De la misere en mileu etudiant

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DE LA MISERE
EN MILIEU
ETUDIANT
considérée
sous ses aspects économique, politique,
psychologique, sexuel et notamment
intellectuel
et de quelques moyens pour y remédier
par
des membres de l'Internationale Situationniste
et des étudiants de Strasbourg
— 1967 —
deuxième édition - 20' mille
DE LA MISERE
EN MILIEU
ETUDIANT
considérée
sous ses aspects économique, politique,
psychologique, sexuel et notamment
intellectuel
et de quelques moyens pour y remédier
par
des membres de l'Internationale Situationniste
et des étudiants de Strasbourg
(première édition : A.F.G.E.S., novembre 1966)
Rendre la honte
plus honteuse encore en la livrant
à la publicité,
Nous pouvons affirmer, sans grand risque de nous
tromper, que l'étudiant en France est, après le policier et le
prêtre, l'être le plus universellement méprisé. Si les raisons
pour lesquelles on le méprise sont souvent de fausses raisons
qui relèvent de l'idéologie dominante, les raisons pour les-
quelles il est effectivement méprisable et méprisé du point
de vue de la critique révolutionnaire sont refoulées et
inavouées. Les tenants de la fausse contestation savent pour-
tant les reconnaître, et s'y reconnaître. Ils inversent ce vrai
mépris en une admiration complaisante. Ainsi l'impuissante
intelligentsia de gauche (des Temps Modernes à l'Express)
se pâme devant la prétendue « montée des étudiants », et
les organisations bureaucratiques effectivement déclinantes
(du parti dit communiste à l'U.N.E.F.) se disputent jalou-
sement son appui « moral et matériel ». Nous montrerons
les raisons de cet intérêt pour les étudiants, et comment
eiles participent positivement à la réalité dominante du
capitalisme surdéveloppé, et nous emploierons cette bro-
chure à les dénoncer une à une : la désaliénation ne suit
pas d'autre chemin que celui de l'aliénation.
Toutes ïes analyses et études entreprises sur le milieu
étudiant ont, jusqu'ici, négligé l'essentiel. Jamais elles ne
dépassent le point de vue des spécialisations universitaires
(psychologie, sociologie, économie), et demeurent donc
fondamentalement erronées. Toutes, elles commettent ce
que Fourier appelait déjà une étourderie méthodique « puis-
qu'elle porte régulièrement sur les questions primordiales »,
en ignorant le point de vue total de la société moderne. Le
fétichisme des faits masque la catégorie essentielle, et les
détails font oublier la totalité. On dit tout de cette société,
sauf ce qu'elle est effectivement : marchande et spectacu-
laire. Les sociologues Bourderon et Passedieu, dans leur
enquête «Les Héritiers : les étudiants et la culture », res-
tent désarmés devant les quelques vérités partielles qu'ils
ont fini par prouver. Et, malgré toute leur volonté bonne,
ils retombent dans la morale des professeurs, l'inévitable
éthique kantienne d'une démocratisation réelle par une
rationalisation réelle du système d'enseignement, c'est-
à-dire de l'enseignement du système. Tandis que leurs
disciples, les Kravetz (1) se croient des milliers à se réveiller,
compensant leur amertume petite-bureaucrate par le fatras
d'une phraséologie révolutionnaire désuète.
La mise en spectacle (2) de la réificatioii sous le capi-
talisme moderne impose à chacun un rôle dans la passivité
généralisée. L'étudiant n'échappe pas à cette loi. Il est un
rôle provisoire, qui le prépare au rôle définitif qu'il assu-
mera, en élément positif et conservateur, dans le fonction-
nement du système marchand. Rien d'autre qu'une initia-
tion.
Cette initiation retrouve, magiquement, toutes les carac-
téristiques de l'initiation mythique. Elle reste totalement
coupée de la réalité historique, individuelle et sociale. L'étu-
diant est un être partagé entre un statut présent et un
statut futur nettement tranchés, et dont la limite va être
mécaniquement franchie. Sa conscience schizophrénique lui
permet de s'isoler dans une « société d'initiation >, mécon-
nait son avenir et s'enchante de l'unité mystique que lui
(1) Kravetz (Marc) connut une certaine notoriété dans les milieux
dirigeants de l'UNEP ; élégant parlementaire, il commit l'erreur
de se risquer dans la « recherche théorique » : en 1964, publie
dans les Temps Modernes une apologie du syndicalisme étudiant
qu'il dénonce l'année suivante dans le même périodique.
(2) II va de soi que nous employons ces concepts de spectacle,
rôle, etc., au sens situationniste.
offre un présent à l'abri de l'histoire. Le ressort du renver-
sement de la vérité officielle, c'est-à-dire économique, est
tellement simple à démasquer : la réalité étudiante est dure
à regarder en face. Dans une « société d'abondance », le
statut actuel de l'étudiant est l'extrême pauvreté. Origi-
naires à plus de 80 % des couches dont le revenu est supé-
rieur à celui d'un ouvrier, 90 % d'entre eux disposent d'un
revenu inférieur à celui du plus simple salarié. La misère
de l'étudiant reste en deçà de la misère de la société du
spectacle, de la nouvelle misère du nouveau prolétariat.
En un temps où une partie croissante de la jeunesse
s'affranchit de plus en plus des préjugés moraux et de
l'autorité familiale pour entrer au plus tôt dans les relations
d'exploitation ouverte, l'étudiant se maintient à tous les
niveaux dans une « minorité prolongée », irresponsable et
docile. Si sa crise juvénile tardive l'oppose quelque peu
à sa famille, il accepte sans mal d'être traité en enfant dans
les diverses institutions qui régissent sa vie quotidienne (3).
La colonisation des divers secteurs de la pratique
sociale ne fait que trouver dans le monde étudiant son
expression la plus criante. Le transfert sur les étudiants 1
de toute la mauvaise conscience sociale masque la misère I
et la servitude de tous. I
Mais les raisons qui fondent notre mépris pour l'étu-
diant sont d'un tout autre ordre. Elles ne concernent pas
seulement sa misère réelle mais sa complaisance envers
toutes les misères, sa propension malsaine à consommer
béatement de l'aliénation, dans l'espoir, devant le manque
d'intérêt général, d'intéresser à son manque particulier. Les I
exigences du capitalisme moderne font que la majeure j
partie des étudiants seront tout simplement de petits cadres
(c'est-à-dire l'équivalent de ce qu'était au XIX* siècle la
fonction d'ouvrier qualifié) (4). Devant le caractère misé-
rable, facile à pressentir, de cet avenir plus ou moins proche
qui le « dédommagera » de la honteuse misère du présent,
l'étudiant préfère se tourner vers son présent et le décorer
de prestiges illusoires. La compensation même est trop
lamentable pour qu'on s'y attache ; les lendemains ne
(3) Quand on lui chie pas dans la gueule, on lui pisse au cul.
(4) Mais sans la conscience révolutionnaire ; l'ouvrier n'avait pas
l'illusion de la promotion.
chanteront pas et baigneront fatalement dans la médiocrité,
I C'est pourquoi il se réfugie dans un présent irréellement
i vécu.
Esclave stoïcien, l'étudiant se croit d'autant plus libre
que toutes les chaînes de l'autorité le lient. Comme sa nou-
velle famille, l'Université, il se prend pour l'être social le
plus « autonome » alors qu'il relève directement et conjoin-
tement des deux systèmes les plus puissants de l'autorité
sociale : la famille et l'Etat. Il est leur enfant rangé et
reconnaissant. Suivant la même logique de l'enfant soumis,
il participe à toutes les valeurs et mystifications du système,
et les concentre en lui. Ce qui était illusions imposées aux
employés devient idéologie intériorisée et véhiculée par la
masse des futurs petits cadres.
Si la misère sociale ancienne a produit les systèmes de
compensation les plus grandioses de l'histoire (les religions),
la misère marginale étudiante n'a trouvé de consolation que
dans les images les plus éculées de la société dominante,
la répétition burlesque de tous ses produits aliénés.
L'étudiant français, en sa qualité d'être idéologique,
arrive trop tard à tout. Toutes les valeurs et illusions qui
font la fierté de son monde fermé sont déjà condamnées
en tant qu'illusions insoutenables, depuis longtemps ridicu-
lisées par l'histoire.
Récoltant un peu du prestige en miettes de l'Université,
l'étudiant est encore content d'être étudiant. Trop tard.
L'enseignement mécanique et spécialisé qu'il reçoit est aussi
profondément dégradé (par rapport à l'ancien niveau de la
culture générale bourgeoise) (5) que son propre niveau intel-
lectuel au moment où il y accède, du seul fait que la réalité
qui domine tout cela, le système économique, réclame une
fabrication massive d'étudiants incultes et incapables de
penser. Que l'Université soit devenue une organisation —
institutionnelle — de l'ignorance, que la « haute culture »
elle-même se dissolve au rythme de la production en série
des professeurs, que tous ces professeurs soient des crétins,
dont la plupart provoqueraient le chahut de n'importe quel
public de lycée — l'étudiant l'ignore ; et il continue
(5) Nous ne parlons pas de celle de l'Ecole Normale Supérieure ou
des Sorboniqueurs, mais de celle des encyclopédistes ou de Hegel.
d'écouter respectueusement ses maîtres, avec la volonté
consciente de perdre tout esprit critique afin de mieux com-
munier dans l'illusion mystique d'être devenu un « étu-
diant », quelqu'un qui s'occupe sérieusement à apprendre
un savoir sérieux, dans l'espoir qu'on lui confiera les
vérités dernières. C'est une ménopause de l'esprit. Tout ce
qui se passe aujourd'hui dans les amphithéâtres des écoles
et des facultés sera condamné dans la future société révolu-
tionnaire comme bruit, socialement nocif. D'ores et déjà,
l'étudiant fait rire.
L'étudiant ne se rend même pas compte que l'histoire
altère aussi son dérisoire monde « fermé ». La fameuse
« Crise de l'Université », détail d'une crise plus générale
du capitalisme moderne, reste l'objet d'un dialogue de
sourds entre différents spécialistes. Elle traduit tout simple-
ment les difficultés d'un ajustement tardif de ce secteur
spécial de la production à une transformation d'ensemble
de l'appareil productif. Les résidus de la vieille idéologie
de l'Université libérale bourgeoise se banalisent au moment
où sa base sociale disparaît. L'Université a pu se prendre
pour une puissance autonome à l'époque du capitalisme de
libre-échange et de son Etat libéral, qui lui laissait une
certaine liberté marginale. Elle dépendait, en fait, étroite-
ment des besoins de ce type de société : donner à la mino-
rité privilégiée, qui faisait des études, la culture générale
adéquate, avant qu'elle ne rejoigne les rangs de la classe
dirigeante dont elle était à peine sortie. D'où le ridicule
de ces professeurs nostalgiques (6), aigris d'avoir perdu
leur ancienne fonction de chiens de garde des futurs
maîtres pour celle, beaucoup moins noble, de chiens de
berger conduisant, suivant les besoins planifiés du système
économique, les fournées de « cols blancs » vers leurs
usines et bureaux respectifs. Ce sont eux qui opposent leurs
archaïsmes à la technocratisation de l'Université, et conti-
nuent imperturbablement à débiter les bribes d'une culture
dite générale à de futurs spécialistes qui ne sauront qu'en
faire.
Plus sérieux, et donc plus dangereux, sont les moder-
nistes de la gauche et ceux de l'U.N.E.F. menés par les
« ultras » de la F.G.E.L., qui revendiquent une t. réforme
(6) N'osant pas se réclamer du libéralisme philistin, ils s'inventent
des références dans les franchises universitaires du moyen-âge,
époque de la « démocratie de la non-liberté ».
de structure de l'Université », une « réinsertion de l'Uni-
versité dans la vie sociale et économique », c'est-à-dire son
adaptation aux besoins du capitalisme moderne. De dispen-
satrices de la « culture générale » à l'usage des classes
dirigeantes, les diverses facultés et écoles, encore parées de
prestiges anachroniques, sont transformées en usines d'éle-
vage hâtif de petits cadres et de cadres moyens. Loin de
contester ce processus historique qui subordonne direc-
tement un des derniers secteurs relativement autonome de
la vie sociale aux exigences du système marchand, nos
progressistes protestent contre les retards et défaillances
que subit sa féalisation. Ils sont les tenants de la future
Université cybernétisée qui s'annonce déjà ça et là (7). Le
système marchand et ses serviteurs modernes, voilà
l'ennemi.
Mais il est normal que tout ce débat passe par-dessus
la tête de l'étudiant, dans le ciel de ses maîtres et lui
échappe totalement : l'ensemble de sa vie, et a fortiori de
la vie, lui échappe.
De par sa situation économique d'extrême pauvreté,
l'étudiant est condamné à un certain mode de survie très
peu enviable. Mais toujours content de son être, il érige
sa triviale misère en « style de vie » original : le misérabi-
lisme et la bohème. Or, la « bohème », déjà loin d'être une
solution originale, n'est jamais authentiquement vécue
qu'après une rupture complète et irréversible avec le milieu
universitaire. Ses partisans parmi les étudiants (et tous se
targuent de l'être un peu) ne font donc que s'accrocher
à une version factice et dégradée de ce qui n'est, dans le
meilleur des cas, qu'une médiocre solution individuelle. Ils
méritent jusqu'au mépris des vieilles dames de la campagne.
Ces « originaux » continuent, trente ans après W. Reich (8),
cet excellent éducateur de la jeunesse, à avoir les compor-
tements erotiques-amoureux les plus traditionnels, repro-
duisant les rapports généraux de la société de classes dans
leurs rapports inter-sexuels. L'aptitude de l'étudiant à faire
un militant de tout acabit en dit long sur son impuissance.
(7) Cf. Internationale Situationniste, N° 9 (Rédaction B. P. 307.03,
Paris). Correspondance avec un cybernéticien et le tract situa -
tionniste La tortue dans la vitrine contre le néo-professeur
A. Moles.
(8) Voir La lutte sexuelle des jeunes et La fonction de l'orgasme.
Dans la marge de liberté individuelle permise par le spec-
tacle totalitaire, et malgré son emploi du temps plus ou
moins lâche, l'étudiant ignore encore l'aventure et lui
préfère un espace-temps quotidien étriqué, aménagé à son
intention par les garde-fous du même spectacle.
Sans y être contraint, il sépare de lui-même travail et
loisirs, tout en proclamant un hypocrite mépris pour les
« bosseurs » et les « bêtes à concours ». Il entérine toutes
les séparations et va ensuite gémir dans divers « cercles »
religieux, sportifs, politiques ou syndicaux, sur la non-
communication. Il est si bête et si malheureux qu'il va
même jusqu'à se confier spontanément et en masse au
contrôle parapolicier des psychiatres et psychologues, mis
en place à son usage par l'avant-garde de l'oppression
moderne, et donc applaudi par ses « représentants » qui
voient naturellement dans ces Bureaux d'Aide Psycholo-
gique Universitaire (B.A.P.U.) une conquête indispensable
et méritée (9).
Mais la misère réelle de la vie quotidienne étudiante
trouve sa compensation immédiate, fantastique, dans son
principal opium : la marchandise culturelle. Dans le spec-
tacle culturel, l'étudiant retrouve naturellement sa place de
disciple respectueux. Proche du lieu de production sans
jamais y accéder — le Sanctuaire lui reste interdit — l'étu-
diant découvre la « culture moderne » en spectateur
admiratif. A une époque où l'art est mort, il reste le prin-
cipal fidèle des théâtres et des ciné-clubs, et le plus avide
consommateur de son cadavre congelé et diffusé sous cello-
phane dans les supermarchés pour les ménagères de l'abon-
dance. Il y participe sans réserve, sans arrière-pensée et
sans distance. 'C'est son élément naturel. Si les « maisons
de la culture » n'existaient pas, l'étudiant les aurait inven-
tées. Il vérifie parfaitement les analyses les plus banales
de la sociologie américaine du marketing : consommation
ostentatoire, établissement d'une différenciation publicitaire
(9) Avec le reste de la population, la camisole de force est nécessaire
pour l'amener à comparaître devant le psychiatre dans sa forte-
resse asilaire. Avec l'étudiant, il suffit de faire savoir que des
postes de contrôle avancés ont été ouverts dans le ghetto : il s'y
précipite, au point qu'il est nécessaire de distribuer des numéros
d'ordre.
9
entre produits identiques dans la nullité (Pérec ou Robbe-
Grillet ; Godard ou Lelouch).
Et, dès que les « dieux » qui produisent ou organisent
son spectacle culturel s'incarnent sur scène, il est leur
principal public, leur fidèle rêvé. Ainsi assiste-t-il en masse
à leurs démonstrations les plus obscènes ; qui d'autre que
lui peuplerait les salles quand, par exemple, les curés
des différentes églises viennent exposer publiquement leurs
dialogues sans rivages (semaines de la pensée dite marxiste,
réunions d'intellectuels catholiques) ou quand les débris
de la littérature viennent constater leur impuissance (cinq
mille étudiants à « Que peut la littérature ? >).
Incapable de passions réelles, il fait ses délices des
polémiques sans passion entre les vedettes de l'Inintelli-
gence, sur de faux problèmes dont la fonction est de mas-
quer les vrais : Althusser - Garaudy - Sartre - Barthes -
Picard - Lefebvre - Levi Strauss - Halliday - Ghatelet -
Antoine. Humanisme - Existentialisme - Structuralisme -
Scientisme - Nouveau Criticisme - Dialecto-naturalisme -
Cybernétisme - Planétisme - Métaphilosophisme.
Dans son application, il se croit d'avant-garde parce
qu'il a vu le dernier Godard, acheté le dernier livre argu-
mentiste (10), participé au dernier happening de Lapassade,
ce con. Cet ignorant prend pour des nouveautés « révolu-
tionnaires », garanties par label, les plus pâles ersatz d'an-
ciennes recherches effectivement importantes en leur temps,
édulcorées à l'intention du marché. La question est de
toujours préserver son standing culturel. L'étudiant est fier
d'acheter, comme tout le monde, les rééditions en livre de
poche d'une série de textes importants et difficiles que la
«culture de masse» répand à une cadence accélérée (11).
Seulement, il ne sait pas lire. Il se contente de les consom-
mer du regard.
Ses lectures préférées restent la presse spécialisée qui
orchestre la consommation délirante des gadgets culturels ;
(10) Sur le gang argumentiste et la disparition de son organe, voir le
tract Aux poubelles de l'Histoire, diffusé par l'Internationale
Situationniste en 1963.
(11) A cet effet on ne saurait trop recommander la solution, dé.ià
pratiquée par les plus intelligents, qui consiste à les voler.
10
docilement, il accepte ses oukases publicitaires et en fait
la référence-standard de ses goûts. Il fait encore ses délices
de l'Express et de l'Observateur, ou bien il croit que le
Monde, dont le style est déjà trop difficile pour lui, est vrai-
ment un journal « objectif » qui reflète l'actualité. Pour
approfondir ses connaissances générales, il s'abreuve de
Planète, la revue magique qui enlève les rides et les points
noirs des vieilles idées. C'est avec de tels guides qu'il croit
participer au monde moderne et s'initier à la politique.
Car l'étudiant, plus que partout ailleurs, est content
d'être politisé. Seulement, il ignore qu'il y participe à tra-
vers le même spectacle. Ainsi se réapproprie-t-il tous les
restes en lambeaux ridicules d'une gauche qui fut anéantie
voilà plus de quarante ans, par le réformisme « socialiste »
et par la contre-révolution stalinienne. Gela, il l'ignore
encore, alors que le Pouvoir le sait clairement, et les
ouvriers d'une façon confuse. Il participe, avec une fierté
débile, aux manifestations les plus dérisoires qui n'attirent
que lui. La fausse conscience politique se trouve chez lui
à l'état pur, et l'étudiant constitue la base idéale pour les
manipulations des bureaucrates fantomatiques des organi-
sations mourantes (du Parti dit Communiste à l'U.N.E.F.).
Celles-ci programment totalitairement ses options politi-
ques ; tout écart ou velléité d' « indépendance » rentre doci-
lement, après une parodie de résistance, dans un ordre qui
n'a jamais été un instant mis en question (12). Quand il
croit aller outre, comme ces gens qui se nomment, par une
véritable maladie de l'inversion publicitaire, J.C.R., alors
qu'ils ne sont ni jeunes, ni communistes, ni révolution-
naires, c'est pour se rallier gaiement au mot d'ordre ponti-
fical : Paix au Viet-Nam.
L'étudiant est fier de s'opposer aux « archaïsmes » d'un
de Gaulle, mais ne comprend pas qu'il le fait au nom d'er-
reurs du passé, de crimes refroidis (comme le stalinisme
à l'époque de Togliatti - Garaudy - Krouchtchev - Mao) et
qu'ainsi sa jeunesse est encore plus archaïque que le pou-
voir qui, lui, dispose effectivement de tout ce qu'il faut pour
administrer une société moderne.
(12) Cf. : Les dernières aventures de l'UEO et de leurs homologues
chrétiens avec leurs hiérarchies respectives ; elles montrent que
la seule unité entre tous ces gens réside dans leur soumission
inconditionnelle à leurs maîtres.
11
Mais l'étudiant n'en est pas à un archaïsme près. II
se croit tenu d'avoir des idées générales sur tout, des concep-
tions cohérentes du monde, qui donnent un sens à son
besoin d'agitation et de promiscuité asexuée. C'est pour-
quoi, joué par les dernières fébrilités des églises, il se rue
sur la vieillerie des vieilleries pour adorer la charogne
puante de Dieu et s'attacher aux débris décomposés des
religions préhistoriques, qu'il croit dignes de lui et de son
temps. On ose à peine le souligner, le milieu étudiant est,
avec celui des vieilles femmes de province, le secteur où
se maintient la plus forte dose de religion professée, et
reste encore la meilleure « terre de missions » (alors que,
dans toutes les autres, on a déjà mangé ou chassé les curés),
où des prêtres-étudiants continuent à sodomiser, sans se
cacher, des milliers d'étudiants dans leurs chiottes spiri-
tuelles.
Certes, il existe tout de même, parmi les étudiants, des
gens d'un niveau intellectuel suffisant. Ceux-là dominent
sans fatigue les misérables contrôles de capacité prévus
pour les médiocres, et ils les dominent justement parce
qu'ils ont compris le système, parce qu'ils le méprisent et
se savent ses ennemis. Ils prennent dans le système des
études ce qu'il a de meilleur : les bourses. Profitant des
failles du contrôle, que sa logique propre oblige actuelle-
ment et ici à garder un petit secteur purement intellectuel,
la « recherche », ils vont tranquillement porter le trouble au
plus ïiaut niveau : leur mépris ouvert à l'égard du système
va de pair avec la lucidité qui leur permet justement d'être
plus forts que les valets du système, et tout d'abord intel-
lectuellement. Les gens dont nous parlons figurent en fait
déjà parmi les théoriciens du mouvement révolutionnaire
qui vient, et se flattent d'être aussi connus que lui quand
on va commencer à en parler. Ils ne cachent à personne
que ce qu'ils prennent si aisément au « système des études »
est utilisé pour sa destruction. Car l'étudiant ne peut se
révolter contre rien sans se révolter contre ses études,
et la nécessité de cette révolte se fait sentir moins
naturellement que chez l'ouvrier, qui se révolte sponta-
nément contre sa condition. Mais l'étudiant est un
produit de la société moderne, au même titre que
Godard et le Coca-Cola. Son extrême aliénation ne peut
être contestée que par la contestation de la société toute
entière. En aucune façon cette critique ne peut se faire sur
12
le terrain étudiant : l'étudiant, comme tel, s'arroge une '
pseudo-valeur, qui lui interdit de prendre conscience de sa
dépossession réelle et, de ce fait, il demeure au comble de
la fausse conscience. Mais, partout où la société moderne
commence à être contestée, il y a révolte de la jeunesse,
qui correspond immédiatement à une critique totale du
comportement étudiant.
13
Il ne suffit pas que
la pensée recherche sa réalisation,
il faut que la réalité
recherche la pensée
Après une longue période de sommeil léthargique et de
contre-révolution permanente, s'esquisse, depuis quelques
années, une nouvelle période de contestation dont la jeu-
nesse semble être la porteuse. Mais la société du spectacle,
dans la représentation qu'elle se fait d'elle-même et de ses
ennemis, impose ses catégories idéologiques pour la com-
préhension du monde et de l'histoire. Elle ramène tout ce
qui s'y passe à l'ordre naturel des choses, et enferme les
véritables nouveautés qui annoncent son dépassement dans
le cadre restreint de son illusoire nouveauté. La révolte de
la jeunesse contre le mode de vie qu'on lui impose n'est,
en réalité, que le signe avant-coureur d'une subversion plus
vaste qui englobera l'ensemble de ceux qui éprouvent de
plus en plus l'impossibilité de vivre, le prélude à la pro-
chaine époque révolutionnaire. Seulement, l'idéologie domi-
nante et ses organes quotidiens, selon des mécanismes
éprouvés d'inversion de la réalité, ne peuvent que réduire
ce mouvement historique réel à une pseudo-catégorie
socio-naturelle : l'Idée de la Jeunesse (dont il serait dans
l'essence d'être révoltée). Ainsi ramène-t-on une nouvelle
jeunesse de la révolte à l'éternelle révolte de la jeunesse,
renaissant à chaque génération pour s'estomper quand « le
15
I jeune homme est pris par le sérieux de la production et
J par l'activité en vue des fins concrètes et véritables ». La
« révolte des jeunes » a été et est encore l'objet d'une véri-
table inflation journalistique qui en fait le spectacle d'une
« révolte » possible donnée à contempler pour empêcher
qu'on la vive, la sphère aberrante — déjà intégrée — néces-
saire au fonctionnement du système social ; cette révolte
contre la société rassure la société parce qu'elle est sensée
rester partielle, dans l'apartheid des « problèmes » de la
jeunesse — comme il y aurait des problèmes de la femme,
ou un problème noir — et ne durer qu'une partie de la
vie. En réalité, s'il y a un problème de la « jeunesse »
dans la société moderne, c'est que la crise profonde de
cette société est ressentie avec le plus d'acuité par la jeu-
nesse (1). Produit par excellence de cette société moderne,
elle est elle-même moderne, soit pour s'y intégrer sans
réserves, soit pour la refuser radicalement. Ce qui doit
surprendre, ce n'est pas tant que la jeunesse soit révoltée,
mais que les « adultes » soient si résignés. Ceci n'a pas
une explication mythologique, mais historique : la généra-
tion précédente a connu toutes les défaites et consommé
tous les mensonges de la période de désagrégation honteuse
du mouvement révolutionnaire.
Considérée en elle-même, la « Jeunesse » est un mythe
publicitaire déjà profondément lié au mode de production
capitaliste, comme expression de son dynamisme. Cette illu-
soire primauté de la jeunesse est devenue possible avec le
redémarrage de l'économie, après la deuxième guerre mon-
diale, par suite de l'entrée en masse sur le marché de toute
une catégorie de consommateurs plus malléables, un rôle
qui assure un brevet d'intégration à la société du spectacle.
Mais l'explication dominante du monde se trouve de nou-
veau en contradiction avec la réalité socio-économique (car
en retard sur elle) et c'est justement la jeunesse qui, la
première, affirme une irrésistible fureur de vivre et s'in-
surge spontanément contre l'ennui quotidien et le temps
mort que le vieux monde continue à sécréter à travers ses
différentes modernisations. La fraction révoltée de la jeu-
nesse exprime le pur refus sans la conscience d'une perspec-
tive de dépassement, son refus nihiliste. Cette perspective
(1) En ce sens que non seulement la jeunesse la ressent, mais veut
l'exprimer.
16
se cherche et se constitue partout dans le monde. Il lui faut
atteindre la cohérence de la critique théorique et l'organi-
sation pratique de cette cohérence.
Au niveau le plus sommaire, les « Blousons noirs »,
dans tous les pays, expriment avec le plus de violence
apparente le refus de s'intégrer. Mais le caractère abstrait
de leur refus ne leur laisse aucune chance d'échapper aux
contradictions d'un système dont ils sont le produit négatif
spontané. Les « Blousons noirs » sont produits par tous les
côtés de l'ordre actuel : l'urbanisme des grands ensembles,
la décomposition des valeurs, l'extension des loisirs consom-
mables de plus en plus ennuyeux, le contrôle humaniste-
policier de plus en plus étendu à toute la vie quotidienne,
la survivance économique de la cellule familiale privée de
toute signification. Ils méprisent le travail mais ils acceptent
les marchandises. Ils voudraient avoir tout ce que la publi-
cité leur montre, tout de suite et sans qu'ils puissent le
payer. Cette contradiction fondamentale domine toute leur
existence, et c'est le cadre qui emprisonne leur tentative
d'affirmation pour la recherche d'une véritable liberté dans
l'emploi du temps, l'affirmation individuelle et la constitu-
tion d'une sorte de communauté. (Seulement, de telles
micro-communautés recomposent, en marge de la société
développée, un primitivisme où la misère recrée inélucta-
blement la hiérarchie dans la bande. Cette hiérarchie, qui
ne peut s'affirmer que dans la lutte contre d'autres bandes,
isole chaque bande et, dans chaque bande, l'individu.)
Pour sortir de cette contradiction, le « Blouson noir > devra
finalement travailler pour acheter des marchandises — et là
tout un secteur de la production est expressément fabriqué
pour sa récupération en tant que consommateur (motos,
guitares électriques, vêtements, disques, etc...) — ou bien il
doit s'attaquer aux lois de la marchandise, soit de façon
primaire en la volant, soit d'une façon consciente en s'éle-
vant à la critique révolutionnaire du monde de la marchan-
dise. La consommation adoucit les mœurs de ces jeunes
révoltés, et leur révolte retombe dans le pire conformisme.
Le monde des Blousons noirs n'a d'autre issue que la prise
de conscience révolutionnaire ou l'obéissance aveugle dans
les usines.
Les Provos constituent la première forme de dépasse-
ment de l'expérience des « Blousons noirs », l'organisation
de sa première expression politique. Ils sont nés à la faveur
17
d'une rencontre entre quelques déchets de l'art décomposé
en quête de succès et une masse de jeunes révoltés en quête
d'affirmation. Leur organisation a permis aux uns et aux
autres d'avancer et d'accéder à un nouveau type de contes-
tation. Les « artistes » ont apporté quelques tendances,
encore très mystifiées, vers le jeu, doublées d'un fatras
idéologique ; les jeunes révoltés n'avaient pour eux que la
violence de leur révolte. Dès la formation de leur organi-
sation, les deux tendances sont restées distinctes ; la masse
sans théorie s'est trouvée d'emblée sous la tutelle d'une
mince couche de dirigeants suspects qui essaient de main-
tenir leur « pouvoir » par la sécrétion d'une idéologie
provotarienne. Au lieu que la violence des « Blousons noirs »
passe sur le plan des idées dans une tentative de dépas-
sement de l'art, c'est le réformisme néo-artistique qui l'a
emporté. Les Provos sont l'expression du dernier réfor-
misme produit par le capitalisme moderne : celui de la vie
quotidienne. Alors qu'il ne faut pas moins d'une révolution
ininterrompue pour changer la vie, la hiérarchie Provo
croit — comme Bernstein croyait transformer le capita-
lisme en socialisme par les réformes — qu'il suffit d'ap-
porter quelques améliorations pour modifier la vie quoti-
dienne. Les Provos, en optant pour le fragmentaire, finissent
par accepter la totalité. Pour se donner une base, leurs
dirigeants ont inventé la ridicule idéologie du Provotariat
(salade artistico-politique innocemment composée avec des
restes moisis d'une fête qu'ils n'ont pas connue) destinée,
selon eux, à s'opposer à la prétendue passivité et à l'embour-
geoisement du Prolétariat, tarte à la crème de tous les
crétins du siècle. Parce qu'ils désespèrent de transformer la
totalité, ils désespèrent des forces qui, seules, portent
l'espoir d'un dépassement possible. Le Prolétariat est le
moteur de la société capitaliste, et donc son danger mortel :
tout est fait pour le réprimer (partis, syndicats bureau-
cratiques, police, plus souvent que contre les Provos, colo-
nisation de toute sa vie), car il est la seule force réellement
menaçante. Les Provos n'ont rien compris de cela ; ainsi,
ils restent incapables de faire la critique du système de
production, et donc prisonniers de tout le système. Et
quand, dans une émeute ouvrière anti-syndicale, leur base
s'est ralliée à la violence directe, les dirigeants étaient
complètement dépassés par le mouvement et, dans leur
affolement, ils n'ont rien trouvé de mieux à faire qxie
dénoncer les « excès » et en appeler au pacifisme, renonçant
18
i! l
lamentablement à leur programme : provoquer les autorités
pour en montrer le caractère répressif (et criant qu'ils
étaient provoqués par la police). Et, pour comble, ils ont
appelé, de la radio, les jeunes émeutiers à se laisser éduquer
par les « Provos », c'est-à-dire par les dirigeants, qui ont
largement montré que leur vague « anarchisme » n'est
qu'un mensonge de plus. La base révoltée des Provos ne
peut accéder à la critique révolutionnaire qu'en commençant
par se révolter contre ses chefs, ce qui veut dire rallier les
forces révolutionnaires objectives du Prolétariat et se débar-
rasser d'un Constant, l'artiste officiel de la Hollande Royale,
ou d'un De Vries, parlementaire raté et admirateur de la
police anglaise. Là, seulement, les Provos peuvent rejoindre
la contestation moderne authentique qui a déjà une base
réelle chez eux. S'ils veulent réellement transformer le
monde, ils n'ont que faire de ceux qui veulent se contenter
de le peindre en blanc.
En se révoltant contre leurs études, les étudiants améri-
cains ont immédiatement mis en question une société qui
a besoin de telles études. De même que leur révolte (à Berke-
ley et ailleurs) contre la hiérarchie universitaire s'est
d'emblée affirmée comme révolte contre tout le système
social basé sur la hiérarchie et la dictature de l'économie
et de l'Etat. En refusant d'intégrer les entreprises, aux-
quelles les destinaient tout naturellement leurs études
spécialisées, ils mettent profondément en question un sys-
tème de production où toutes les activités et leur produit
échappent totalement à leurs auteurs. Ainsi, à travers des
tâtonnements et une confusion encore très importante, la
jeunesse américaine en révolte en vient-elle à chercher,
dans la « société d'abondance », une alternative révolution-
naire cohérente. Elle reste largement attachée aux deux
aspects relativement accidentels de la crise américaine : les
Noirs et le Viet-Nam ; et les petites organisations qui
constituent « la Nouvelle Gauche » s'en ressentent lourde-
ment. Si, dans leur forme, une authentique exigence de
démocratie se fait sentir, la faiblesse de leur contenu sub-
versif les fait retomber dans des contradictions dangereuses.
L'hostilité à la politique traditionnelle des vieilles organi-
sations est facilement récupérée par l'ignorance du monde
politique, qui se traduit par un grand manque d'informa-
tions, et des illusions sur ce qui se passe effectivement
dans le monde. L'hostilité abstraite à leur société les
19
conduit à l'admiration ou à l'appui de ses ennemis les plus
apparents : les bureaucraties dites socialistes, la Chine ou
Cuba. Ainsi trouve-t-on dans un groupe comme « Résur-
gence Youth Movement », et en même temps, une condam-
nation à mort de l'Etat et un éloge de la « Révolution Cul-
turelle » menée par la bureaucratie la plus gigantesque
des temps modernes : la Chine de Mao. De même que leur
organisation semi-libertaire et non directive risque, à tout
moment, par le manque manifeste de contenu, de retomber
dans l'idéologie de la « dynamique des groupes » ou dans
le monde fermé de la Secte. La consommation en masse
de la drogue est l'expression d'une misère réelle et la pro-
testation contre cette misère réelle : elle est la fallacieuse
recherche de liberté dans un monde sans liberté, la critique
religieuse d'un monde qui a lui-même dépassé la religion.
Ce n'est pas par hasard qu'on la trouve surtout dans les
milieux beatniks (cette droite des jeunes révoltés), foyers
du refus idéologique et de l'acceptation des superstitions
les plus fantastiques (Zen, spiritisme, mysticisme de la
« iNtew Church » et autres pourritures comme le Gandhisme
ou l'Humanisme...). A travers leur recherche d'un pro-
gramme révolutionnaire, les étudiants américains commet-
tent la même erreur que les « Provos » et se proclament
« la classe la plus exploitée de la société » ; ils doivent, dès
à présent, comprendre qu'ils n'ont pas d'intérêts distincts
de tous ceux qui subissent l'oppression généralisée et
l'esclavage marchand.
A l'Est, le totalitarisme bureaucratique commence aussi
à produire ses forces négatives. La révolte des jeunes y est
particulièrement virulente, et n'est connue qu'à travers les
dénonciations qu'en font les différents organes de l'appareil
ou les mesures policières qu'il prend pour les contenir. Nous
apprenons ainsi qu'une partie de la jeunesse ne « respecte »
plus l'ordre moral et familial (tel qu'il existe sous sa forme
bourgeoise la plus détestable), s'adonne à la «débauche»,
méprise le travail et n'obéit plus à la police du parti. Et, en
U.R.S.S., on nomme un ministre expressément pour com-
battre le hooliganisme. Mais, parallèlement à cette révolte
diffuse, une contestation plus élaborée tente de s'affirmer,
et les groupes ou petites revues clandestines apparaissent
et disparaissent selon les fluctuations de la répression poli-
cière. Le fait le plus important a été la publication par les
jeunes Polonais Kuron et Modzelewski de leur « Lettre
20
ouverte au Parti Ouvrier Polonais ». Dans ce texte, ils affir-
ment expressément la nécessité de « l'abolition des rapports
de production et des relations sociales actuelles > et voient
qu'à cette fin « la révolution est inéluctable ». L'intelli-
gentsia des pays de l'Est cherche actuellement à rendre
conscientes et à formuler clairement les raisons de cette
critique que les ouvriers ont concrétisée à Berlin-Est, à Var-
sovie et à Budapest, la critique prolétarienne du pouvoir
de classe bureaucratique. Cette révolte souffre profondément
du désavantage de poser d'emblée les problèmes réels, et
leur solution. Si, dans les autres pays, le mouvement est
possible, mais le but reste mystifié, dans les bureaucraties
de l'Est, la contestation est sans illusion, et ses buts connus.
Il s'agit pour elle d'inventer les formes de leur réalisation,
de s'ouvrir le chemin qui y mène.
Quant à la révolte des jeunes Anglais, elle a trouvé sa
première expression organisée dans le mouvement anti-
atomique. Cette lutte partielle, ralliée autour du vague pro-
gramme du Comité des Cent — qui a pu rassembler jusqu'à
300.000 manifestants — a accompli son plus beau geste au
printemps 1963 avec le scandale R.S.G. 6 (2). Elle ne pouvait
que retomber, faute de perspectives, récupérée par les
débris de la politique traditionnelle et les belles âmes paci-
fistes. L'archaïsme du contrôle dans la vie quotidienne,
caractéristique de l'Angleterre, n'a pu résister à l'assaut
du monde moderne, et la décomposition accélérée des
valeurs séculaires engendre des tendances profondément
révolutionnaires dans la critique de tous les aspects du
mode de vie (3). Il faut que les exigences de cette jeunesse
rejoignent la résistance d'une classe ouvrière qui compte
parmi les plus combatives du monde, celle des shop-
stewards et des grèves sauvages, et la victoire de leurs
luttes ne peut être recherchée que dans des perspectives
communes. L'écroulement de la social-démocratie au pou-
voir ne fait que donner une chance supplémentaire à leur
rencontre. Les explosions qu'occasionnera une telle ren-
contre seront autrement plus formidables que tout ce qu'on
a vu à Amsterdam. L'émeute provotarienne ne sera, devant
i2i Où les partisans du mouvement anti-atomique ont découvert,
rendu public et ensuite envahi des abris anti-atomiques ultra-
secrets réservés aux membres du gouvernement.
(3> On pense ici à l'excellente revue « Heatwave » dont l'évolution
semble aller vers un radicalisme de plus en plus rigoureux.
Adresse : 13. Redcliffe Bd... London, S W 10, Angleterre.
21
elles, qu'un jeu d'enfants. De là seulement peut naître un
véritable mouvement révolutionnaire, où les besoins pra-
tiques auront trouvé leur réponse.
Le Japon est le seul parmi les pays industriellement
avancés où cette fusion de la jeunesse étudiante et des
ouvriers d'avant-garde soit déjà réalisée.
Zengakuren, la fameuse organisation des Etudiants
révolutionnaires et la Ligue des jeunes travailleurs marxis-
tes sont les deux importantes organisations formées sur
l'orientation commune de la Ligue Communiste Révolution-
naire (4). Cette formation en est déjà à se poser le problème
de l'organisation révolutionnaire. Elle combat simultané-
ment, et sans illusions, le Capitalisme à l'Ouest et la
Bureaucratie des pays dits socialistes. Elle groupe déjà
quelques milliers d'étudiants et d'ouvriers organisés sur
une base démocratique et anti-hiérarchique, sur la parti-
cipation de tous les membres à toutes les activités de l'orga-
nisation. Ainsi les révolutionnaires japonais sont-ils les
premiers dans le monde à mener déjà de grandes luttes
organisées, se référant à un programme avancé, avec une
large participation des masses. Sans arrêt, des milliers
d'ouvriers et d'étudiants descendent dans la rue et affron-
tent violemment la police japonaise. Cependant, la L.C.R.,
bien qu'elle les combatte fermement, n'explique pas com-
plètement et concrètement les deux systèmes. Elle cherche
encore à définir précisément l'exploitation bureaucratique,
de même qu'elle n'est pas encore arrivée à formuler expli-
citement les caractères du Capitalisme moderne, la critique
de la vie quotidienne et la critique du spectacle. La Ligue
Communiste Révolutionnaire reste fondamentalement une
organisation politique d'avant-garde, héritière de la meil-
leure organisation prolétarienne classique. Elle est actuelle-
ment la plus importante formation révolutionnaire du
monde, et doit être d'ores et déjà, un des pôles de discus-
sion et de rassemblement pour la nouvelle critique révolu-
tionnaire prolétarienne dans le monde.
(4) KAIHOSHA c/o Dairyuso, 3 Nakanoekimae, Nakanoku, TOKYO
JAPON. ZENGAKUREN Hirota Building 2-10 Kandaiimbo cho,
Chiyoda-Ku, TOKYO Japon.
22
Créer enfin la situation qui rende
impossible tout retour en arrière
« Etre d'avant-garde, c'est marcher au pas de la
réalité » (1). La critique radicale du inonde moderne doit
avoir maintenant pour objet et pour objectif la totalité. Elle
doit porter indissolublement sur son passé réel, sur ce qu'il
est effectivement et sur les perspectives de sa transforma-
tion. C'est que, pour pouvoir dire toute la vérité du monde
actuel et, a fortiori, pour formuler le projet de sa subver-
sion totale, il faut être capable de révéler toute son histoire
cachée, c'est-à-dire regarder d'une façon totalement démys-
tifiée et fondamentalement critique, l'histoire de tout le
mouvement révolutionnaire international, inaugurée voilà
plus d'un siècle par le prolétariat des pays d'Occident, ses
« échecs » et ses « victoires ». « Ce mouvement contre l'en-
semble de l'organisation du vieux monde est depuis long-
temps fini » (2) et a échoué. Sa dernière manifestation histo-
rique étant la défaite de la révolution prolétarienne en
Espagne (à Barcelone, en mai 1937). Cependant, ses
« échecs » officiels, comme ses « victoires » officielles doi-
d> Internationale Situationniste n° 8.
!2) Internationale Situationniste n° 7.
vent être jugées à la lumière de leurs prolongements, et
leurs vérités rétablies. Ainsi, nous pouvons affirmer qu' « il
y a des défaites qui sont des victoires et des victoires plus
honteuses que des défaites » (Karl Liebknecht à la veille
de son assassinat). La première grande « défaite > du pou-
voir prolétarien, la Commune de Paris, est en réalité sa
première grande victoire car, pour la première fois, le Pro-
létariat primitif a affirmé sa capacité historique de diriger
d'une façon libre tous les aspects de la vie sociale. De même
que sa première grande « victoire », la révolution bolchevik,
n'est en définitive que sa défaite la plus lourde de consé-
quences. Le triomphe de l'ordre bolchevik coïncide avec
le mouvement de contre-révolution internationale qui com-
mença avec l'écrasement des Spartakistes par la « Social-
démocratie » allemande. Leur triomphe commun était plus
profond que leur opposition apparente, et cet ordre bol-
chevik n'était, en définitive, qu'un déguisement nouveau
et une figure particulière de l'ordre ancien. Les résultats
de la contre-révolution russe furent, à l'intérieur, l'établis-
sement et le développement d'un nouveau mode d'exploi-
tation, le capitalisme bureaucratique d'Etat et, à l'extérieur,
la multiplication des sections de l'Internationale dite com-
muniste, succursales destinées à le défendre et à répandre
son modèle. Le capitalisme, sous ses différentes variantes
bureaucratiques et bourgeoises, florissait de nouveau, sur
les cadavres des marins de Kronstadt et des paysans
d'Ukraine, des ouvriers de Berlin, Kiel, Turin, Shanghaï,
et plus tard de Barcelone.
La III* Internationale, apparemment créée par les Bol-
cheviks pour lutter contre les débris de la social-démocratie
réformiste de la IIe Internationale, et grouper l'avant-garde
prolétarienne dans les « partis communistes révolution-
naires •», était trop liée à ses créateurs et à leurs intérêts
pour pouvoir réaliser, où que ce soit, la véritable révolution
socialiste. En fait, la IIe Internationale était la vérité de la
IIP. Très tôt, le modèle russe s'imposa aux organisations
ouvrières d'Occident, et leurs évolutions furent une seule
et même chose. A la dictature totalitaire de la Bureau-
cratie, nouvelle classe dirigeante, sur le prolétariat russe,
correspondait au sein de ces organisations la domination
d'une couche de bureaucrates politiques et syndicaux sur
la grande masse des ouvriers, dont les intérêts sont devenus
franchement contradictoires avec les siens. Le monstre
24
stalinien hantait la conscience ouvrière, tandis que le
Capitalisme, en voie de bureaucratisation et de surdévelop-
pement, résolvait ses crises internes et affirmait tout fière-
ment sa nouvelle victoire, qu'il prétend permanente. Une
même forme sociale, apparemment divergente et variée,
s'empare du monde, et les principes du vieux monde conti-
nuent à gouverner notre inonde moderne. Les morts hantent
encore les cerveaux des vivants.
Au sein de ce monde, des organisations prétendument
révolutionnaires ne font que le combattre apparemment,
sur son terrain propre, à travers les plus grandes mystifi-
cations. Toutes se réclament d'idéologies plus ou moins
pétrifiées, et ne font en définitive que participer à la conso-
lidation de l'ordre dominant. Les syndicats et les partis
politiques forgés par la classe ouvrière pour sa propre
émancipatiosi sont devenus de simples régulateurs du sys-
tème, propriété privée de dirigeants qui travaillent à leur
émancipation particulière et trouvent un statut dans la
classe dirigeante d'une société qu'ils ne pensent jamais
mettre en question. Le programme réel de ces syndicats
et partis ne fait que reprendre platement la phraséologie
« révolutionnaire » et appliquer en fait les mots d'ordre du
réformisme le plus édulcoré, puisque le capitalisme lui-
même se fait officiellement réformiste. Là où ils ont pu
prendre le pouvoir — dans des pays plus arriérés que la
Russie — ce n'était que pour reproduire le modèle stalinien
du totalitarisme contre-révolutionnaire (3). Ailleurs, ils
sont le complément statique et nécessaire (4) à l'autorégu-
lation du Capitalisme bureaucratisé ; la contradiction
indispensable au maintien de son humanisme policier. D'au-
tre part, ils restent, vis-à-vis des masses ouvrières, les
garants indéfectibles et les défenseurs inconditionnels de la
contre-révolution bureaucratique, les instruments dociles
de sa politique étrangère. Dans un monde fondamentale-
ment mensonger, ils sont les porteurs du mensonge le plus
radical, et travaillent à la pérennité de la dictature univer-
selle de l'Economie et de l'Etat. Comme l'affirment les
(3) Leur réalisation effective, c'est tendre à industrialiser le pays par
la classique accumulation primitive au dépens de la paysannerie,
accélérée par la terreur bureaucratique.
c4> Depuis 45 ans. en France, le parti dit Communiste n'a pas fait un
pas vers la prise du pouvoir ; il en est de même dans tous les
pays avancés où n'est pas venue l'Armée dite rouge.
25
situationnistes, « un modèle social universellement domi-
nant, qui tend à l'autorégulation totalitaire, n'est qu'appa-
remment combattu par de fausses contestations posées en
permanence sur son propre terrain, illusions qui, au con-
traire, renforcent ce modèle. Le pseudo-socialisme bureau-
cratique n'est que le plus grandiose de ces déguisements
du vieux monde hiérarchique du travail aliéné » (5). Le
syndicalisme étudiant n'est dans tout cela que la carica-
ture d'une caricature, la répétition burlesque et inutile d'un
syndicalisme dégénéré.
La dénonciation théorique et pratique du stalinisme
sous toutes ses formes doit être la banalité de base de toutes
les futures organisations révolutionnaires. Il est clair qu'en
France, par exemple, où le retard économique recule encore
la conscience de la crise, le mouvement révolutionnaire ne
pourra renaître que sur les ruines du stalinisme anéanti.
La destruction du stalinisme doit devenir le delenda Car-
thago de la dernière révolution de la préhistoire.
Celle-ci doit elle-même rompre, définitivement, avec
sa propre préhistoire, et tirer toute sa poésie de l'avenir.
Les « Bolcheviks ressuscites » qui jouent la farce du « mili-
tantisme » dans les différents groupuscules gauchistes sont
des relents du passé, et en aucune manière n'annoncent
l'avenir. Epaves du grand naufrage de la « révolution
trahie », ils se présentent comme les fidèles tenants de l'or-
thodoxie bolchevik : la défense de l'U.R.S.S. est leur indé-
passable fidélité et leur scandaleuse démission.
Ils ne peuvent plus entretenir d'illusions que dans les
fameux pays sous-développés (6) où ils entérinent eux-
mêmes le sous-développement théorique. De Partisans
(organe des stalino-trotskismes réconciliés) à toutes les
tendances et demi-tendances qui se disputent « Trotsky »
à l'intérieur et à l'extérieur de la IV Internationale, règne
une même idéologie révolutionnariste, et une même incapa-
cité pratique et théorique de comprendre les problèmes du
monde moderne. Quarante années d'histoire contre-révolu-
tionnaire les séparent de la Révolution. Ils ont tort parce
(5) Luttes de classes en Algérie. Internationale Situationniste n° 10.
(6) Sur leur rôle en Algérie, cf. Les luttes de classes en Algérie,
Internationale Situationniste n° 10.
26
qu'ils ne sont plus en 1920 et, en 1920, ils avaient déjà
tort. La dissolution du groupe « ultra-gauchiste » Socialisme
ou Barbarie après sa division en deux fractions, « moder-
niste cardaniste » et « vieux marxiste » (de Pouvoir
Ouvrier) prouve, s'il en était besoin, qu'il ne peut y avoir de
révolution hors du moderne, ni de pensée moderne hors de
la critique révolutionnaire à réinventer (7). Elle est signi-
ficative en ce sens que toute séparation entre ces deux
aspects retombe inévitablement soit dans le musée de la
Préhistoire révolutionnaire achevée, soit dans la modernité
du pouvoir, c'est-à-dire dans la contre-révolution domi-
nante : Voix ouvrière ou Arguments.
Quant aux divers groupuscules « anarchistes », ensem-
ble prisonniers de cette appellation, ils ne possèdent rien
d'autre que cette idéologie réduite à une simple étiquette.
L'incroyable « Monde Libertaire », évidemment rédigé par
des étudiants, atteint le degré le plus fantastique de la
confusion et de la bêtise. Ces gens-là tolèrent effectivement
touf, puisqu'ils se tolèrent les uns les autres.
La société dominante, qui se flatte de sa modernisa-
tion permanente, doit maintenant trouver à qui parler,
c'est-à-dire à la négation modernisée qu'elle produit elle-
même (8) : « Laissons maintenant aux morts le soin d'en-
terrer leurs morts et de les pleurer. » Les démystifications
pratiques du mouvement historique débarrassent la cons-
cience révolutionnaire des fantômes qui la hantaient ; la <
révolution de la vie quotidienne se trouve face à face avec
les tâches immenses qu'elle doit accomplir. La révolution,
comme la vie qu'elle annonce, est à réinventer. Si le projet
révolutionnaire reste fondamentalement le même : l'aboli-
tion de ia société de classes, c'est que, nulle part, les condi-
tions dans lesquelles il se forme n'ont été radicalement
transformées. Il s'agit de le reprendre avec un radicalisme
et une cohérence accrus par l'expérience de la faillite de
ses anciens porteurs, afin d'éviter que sa réalisation frag-
mentaire n'entraîne une nouvelle division de la société.
La lutte entre le pouvoir et le nouveau prolétariat ne
pouvant se faire que sur la totalité, le futur mouvement
(7) Internationale Situationniste n° 9.
f8) Adresse aux révolutionnaires... Internationale Situationniste n° 10.
27
révolutionnaire doit abolir, en son sein, tout ce qui tend
à reproduire les produits aliénés du système marchand (9) ;
il doit en être, en même temps, la critique vivante et la
négation qui porte en elle tous les éléments du dépassement
possible. Comme l'a bien vu Lukacs (mais pour l'appliquer
à un objet qui n'en était pas digne : le parti bolchevik),
l'organisation révolutionnaire est cette médiation nécessaire
entre la théorie et la pratique, entre l'homme et l'histoire,
entre la masse des travailleurs et le prolétariat constitué,
en classe. Les tendances et divergences « théoriques » doi-
vent immédiatement se transformer en question d'organi-
sation si elles veulent montrer la voie de leur réalisation.
La question de l'organisation sera le jugement dernier du
nouveau mouvement révolutionnaire, le tribunal devant
lequel sera jugée la cohérence de son projet essentiel : la
réalisation internationale du pouvoir absolu des Conseils
Ouvriers, tel qu'il a été esquissé par l'expérience des révolu-
tions prolétariennes de ce siècle. Une telle organisation doit
mettre en avant la critique radicale de tout ce qui fonde la
société qu'elle combat, à savoir : la production marchande,
l'idéologie sous tous ses déguisements, l'Etat et les scissions
qu'il impose.
La scission entre théorie et pratique a été le roc contre
lequel a buté le vieux mouvement révolutionnaire. Seuls,
les plus hauts moments des luttes prolétariennes ont
dépassé cette scission pour retrouver leur vérité. Aucune
organisation n'a encore sauté ce Rhodus. lu'idéologie, si
« révolutionnaire » qu'elle puisse être est toujours au ser-
vice des maîtres, le signal d'alarme qui désigne l'ennemi
déguisé. C'est pourquoi la critique de l'idéologie doit être,
en dernière analyse, le problème central de l'organisation
révolutionnaire. Seul, le monde aliéné produit le mensonge,
et celui-ci ne saurait réapparaître à l'intérieur de ce qui
prétend porter la vérité sociale, sans que cette organisation
ne se transforme elle-même en un mensonge de plus dans
un monde fondamentalement mensonger.
L'organisation révolutionnaire qui projette de réaliser
le pouvoir absolu des Conseils Ouvriers doit être le milieu
où s'esquissent tous les aspects positifs de ce pouvoir. Aussi
doit-elle mener une lutte à mort contre la théorie léniniste
(9) Défini par la prédominance du travail-marchandise.
28
de l'organisation. La révolution de 1905 et l'organisation
spontanée des travailleurs russes en Soviets était déjà une
critique en actes (10) de cette théorie néfaste. Mais le
mouvement bolchevik persistait à croire que la spontanéité
ouvrière ne pouvait dépasser la conscience « trade-unio-
niste », et était incapable de saisir « la totalité >. Ce qui
revenait à décapiter le prolétariat pour permettre au parti
de prendre la « tête » de la Révolution. On ne peut contes-
ter, aussi impitoyablement que l'a fait Lénine, la capacité
historique du prolétariat de s'émanciper par lui-même, sans
contester sa capacité de gérer totalement la société future.
Dans une telle perspective, le slogan « tout le pouvoir aux
Soviets » ne signifiait rien d'autre que la conquête des
Soviets par le Parti, l'instauration de l'Etat du parti à la
place de « l'Etat » dépérissant du prolétariat en armes.
C'est pourtant ce slogan qu'il faut reprendre radica-
lement et en le débarrassant des arrière-pensées bolche-
viks. Le prolétariat ne peut s'adonner au jeu de la révolu- '
tion que pour gagner tout un monde, autrement il n'est
rien. La forme unique de son pouvoir, l'autogestion généra-
lisée, ne peut être partagée avec aucune autre force. Parce
qu'il est la dissolution effective de tous les pouvoirs, il ne
saurait tolérer aucune limitation (géographique ou autre) ;
les compromis qu'il accepte se transforment immédiatement
en compromissions, en démission. « L'autogestion doit être
à la fois le moyen et la fin de la lutte actuelle. Elle est
non seulement l'enjeu de la lutte, mais sa forme adéquate.
Elle est pour elle-même la matière qu'elle travaille et sa
propre présupposition (11) ».
La critique unitaire du monde est la garantie de la
cohérence et de la vérité de l'organisation révolutionnaire.
Tolérer l'existence des systèmes d'oppression (parce qu'ils
portent la défroque « révolutionnaire », par exemple) dans
un point du monde, c'est reconnaître la légitimité de l'op-
pression. De même, si elle tolère l'aliénation dans un
domaine de la vie sociale, elle reconnaît la fatalité de toutes
les réifications. Il ne suffit pas d'être pour le pouvoir
abstrait des Conseils Ouvriers, mais il faut en montrer la
(10) Après la critique théorique menée par Bosa Luxembourg.
(11) Les luttes de classes en Algérie (Internationale Situationniste
n« 10).
29
signification concrète : la suppression de la production
marchande et donc du prolétariat. La logique de la mar-
chandise est la rationalité première et ultime des sociétés
actuelles, elle est la base de Pautorégulation totalitaire de
ces sociétés comparables à des puzzles dont les pièces, si
dissemblables en apparence, sont en fait équivalentes. La
réification marchande est l'obstacle essentiel à une émanci-
pation totale, à la construction libre de la vie. Dans le
monde de la production marchande, la praxis ne se pour-
suit pas en fonction d'une fin déterminée de façon auto-
nome, mais sous les directives de puissances extérieures,
Et si les lois économiques semblent devenir des lois natu-
relles d'une espèce particulière, c'est que leur puissance
repose uniquement sur « l'absence de conscience de ceux
qui y ont part ».
Le principe de la production marchande, c'est la perte
de soi dans la création chaotique et inconsciente d'un monde
qui échappe totalement à ses créateurs. Le noyau radicale-
ment révolutionnaire de l'autogestion généralisée, c'est, au
contraire, la direction consciente par tous de l'ensemble
de la vie. L'autogestion de l'aliénation marchande ne ferait
de tous les hommes que les programmateurs de leur propre
survie : c'est la quadrature du cercle. La tâche des Conseils
Ouvriers ne sera donc pas l'autogestion du monde existant,
mais sa transformation qualitative ininterrompue : le dépas-
sement concret de la marchandise (en tant que gigantesque
détour de la production de l'homme par lui-même).
Ce dépassement implique naturellement la suppression
du travail et son remplacement par un nouveau type d'acti-
vité libre, donc l'abolition d'une des scissions fondamen-
tales de la société moderne, entre un travail de plus en
plus réifié et des loisirs consommés passivement. Des grou-
puscules aujourd'hui en liquéfaction comme S. ou B. ou
P.O. (12), pourtant ralliés sur le mot d'ordre moderne du
Pouvoir Ouvrier, continuent à suivre, sur ce point central,
le vieux mouvement ouvrier sur la voie du réformisme du
travail et de son « humanisation ». C'est au travail lui-
même qu'il faut aujourd'hui s'en prendre. Loin d'être une
(12) Socialisme ou Barbarie, Pouvoir Ouvrier, etc. Un groupe comme
ICO, au contraire, en s'interdisant toute organisation et une
théorie cohérente, est condamné à l'inexistence.
« utopie », sa suppression est la condition première du
dépassement effectif de la société marchande, de l'aboli-
tion — dans la vie quotidienne de chacun — de la sépara-
tion entre le « temps libre » et le « temps de travail », sec-
teurs complémentaires d'une vie aliénée, où se projette
indéfiniment la contradiction interne de la marchandise
entre valeur d'usage et valeur d'échange. Et c'est seulement
au-delà de cette opposition que les hommes pourront faire
de leur activité vitale un objet de leur volonté et de leur
conscience, et se contempler eux-mêmes dans un monde
qu'ils ont eux-mêmes créé. La démocratie des Conseils
Ouvriers est l'énigme résolue de toutes les scissions actuel-
les. Elle rend « impossible tout ce qui existe en dehors
des individus ».
La domination consciente de l'histoire par les hommes
qui la font, voilà tout le projet révolutionnaire. L'histoire
moderne, comme toute l'histoire passée, est le produit de
la praxis sociale, le résultat — inconscient — de toutes les
activités humaines. A l'époque de sa domination totalitaire,
le capitalisme a produit sa nouvelle religion : le spectacle.
Le spectacle est la réalisation terrestre de l'idéologie. Jamais
le monde n'a si bien marché sur la tête. « Et comme la
« critique de la religion », Ta critique du spectacle est
aujourd'hui la condition première de toute critique » (13).
C'est que le problème de la révolution est historique-
ment posé à l'humanité. L'accumulation de plus en plus
grandiose des moyens matériels et techniques n'a d'égale
que l'insatisfaction de plus en profonde de tous. La bour-
geoisie et son héritière à l'Est, la bureaucratie, ne peuvent
avoir le mode d'emploi de ce surdéveloppement qui sera la
base de la poésie de l'avenir, justement parce qu'elles tra-
vaillent, toutes les deux, au maintien d'un ordre ancien.
Elles ont tout au plus le secret de son usage policier. Elles
ne font qu'accumuler le Capital et donc le prolétariat ; est
prolétaire celui qui n'a aucun pouvoir sur l'emploi de sa
vie, et qui le sait. La chance historique du nouveau prolé-
tariat est d'être le seul héritier conséquent de la richesse
sans valeur du monde bourgeois, à transformer et à dépas-
ser dans le sens de l'homme total poursuivant l'appropria-
tion totale de la nature et de sa propre nature. Cette réali-
(13) Internationale Situationniste n° 9.
31
sation de la nature de l'homme ne peut avoir de sens que
par la satisfaction sans bornes et la multiplication infinie
des désirs réels que le spectacle refoule dans les zones loin-
taines de l'inconscient révolutionnaire, et qu'iî n'est capable
de réaliser que fantastiquement dans le délire onirique de
sa publicité. C'est que la réalisation effective des désirs
réels, c'est-à-dire l'abolition de tous les pseudo-besoins et
désirs que le système crée quotidiennement pour perpétuer
son pouvoir, ne peut se faire sans la suppression du spec-
tacle marchand et son dépassement positif.
L'histoire moderne ne peut être libérée, et ses acquisi-
tions innombrables librement utilisées, que par les forces
qu'elle refoule : les travailleurs sans pouvoir sur les condi-
tions, le sens et le produit de leurs activités. Comme le
prolétariat était déjà, au XIXe siècle, l'héritier de la philo-
sophie, il est en plus devenu l'héritier de l'art moderne et
de la première critique consciente de la vie quotidienne. Il
ne peut se supprimer sans réaliser, en même temps, l'art et
la philosophie. Transformer le monde et changer la vie sont
pour lui une seule et même chose, les mots d'ordre insépa-
rables qui accompagneront sa suppression en tant que
classe, la dissolution de la société présente en tant que
règne de la nécessité, et l'accession enfin possible au règne
de la liberté. La critique radicale et la reconstruction libre
de toutes les conduites et valeurs imposées par la réalité
aliénée sont son programme maximum, et la créativité libé-
rée dans la construction de tous les moments et événements
de la vie est la seule poésie qu'il pourra reconnaître, la
poésie faite par tous, le commencement de la fête révolu-
tionnaire. Les révolutions prolétariennes seront des fêtes
ou ne seront pas, car la vie qu'elles annoncent sera elle-
même créée sous le signe de la fête. Le jeu est la rationalité
ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans
entraves sont les seules règles qu'il pourra reconnaître.
Imprimerie Ch-Bernard, 27, rue des Cloys, Paris (18').
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même sans indication d'origine.
Supplément à la revue « Internationale Situationniste >
Boîte Postale 307-03 PARIS
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De la misere en mileu etudiant
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