défini, de n'avoir aucu-
ne source de revenu du point de vue social ; tout cela n'a évidemment
rien à faire avec la quantité de travail personnel qu'il peut fournir
en s'instruisant : ce travail bien réel n'a pourtant aucune significa-
tion pour la société ; de même il ne faut pas tenir compte du fait que
l'étudiant, comme individu, peut toujours participer à la production
(travail noir, travail à mi-temps etc. ) : dans ce cas, l'individu
fonctionne de deux façons différentes et parfaitement indépendantes,
tantôt comme étudiant, tantôt comme travailleur (productif ou im-
productif) ; enfin il peut se faire que l'étudiant perçoive une alloca-
tion, mais là encore, cela n'affecte pas les déterminations sociales :
l'argent qui est ainsi versé par l'état ou d'autres organisation n'est
22
pas un profit perçu par l'étudiant ; il ne rétribue pas des services
rendus, un travail (productif ou non) qui aurait été accompli et ven-
du ; il ne constitue donc pas à proprement parler un revenu.
En fait, l'étudiant en tant que tel est une détermination
qui n'a de sens qu'au sein de l'institution universitaire ; c'est une
notion superstructurelle (juridique) qui se ramène à définir une pla-
ce dans une organisation réglementée. On pourrait même défendre
l'idée que le contenu social de cette notion juridique consiste à faire
de l'étudiant (comme en général de tous les "élèves" dans l'école)
un "inapte" : aux yeux de la société et de ses institutions, l'étudiant
est considéré comme n'ayant aucune qualification pour agir sociale-
ment, c'est-à-dire pour exploiter avec profit pour lui-même ou être
exploité avec profit pour son employeur (1).
Définir l'étudiant comme un porteur de science revient
donc à se placer tout à fait en dehors du point de vue social : sans
doute, considérés dans leur individualité, les étudiants ont des con-
naissances, mais de cela la société n'a que faire, et il est impossi-
ble d'en tirer la caractérisation d'un être de classe.
Chercher une signification de classe ou une position poli-
tique dans la détermination de l'étudiant comme tel, est ainsi une dé-
marche parfaitement vaine. En revanche, il n'est pas vain de se de-
mander quel est l'Être de classe des sujets qui se trouvent à l'uni-
versité en position d'étudiant ; un étudiant donné a un être de classe,
non pas en tant que tel, mais parce que nul n'échappe à la lutte des
classes dans la formation sociale. Cela doit conduire à modifier ra-
dicalement la question initialement posée ; ce qui importe mainte-
nant c'est de décrire en termes de classe non plus l'étudiant, mais
le groupe des étudiants, et de mesurer quels facteurs objectifs peu-
vent jouer sur un sujet dont l'être de classe est déjà déterminé,
( 1 ) Si l'on peut admettre que dans tout mode de production, il doit s'opérer une certaine transmis-
sion de "savoirs" (quel qu'en soit le contenu t recettes techniques, formes idéologiques, sciences),
il n'est pas du tout nécessaire historiquement que cette transmission soit assurée dans le cadre
d'une institution déterminée,par un corps de spécialistes (professeurs).
Dans bien des formations sociales, la transmission d'un savoir n'est pas séparée de la mise en
œuvre de celui-ci : la relation enseignant-enseigné prend alors la forme de la relation maître-
apprenti, et non pas du tout professeur-élève. L'université est liée au mode de production ca-
pitaliste de manière radicale : plus encore que par les servants qu'elle forme et l'idéologie qu'elle
transmet, elle suppose le capitalisme dans son être même, c'est-à-dire l'existence d'un corps
de spécialistes chargés uniquement de la transmission de savoir.
C'est pourquoi la révolution doit avoir pour objectif de briser la machine universitaire (révolu-
tion culturelle).
23
lorsqu'il est à l'université (1).
Le problème de fait est assez facile à résoudre : on
s'accorde à reconnaître que la majorité des étudiants est de la pe-
tite bourgeoisie, ou plutôt, car il faut renverser les termes, que
ce sont des petits bourgeois que l'on trouve en majorité à l'univer-
sité (que leur être de classe se règle sur leur passé ou sur leur ave-
nir est, de ce point de vue, secondaire) (2). Cela dit le groupe des
étudiants existe et il a une spécificité parmi les fractions de la pe-
tite bourgeoisie. Déterminer cette spécificité, cela consiste juste-
ment à caractériser l'oscillation de l'intérêt de classe petit bour-
geois dans ce cas particulier, en examinant s'il est ou non plus ra-
pidement et plus décidément que pour d'autres fractions près de
rallier le camp du prolétariat. En d'autres termes, il faut recher-
(1) On pourrait éclairer le raisonnement par une comparaison de l'étudiant avec le militaire (non
pas le militaire de carrière, mais le conscrit) :
1) II est parfaitement vrai que l'armée de conscription est, comme l'université, liée à un mo-
de de production déterminé et même à une forme déterminée de l'Etat capitaliste : ce n'est
pas un hasard si l'université a été réorganisée et l'armée de conscription créée au même mo-
ment en France. Sur cette base, l'armée et l'université ont une signification de classe très
précise et reconnue.
2 ) Tout en appartenant donc à une institution de classe, le militaire comme tel, de même que
l'étudiant, n'en a pas pour autant un être de classe fixe et déterminé. Son être de classe,
il le tient d'ailleurs (an général, pour le militaire, de son origine sociale plus que son ave-
nir). S'il est un petit-bourgeois par ex., ce n'est pas parce qu'il est à l'armée, mais par-
ce qu'en dehors de l'armée, un certain nombre de facteurs objectifs le lient à cette classe.
3) Mais si la question de l'être de classe du militaire comme tel n'a pas de sens, il est impor-
tant et parfois capital pour la lutte de déterminer qui est l'être de classe numériquement le
plus représenté parmi le groupe des militaires (contingent) et d'en déduire la position que
ce groupe adoptera vis-à-vis du camp de la révolution.
Il est tout à fait compréhensible et normal que pour ce type de question, on n'obtienne pas
de réponse systématique par oui ou non, mais une réponse descriptive en termes de propor-
tion (majorité/minorité).
(2) Trois déterminations sont en jeu : la détermination politique (intérêt de classe oscillant) -
- l'origine de classe - l'avenir de classe et elles sont d'importance inégale, puisque la premiè-
re est toujours en dernière instance décisive : il peut se faire qu'un fils de grand bourgeois à l'uni-
versité en vienne à une position petite-bourgeoise et de là prolétarienne. Cf. Appendice 3,
On peut observer que suivant les besoins de leur cause, les révisionnistes varient l'accentuation
des trois facteurs : insistant sur les deux premiers s'il s'agit de décrier le milieu étudiant (petits-
bourgeois incertains, fils de grands bourgeois) ou sur le troisième quand il s'agit de n'en être
pas coupé (futurs intellectuels, futurs cadres, précieux pour la nation, etc. ).
Le procédé est risible ; il est de plus le produit d'une analyse insuffisante, deux traits concomi-
tants du révisionnisme.
24
cher les facteurs objectifs qui sont particuliers au groupe étudiant
et déterminent sa position de classe (1).
2 - Position de classe des étudiants.
On peut reconnaître parmi ces facteurs : la jeunesse,
la position d'intellectuel, le statut d'universitaire.
Rien ne s'oppose en effet à admettre les remarques de
Glucksmann(2) et à considérer la jeunesse comme une forme insti-
tutionnelle, liée à certains phénomènes économiques, qui alourdit
encore la dépendance à l'égard du capital ; il est tout à fait exact
que les jeunes ouvriers ou les jeunes petits-bourgeois ont des "rai-
sons de se révolter" qui leur sont propres (3) et que n'a pas l'en-
semble de leur classe, de sorte qu'ils sont plus que les autres mo-
bilisables contre la classe dominante. Mais il faut voir que, de ce
point de vue, la jeunesse est un fait de superstructure et n'exerce
son effet que sur un être de classe déjà déterminé ; elle ne peut
donc servir à définir celui-ci, pas plus qu'elle ne donne à elle seu-
le la base d'une révolte : c'est toujours en tant que prolétaires ou
en tant que petits-bourgeois que les jeunes peuvent Être mobilisés,
m6me si le jeune prolétaire est plus décidé à lutter et le jeune petit
bourgeois plus près de rallier le camp de la révolution.
La détermination "intellectuel" est d'une autre nature :
elle doit être comprise à partir de la division radicale entre travail
manuel et travail intellectuel qui affecte l'organisation des forces
productives, c'est-à-dire la base et non la superstructure. Cette
division n'est pas propre au mode de production capitaliste : elle
apparaît dans d'autres modes de production (cf. par exemple les
scribes de l'ancienne Egypte ou les mandarins de la Chine impéria-
le) et ne cesse pas automatiquement avec lui (c'est même une des
raisons qui expliquent la nécessité d'une révolution culturelle après
la révolution politique prolétarienne). Seulement, le système capi-
taliste lui donne une forme particulière dans l'organisation des clas-
(1) Ainsi se résout la contradiction entre le caractère passager de la condition étudiante et la possi-
bilité de reconnaître des caractéristiques permanentes du groupe étudiant ; il faut maintenir a
la fois que des conditions objectives communes pèsent sur tous les étudiants, que ces condi-
tions ont un effet mobilisateur sur l'intérêt de classe petit-bourgeois et qu'elles peuvent ne pas
suffire à le maintenir définitivement du coté du prolétariat. C'est pourquoi le petit-bourgeois
se démobilise facilement après avoir quitté l'université (ce qui lui permet de mettre sa mobi-
lisation passée au compte du romantisme juvénile), tandis que d'autres étudiants, lui ayant suc-
cédé, se mobilisent à leur tour sur la base des mêmes facteurs. La tSche de la propagande pro-
létarienne est justement de fixer définitivement la position de classe prolétarienne de l'étudiant
et de la maintenir même après qu'il a quitté l'université.
(2) Stratégie et révolution, p. 49-50
(3) II ne suit pas de là qu'elles soient les mêmes dans les deux cas. Cf. Appendice 2
25
ses et des superstructures qui lui sont propres : la classe dominan-
te, spécifiée comme (grande) bourgeoisie, se réserve le travail in-
tellectuel, qui devient son apanage et celui de ses servants petits-
bourgeois ; d'autre part, une institution est créée qui s'inscrit tout
entière dans le cadre de cette division, qui la suppose et la consoli-
de : l'université.
Bien qu'il ne se livre à aucun travail socialement recon-
nu, l'étudiant est donc d'ores et déjà placé dans la division entre
travail intellectuel et manuel, tous ceux qui participent à l'universi-
té étant comme tels des intellectuels. Il supporte ainsi les contra-
dictions idéologiques qui sont attachées à cette position et que nous
avons rappelées ailleurs. De plus, en tant qu'intellectuels, les étu-
diants sont particulièrement ouverts à la science marxiste-léninis-
te ; même s'ils la reçoivent d'abord sous une forme adultérée (hu-
maniste ou théoriciste), c'est une base de mobilisation importante.
Quant à l'université, on sait que les contradictions y
sont de jour en jour plus aiguës. Nous ne nous y attarderons pas et
rappellerons seulement qu'elles affectent à la fois la forme de l'or-
ganisation, le contenu de l'enseignement et la fonction sociale de
l'institution (1). Sur tous ces points, les étudiants sont de plus en
plus décidés à engager la lutte et à la mener sur une base de clas-
se. On peut ainsi caractériser un ensemble de contradictions défi-
nies à trois niveaux distincts, qui toutes jouent dans le même sens
et sont autant de motifs capables de faire pencher l'intérêt du petit-
bourgeois étudiant vers le prolétariat ; mais aussi, à chacun des
niveaux qui tous ensemble spécifient le groupe étudiant, il est né-
cessaire de définir une zone de solidarité dépassant de groupe :
groupe de la jeunesse (rassemblant des ouvriers, des cadres, des
chercheurs, des enseignants etc. ), groupe des intellectuels (ras-
semblant tous les travailleurs intellectuels : cadres, universitai-
res, artistes, etc. ), groupe des universitaires (enseignants et
étudiants).
3 - Autonomie et spécificité du groupe étudiant.
Tactique et stratégie.
Si l'on veut trouver une définition de l'étudiant qui lui
soit entièrement propre et tout à fait autonome, il faut s'en tenir à
la définition juridique de son statut universitaire. Mais si l'on veut
trouver des caractéristiques qui ne soient pas purement formelles
et comportent un contenu politique et économique, il faut reconnaî-
tre qu'elles ne peuvent être trouvées pour lui seul : les étudiants,
en tant que groupe descriptivement isolable, sont à l'intersection
(1) Cf. Fascicule I
26
de trois ensembles diversement définis et qui se recoupent entre
eux. Du point de vue politique, ils concentrent leurs contradictions
respectives : ainsi s'explique l'exceptionnelle "sensibilité" politi-
que du groupe étudiant et le fait qu'il puisse jouer le rôle d'un révé-
lateur dans une conjoncture.
En retour, du point de vue de l'analyse de classes, la
conséquence est la suivante : non seulement, comme tous les petits-
bourgeois, les étudiants n'ont pas d'intérêt propre à la révolution
(au sens d'intérêt de classe), mais de plus ils n'ont pas de motifs
propres à faire leur l'intérêt du prolétariat : les motifs qui les pous
sent, ils les partagent avec tous les jeunes (ouvriers et petits-bour-
geois), tous les intellectuels (universitaires et non-universitaires),
tous les universitaires (étudiants et enseignants). Cela signifie que
les étudiants subissent les effets de facteurs objectifs plus nombreux
et plus puissants que tous les membres petits-bourgeois de chacun
des autres groupes, (et en particulier que les cadres et chercheurs
puisqu'aux difficultés des salariés non-productifs qu'ils connaîtront
plus tard et qu'ils peuvent anticiper, se surajoutent dès à présent
les contradictions propres à la jeunesse et à l'institution universi-
taire (1). Mais cela signifie aussi que pour expliquer les raisons
qu'ils peuvent avoir de se révolter, il ne faut pas faire appel à des
motifs qui leur seraient réservés et qu'ils ne partageraient avec au-
cun autre groupe ; il faut reconnaître la superposition et le renfor-
cement mutuel de raisons objectives qu'ils ont en commun avec cha-
cun des trois ensembles dont ils sont l'intersection : de la spécificité
(1) On fait souvent état d'un motif de révolte qui serait exclusivement propre aux étudiants : la lutte
contre les enseignants. En fait, il faut replacer cette lutte, qui existe en effet, dans le cadre
général de la lutte contre l'oppression au sein de l'institution universitaire.
Les points de cette lutte sont les suivants :
1) La lutte contre l'administration : c'est en fait une lutte qui doit engager les enseignants aussi
bien que les étudiants contre les représentants de la machine d'Etat.
2) Lutte contre les enseignants réactionnaires : il ne s'agit pas de combattre ces enseignants en
tant que tels, mais en tant que réactionnaires. A ce titre, c'est une lutte générale que doi-
vent mener tous les universitaires progressistes (enseignants et étudiants). Même si par leur
nombre et leur combativité, les étudiants sont à chaque fois l'aile marchante du mouvement,
leur objectif n'est donc jamais de placer la ligne de démarcation entre étudiants et ensei-
gnants, mais toujours entre progressistes et non-progressistes.
Aux deux points de la lutte, correspondent des formes d'action différente : lutte matérielle
(juridique ou violente) dans le premier cas, lutte idéologique dans le second. 11 est vrai que
bien souvent elles sont étroitement conjointes, parce que les enseignants idéologiquement réac-
tionnaires sont aussi ceux qui se font les suppôts de l'administration et usent de la fraction de
pouvoir administratif qu'ils détiennent pour opprimer les étudiants. Néanmoins, cette liaison
n'est pas nécessaire : il a pu se faire que des enseignants de droite aient protégé des étudiants,
par anarchisme aristocratique et inversement, on a vu des enseignants idéologiquement pro-
gressistes commettre la faute de ne pas user de leur pouvoir administratif pour protéger les mas-
ses étudiantes. Et même si la liaison a lieu, elle a seulement pour conséquence qu'il faut alors
unir les deux formes de lutte, sans les confondre et en les hiérarchisant suivant la conjoncture :
dénoncer l'enseignant réactionnaire comme idéologue du capitalisme, d'autre part le dénoncer
comme agent de l'administration oppressive et combattre matériellement cette oppression.
27
que le groupe étudiant tient de la combinaison unique de trois ca-
ractéristiques, il ne faut pas conclure à son autonomie.
Du point de vue de la stratégie de classes, il n'y a donc
pas de particularité du groupe étudiant : son Être de classe est ce-
lui de la petite bourgeoisie en général ; son intérêt de classe est
oscillant entre la bourgeoisie et le prolétariat, comme celui de
tous les petits-bourgeois ; il est vrai qu'il penche de manière par-
ticulier er.ient décidée du cOté du prolétariat, mais c'est sur la ba-
se de facteurs appartenant à des groupes plus vastes. Les problè-
mes qui se posent à leur propos se réduisent donc : 1) aux problè-
mes de la jeunesse qu'il faut regrouper et mobiliser sur la base
de ses difficultés propres (difficulté d'embauché, instabilité de
l'emploi, oppression bureaucratique dans les entreprises et sou-
vent dans les organisations syndicales etc. ) 2) à ceux des intellec-
tuels qu'il faut rallier au camp de la révolution, puis révolutionna -
riser ; 3) aux problèmes de l'institution universitaire, où la lutte
des classes doit être menée sous des formes spécifiques. L'impor-
tance stratégique du groupe se ramène corrélativement à l'impor-
tance qu'il faut reconnaître à la jeunesse qui constituera de façon
générale le fer de lance dans la lutte ouverte, aux intellectuels, qui,
révolutionnarisés, pourront opérer la fusion du marxisme et du
mouvement ouvrier, objectif fondamental de toute organisation com-
muniste, à l'université qu'il faut retourner contre le système capi-
taliste, avant d'en briser la machine tout entière. Une organisation
communiste devra distinguer les types de tâche qu'elle doit accom-
plir à l'égard des trois groupes : 1) organisation quasi-militaire de
la jeunesse, 2) révolutionnarisation des intellectuels, 3) lutte dans
l'université (lutte légale et révolution culturelle).
Mais ce serait tomber dans l'abstraction que de négliger
les effets que doivent avoir sur cette analyse stratégique générale,
les superstructures particulières de l'institution universitaire ;
lorsqu'on effet une stratégie est définie, rien n'est encore fait si
l'on n'en déduit pas une tactique ; les deux tâches sont distinctes,
bien qu'elles soient liées : dans le premier mouvement, il faut dé-
mêler la signification de classe des formes superstructurelles ob-
servables afin d'en situer la position par rapport à l'action révolu-
tionnaire, c'est-à-dire leur place stratégique (analyse de classes);
cela fait, il faut, en un second temps, définir l'application de la
stratégie en fonction des conditions objectives que lui font ces su-
perstructures existantes (tactique). De ce point de vue, ce qui
compte au moment où la lutte est engagée ce n'est plus seulement
l'être et la position de classe des sujets, mais aussi leur degré et
leur forme d'organisation : alors il est très important que l'institu-
tion universitaire fonctionne comme un rassemblement donné dans
l'objectivité. Il est décisif que l'université rassemble au même
28
point (les facultés, considérées comme un lieu) et par une structure
institutionnelle commune (1), de jeunes intellectuels, alors que par-
tout ailleurs les jeunes ne sont qu'une partie inorganisée et disper-
sée, par exemple, de l'entreprise et que les intellectuels (comme
les petits-bourgeois en général) forment une foule atomisée, répar-
tie à divers points de la formation sociale.
La différence entre le point de vue stratégique et tacti-
que permet de comprendre pourquoi les étudiants peuvent être, pris
individuellement, des petits-bourgeois instables et oscillants, sur
lesquels il est impossible de fonder une stratégie révolutionnaire,
mais aussi pourquoi les petits-bourgeois, quand ils sont étudiants,
constituent une force irremplaçable dans une position privilégiée,
avec laquelle la tactique doit compter pour évaluer le rapport des
forces. C'est à ce titre que l'alliance de classe du prolétariat avec
cette fraction spécifique de la petite bourgeoisie est important au-
jourd'hui, comme elle l'a été par le passé en Chine : autant ce se-
rait une erreur opportuniste que de privilégier les étudiants et fai-
re dépendre l'action du prolétariat d'une fraction de la petite-bour-
geoisie, autant c'est de l'aventurisme de les négliger du point de vue
tactique et vouer le prolétariat à un solo funèbre. C'est donc en un
sens bien précis qu'ils peuvent être dits, une avant-garde, selon
l'expression de Mao Tsé-toung (2) : les étudiants qui, pris sur une
longue période, sont oscillants dans leur position de classe et quit-
tent rapidement leur situation d'universitaire, ne peuvent, cela est
clair, constituer une avant-garde du point de vue stratégique, c'est-
à-dire élaborer pour toute la durée d'une conjoncture la ligne poli-
tique et la ligne d'action en fonction de l'objectif principal (c'est là
la tâche du parti), mais ils forment l'avant-garde tactique, car,
pris à un moment déterminé, ils sont fermes dans leur position de
classe sur la base des contradictions objectives qu'ils subissent,
ils combattent au premier rang dans la lutte des masses, se lan-
cent les premiers dans la bataille et même parfois donnent le signal
déclenchant l'affrontement général.
(1) De la même façon, la stratégie doit considérer la classe ouvrière dans son ensemble et se don-
ner pour objectif de la libérer de la structure existante de l'industrie (et en particulier de sa su-
jétion à l'égard de l'entreprise), mais du point de vue tactique, il est essentiel de tenir compte
de la forme d'organisation objectivement donnée que constitue l'usine comme lieu et l'entre-
prise comme institution. C'est ce qui échappait à Rosa LUXEMBOURG lorsqu'elle s'opposa aux
thèses de LENINE sur l'organisation (Cf. p. ex. le texte reproduit dans Que faire ?, Seuil, p. 264).
(2) Cf. Appendices 5 et 6
29
CONCLUSION -
Si nous nous étions attaché au livre de Glucksmann en
lui-même, il nous faudrait à présent montrer comment sur la ba-
se d'une notion mal formée de la révolution, il déduit sans rigueur
une stratégie vide de contenu. Mais nous nous étions borné à exa-
miner la thèse qui sert de base à l'ensemble : sur celle-ci, nous
proposons nos analyses aux critiques de tous les progressistes, en
soulignant cependant qu'elles ont des conséquences pour une ligne
d'action.
Si les cadres sont bien dans la position de salariés
non-productifs, la tache politique qu'ils appellent est la suivante :
il faut les rallier au camp du prolétariat en accentuant par la pro-
pagande leur solidarité économique avec les ouvriers, les éclairer
sur leur propre condition d'exploités, pour ceux qui sont au sein
d'une entreprise, les constituer en une unité tactique avec les ou-
vriers. En ce qui concerne les étudiants, les événements de Mai-
Juin ont rappelé l'importance capitale d'une liaison tactique entre
eux et les ouvriers ; mais même alors l'alliance n'a pas été con-
clue : y parvenir est aujourd'hui la tâche principale.
Pour qu'une alliance soit possible, il faut que les deux
parties en soient également constituées, or il est clair aujourd'hui
qu'en face de la classe ouvrière, les étudiants ne forment qu'une
fraction atomisée (ou en voie de l'être, après avoir été rassemblée
en Mai) de la petite-bourgeoisie. D'où il suit que le préalable à
toute action est d'abord celui-ci : constituer le groupe étudiant com-
me une force progressiste organisée, en d'autres termes le mobili-
ser.
Si l'on reconnaît trois tâches stratégiques pour la lutte
politique en direction des étudiants : organiser la jeunesse, révolu-
tionnariser les intellectuels, lutter à l'Université contre l'oppres-
sion et l'idéologie bourgeoise, c'est en fonction de ce préalable
qu'elles doivent être hiérarchisées.
Maintenir la mobilisation des étudiants, la susciter, en
élever le degré, telle est la tâche présente ; pour ce faire, il ne
faut négliger aucun motif de révolte, mais c'est la conjoncture qui
dira quelle est la plus importante : la révolte de la jeunesse, celle
des intellectuels ou celle des universitaires.
En France aujourd'hui, le moment n'est pas encore ve-
nu où la jeunesse sera politiquement unie et organisée : de fait cet-
te étape suppose les autres parcourues. En revanche, il est d'ores
et déjà possible d'agir en direction des intellectuels ou des univer-
sitaires, le choix entre les deux visées dépendant du degré d'agita-
tion dans les facultés. Lorsque l'agitation reflue, il faut la prépa-
rer : c'est alors que la propagande idéologique devra atteindre les
30
étudiants (et les intellectuels en général) ; lorsque l'agitation re-
prend, il faut la renforcer en agissant à l'intérieur des facultés ;
lorsqu'elle est à son sommet, le moment est venu de former la liai-
son avec les ouvriers les plus mobilisables, en particulier les plus
jeunes.
Décider dans ces matières est difficile, mais c'est le
devoir minimum d'une organisation communiste : être en mesure
de pratiquer toutes les tâches, (Être donc organisée de façon à le
pouvoir), de déterminer laquelle est plus importante (donc élaborer
des analyses de classe et de conjoncture exactes), de la mener sans
sacrifier les autres, tels sont les critères à quoi elle doit se sou-
mettre.
On voit alors quel est l'enjeu d'une position exacte sur
les étudiants : sans doute il est plus aisé de s'en tenir à des défini-
tions unitaires et dans la crise de Mai, lire l'étudiant comme alié-
né, l'étudiant ayant un intérêt propre à la révolution, luttant contre
la division entre travail manuel et intellectuel, l'étudiant comme
force productive etc. Mais cette simplification obscurcit en fait
les déterminations et rend impossible la définition d'une ligne.
- Centrer la stratégie révolutionnaire sur la constitu-
tion du peuple autour du prolétariat,
- Centrer la tactique révolutionnaire sur l'organisation
du peuple pour la lutte,sur la base des facteurs de rassemblement
donnés (entreprises, facultés), telles sont les conditions générales
d'une alliance politique étudiants-travailleurs, préalable à la fusion
du marxisme et du mouvement ouvrier.
31
APPENDICE 1
La pseudo-révolution scientifique
La thèse de la science-force productive directe repose
sur un postulat implicite chez Glucksmann, explicite chez Bensaïd
et Weber : le caractère fondamental et radicalement nouveau d'un
processus de "réintégration du travail intellectuel dans le travail
productif". Cette position reçoit sa forme la plus cohérente chez
Juquin où ces deux caractères sont résumés par le concept de "ré-
volution".
Pour éclairer la confusion, il faut au contraire séparer
les deux aspects :
1) II y a un phénomène fondamental : c'est la place de
la science dans le mode de production capitaliste, où elle entre en
liaison avec les procédés techniques et le procès de production.
Mais ce phénomène fondamental n'a aujourd'hui rien de nouveau :
il remonte à la Renaissance.
2) II y a un phénomène nouveau : il est parfaitement vrai
qu'aujourd'hui une mutation profonde a lieu dans la technologie
("troisième révolution industrielle"). Mais ce type de changement
n'a rien de fondamental et répond simplement au mouvement continu
de la reproduction élargie, qui entraîne un accroissement de la mas-
se du capital constant et l'insuffisance de l'ancienne technologie.
Déjà au cours de l'histoire, il est arrivé que l'accrois-
sement du capital constant a été tel que les anciens procédés tech-
niques n'étaient plus en mesure de le mettre en mouvement de ma-
nière productive ; c'est alors qu'on est passé de procédés techni-
ques fondés sur l'énergie vivante, à des procédés fondés sur la va-
peur, puis l'électricité : la cause du changement, on le sait, n'est
pas ici la découverte de nouveaux procédés ou de nouvelles sources
d'énergie, mais bien le capital constant, la nouvelle technologie
n'étant adoptée qu'au moment où il est impossible de s'en tenir à
l'ancienne (ainsi l'électricité comme source d'énergie et la possibi-
lité d'une technologie fondée sur elle ont été connues avant la secon-
de "révolution industrielle"). Mais ces mutations technologiques,
capitales pour le mode de production capitaliste, ne peuvent être
fondamentales puisqu'elles ne changent rien aux règles de celui-ci;
elles ne changent rien évidemment aux structures économiques et
32
sociales, mais aussi elles ne changent rien à la place de la science :
on peut dire que le degré d'intégration entre science, technique et
production a toujours été maximum à chaque étape du développement.
Les Académies de Colbert, les Physiocrates, l'Ecole
Polytechnique etc. ont à chaque fois représenté à leur époque le de-
gré de proximité le plus grand possible entre science et production.
La différence entre l'époque de Colbert et les "temps modernes" ne
réside pas dans la distance entre science et production mais :
1) dans le degré d'extension des rapports capitalistes (notamment
l'existence du marché mondial) ; 2) dans les dimensions quantitati-
ves du capital constant et la puissance des forces productives (tech-
niques ou non du reste) nécessaires pour le mettre en mouvement.
Le mode de production capitaliste ne connaîtra de chan-
gement "fondamental", de "révolution au sens de Marx" que, préci-
sément par une révolution au sens de Marx, c'est-à-dire la prise
du pouvoir par le prolétariat. Cela est élémentaire dans le marxis-
me, de même que les développements sur les innovations radicales
sont triviaux de la part des représentants du capitalisme : depuis
toujours, chaque étape du développement des forces productives a
été saluée par la bourgeoisie comme un "progrès" sans précédent,
une mutation radicale, une "révolution" (industrielle). A ce titre,
les mots de "révolution" et de "fondamental" ne sont qu'un vocabu-
laire institutionnalisé qui permet à la bourgeoisie de croire et de
faire croire que même les changements les plus profonds laissent
toujours inchangées ses structures économiques et politiques, qui
sont ainsi une fois de plus éternisées.
Il n'y a qu'une nouveauté dans l'affaire, et elle est aus-
si vieille que Kautsky et consorts, c'est que les sottises bourgeoi-
ses soient reprises par de prétendus marxistes, et ce phénomène
est bien, lui, fondamental : il a un nom, le révisionnisme.
33
APPENDICE 2
La jeunesse
Le raisonnement de Glucksmann ("un jeune ouvrier
n'est pas un ouvrier d'âge mûr, un jeune cadre n'est -assez sou-
vent- pas un vieux cadre") devrait, tel qu'il est présenté, être pour-
suivi "un jeune bourgeois n'est pas un vieux bourgeois" ; ceci met à
nu le danger de la formulation adoptée : proposer la jeunesse com-
me une atténuation de la lutte des classes (ce qui n'est évidemment
pas la position de Glucksmann). En fait, ce qui est passé sous si-
lence, c'est que s'il y a bien différence dans les deux cas, elle ne
peut être dite la même : le rapport entre jeune ouvrier et ouvrier
mûr ne peut être identifié au rapport entre jeune cadre et vieux ca-
dre que par une analogie (au sens propre) et cette analogie (égalité
de rapports), qui seule permet de parler par abstraction de "jeu-
nesse", n'est elle-même possible qu'à condition d'oublier la dispa-
rité des classes.
Cela n'apparaît pas chez Glucksmann parce que selon
lui la différence s'efface entre jeune ouvrier et jeune cadre (sur-
tout jeune technicien) ; mais la pétition de principe est évidente :
- la différence de classes s'efface à cause de la commu-
nauté de la détermination "jeunesse".
- la détermination "jeune" n'est commune que si la dif-
férence des classes est effacée.
Du point de vue social, il faut considérer la jeunesse
comme une institution qui, dans une formation sociale, règle sous
forme de hiérarchie le fait (censé "biologique") d'une différence.
C'est donc une institution de même nature que la règle des sexes
(primauté de l'homme dans les sociétés occidentales) ou celle des
"races".
Là où il y a hiérarchie dans une société, il y a oppres-
sion et donc résistance. Il est parfaitement exact donc que la jeu-
nesse peut servir de base de mobilisation politique, utilisable par
la propagande prolétarienne au même titre que le féminisme (dont
on sait l'importance dans le mouvement ouvrier au XIXe siècle, at-
testée par le livre de Bebel sur la femme, et les figures de R. Lu-
xembourg, I. Armand, S. Pankhurst etc. ) et que la révolte des mi-
norités ethniques (Cf. Bund, mouvement afro-américain). Cela dit
34
cette base n'est pas en elle-m6me prolétarienne : il existe un fémi-
nisme réactionnaire et des organisations capitalistes juives ou noi-
res : et l'on connait l'usage politique des thèmes centrés sur la "ré-
volte des jeunes".
En tant qu'institutions répressives traversant, semble-
t-il, les divisions de classe, les règles hiérarchiques du type dé-
crit donnent lieu à des revendications apparemment communes à
toutes les classes, mais précisément, ainsi que Lénine le faisait
observer à I. Armand à propos du féminisme (Lettre du 24 janvier
1915, tome 35, pp. 178-181), il appartient aux marxistes de distin-
guer entre revendications bourgeoises et revendications prolétarien-
nes. C'est donc toujours sur une base de classe déterminée que les
mouvements de révolte des femmes, des minorités ethniques, des
jeunes doivent être organisés.
On pourrait résumer le schéma de la façon suivante :
1) les contradictions propres à le jeunesse peuvent :
(a) pousser un fils de grand-bourgeois vers la petite-bourgeoisie,
(b) rallier un petit-bourgeois au prolétariat.
2) c'est seulement alors, sur la base d'une position de
classe déjà fermement acquise, qu'il existe une base pour une soli-
darité entre jeunes petits-bourgeois et jeunes ouvriers.
35
APPENDICE 3
Etre de classe et position de classe
Dans une analyse de classes, on distinguera l'être de
classe et la position de classe.
1) L'Être de classe est défini :
a) suivant des critères économiques (position dans les rapports de
production et source de revenus),
b) suivant des critères politiques, c'est-à-dire d'après l'intérêt de
classe déduits des facteurs économiques de base.
Il y a deux intérêts de classe fondamentaux :
- l'intérêt de classe bourgeois : augmenter le profit et, autant qu'il
est effectivement possible, maintenir les formes d'oppression les
plus propres à favoriser cette augmentation.
- l'intérêt de classe prolétarien : abolir le rapport d'exploitation,
procès économique de création de la plus-value et oppression po-
litique.
L'intérêt de classe petit-bourgeois n'est pas indépendant
des deux autres dans son contenu, mais il est spécifique dans sa for-
me, puisque c'est le seul intérêt de classe oscillant.
Le même intérêt de classe (économique et politique) peut
avoir pour base des facteurs économiques descriptivement très dif-
férents. C'est pourquoi il y a des fractions dans une classe (ainsi
les agrariens et les industriels dans la grande bourgeoisie), entre
lesquelles les contradictions peuvent être très vives et même par-
fois antagonistes.
Dans ces conditions, étant donné une conjoncture parti-
culière, le même intérêt de classe peut prendre des contenus très
différents suivant les particularités économiques descriptives de sa
base objective. Ainsi le même intérêt de classe (augmenter le pro-
fit), sur une base économique formellement identique (position d'ex-
ploiteur dans les rapports de production, revenu issu du profit),
mais descriptivement différente (collaboration ou non-collaboration
avec le capitalisme étranger) a conduit en Chine la bourgeoisie com-
pradore et la bourgeoisie nationale à adopter des positions antago-
36
nistes vis-à-vis de l'impérialisme étranger, et à ranger la secon-
de aux côtés du prolétariat.
2) Ainsi faut-il distinguer entre l'être de classe et la
position de classe ; puisque la même classe peut se trouver divisée
en fractions qui s'opposent, et que la même position peut réunir des
groupes provenant de classes différentes.
De même qu'il y a deux êtres de classe fondamentaux,
il y a deux positions de classe : pour ou contre le prolétariat. L'a-
nalyse de classes n'est achevée que si les particularités des frac-
tions sont précisées et que par elles, on peut répondre à la ques-
tion : étant donné la position du prolétariat, quelle est la position
des diverses classes et fractions de classe dans une conjoncture
donnée ?
Pour les fractions de la petite-bourgeoisie en particu-
lier, l'intérêt de classe, n'ayant pas de matière propre, ne peut
varier que dans la forme de son oscillation. C'est pourquoi l'ana-
lyse dans ce cas a pour tâche d'étudier les facteurs objectifs qui
déterminent le sens et le rythme du mouvement oscillant propre à
chaque fraction.
En ce qui concerne les étudiants, le problème se parti-
cularise de la façon suivante :
- ils ne tirent pas leur être de classe de leur statut d'é-
tudiants, mais de conditions objectives situées hors de l'Université
dans la formation sociale : soit leur origine sociale, soit leur ave-
nir.
- Même si les bases économiques sont indirectes, elles
n'en sont pas moins suffisantes à fixer l'intérêt de classe d'un sujet :
pour ou contre l'exploitation, ou de manière oscillante, l'un ou l'au-
tre. Puisque la question posée concerne le groupe des étudiants, la
réponse est descriptive et statistique et puisque les faits descriptifs
sont clairs, on peut dire que le problème est résolu : pour la majo-
rité des étudiants, l'intérêt de classe est de forme petite-bourgeoise.
Sans doute, il y aura des cas particuliers : pour que l'in-
térêt de classe d'un sujet donné se fasse petit-bourgeois, il peut ar-
river que parmi les déterminations économiques indirectes son ave-
nir l'emporte sur son origine ou inversement. De même, pour que
l'intérêt de classe petit-bourgeois penche du côté du prolétariat, il
faut parfois que des déterminations idéologiques l'emportent sur
l'économie etc. Peu importe : il va de soi que des cas particuliers
appellent des analyses particulières ; le point n'est donc pas que
pour ceux-ci les analyses générales ne soient pas suffisantes, puis-
que cela est impliqué d'emblée, mais qu'au minimum elles n'inter-
disent pas des analyses particulières adéquates, ou au maximum
qu'elles leur soient nécessaires.
37
APPENDICE 4
K. MARX
Travail productif et improductif
". . . . Les fonctionnaires peuvent ainsi devenir des sa-
lariés du capital sans être pour autant des travailleurs productifs.
L'expression "travail productif" n'est qu'un ternie abré-
viatif pour désigner la forme particulière que le travail et la force
de travail revêtent dans le système de production capitaliste. Par
conséquent, quand nous parlons de travail productif, nous parlons
du travail socialement déterminé, du travail qui implique un rap-
port bien déterminé entre acheteur et vendeur de travail. Le tra-
vail productif s'échange directement contre l'argent en tant que ca-
pital, c'est-à-dire contre l'argent qui, en soi, est du capital, qui
est destiné à fonctionner comme capital et qui, comme tel, fait fa-
ce à la force de travail. Par conséquent, est productif le travail
qui ne fait que reproduire pour le travailleur la valeur prédétermi-
née de sa force de travail et qui, en tant qu'activité créatrice de va-
leur, fait fructifier le capital en opposant au travailleur lui-même,
sous la forme du capital, les valeurs produites par cette activité.
Le rapport spécifique entre le travail matérialisé et le travail vi-
vant, qui transforme le premier en capital, fait que le second de-
vient du travail productif.
La plus-value, produit spécifique du processus de la
production capitaliste, est créée uniquement grâce à l'échange avec
le travail productif. Ce qui en constitue la valeur d'usage spécifique
pour le capital, ce n'est pas son caractère utile bien déterminé, pas
plus que les qualités utiles particulières du produit dans lequel il
se matérialise, mais son caractère d'élément créateur de la valeur
d'échange (plus-value).
Le processus de la production capitaliste n'est pas seu-
lement production de marchandises. C'est un processus qui absor-
be du travail non payé et change les instruments de production en
moyens pour absorber du travail non payé.
Karl MARX : Matériaux pour l'économie - Ceuvres Tome II, Pléiade, p. 392, et suivantes.
38
De ce qui précède, il résulte que le fait, pour le travail,
d'être productif n'a absolument rien à voir avec le contenu détermi-
né du travail, son utilité particulière ou la valeur d'usage particuliè-
re dans laquelle il se matérialise.
Par conséquent, du travail dont le contenu reste inchangé
peut être à la fois productif et improductif. Milton, par exemple, qui
a écrit Paradise lost. était un travailleur improductif. Mais l'auteur
qui fournit à son éditeur du travail industriel est un travailleur pro-
ductif. Milton a produit Paradise lost ainsi qu'un ver à soie produit
la soie : comme une manifestation de sa. nature. Plus tard, il vendit
son produit pour 5 L et devint ainsi marchand. En revanche, l'écri-
vain prolétaire de Leipzig qui produit des livres sur commande pour
son libraire, par exemple des manuels d'économie politique, est as-
sez près du travailleur productif, dans la mesure où sa production
est subordonnée au capital et ne s'effectue que pour le faire fructi-
fier. Une chanteuse qui chante comme un oiseau est un travailleur
improductif. Lorsqu'elle vend son chant, elle est salariée ou mar-
chande. Mais la mÊme chanteuse, engagée pour donner des concerts
et rapporter de l'argent, est un travailleur productif, car elle pro-
duit directement du capital. Un maître d'école qui donne des leçons
n'est pas un travailleur productif. Mais lorsque, avec d'autres maî-
tres d'école, il est engagé dans une institution comme salarié pour
faire fructifier par son travail l'argent des patrons d'institutions qui
commercialisent l'enseignement, il est un travailleur productif. Tou-
tefois, la plupart de ces activités ne tombent guère formellement
sous la catégorie du capital : elles appartiennent aux formes de tran-
sition.
Certains travaux susceptibles d'être consommés unique-
ment comme services ne peuvent constituer des produits à part,
transformables en marchandises autonomes ; toutefois, ils peuvent
être exploités directement de manière capitaliste. Mais, comparés
à la masse de la production capitaliste, ces travaux sont quantitati-
vement peu importants".
39
APPENDICE 5
MAO TSE-TOUNG
Le mouvement de la jeunesse
"... Il y a aujourd'hui vingt ans se produisit en Chine
un grand événement, connu dans l'histoire sous le nom de Mouve-
ment du 4 mai et auquel participèrent les étudiants ; ce fut un mou-
vement d'une portée considérable. Quel a été le rôle de la jeunesse
chinoise depuis le "4 mai" ? Celui d'une avant-garde en quelque sor-
te ; chacun le reconnaît dans le pays, sauf les réactionnaires irré-
ductibles. Mais qu'entend-on par jouer un rOel d'avant-garde ? C'est
prendre la tète, c'est marcher au premier rang de la révolution. Il
existe, dans les rangs du peuple chinois en lutte contre l'impérialis-
me et le féodalisme, un corps formé par les jeunes intellectuels et
étudiants. C'est un corps assez considérable ; bien que de nombreux
jeunes gens aient déjà donné leur vie, il compte aujourd'hui un effec-
tif de plusieurs millions. C'est une armée qui forme l'un des fronts,
et c'est même un front important, dans la lutte contre l'impérialis-
me et le féodalisme. Mais cette armée ne suffit pas et nous ne pour-
rons vaincre l'ennemi en comptant uniquement sur elle, car, après
tout, elle n'est pas la force principale. Quelle est donc la force
principale ? Ce sont les ouvriers et les paysans. Nos jeunes intel-
lectuels et nos étudiants doivent se mêler aux masses ouvrières et
paysannes, qui représentent les 90 pour cent de la population, les
mobiliser et les organiser. Si nous n'avons pas cette force principa-
le constituée par les ouvriers et les paysans, si nous comptons uni-
quement sur le corps des jeunes intellectuels et étudiants, nous ne
pourrons triompher de l'impérialisme et du féodalisme. C'est pour-
quoi toute la jeunesse intellectuelle et étudiante du pays doit s'unir
aux larges masses ouvrières et paysannes et faire corps avec elles :
voilà le seul moyen de constituer une force puissante. Une armée de
plusieurs centaines de millions d'hommes J Avec elle nous emporte-
rons les solides positions de l'ennemi et détruirons ses derniers
bastions. Si l'on considère de ce point de vue le mouvement de la
jeunesse dans le passé, une tendance erronée doit Être signalée :
ces dernières décennies, une partie des jeunes ne voulaient pas s'u-
nir aux masses ouvrières et paysannes et s'opposaient au mouve-
ment ouvrier et paysan ; ils formaient un contre-courant au sein du
* MAO TSE-TOUNG, "l'Orientation du mouvement de la jeunesse", mai 1939, Ctuvres, 11,263-264
40
mouvement des jeunes. Ils manquaient vraiment de bons sens en re-
fusant de s'unir aux masses ouvrières et paysannes, aux 90 pour
cent de la population, en allant même jusqu'à s'opposer carrément
aux ouvriers et aux paysans. Etait-ce là un courant souhaitable ? Je
pense que non, car s'opposer à eux, c'est s'opposer à la révolution.
C'est pourquoi je dis que c'était un contre-courant au sein du mouve-
ment de la jeunesse. Un tel mouvement ne peut rien donner de bon.
J'ai écrit, il y a quelques jours, un petit article dans lequel je di-
sais :
"Pour déterminer si un intellectuel est révolutionnaire,
non révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, il y a un critère
décisif : c'est de savoir s'il veut se lier et s'il se lie effective-
ment aux masses ouvrières et paysannes".
J'ai énoncé là un critère, le seul valable à mon avis. Comment s'y
prendre pour déterminer si un jeune est révolutionnaire ou non ?
Comment faire la distinction ? Il n'y a qu'un seul critère, c'est de
voir si ce jeune veut se lier aux masses ouvrières et paysannes et
se lie effectivement à elles. S'il le veut, et s'il le fait, c'est un ré-
volutionnaire ; dans le cas contraire, c'est un non-révolutionnaire
ou un contre-révolutionnaire. Qu'il se lie aujourd'hui aux masses
d'ouvriers et de paysans, il est un révolutionnaire ; que, demain, il
cesse de le faire, ou qu'il se mette au contraire à opprimer les sim-
ples gens, il sera alors un non-révolutionnaire ou un contre-révolu-
tionnaire".
41
APPENDICE 6
MAO TSE-TOUNG
Les diverses fractions de la petite bourgeoisie
autres que la paysannerie
La petite bourgeoisie comprend outre la paysannerie, la
masse des intellectuels, des petits commerçants, des artisans et
des membres des professions libérales.
La situation de toutes ces fractions ressemble plus ou
moins à celle des paysans moyens. Elles subissent l'oppression de
l'impérialisme, du féodalisme et de la grande bourgeoisie et s'ache-
minent de plus en plus vers la ruine et la déchéance.
Elles constituent donc une des forces motrices de la ré-
volution, une alliée sûre du prolétariat ; elles ne pourront se libé-
rer que sous la direction du prolétariat.
Faisons maintenant l'analyse de ces diverses fractions.
Premièrement, les intellectuels et les jeunes étudiants.
Ils ne forment ni une classe ni une couche sociale distincte. Néan-
moins, dans la Chine d'aujourd'hui, leur origine familiale, leurs
conditions de vie et la position politique qu'ils adoptent permettent
de classer la majorité d'entre eux dans la petite bourgeoisie. Au
cours des dernières décennies, leur nombre s'est considérablement
accru en Chine. A l'exception du groupe d'intellectuels qui s'est rap-
proché de l'impérialisme et de la grande bourgeoisie et qui travaille
pour eux contre le peuple, la plupart des intellectuels et des étudiants
subissent l'oppression de l'impérialisme, du féodalisme et de la
grande bourgeoisie et sont menacés de se trouver sans travail ou de
devoir interrompre leurs études. De ce fait, ils sont fort enclins à
la révolution. Ils ont plus ou moins assimilé la science bourgeoise,
possèdent un sens politique aigu et souvent ils jouent un rOle d'avant-
garde et servent de pont dans l'étape actuelle de la révolution. Le
mouvement des étudiants chinois à l'étranger avant la Révolution de
• MAO TSE-TOUNG, "la Révolution chinoise et le parti communiste chinois" (décembre 1939),
Cbuvres, II, 343-344.
42
1911, le Mouvement du 4 mai 1919, le Mouvement du 30 mai 1925 et
le Mouvement du 9 décembre 1935 en sont des preuves éclatantes.
En particulier, les larges couches d'intellectuels relativement pau-
vres sont capables de participer à la révolution ou de lui apporter
leur soutien, en se plaçant aux côtés des ouvriers et des paysans.
En Chine, c'est d'abord parmi les intellectuels et les jeunes étu-
diants que les idées du marxisme-léninisme ont reçu une grande dif-
fusion et trouvé une large audience. On ne peut réussir à organiser
les forces révolutionnaires et à accomplir le travail révolutionnaire
sans la participation des intellectuels révolutionnaires. Mais, avant
que les intellectuels se jettent corps et âme dans la lutte révolution-
naire des masses, qu'ils se décident à les servir et à faire corps
avec elles, il arrive souvent qu'ils sont enclins au subjectivisme et
à l'individualisme, que leurs idées sont stériles et qu'ils se mon-
trent hésitants dans l'action. Aussi, bien que les nombreux intellec-
tuels révolutionnaires chinois jouent un rôle d'avant-garde et ser-
vent de pont, tous ne sont pas révolutionnaires jusqu'au bout. Dans
les moments critiques, une partie d'entre eux abandonnent les rangs
de la révolution et tombent dans la passivité ; certains deviennent
même des ennemis de la révolution. Les intellectuels ne viendront
à bout de ces défauts qu'en participant longuement à la lutte des
masses.
Deuxièmement, les petits commerçants. Ils tiennent bou-
tique généralement avec très peu ou point de commis. Exploités par
l'impérialisme, la grande bourgeoisie et les usuriers, ils sont mena-
cés de faillite.
Troisièmement, les artisans. Ils représentent une mas-
se nombreuse. Possédant en propre des moyens de production, ils
n'embauchent pas d'ouvriers ou bien n'emploient qu'un ou deux ap-
prentis ou aides. Leur situation est comparable à celle des paysans
moyens.
Quatrièmement, les membres des professions libérales.
Cette catégorie comprend des gens appartenant à diverses profes-
sions, par exemple les médecins. Ils n'exploitent pas le travail d'au-
trui ou ne le font que dans une faible mesure. Leur situation rappel-
le celle des artisans.
Les diverses fractions de la petite bourgeoisie que nous
venons d'examiner forment une masse très importante que nous de-
vons gagner à nous et protéger, parce qu'elles sont en général capa-
bles de participer à la révolution ou de lui apporter leur soutien et
d'en être de très bonnes alliées. Leur défaut, c'est que certains de
leurs éléments tombent facilement sous l'influence de la bourgeoisie;
aussi devons-nous faire parmi elles de la propagande et du travail
d'organisation révolutionnaires!'.
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Les etudiants, les cadres et la revolution
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