Apres mai 1968 les plans de la bourgeoisie et le mouvement révolutionnaire

Thumbnail
Après Mai 1968
les plans de la bourgeoisie
et le mouvement révolutionnaire
(Rédigé par des militants
des comités d'action
Sorbonne, Vincennes, Nanterre)
FRANÇOIS MASPERO
i, place Paul-Painlevé - 5'
PARIS
1969
DANS LA MEME COLLECTION
Le putsch monétaire.
Table
INTRODUCTION
I. QUI SONT ET QUE FONT LES ENNEMIS DE LA
REVOLUTION EN FRANCE ? ........................
1. Le défi mortel de mai .............................. 5
2. Les réformes gaullistes : une réponse à mai ........ 6
3. La réforme universitaire ............................ 6
a. L'université : enjeu de la lutte des classes ........ 7
b. Le savoir : un monopole ........................ 7
c. La tactique de la bourgeoisie à l'université : cons-
titution d'un nouveau bloc réformiste ............ 8
d. L'université bourgeoise : une « rationalisation » du
marché de l'emploi ................................ 9
4. La réforme régionale ................................ 10
5. La réforme de l'entreprise .......................... 11
6. Le front agricole .................................... 13
II. LES CARTES DE LA BOURGEOISIE APRES MAI .... 14
1. La carte gaulliste .................................... 14
2. La carte social-démocrate ............................ 16
3. La carte fasciste .................................... 17
III. LE MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE ................ 19
1. Changer l'homme dans ce qu'il a de plus profond .. 19
2. Le marxisme est devenu une immense force matérielle 21
3. Oser se révolter ...................................... 22
4. Le parti bolchevique ................................ 23
5. L'Epoque de la révolution d'octobre ................ 25
6. L'Epoque de la révolution culturelle ................ 26
7. La faiblesse de mai : l'absence de noyau dirigeant .. 27
8. L'Etape présente .................................... 28
Introduction
Après Mai, Novembre. La bourgeoisie, une première fois vac-
cillante sous les coups de boutoir de la révolte des masses, mar-
que sa défiance dans la capacité du gaullisme à juguler le mou-
vement révolutionnaire en plaçant ses capitaux à l'étranger et
en jouant contre le franc. La crise monétaire, provoquée par le
capitalisme financier, est un coup de semonce contre le régime
gaulliste, coupable de n'avoir pas su ou pu briser la contestation,
mais aussi le signe d'une crise profonde du système de la dicta-
ture bourgeoise, qui hésite sur la forme politique la meilleure,
pour maintenir et perpétuer sa domination de classe.
Après la secousse révolutionnaire de mai, quelle que soit l'ex-
pression politique qu'elle choisira pour asseoir son pouvoir, la
bourgeoisie est contrainte de resouder son unité de classe face
au camp du prolétariat et de ses alliés, c'est-à-dire de promouvoir
une nouvelle alliance de classe entre sa fraction dominante (la
bourgeoisie monopoliste) et ses autres composantes (moyenne et
petite bourgeoisie, aristocratie ouvrière). Pour les révolution-
naires, il n'est pas de tâche plus urgente que d'analyser la nature,
les forces, le plan de la contre-révolution, pour mieux ajuster sa
stratégie et ses coups. Qui sont et que font nos ennemis, qui sont
nos amis et que peuvent-ils faire ? voilà la question décisive pour
le développement et l'approfondissement de la révolution en
France.
Qui sont et que font les ennemis
de la révolution en France ?
Sur quelles bases objectives d'intérêts de classe communs, la
bourgeoisie tente de promouvoir sa nouvelle unité ; quelles sont
les mesures que prend l'Etat gaulliste, instrument dans la phase
actuelle de la domination de la classe bourgeoise dans son en-
semble, pour la réunifier et lui trouver des alliés ; quelles contra-
dictions de plus en plus aiguës entre ses différentes fractions
(nationale et internationale) mine le camp de la bourgeoisie ?
C'est en répondant à ces trois questions, dialectiquement liées,
que l'on pourra analyser scientifiquement la physionomie, « le
tableau vivant » (Lénine) des forces de la bourgeoisie.
1. Le défi mortel de Mai
Le mouvement révolutionnaire s'est attaqué à la domination
de la bourgeoisie dans son ensemble (monopoles, mais aussi
moyens et petits patrons dans l'industrie, représentants de l'idéo-
logie archi-réactionnaire dans l'Université, survivance d'une Uni-
versité « féodale », mais aussi courant moderniste-réformiste,
assez bien représenté par les colloques de Caen et d'Amiens).
La bourgeoisie en son entier a compris la menace mortelle pour
sa domination de classe et a reformé son unité en toute hâte
(après les échecs de la solution sociale-démocrate Mitterrand-
Mendès, balayée par le mouvement révolutionnaire de masse)
autour du pouvoir gaulliste, montrant, comme c'est la règle en
période révolutionnaire, que son instinct (de conservation) de
classe décuplait sa lucidité politique. Une fois de plus, une classe,
au moment décisif, désavoue ses représentants politiques qui lui
servent en « période pacifique », mais qui ne comprennent pas
que leur heure est définitivement révolue en période de lutte
déclarée des classes, dès lors qu'ils n'adoptent pas une attitude
sans équivoque (pour la révolution ou pour la contre-révolution).
C'est ce qui explique fondamentalement la débâcle de la F.G.D.S.
aux élections. (Il est caractéristique que les « forteresses » du
« républicanisme » — Sud-Ouest — dont la composition de classe
est essentiellement un bloc petit-bourgeois sous la direction de
notables, soient passés dans le camp gaulliste.) Mais après l'eu-
phorie du triomphe gaulliste aux élections, la bourgeoisie mono-
poliste, par l'intermédiaire de l'Etat gaulliste, doit payer son
tribut à ses nouveaux alliés bourgeois et petits bourgeois. Compte
tenu des coups très sévères portés par le mouvement révolution-
naire à la bourgeoisie dans son ensemble, les difficultés, si elles
doivent être fondamentalement payées par le camp populaire,
classe ouvrière en tête, aiguisent les contradictions entre les dif-
férentes fractions de la bourgeoisie dans la mesure où chacune
a sa propre stratégie pour briser l'élan révolutionnaire et resouder
à son profit le camp entier de la bourgeoisie.
2. Les réformes gaullistes : une réponse à Mai
C'est sur ce fond d'essai de reconstituer l'unité de la classe
bourgeoise face au camp du prolétariat, n'excluant pas, mais,
au contraire, attisant toutes les contradictions entre les diffé-
rentes fractions de la bourgeoisie qui aspirent toutes à l'unité
de leur classe, mais chacune voulant la réaliser à son profit, que
peut s'analyser les réformes en cours, l'unanimité de façade avec
laquelle elles sont acceptées par le camp de la réaction et en
même temps les violentes contradictions qu'elles provoquent et
qu'elles ne peuvent manquer d'accuser plus encore. Les trois ré-
formes essentielles mises en chantier par le gouvernement gaul-
liste (réforme Université — réforme régionale et administrative
— réforme de l'entreprise) et ses annexes (réorganisation de
l'agriculture, simplification et accroissement de la productivité
de l'appareil commercial) visent toutes au même plan stratégi-
que : renforcement de la dictature bourgeoise, c'est-à-dire élar-
gissement des forces productives et reproduction des rapports
de production bourgeois. Ce renforcement de la dictature bour-
geoise implique deux conditions fondamentales, dialectiquement
liées, dont l'une est à l'autre la forme concrète d'existence : le
renforcement de la capacité productive (compte tenu de la concur-
rence capitaliste internationale acharnée) et l'unité de classe de
la bourgeoisie, au profit de sa fraction la plus forte et la plus
expérimentée : la bourgeoisie monopoliste, mais sous la condi-
tion expresse que la bourgeoisie monopoliste puisse, d'une cer-
taine façon, satisfaire aux exigences et aux intérêts de toutes
les autres fractions de la bourgeoisie. Cette alliance de classe,
complexe et contradictoire, qui doit tout à la fois cimenter l'in-
térêt commun de la classe bourgeoise face au prolétariat et ses
alliés, sans pouvoir effacer magiquement la loi de l'inégal déve-
loppement en son sein même, engendrant inévitablement des
contradictions de plus en plus aiguës, est la condition vitale de
sa survie. C'est précisément pourquoi l'Etat gaulliste est acculé
à ses réformes qui sont toutes trois aussi nécessaires. Aussi, pour
analyser la signification politique de ces réformes, il ne faut pas
les comprendre séparément l'une de l'autre, mais bien voir qu'elles
forment un système dont aucune des pièces ne doit manquer
pour qu'elles satisfassent au but stratégique qui leur est assigné :
assurer la survie, la consolidation et l'élargissement de la dicta-
ture bourgeoise.
3. La réforme universitaire
Elle répond à deux objectifs tout aussi fondamentaux pour
la bourgeoisie : d'un point de vue politique, briser l'unité mili-
tante de mai entre ouvriers et étudiants, en essayant de diviser
le mouvement étudiant, reconstituer une nouvelle alliance bour-
geoisie-étudiants-intellectuels, par l'intermédiaire d'une direction
réformiste du front universitaire. En second lieu, d'un point de
vue économique, profiter de cette nouvelle alliance pour lui don-
ner un contenu économique plus élevé : faire de l'Université et
de l'Ecole en général un chaînon essentiel dans l'extension et le
développement des forces productives.
a) L'Université : enjeu de la lutte des classes
Depuis mai, l'Ecole est apparue comme le lieu privilégié où se
pose la question du pouvoir et s'est trouvée, de ce fait, l'enjeu
d'une lutte de classe acharnée entre le prolétariat et la bour-
geoisie. Pourquoi et en quel sens ?
D'une manière générale, l'Ecole, dans une formation sociale
capitaliste, doit indissolublement permettre une extension des
forces productives correspondant au procès ininterrompu de leur
socialisation, sans que la socialisation des forces productives
vienne à rentrer en contradiction explosive avec l'appropriation
privée des moyens de production, c'est-à-dire les rapports de pro-
duction capitaliste. Autrement dit, l'Ecole réfléchit d'une ma-
nière aiguë la contradiction fondamentale de toute formation
capitaliste. La nécessité de la qualification et par conséquent de
l'extension des scolarisés, l'accumulation et la reproduction élar-
gie du capital constant qui font de la science et de sa maîtrise
en grand une condition indispensable à la perpétuation du cycle
capitaliste (socialisation des forces productives) ne doivent ce-
pendant pas empêcher la reproduction des rapports de produc-
tion capitaliste caractérisée toujours par l'appropriation privée
des moyens de production. Mais du fait de la socialisation des j
forces productives, réfléchie dans l'Ecole par l'élargissement con-
tinu des scolaires, la survie même des rapports de production
capitalistes ne peut plus être simplement assurée par la fonction !
idéologique apologétique qui tend à justifier la survie du sys-
tème. C'est à l'intérieur même de la science, du savoir, de son
mode de production, d'appropriation et de distribution que doit
se réaliser le maintien du système. Autrement dit, la contradic-
tion absolue entre travail manuel et travail intellectuel et les
moyens qui lui permettent de se perpétuer (système des examens
sélectifs, production et reproduction sociale du savoir, appro-
priation ou exclusion de ce savoir par les méthodes d'enseigne-
ment) constitue, dans la phase du capitalisme monopoliste et de
l'impérialisme, l'aspect principal de la contradiction fondamen-
tale du prolétariat et de la bourgeoisie à l'Université et indique
où se joue la lutte de classe acharnée qu'ils se livrent.
b) Le savoir comme monopole
Au niveau du savoir lui-même, de par la scission radicale du !
travail manuel et du travail intellectuel, se fait jour la contra- |
diction fondamentale spécifique du système impérialiste (sociali-
sation des forces productives et appropriation privée des moyens
de production) sous la forme de la contradiction explosive entre
monopole privé du savoir (autorité académique) et socialisation
ininterrompue du savoir comme sphère spécifique de l'élargisse-
ment des forces productives, aussi bien d'un point de vue ob-
jectif, par l'incorporation de la science dans le procès élargi de
l'extraction de la plus-value (développement des progrès techni-
ques et monopoles des brevets, rationalisation du procès de tra-
travail) que d'un point de vue subjectif (extension numérique des
scolarisés). Cette contradiction explosive permet de caractériser
le système d'enseignement de « décadent » en ce que la produc-
tion et la distribution du savoir sont soumises à la loi fondamen-
tale de tout le système impérialiste : subordination des forces
productives aux rapports de production, entraînant l'anarchie et
le gaspillage (cf. les lamentations bourgeoises sur la non adapta-
tion de l'Ecole à la vie moderne) et la révolte des forces produc-
tives (par forces productives, il faut évidemment inclure le sujet
producteur, par conséquent, dans l'enseignement, l'étudiant) con-
tre le cadre étriqué qu'imposé le système dominant des rapports
de production, obstacle à leur libre développement harmonieux.
La révolte des étudiants contre le système de l'enseignement
touche au point vital du capitalisme, car il s'oppose au méca-
nisme fondamental du procès de reproduction des rapports de
production : opposition travail manuel - travail intellectuel qui
impose un monopole du savoir et constitue dans une société im-
périaliste le savoir comme monopole.
Voilà pourquoi le mouvement étudiant a des raisons objec-
tives, quelle que soit l'origine sociale des étudiants, à fusionner
avec la classe ouvrière, force dirigeante capable de briser le sys-
tème capitaliste. C'est sur cette base solide que peut se nouer et
se renforcer l'alliance militante entre mouvement révolutionnaire
étudiant et mouvement révolutionnaire ouvrier.
c) La tactique de la bourgeoisie à l'Université : constitution d'un
nouveau bloc réformiste
Que veut faire la bourgeoisie pour empêcher la fusion entre
ces deux mouvements révolutionnaires ? Sans pouvoir résoudre
la contradiction fondamentale de son enseignement qui le cons-
titue comme décadent, elle peut résorber les aspects secondaires
de la contradiction (enseignement vide - enseignement rationalisé)
par l'extension du mode de production capitaliste à tous les as-
pects de la vie sociale, recouvrant toute la sphère de la société
civile (Université comprise). Ainsi peut-elle résoudre à son profit
la contradiction criante entre socialisation des modes de produc-
tion du savoir et son appropriation privée, en brisant définitive-
ment la forme précapitaliste de son appropriation privée (chaire,
mandarinat), le remplaçant par un procès d'appropriation capi-
taliste plus rationalisé (équipes de travail, unités pluridiscipli-
naires). Elle espère ainsi reconstituer un nouveau bloc dans
l'Ecole, dont la direction idéologique serait aux mains des réfor-
mistes, sous le label de l'efficacité, en sacrifiant ses alliés encom-
brants qui ne comprennent pas qu'il est temps de soumettre la
production du savoir aux normes rigoureuses de l'entreprise (cf.
la polémique Faure-Aron). C'est le sens politique profond de la
réforme Edgar Faure. Sanguinetti, hérault de la matraque, se
plaint que la réforme Faure soit de circonstance, ne comprenant
pas qu'après un affrontement révolutionnaire, la classe dominante
doit tenir compte du nouveau rapport des forces politiques pour
reconstituer et si possible accentuer sa domination de classe. Le
ministre de l'Education nationale n'a pas d'autre stratégie. D'un
point de vue politique, il doit tenir compte de la poussée des
8
forces révolutionnaires à l'Université. C'est pourquoi il ne peut,
comme Fouchet, imposer une sélection. Pourquoi ? La sélection
bourgeoise, c'est le moyen de renforcer la scission intellectuel-
manuel, forme spécifique de la dictature bourgeoise. Ce fut la
cible n° 1 des forces révolutionnaires, le maillon le plus faible
dans le système d'enseignement bourgeois décadent, le terrain
où se forge l'unité militante du mouvement révolutionnaire étu-
diant et du mouvement ouvrier, la classe ouvrière comprenant
très bien que c'est de cette manière que se perpétue son état
exploité de salariat. En acceptant un compromis sur ce terrain,
Faure espère bien briser le front militant révolutionnaire, en pla-
çant le mouvement étudiant sur le terrain choisi par la bourgeoi-
sie : celui de la rentabilité des études. D'autant que permettre à
tous les bacheliers d'entrer dans l'enseignement supérieur ne
coûte rien à la bourgeoisie, au contraire, cela lui permet de ratio-
naliser le marché de l'emploi.
d) L'Université bourgeoise : une « rationalisation » du marché de
l'emploi
En effet :
a — les Universités seront concurrentes, soumises à la loi de
l'entreprise, celle de la productivité et de la rentabilité.
b — à l'intérieur du cycle universitaire, des sélections seront
de nouveau à l'œuvre : premier cycle, deuxième cycle,
troisième cycle ou « cycle de pointe ».
Par ces deux procédés, la bourgeoisie pourra peser sur le mar-
ché de l'emploi.
a — en se constituant une armée de réserve de chômeurs chez
les ouvriers hautement spécialisés et les cadres : la masse
des étudiants non-reçus.
b — par le nombre des étudiants (non directement rentables)
peser sur l'âge de la retraite (la retarder) et la produc-
tivité (la prolongation des heures de travail) tout en ac-
centuant la crainte du chômage sur les cadres en activité
(chômage des cadres de quarante ans).
Ainsi par la « rationalisation » de l'enseignement, la bourgeoi-
sie peut escompter récupérer la masse des étudiants réformistes
dont la revendication principale porte sur le refus du gâchis et
de l'incohérence des études, et, de ce fait même, briser l'alliance
éventuelle de la classe ouvrière et des autres travailleurs de l'en-
treprise (ingénieurs, chercheurs, cadres) en suscitant des conflits
catégoriels entre les travailleurs non manuels.
Cette stratégie dans l'Enseignement supérieur est d'autant plus
réalisable qu'elle ne constitue qu'un élément d'un tout : la ré-
forme de l'Ecole qui est entièrement inspirée par cet objectif
unique : subordonner l'accroissement des forces productives à la
perpétuation des rapports de production capitalistes.
L'Enseignement primaire a pour but principal d'immobiliser
la majorité des enfants des classes travailleuses jusqu'à seize
ans (réserve de la force de travail) qui pèse doublement sur les
conditions de vie de la classe ouvrière (dépense et manque à ga-
gner, retard de l'âge de la retraite et augmentation de la produc-
tivité) tout en accentuant les formes de dictature idéologique. Le
certificat d'études est supprimé ; il est remplacé par un diplôme
qui tient le plus grand compte des « bonnes relations humaines »
des enfants (c'est-à-dire, en clair, de leur degré de soumission à
l'idéologie dominante). Comment expliquer autrement qu'au mo-
ment même ou la propagande officielle met l'accent sur la néces-
saire qualification des travailleurs, dont l'Ecole serait l'instru-
ment, le marché du travail exige une déqualification continue ?
La réforme de l'Université apparaît donc comme un essai de
rationaliser le marché du travail dans les limites des rapports
de production capitalistes, ce qui suppose une restructuration de
la domination politique de classe de la bourgeoisie sur l'Univer-
sité, par la médiation du mouvement réformiste.
4. La réforme régionale
i En raison de la crise générale de l'impérialisme et des contra-
dictions interimpérialistes de plus en plus graves, la bourgeoisie
monopoliste française se trouve acculée à une contradiction ex-
plosive qu'elle ne peut résoudre, mais qu'elle tente désespérément
d'atténuer. Soit elle rend son appareil « compétitif » pour relever
le défi de ses concurrents, mais c'est alors en foulant aux pieds
les intérêts de la bourgeoisie moyenne et petite (absorption des
petites entreprises, concentrations, etc.) et en accroissant le mé-
contentement et la volonté de lutte du prolétariat, soit elle doit
tenir compte de ses alliés (système de prêts aux moyennes entre-
prises et la moyenne et grande paysannerie) au risque de perdre
la bataille interimpérialiste.
La réforme régionale et les nouvelles orientations du plan
(5 et 6) tente de solutionner cette quadrature du cercle. Il s'agit
de faire partager par la bourgeoisie non monopoliste une part
de la plus-value extorquée au prolétariat. Toutes les assemblées
régionales, émanation de la moyenne et de la petite bourgeoisie
(grands et moyens propriétaires fonciers, industriels des moyen-
nes et petites entreprises, professions libérales, sans compter
toutes les bureaucraties syndicales) prétendent disposer des fonds
publics et avoir droit de regard sur l'aménagement, de telle sorte
que les fruits de l'expansion ne profitent pas exclusivement aux
grands monopoles. Depuis 1958, les fractions non monopolistes
de la bourgeoisie ont perdu leur arme la plus puissante : le Par-
lement. Après mai, la bourgeoisie monopoliste, obligée de re-
souder l'unité de sa classe, leur laisse le parlement régional,
ainsi que, sur le plan économique, la possibilité — sous forme
de la sous-traitance — de participer aux super-bénéfices. La ré-
forme régionale porte sur les pouvoirs de décisions relatifs à la
planification, à l'aménagement du territoire, au développement
économique et social et à la gestion d'établissements publics ré-
gionaux, c'est-à-dire qu'elle doit être conçue en conformité avec
la stratégie générale du Plan. C'est la même stratégie générale
(unité de la classe bourgeoise sous la direction de sa fraction
monopoliste) qui impose le transfert au profit des Assemblées
régionales d'une partie du budget de l'Etat, l'affectation du pro-
duit de certains impôts et la création, recommandée par Gui-
chard dans le cadre de la révision du Ve Plan, d'entreprises de
sous-traitance de taille moyenne. Cette stratégie globale aura
10
évidemment pour conséquence de renforcer l'exploitation à la-
quelle est soumise la classe ouvrière : charges plus élevées (im-
pôts locaux et régionaux), diminution des investissements affec-
tés aux équipements collectifs, rationalisation de l'appareil pro-
ductif (productivité accrue, déplacement de main-d'œuvre, chô-
mage).
C'est bien pourquoi, consciente de ce fait, la bourgeoisie tente
d'intégrer à ses structures toutes les bureaucraties ouvrières (syn-
dicats et partis de gauche) dans l'espoir qu'elles pourront em-
pêcher la révolte ouvrière et convaincre le prolétariat de parti-
ciper à sa propre exploitation.
5. La réforme de l'entreprise
Elle répond, comme les deux autres réformes, à une double
finalité : développer les forces productrices (rationalisation du
procès de travail de son amont à son aval : production élargie
des moyens de production, participation des cadres à l'accroisse-
ment de la productivité par la « décentralisation » des décisions
dans l'entreprise, accélération des cadences) et structurer une
nouvelle alliance dans l'entreprise en intégrant sous la domina-
tion patronale les cadres et les bureaucraties syndicales à la stra-
tégie globale du capital. Comme le dit M. Alain Vernholles dans
le Monde du 21-10-68 : « La recherche d'une meilleure producti-
vité constituera l'année prochaine un des objectifs primordiaux
des entreprises dont les marges de manœuvre se sont rétrécies
à la suite des augmentations de salaires décidées au printemps. »
Jusqu'à mai 1968, le processus de modernisation de l'appareil
productif de la bourgeoisie monopoliste s'était poursuivi sous la
condition expresse de l'affaiblissement du pouvoir d'achat des
masses et du prolétariat (ce que Guichard appelle la « modéra-
tion de la pression de la demande ») et du renforcement des posi-
tions du capital monopoleur face à ses concurrents étrangers et
à ses alliés nationaux (petite et moyenne entreprises), ce que les
économistes bourgeois appellent « priorité donnée aux investis-
sements productifs ». Le mouvement de mai a perturbé cette
stratégie globale de deux points de vue : d'abord l'augmentation
des salaires (pression de la « demande » et plus grave encore : la
fuite des capitaux (12 milliards de francs). L'augmentation des
salaires a été vite épongée par l'augmentation des prix, il reste
à rendre effectif la « priorité aux investissements productifs ». Or
ce n'est possible qu'en renforçant le « despotisme » de l'autorité
capitaliste dans l'entreprise. La réforme de l'entreprise se donne
pour objectiif d'atteindre ce résultat.
On sait que Marx1 montre comment le capital se sert de la pla-
nification à des niveaux toujours plus élevés du procès de pro-
duction, de la coopération simple à la manufacture et à la grande
industrie, pour défendre et renforcer la domination qu'il exerce
sur la force de travail. La planification capitaliste se manifeste
tout d'abord dans « la fonction de direction, de surveillance, de
coordination ». Avoir tous pouvoirs sur le travail et exercer une
fonction de direction, ceci et cela s'unit en un mécanisme objec-
tif qui s'oppose aux ouvriers. « Pour que des ouvriers salariés
Le Capital, livre I. tome 3, page 25, Editions Sociales.
11
puissent coopérer, il faut que le même capital les emploie simul-
tanément ; le lien de leurs fonctions individuelles et leur unité,
comme corps productif, se trouvent en dehors des ouvriers sala-
riés, idéalement comme le plan du capitaliste et, pratiquement
comme son autorité, comme la puissance d'une volonté étran-
gère qui asservit leurs actions à ses propres fins. La direction ca-
pitaliste est donc double quant à son contenu, parce que le pro-
cès de production est lui-même double, procès de production
coopératif d'une part et procès d'extraction de plus-value de
l'autre ; mais sa forme est despotique. »2 Ce n'est qu'avec l'intro-
duction des machines à large échelle que les « puissances intel-
lectuelles » portent à son maximum la domination que les capi-
talistes exercent sur le travail : quand la science entre au service
du capital. C'est à ce niveau qu'on veut voir disparaître les der-
niers restes d'autonomie des ouvriers dans le procès d'extraction
de la plus-value ; nulle restriction « technique » ne s'oppose à ce
que la force de travail devienne une marchandise. L'objectivité
(capitaliste) du mécanisme de production qui se dresse devant
les ouvriers trouve son fondement optimum dans le principe
technique des machines, la connexion des différentes phases, la
continuité ininterrompue du flux s'imposent à la volonté de l'ou-
vrier comme nécessités « scientifiques » et correspondent parfai-
tement à la volonté capitaliste de « pomper » au maximum la
force de travail. Le rapport social instauré par le capitalisme
se « cache derrière les exigences techniques du machinisme et la
division du travail semble tout à fait indépendante de l'arbitrage
capitaliste, comme si elle n'était que le résultat simple et néces-
saire de la « nature » du moyen de travail. »3
Le despotisme du capital prend alors la forme d'un despo-
tisme de la rationalité. Celle-ci est la médiation nécessaire pour
arriver à un meilleur fonctionnement du capital dans ses deux
parties, capital constant, capital variable ; elle en scelle l'unité et
la rend techniquement nécessaire. Seule la révolte ouvrière vient
briser ce « plan rationnel ». Après mai, la bourgeoisie doit inté-
grer dans son programme de planification la révolte ouvrière et
jouer de la « rationalité » à deux niveaux. Premièrement donner
l'illusion aux cadres et aux travailleurs qu'il sera mis fin à l'anar-
chie de la production et de la gestion par la participation, c'est-
à-dire la décentralisation du pouvoir de décision, l'éparpillement
du « despotisme », deuxièmement par ce fait même accroître le
rendement, la productivité, c'est-à-dire développer et perfection-
ner son appareil productif. La participation est un élément déter-
minant du procès bourgeois de rationalisation et de planification.
En ce sens, la participation n'est pas seulement et principale-
ment un mythe idéologique à résonance fasciste, mais un moyen
décisif pour que le capitalisme français puisse enfin se gérer de
manière rationnelle (management) pour pouvoir affronter la
concurrence interimpérialiste.
De ce point de vue, il est décisif pour la bourgeoisie que l'idéo-
logie de la participation triomphe à l'Université pour que les
bienfaits économiques de la participation se réalisent dans l'en-
treprise. La bataille de l'expansion et du franc se joue aussi dans
les Facultés et dans lycées.
2 Le Capital, livre I, tome 3, page 23, Editions Sociales.
3 Idem, page 86.
12
6. Le Front agricole
L'importance du front agricole dans la stratégie globale de la
bourgeoisie est excellemment démontrée par René Blondelle,
président de l'Assemblée permanente des Chambres d'Agriculture,
représentant de la grande propriété foncière, dans un article
suggestif appelé «l'agriculture coûte cher» (Le Monde, 5-11-1968).
L'Etat, dit-il, ne perd pas son argent en distribuant ses subven-
tions aux agriculteurs, car sans elles :
1. un chômage agricole énorme s'ensuivrait qui poserait des
problèmes économiques et sociaux fort lourds ;
2. l'industrie perdrait un client de taille, ce qui aurait pour
effet de reconvertir toutes les entreprises d'amont ou d'aval
de l'agriculture.
Pour désamorcer l'éventuelle alliance entre mouvement étu-
diant, mouvement ouvrier, mouvement paysan, la bourgeoisie a
un intérêt vital à promouvoir par étapes et à retarder le rythme
de capitalisation de l'agriculture. Le Budget 1968 sur l'Agricul-
ture donne de ce point de vue le plan général : restreindre la po-
pulation agricole active pour rentabiliser l'exploitation agricole,
en resserrant ainsi l'alliance de la bourgeoisie monopoliste et de
la bourgeoisie rurale (par ailleurs revigorée par la réforme ré-
gionale) sans que ces « changements structurels » ne produisent
un trop grand volant de chômage pouvant rendre la situation
explosive, d'autant qu'une partie des petits paysans se tourne
vers les forces révolutionnaires (au dernier congrès du C.N.J.A.,
une forte minorité gauchiste est apparue). L'orientation générale
des mesures d'adaptation de l'agriculture vise à l'intégration ac-
célérée de l'agriculture dans la sphère du mode capitaliste de
production. Deux dispositions essentielles tendent à y concourir :
l'élargissement de la propriété foncière par « l'assouplissement »
de la législation en vigueur destinée à interdire la constitution
de grosses « exploitations », les facilités de trésorie pour les gros
propriétaires par l'institution de baux à longue durée, ce qui
implique des allégements fiscaux et des incitations fiscales au
profit des grands propriétaires fonciers. Deuxième disposition :
l'organisation des marchés par la spécialisation des produits
(encouragement à la production de viande). Quant à la solution
du problème des exploitations familiales, la bourgeoisie compte
sur son dépérissement naturel et au besoin par quelques mesures
fiscales (l'indemnité viagère de départ passe de 65 à 60 ans), une
pré-indemnité d'un montant forfaitaire de 1.500 francs par an
pourra être accordée, dans les zones de rénovation rurales, aux
agriculteurs âgés de 55 ans, lorsque la superficie de leur exploi-
tation est inférieure au seuil minimum) ; quant aux enfants des
exploitants agricoles ruinés, des mesures spéciales sont calcu-
lées pour leur faire quitter la terre : une bourse scolaire sera
automatiquement attribuée aux enfants d'agriculteurs établis sur
une exploitation dont la surface est inférieure à la superficie mi-
nimum ; une majoration de 25 % est prévue lorsque l'enfant pour-
suivra ses études après l'âge de la scolarité obligatoire, des boni-
fications pourront être versées pour les études longues.
13
Les cartes de la bourgeoisie après mai
Ainsi, après le grand ébranlement révolutionnaire de mai, la
bourgeoisie est obligée d'élaborer une nouvelle stratégie générale,
de cimenter son unité de classe et d'inventer de nouvelles formes
d'alliances pour consolider et accentuer sa domination dans tou-
tes les sphères de la vie sociale et sur tous les fronts de la lutte
de classe. Pour concevoir, appliquer et faire triompher cette stra-
tégie générale qui implique le renforcement de sa domination, de
quelles forces politiques dispose-t-elle ? Dans quelles limites de
variations sa domination de classe peut-elle s'exercer ? La ré-
ponse à ces questions est décisive pour les révolutionnaires en
vue de promouvoir une contre-stratégie, profiter des contradic-
tions de l'ennemi, peser sur ses points faibles, déterminer l'étape
du combat révolutionnaire et proposer un système de tâches
adapté.
1 — La carte gaulliste
De 1958 à mai 1968, le gaullisme, sous la forme du bonapar-
tisme, est l'instrument de la fraction monopoliste. Faisant appel
à l'unité nationale, réussissant dans une certaine mesure à se
faire passer comme le garant de « l'intérêt public », il a pu se
permettre d'ignorer, voire de s'opposer aux fractions non mono-
polistes de la bourgeoisie, dans la mesure où la force assoupie du
prolétariat après la défaite sans bataille du coup d'Etat de 1958
n'obligeait pas la bourgeoisie tout entière à faire front contre
une poussée révolutionnaire. Cette relative liberté de manœuvre
du gaullisme par rapport aux différentes fractions de la bour-
geoisie et de la petite bourgeoisie, a permis à la bourgeoisie mo-
nopoliste, dont il était l'instrument, de moderniser son appareil
de production et de se fortifier face à ses concurrents interna-
tionaux, dans la mesure où elle pouvait bousculer, sans grand
dommages pour la domination de la classe bourgeoise dans son
ensemble, les anachronismes, les routines et les privilèges des
couches retardataires du capitalisme. C'est ce qui explique qu'une
fois mis un terme à la guerre de reconquête coloniale en Algérie,
qui profitait avant tout à la couche des gros agrairiens, alliés
avec la moyenne entreprise qui, par le pacte colonial classique,
se voyait garantie une source d'approvisionnement en matières
premières à bas prix et un marché assuré, le gaullisme se soit
attelé à la mise en pratique d'une politique nationale (alliance
14
contradictoire avec l'impérialisme soviétique au prix d'un affai-
blissement de l'impérialisme américano-germanique) sous-tendue
en même temps que rendue nécessaire par le nouveau rapport
de force des fractions bourgeoises à l'échelle nationale : hégémo-
nie de la fraction monopoliste.
Les autres fractions de la moyenne et de petite bourgeoisie,
victimes de la nouvelle stratégie des monopoles à qui l'hégémo-
nie absolue était précisément assurée par la forme bonapartiste
du gaullisme, trouvaient leurs défenseurs politiques dans les
vieux partis de la IVe République, survivance de l'époque non
monopoliste du capitalisme, ou aucune fraction de la bourgeoisie
n'avait atteint une force suffisante pour imposer sa domination
absolue à toutes les autres, engendrant de ce fait la forme parle-
mentaire du pouvoir bourgeois, forme du compromis où chaque
force passe des alliances perpétuellement instables à coup de
lobbies et de groupes de pression (cf. le régime d'assemblées).
Ces vieux partis étaient d'accord sur l'essentiel : perpétuation
et élargissement des privilèges des secteurs retardataires du ca-
pitalisme sous la protection — y compris en acceptant l'état de
vassalisation — de l'impérialisme américain. Leurs divergences
portaient sur la tactique à employer pour revenir au pouvoir. Les
uns (la vieille droite représentée par les Indépendants Paysans et
le Centre Démocrate) espéraient une lente érosion du système
gaulliste, permettant une redistribution des forces conservatrices
sous leur direction, dans le cadre d'un retour à une politique eu-
ropéenne et atlantique, les autres (la vieille gauche : S.F.I.O. et
F.G.D.S.) acceptant de s'allier avec les représentants du social
impérialisme russe, le P.C.F., dès lors que leur maître (l'impéria-
lisme U.S.) auquel ils étaient inconditionnellement soumis, déci-
dait de passer une alliance générale au niveau mondial avec les
révisionnistes russes, pour stopper et refouler le flot montant de
la révolution mondiale.
Or, l'irruption sur la scène de l'histoire, en mai, des forces
révolutionnaires a bouleversé tout l'ancien échiquier, pour l'uni-
que et bonne raison que dans le rapport général des forces so-
ciales en présence, le mouvement révolutionnaire n'était plus la
sourde potentialité qui ronge et travaille toute société d'exploi-
tation, mais bel et bien une force réelle, autonome, capable de
briser tout l'ancien système de domination bourgeois et qui, par
sa violence révolutionnaire, mettait en demeure toutes les forces
réactionnaires de se rassembler dans le camp de la contre-révo-
lution. Après juin, le gaullisme en est devenu provisoirement son
ciment, son guide et son exécutant. Les élections de juin ont ac-
couché d'un nouveau bloc, à l'unité constamment menacée et
portant nécessaire, qui a pour unique obsession et ambition de
briser les forces révolutionnaires : les néo-réformistes fauriens
et les « chouans de Marcellin », la réforme et la répression, non
pas l'une ou l'autre, mais le couple désormais fidèle à jamais de
l'une et de l'autre, dont le masque bonasse ou la face nue et sé-
vère seront tour à tour exhibés, selon le degré de puissance, d'iso-
lement ou d'agressive fureur du spectre révolutionnaire. Une
chose est cependant claire désormais : le gaullisme n'est plus
un bonapartisme, il ne peut plus feindre de planer au-dessus des
classes, comme soit disant garant de l'unanimité sociale et na-
tionale ; de Gaulle n'est plus que le grand chef de la contre-révo-
lution. De héros de la France, il est devenu le stratège de la
guerre entre les classes qui, flamboyante en mai-juin, est devenue
15
désormais l'horizon de toute la vie politique française. Les deux
armées campent dans le même espace : elles s'observent et se
préparent à un nouveau combat. La guerre civile a commencé
en mai-juin ; elle ne s'arrêtera qu'avec l'écrasement définitif de
l'une des deux forces en présence ; la bourgeoisie choisira main-
tenant le gouvernement qui pourra le mieux assurer sa victoire
finale. Le mythe du gaullisme a vécu ; il reste un vieux général
qui doit prouver dans les faits sa capacité de stratège dans la
guerre que mène sa classe ; s'il n'y parvient pas, il sera remercié.
Or, précisément, si l'affrontement connaît une pause momen-
tanée, la bourgeoisie sait que rien n'est réglé et que le gaullisme
n'a pas administré la preuve formelle de sa capacité à maintenir
l'ordre en annihilant définitivement le virus révolutionnaire. Dans
l'Université, dans les lycées, dans l'entreprise, les forces révolu-
tionnaires ne sont pas écrasées, elles mènent des opérations de
guérilla, dans un processus de guerre prolongée. C'est pourquoi
la bourgeoisie garde en réserve deux autres cartes à jouer, la
carte social-démocrate et la carte fasciste, la seconde apparaissant
la moins probable et ne pouvant servir qu'en toute dernière ex-
trémité.
2. La carte social-démocrate
En mai, le vertige s'empara de la social-démocratie. Déconsi-
dérée aux yeux de l'avant-garde révolutionnaire, elle était trop
dangereuse pour ses maîtres bourgeois, liée qu'elle était avec
son compère révisionniste, dont les financiers et les maîtres de
forges ne mesuraient pas suffisamment clairement sa capacité
d'étouffer le mouvement révolutionnaire. Transparente, légère
comme l'air printanier de mai, la social-démocratie fut prise du
mal d'anémie, fâcheux contre-temps quand il s'agit de prouver
au bourgeois qu'on fait le poids. Depuis lors Mitterrand sait que
pour se fortifier, il faut d'abord éliminer toutes les mauvaises
graisses ; un régime drastique d'amaigrissement idéologique est
indispensable pour que la social-démocratie apparaisse, à l'occa-
sion d'une nouvelle crise violente, éventualité désormais perpé-
tuellement ouverte, comme une alternative possible et plausible.
Les retraites « philosophiques » de Mollet and Co n'ont pas
d'autre sens. D'autant que pour ce qui est des affaires courantes
(de la bourgeoisie s'entend) la social-démocratie, les forces qu'elle
influence, les appareils qu'elle tient (conseils généraux, mairies,
syndicat F.O. et de l'Enseignement, associations de parents d'élè-
ves, etc.) approuvent, de tout cœur et de ce qui leur reste de
force, la stratégie fondamentale de la bourgeoisie, incarnée dans
ses réformes fondamentales. La réforme de l'Université, votée à
l'unanimité par la F.G.D.S., la réforme régionale, approuvée par les
notables socialistes, la participation dans l'entreprise, acceptée
par F.O., ne verront pas leur fonctionnement en quoi que ce soit
contesté, ni même gêné par la gauche rénovée.
Du fait des contradictions interrévisionnistes arrivées à leur
stade explosif (invasion de la Tchécoslovaquie), les révisionnistes
français prennent du large par rapport à leurs maîtres sociaux
impérialistes pour pouvoir mieux servir les intérêts de leur pro-
pre bourgeoisie (élimination de Thorez-Vermersch, extrêmement
bien accueillie par la social-démocratie et toutes les forces réac-
tionnaires). Changer de livrée est d'autant moins douloureux pour
16
eux qu'entre l'ours russe et le coq gaulois des arrangements sont
toujours souhaitables et possibles, dans le cadre de la coexistence
pacifique, pour mieux plumer la volaille des peuples opprimés.
Dans la partition bourgeoise, le P.C.F. joue de mieux en mieux
son rôle de second violon (dénoncement des gauchistes, approba-
tion dans le fond de la réforme Faure, chape de plomb sur la
classe ouvrière, par l'intermédiaire de la C.G.T., manœuvre pour
briser le front révolutionnaire étudiant-lycéen : U.E.C., U.N.C.A.L.,
révision toute récente de sa politique agricole tendant à approu-
ver la rentabilité de l'exploitation et à poignarder dans le dos les
paysans pauvres) si tant est qu'il n'est pas loin le temps où il
pourra être définitivement intégré dans le grand concert national.
Si en mai et juin, du fait même de la force du mouvement
révolutionnaire, mais aussi de son manque d'organisation, le nou-
veau bloc social-démocrate1 n'a pu être utilisé par la bourgeoisie,
ce serait une lourde erreur pour les révolutionnaires de nier la
possibilité qu'il puisse être, dans d'autres circonstances, la carte
de la bourgeoisie. Que ce bloc soit déconsidéré auprès des révo-
lutionnaires ne donne que plus de garanties de son sérieux à la
bourgeoisie, qui, du fait de sa domination idéologique encore
très forte sur la majorité du peuple travailleur, pourra tenter de
tromper encore une fois les masses révoltées, à l'aide de ses
pantins « socialistes ». Edgard Faure se prépare déjà à son rôle
de grand rassembleur : des modernistes réformateurs (Giscard
d'Estaing) aux réformistes modernisés (Mendès, Mitterrand and
Co).
3. La carte fasciste
Mais le dégoût des pitreries parlementaires, l'identification
pour les masses du communisme à la grisaille oppressive du ré-
visionnisme, l'incapacité du mouvement révolutionnaire à disqua-
lifier définitivement dans la conscience de millions de travailleurs
les mythes et les solutions social-démocrates et révisionnistes et
à offrir une voie révolutionnaire possible et victorieuse pour la
prise du pouvoir populaire, l'aggravation inéluctable du chômage,
les difficultés croissantes du capitalisme et la crise accélérée de
l'impérialisme peuvent mettre à l'ordre du jour une tentative
fasciste. Les syndicats indépendants qui se multiplient, l'extrême
1 La désagrégation de la social-démocratie de type ancien, patente
en mai, se poursuit à un rythme accéléré (mort de la F.G.D.S., accou-
chement extrêmement difficile du nouveau parti socialiste). Le P.C.F.
doit en tenir compte. Dans le manifeste adopté au dernier Comité
central s'esquisse une nouvelle alliance avec le P.S.U., qui, d'une cer-
taine manière, vue la position ambiguë de ce dernier, (soutien verbal
aux gauchistes en même temps qu'orientation réformiste vis-à-vis de
l'U.N.E.F., de la C.F.D.T., de la réforme régionale, etc.) pourrait lui
permettre de récupérer le mouvement révolutionnaire. Bien entendu,
en cette circonstance aussi, le P.C.F. ne déroge pas à sa règle habi-
tuelle : attaquer d'autant plus violemment le partenaire éventuel, qu'il
peut devenir l'allié le plus proche et, de ce fait, influencer les militants.
17
mobilité idéologique du lumpen prolétariat (Katangais, jeunes dé-
linquants), l'état de désespoir de la « boutique » (marge de crédit
réduite, taxes de plus en plus fortes, manque de rentabilité des
magasins vétustés) peuvent, si le mouvement révolutionnaire ne
réalise très vite un Front Uni dirigé par le prolétariat, dans lequel
pourrait s'intégrer tous les « parias » de la société d'abondance,
devenir les premiers éléments d'un mouvement fasciste de masse,
à ne pas confondre avec la fascisation de l'appareil d'Etat gaul-
liste2. L'accentuation de la répression gaulliste ne constitue pas
à elle toute seule le signe avant-coureur du fascisme, car jusqu'à
présent aucun mouvement de masse structurée (les C.D.R. ne sont
que des groupuscules) est à ce point désespéré, qu'il ne voit plus
d'autre solution à ses problèmes que l'instauration d'un pouvoir
terroriste. Mais bien que les traditions antifascistes du peuple
français, nées dans la résistance contre l'envahisseur nazi, soient
très vivaces, une accentuation du racisme et de la xénophobie,
alimentée par la concurrence avec les travailleurs étrangers pour
l'emploi, peut survenir (cf. l'Angleterre) et amorcer un rassem-
blement à coloration fasciste. Cependant, pour que l'instauration
du fascisme en France devienne un réel danger, il faudrait que
dans d'autres citadelles impérialistes le même phénomène appa-
raisse, ce qui n'est pas jusqu'à présent réalisé (le N.P.D. et Wallace
ne sont pas encore de véritables forces politiques, dans la mesure
où la domination bourgeoise dispose encore d'autres moyens
pour assurer sa pérénité). Mais le péril fasciste, dans l'état d'ins-
tabilité prolongée où sont dorénavant plongés les pays impéria-
listes, croîtra en fonction inverse de la faiblesse du mouvement
révolutionnaire, tant du point de vue politique qu'organisationnel.
2 Le gaullisme dessine présentement le lieu de la contradiction ex-
plosive au sein de laquelle est obligée de vivre la bourgeoisie fran-
çaise : nécessité de changer de politique, mais crainte du vide.
C'est pourquoi, faute de mieux, les intérêts contradictoires engen-
drant des politiques contradictoires, sont représentés à l'intérieur même
du gaullisme, ou plus exactement depuis juin 1968, de la majorité
Ve République. La perpétuation de la domination de la bourgeoisie
passe tout à la fois par Faure et Marcellin, la répression des militants
syndicaux et le vote unanime de la loi portant sur les droits syndicaux
dans l'entreprise. Autrement dit, l'après-gaullisme est déjà présent dans
le gaullisme finissant.
Pour la bourgeoisie, de Gaulle a encore le mérite d'être le plus petit
commun diviseur ; il lui permet de tester les deux cartes qui lui restent
à jouer. Bien que les observateurs politiques bourgeois parlent de l'in-
cohérence du pouvoir depuis juin, il est contradictoire, mais en même
temps nécessaire, d'accentuer la fascisation de l'appareil d'Etat, tout
en laissant ouverte la voie d'une alliance avec la social-démocratie.
Faure et Marcellin symbolisent dès maintenant le centre de gravité
des futures combinaisons à venir (bloc fascisant, de Tixier à la droite
de l'U.D.R. ; centre-droit, la majorité élargie au P.D.M. ; centre-gauche,
d'Edgard Faure à Mitterrand, en passant par Giscard d'Estaing).
18
3
Le mouvement révolutionnaire
Après mai, il existe un mouvement révolutionnaire, c'est-à-dire
des militants qui, organisés ou non organisés, poursuivent le com-
bat anticapitaliste et anti-impérialiste. Ce n'est ni une organisa-
tion structurée, ni un cartel d'organisations, ni encore moins un
parti hiérarchisé, pourvu de son instance dirigeante, de ses cadres
moyens et inférieurs et de ses courroies de transmission (orga-
nisation de masse, syndicats), etc. Bien au contraire, mai a balayé
tous ces schémas classiques de regroupement de militants révolu-
tionnaires. Quelles sont alors les caractéristiques spécifiques du
nouveau mouvement révolutionnaire, quelles sont ses faiblesses
et ses besoins ?
1. Changer l'homme dans ce qu'il a de plus profond.
Etincelle, catalyseur, fête, révolte de la jeunesse, tourbillon,
happening et puis encore révolte libératrice, autodéfense enjouée,
irresponsabilité exemplaire, humour corrosif, naïveté grave, im-
patience raisonnée, désordre constructif, certes, ce fut tout cela
le printemps des enragés. Mais encore, qu'est-ce qui donnait aux
traversées dans Paris ce sentiment d'enivrante expectative, comme
si chacun sentait, comprenait, savait que l'ordre immobile vacil-
lait, suspendu, puis pour ainsi dire désintégré, asphyxié de
l'énorme souffle chaud d'une initiative enfin reconquise, anxieuse,
alerte et précise, Imaginative, rigoureuse et assurée. Les jours
passaient, les heures s'additionnaient, le temps s'allongeait, le
mouvement s'élargissait, s'extériorisait en quartiers vivifiés, infor-
més, actualisés, urbanisés en liens créés, allongés, se resserrant
comme d'eux-même dans un nœud gordien tranché de mille es-
pérances et d'existences qui de ce jour seraient à jamais rêvées,
de solitudes additionnées, noyées, dépassées en un projet unique,
une possibilité tangible, une action active, résolue et cependant
légère.
Ouvriers, étudiants, lycéens, chômeurs, ménagères : tous cam-
paient dans la rue et dans leur vie.
Le pouvoir est dans la rue, la rue est chez nous, dans nos
têtes embouteillées, engorgées de certitudes glabres, d'habitudes
vieillottes, de passivité morose et de scepticisme écorché. Oui, la
rue est à nous et nous sommes à la rue parce que nous entre-
voyons que le pouvoir est fort de nos aspirations rognées, de nos
souhaits émasculés, de nos ententes déchirées, de nos vies gâ-
chées, de nos instincts entravés, de notre force assoupie.
19
C.R.S. = S.S., S.S. moi-même, de gifles reçues et données, d'hu-
miliations ressenties et acceptées, de vengeance refroidie et ja-
mais reservie, de contremaîtres haïs et subis, de savoir gavé et
rejette, de TV digérée et vomie, de pères détestés et assoupis,
d'enfants relégués, révoltés et endoloris, de sexe espéré et en-
glouti, de stades payés et interdits, de maîtres méprisés et accep
tés ; d'autorité toute puissante et intolérable, incohérente, im-
personnelle, omniprésente, tatillonne et absurde.
Nous sommes tous des juifs allemands, des paumés, des re-
traités de l'avenir, des endormis de l'espérance, des relégués de
l'humanité, des névropathes de l'immobilisme, des chômeurs du
bonheur, des prolétaires déprolétarisés, sans conscience, sans
rêve. Ils nous ont pris jusqu'à nos chaînes, jusqu'à notre classe,
nos traditions, notre combat, nos chefs, notre honneur, notre
histoire.
Les communards sont objets de thèses, d'érudition, de compi-
lation, d'horrible savoir bourgeois. Nos frères, les Vietnamiens,
sont vietnamisés, tiers-mondisés, télévisés, christianisés, mouve-
ment de la Paix-isés, mitterrandisés. Leur colère dure et obstinée,
leur patiente et opiniâtre force, leur héroïsme fraternel et quoti-
dien est aseptisé, diplomatisé, anihilé, déviolentisé. Un peuple
qui lutte pour ses villages, sa vie, son bonheur et son espoir est
rayé. Cela devient le problème vietnamien.
Et nous, nous acceptons, nous souffrons sur les autoroutes, nous
revendiquons pour dix centimes de plus par mois, pour un deux
pièces au lieu d'une pièce, pour le vin moins cher et le pain plus
gros. MERDE, on nous vole, on se vole, on se châtre. Alors on
pique les voitures, on part sur la côte ou on l'espère, on se casse
la gueule le samedi d'ennui, de rage, de sinistre rage, d'impuis-
sance meurtrière, de dégoût aviné. On encaisse tout, on ne rend
rien.
Non : ce n'est qu'un début, continuons le combat ! Continuons
la révolte, la chienlit, la désorganisation. Quelle crève cette putain
de baraque, de boîte, de cage. Qu'ils crèvent ou qu'ils se taisent
ces vieux pitres de la politiques, ces cocos, ces sociales, ces bour-
geois. Qu'ils râlent les vieux pépés, les profs, le comitards, les
chefs, nos chefs, les patrons et les Séguy, les contremaîtres et
les lâches, les faillots et les planqués, les curés et les maires. Ce
n'est qu'un début. Enfin on peut jouir, on peut jouir et vivre ;
casser, détruire, brûler les bagnoles qu'on n'a pas, et puis parler,
parler ; leur dire ce qu'ils nous ont fait, ce qu'ils nous ont fait
subir, chialer, mourir à petits feux, encaisser, cacher comme une
vérole, nos rêves, et leur saloperie d'apprentissage ; leur école-
caserne, leur ordre poisseux, leur monde de tarés, lointain, exhibé
mais inaccessible. Ce n'est qu'un début, on ne s'arrêtera plus,
car s'arrêter c'est la mort, la mort morne, celle du week-end pour
eux et du tiercé pour nous, du Figaro pour eux et de l'Equipe
pour nous.
On veut que ça change, la haine, la rancœur qu'on a accumulées,
on ne l'arrêtera plus, on la fera servir, on n'aura plus peur, on se
battra. Devant leur violence feutrée, sournoise, pourrie, on ne se
laissera plus faire, on se tabassera ; œil pour œil ; et un pavé
pour mes soirs informes dans-lés cafés, un autre parce que je ne
peux pas acheter une moto, mon poing dans la gueule parce que
je suis obligé d'apprendre vos conneries ; en avant, parce que je
ne pourrai jamais vous rendre au centuple ce que vous m'avez
enculé au milligramme. Plus de péniciline de rendement, plus
20
d'antibiotique de société d'abondance, plus de macadam d'oxyde
carbonique, plus de pointage à 7 heures, de points de retraite,
de primes de soumission, de médailles d'assoupissement. Ce n'est
qu'un début, continuons le combat, commençons à vivre, pro-
ducteurs, sauvons-nous nous-mêmes, c'est la base qu'il faut trans-
former.
Mai, ce fut ce cri de colère et d'espérance, cette percée, cette
brèche dans le despotisme universel de la société capitaliste. Tous
ses militants, ses acteurs, ses observateurs, ses sectateurs com-
prirent bien qu'un monde finissait ; ils n'ont pas tort, les stipen-
diés de la bourgeoisie de parler de « révolution culturelle » : chan-
ger l'homme dans ce qu'il a de plus profond, ce n'était pas qu'une
phrase, pas même une pensée de Mao Tsé-toung, mais la trame
de toute l'action fiévreuse, de la réflexion balbutiante, des inter-
ventions maladroites, des amphis bondés, des rues éveillées, des
usines occupées, des combats acharnés, des matins joyeux et in-
certains.
Elections piège à con, piège de l'ancienne vie, survivance du
lointain avant-mai, de l'avril préhistorique, de la légalité terro-
riste, de l'ordre anarchique, du gâchis programmé, de la politique
politicardisée. Elections trahison, trahison des temps nouveaux,
trahison des chaînes secouées, des habitudes retournées, des inhi-
bitions levées, des initiatives démultipliées, des actions activées,
de la vie ressuscitée.
L'avant-garde de mai, c'est avant tout la naissance à cette
nouvelle vie, c'est-à-dire la haine décuplée de tout ce qui l'en-
trave : le capitalisme décadent et l'impérialisme pourrissant. On
était de mai ou on s'y opposait : voilà la seule ligne de démar-
cation entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires.
2. Le marxisme est devenu une immense -force matérielle
L'avant-garde était spontanément idéolpgisée, organisée, struc-
turée, par le refus de l'inhumanité, l'inutilité, l'impuissance, l'in-
compétence du capitalisme.
Bien que tous les militants ne se reconnussent pas comme
marxistes, le marxisme était devenu une immense force maté-
rielle, la matrice de leur action, le guide de leurs espérances,
l'horizon de leur activité.
Pourquoi est-on fondé à dire que le marxisme est devenu une
force matérielle ? Répondre à cette question suppose que soit
bien analysée et caractérisée l'époque nouvelle dans laquelle est
rentrée l'humanité : celle de l'écroulement général du capitalisme
et de l'impérialisme et de la victoire mondiale des forces et des
peuples révolutionnaires.
Après la victoire des peuples sur le fascisme en 45, la forme
terroriste de la domination bourgeoise était provisoirement ca-
duque. L'affaiblissement de la bourgeoisie européenne permettait
un développement et un approfondissement des luttes populaires
dans les métropoles impérialistes ainsi que la révolte des peuples
anciennement colonisés.
Dès lors, l'impérialisme franco-anglais n'était plus assez fort
pour arrêter le feu montant de la révolution : les U.S.A. deve-
naient les gendarmes internationaux. La victoire de la révolution
en Chine lui porta un coup terrible aussi bien d'un point de vue
économique que d'un point de vue idéologique et politique en
21
montrant aux peuples opprimés la voie victorieuse de leur li-
bération.
Devant l'affaiblissement continu et de plus en plus grave de
l'impérialisme, les anciennes formes sociales-démocrates de péné-
tration des idées bourgeoises de capitulation dans le mouvement
révolutionnaire n'étaient plus suffisantes pour endiguer le flot
montant de la révolte des peuples. L'impérialisme n'avait d'autre
alternative que détruire le camp socialiste ou de le miner de l'in-
térieur. Ce fut d'abord la guerre froide, puis après la victoire
de Mao Tsé-Toung et l'armement atomique russe, l'essai de mise
en œuvre d'un compromis au niveau mondial.
Le lent processus de dégénérescence du mouvement commu-
niste international, avec en tête l'U.R.S.S., le passage qualitatif
de l'opportunisme de droite au révisionisme, c'est-à-dire le rejet
complet du marxisme-léninisme et l'opposition absolue à la révo-
lution, permirent à l'impérialisme de stabiliser pour un temps la
situation en pratiquant la politique de la coexistence pacifique.
Cependant, aucun arrangement entre les deux superpuissances
ne pouvait arrêter définitivement le combat des exploités contre
leurs exploiteurs ; la victoire du peuple algérien contre le colo-
nialisme français et la révolution cubaine marquaient les limites
de la pression des « deux grands » en vue de sauvegarder le statu-
quo.
Mais la victorieuse guerre populaire du peuple vietnamien et
la révolution culturelle en Chine inauguraient une ère toute nou-
velle, celle de la désagrégation totale de l'impérialisme (contra-
diction interimpérialistes exacerbée, crises monétaires périodi-
ques extrêmement graves, affaiblissement, de l'intérieur, continu
de l'impérialisme U.S., révolte noire et révolte étudiante) et de
l'écroulement rapproché du révisionnisme (contradictions inter-
révisionnistes de plus en plus aiguës, symbolisées entre autres par
l'invasion de la Tchécoslovaquie). Bref, ce n'est plus la bour-
geoisie mondiale qui encercle le prolétariat — époque de la ré-
volution d'Octobre — mais le prolétariat et les forces révolution-
naires qui encerclent la bourgeoisie mondiale.
Il est bien évident que tout ceci n'est pas une analyse du
champ de la lutte de classe à l'échelle internationale, mais un
simple survol commode qui permet de suggérer les grands axes
de référence pour mesurer les forces et les faiblesses du camp
de la révolution et celui de la contre-révolution ; dans le cadre
de cette brochure, on ne peut faire plus.
Ce nouveau rapport de force à l'échelle internationale entre
les camps de la révolution et ceux de la contre-révolution influe
de manière décisive sur la forme et le contenu des luttes enga-
gées par les masses révolutionnaires ainsi que sur le processus
de constitution — sa nature et son rythme — de leur instrument
qui leur permettront de remporter la victoire : l'organisation ré-
volutionnaire.
3. Oser se révolter
Tous les ministres de l'Intérieur crient au complot interna-
tional ! De Mexico à Paris, de Montevideo à Berlin en passant
par Belgrade, Rome, Londres et Madrid, les masses entrent en
mouvement et s'attaquent de manière conséquente à l'oppression
impérialiste. Partout, spontanément, disent les sectateurs de tout
22
bureaucratisme, elles inventent des modes d'action justes : unité
dans la lutte, violence révolutionnaire opposée à la violence contre-
révolutionnaire, tentative de fusion entre étudiants révolution-
naires et ouvriers d'avant-garde.
Ceci est une description, quelle est l'explication ? Comment
comprendre cet Internationalisme du fait, cette attaque généra-
lisée contre le système capitaliste ?
Les idées justes, révolutionnaires, des masses, triomphent par-
tout des idées bourgeoises (réformistes, ou ses variantes révision-
nistes).
Bien que les masses ne maîtrisent pas la théorie marxiste-
léniniste, c'est-à-dire la science de la révolution, le marxisme est
devenu une immense force matérielle, ceci étant tout autant la
cause que la conséquence du triomphe des idées justes (l'instinct
de classe) : II faut oser se révolter, oser lutter, et oser vaincre.
La pensée de Mao réfléchit cette phase toute nouvelle et fait
accéder le marxisme à une nouvelle étape. Elle s'articule en trois
grandes propositions formant système qui, caractérisant la force
de l'adversaire, proposent aux forces révolutionnaires la seule
issue victorieuse.
— « Le vent d'Est l'emporte sur le vent d'Ouest » ; « l'impé-
rialisme et tous les réactionnaires sont des tigres en pa-
pier », l'impérialisme, usé par ses contradictions, est fort
en apparence et faible en réalité. Il sera abattu si les peu-
ples, conscients de leur force, l'attaquent sans désemparer.
— « Le peuple, le peuple seul, est le héros. » Ce sont les masses
qui font l'histoire. A l'époque de l'impérialisme décadent,
toutes leurs luttes s'intègrent dans le cadre de la révolution
mondiale (fusion du mouvement anticapitaliste et du mou-
vement anti-impérialiste, fusion du mouvement de la jeu-
nesse et du mouvement ouvrier).
— « Le pouvoir est au bout du fusil », le pouvoir de l'impéria-
lisme ne s'appuie que sur la force armée ; les masses ne
peuvent se libérer qu'en engageant une lutte armée pro-
longée.
Cette nouvelle période dans laquelle est rentrée le mouvement
révolutionnaire de masse, réfléchie par la pensée de Mao qui la
caractérise scientifiquement et lui fixe ses objectifs stratégiques,
pose de façon originale le processus de constitution du parti
d'ayant-garde. Sa nature et sa fonction, le rythme de son édifi-
cation et de son développement doivent être étudiés à la lumière
du saut qualitatif survenu dans la mobilisation des masses révo-
lutionnaires.
4. Le parti bolchevique
Le parti d'avant-garde ne peut être exactement conçu comme
du temps de Lénine. Le niveau idéologique de la classe ouvrière
russe, l'extrême faiblesse de la pénétration des idées socialistes
dans le prolétariat et les couches populaires, la domination des
conceptions pré-marxiste dans l'intelligentsia radicale, imposaient
une « exportation du marxisme de l'extérieur », impliquant un
parti extrêmement centralisé, composé de cadres révolutionnaires
éprouvés, de « révolutionnaires professionnels ». A l'armée tsa-
23
riste, enserrant toute la société russe dans la trame serrée de
l'obéissance, il fallait opposer l'armée du prolétariat qui se pré-
parait dans une série d'escarmouches, à l'affrontement décisif.
Pour cela on devait accumuler patiemment des forces et les
aguerrir, aiguiser ses armes. Pour que le développement de ce
processus fut rendu possible, une condition était impérative : dé-
fendre avec acharnement le marxisme contre toutes les agres-
sions idéologiques.
C'était en effet le seul moyen pour implanter les idées révolu-
tionnaires dans les masses, qu'une séculaire oppression, aggravée
par le capitalisme, tenait enchaînées dans une acceptation rési-
gnée de l'esclavage salarié. L'explication scientifique des méca-
nismes d'exploitation, apportée du dehors, devait, en brisant le
cycle maléfique de l'impuissance soumise et du désespoir aveu-
gle et destructeur, permettre au prolétariat et aux masses popu-
laires de se révolter. Le parti était tout autant le propagateur de
cette révolte, l'étincelle propagandiste (l'Iskra) que le garant de
l'efficacité de cette révolte, l'organisateur collectif.
Dans les années 1900, en Russie tsariste, le poids étouffant
des vieilles superstructures féodales n'était contrebalancées que
par l'idéologie bourgeoise de la marche triomphante des sciences
et des techniques, ouvrant une carrière infinie au progrès de l'hu-
manité, ou les mythes populistes consolants, plaçant dans la terre
et le paysan, les espoirs de régénération de la Russie, la source
de toute sanctification et de toute béatitude. Il fallait un courage
titanesque, une lucidité perpétuellement tendue, s'arc-boutant au
môle sévère et inébranlable d'un savoir portant en lui, la froide
compréhension des malheurs subis par des hommes du fait d'au-
tres hommes pour s'en tenir calmement à une position de classe
sans défaillance.
Le léninisme, c'est d'abord cette répétition constante, cette
démonstration sans faille ; toujours la même et pourtant diffé-
rente à chaque fois, analysant chaque aspect de la vie sociale,
s'emparant de chaque injustice, de chaque bassesse, pour avancer
quelques vérités élémentaires explosives : il y a une classe domi-
nante et des classes dominées, c'est là le seul nœud de tout le
système général d'exploitation.
Que la classe la plus dominée, la plus exploitée, le prolétariat
conquiert le sentiment de sa force, acquiert la conscience de son
destin commun et de son unité, organise sa puissance immense
mais jusqu'alors encore éparse, dispersée, fragmentée, et alors
l'édifice pourri du malheur de la multitude, perpétré et perpétué
par l'infime cohorte des expropriateurs sera renversé. Dans le
bagne pour la connaissance qu'était la Russie, grande plaine im-
mobile que tous les héroïsmes, les deuils, les espérances, les lar-
mes et les peines de trois générations révolutionnaires trop tôt
levées n'avaient réussi à secouer de sa torpeur, le jeune Illitch,
à la mort de son frère, comprend sa tâche, « il faut savoir s'y
prendre ». Cette conviction ne le quittera plus... Apprendre, en-
core apprendre, connaître les points faibles de l'adversaire, s'ex-
pliquer de science sûre et vérifier sa faiblesse irrémédiable, for-
tifier sa révolte en acquérant l'art de porter des coups, enfin pou-
voir déployer bien haut le drapeau de l'insoumission parce qu'on
en maîtrise le sens ; engager le combat rationnellement parce
qu'on fixe scientifiquement la cible, fort d'armes affûtées.
Dès lors, la vie de Vladimir se passe à rassembler un à un,
24
dans un plaidoyer tenace et épuisant, les éléments d'avant-garde,
qu'aucune dépression passagère, qu'aucun reflux apparent, au-
cune difficulté, qu'aucun sacrifice ne peuvent rebuter et surtout
faire douter de la toute-puissance de la science marxiste, instru-
ment de l'inéluctable triomphe du socialisme.
Dans ces conditions, le parti, pour implanter le socialisme dans
les masses, étape nécessaire à leur combat émancipateur victo-
rieux, se conçoit comme une organisation centralisée et hiérar-
chisée afin d'empêcher toute déviation qui pourrait surgir de
l'afflux de nouveaux membres peu formés et à l'idéologie de
classe peu conséquente. Le maintien de la théorie marxiste dans
tout son tranchant est décisif ; elle ne peut être garantie que par
une direction idéologique sans faille, imposée d'en-haut, le bas,
les masses étant encore trop perméables aux idées réactionnai-
res (bien que Lénine indique dans « Que Faire » la place et le
rôle de la spontanéité révolutionnaire).
Le bolchévisme, avant la révolution de 1917, c'est la réponse
pratique et adéquate à la contradiction spécifique qui caractérise
le « tableau vivant » des forces sociales en présence : le prolé-
tariat est la seule classe révolutionnaire jusqu'au bout, mais, du
fait du poids écrasant de l'oppression, les idées révolutionnaires
n'y sont pas largement implantées (avant la révolution de 1905)
ou bien confuses et ne se traduisant pas par des formes d'orga-
nisation efficaces (1905-1917).
Le parti bolchevique propose des formes d'organisation et
des terrains de combat aussi bien dans des périodes de montée
révolutionnaire (soviet, armement du prolétariat) que dans les
périodes de repli (militantisme dans les syndicats réactionnaires,
les caisses ouvrières, les sociétés d'entraide, intervention au Par-
lement, etc.).
5. L'époque de la Révolution d'Octobre
Après la victoire d'Octobre, le léninisme, le bolchévisme de-
vient le bien commun des révolutionnaires du monde entier. La
troisième Internationale s'inspire largement du mode d'organisa-
tion mis en œuvre en Russie avant Octobre ; tous les partis com-
munistes entreprennent leur bolchevisation. Octobre inaugurait
une nouvelle période... celle de l'ébranlement décisif de l'impé-
rialisme, l'époque des guerres et des révolutions. Pour répondre
à l'appareil d'Etat bourgeois qui, du fait même de l'existence du
premier Etat socialiste, se militarise de plus en plus, le proléta-
riat est obligé de se donner une structure de combat ; l'Interna-
tionale se définit comme « l'armée mondiale du prolétariat ». Les
conséquences sont évidentes : devant combiner le travail légal et
clandestin, le parti doit être ultra-centralisé, pourvu d'un état-
major stable, disposant de courroies de transmission dans les
masses (mouvement de masse, syndicats, etc.), sélectionner très
soigneusement ses militants, ne permettre aucun sujet de dis-
sension interne qui pourrait émasculer le tranchant offensif de
l'organisation de classe, la désarmer devant l'ennemi1.
1 Cette brève description ne prétend absolument pas être une ana-
lyse du léninisme, mais un simple point de repère pour mieux situer
la nouveauté de la situation.
25
6. L'Epoque de la Révolution culturelle
Nous ne sommes plus à l'époque de la Révolution d'Octobre,
celle de l'ébranlement de l'impérialisme, mais à l'époque de
l'écroulement de l'impérialisme, de la Révolution culturelle. Les
masses ont atteint un degré de mobilisation proportionnel à la
faiblesse irrémédiable de l'impérialisme. La différence essentielle
d'avec l'époque de la Révolution d'Octobre, c'est la faillite totale
de l'idéologie bourgeoise. Bien que la bourgeoisie soit toujours
au pouvoir dans les métropoles impérialistes, les idées bourgeoi-
ses ont perdu la bataille et ne peuvent plus masquer ou justifier
la domination de classe. Désormais, il n'existe plus qu'un rapport
de force, nu, brutal, qui ne trouve plus dans une idéologie apo-
logétique les fondements mystificateurs de sa légitimité. Cela ne
veut pas dire que la classe dominante ne possède plus la domi-
nation matérielle sur les différents moyens d'« information »,
c'est-à-dire de manipulation des masses, mais un fait décisif est
intervenu : la bourgeoisie ne possède plus d'idéologie, c'est-à-dire
d'un système cohérent de valeurs, d'idées et de représentation
par laquelle une classe peut prétendre à l'hégémonie en tant
qu'elle semble indiquer à toutes les classes confondues un projet
commun et un avenir réglé sur son propre avenir. La bourgeoisie
n'a plus de conception du monde. La défense de ses privilèges
ne peut plus se parer de quelque droit, issu de sa compétence ou
de sa vertu. Les variantes idéologiques capables d'assurer la
cohérence ou la survie de son pouvoir : démocratie, fascisme, na-
tionalisme, libéralisme, etc. sont morts ; il ne reste plus que l'ac-
centuation plus ou moins prononcée du caractère répressif de
son appareil d'Etat (le « Travailliste » Wilson réquisitionne les
grévistes, développe une idéologie raciste face au mouvement li-
bérateur des peuples opprimés ; le socialiste Nenni est responsa-
ble de la mort de militants ouvriers ; la démocratie américaine
perpétue un génocide contre le peuple vietnamien et en pré-
pare un contre ses propres citoyens noirs, le bonapartisme
gaullien n'a jamais fait autant appel aux élections, bien qu'elles
soient dénuées de toute influence réelle). La bourgeoisie ne
croit même plus à ses chiens de garde ; elle fait plus confiance
soit à ses flics, soit à ses agences publicitaires.
Quand une classe dominante perd aux yeux des dominés le
droit à sa domination, le « corps social » éclate, ou plus exacte-
ment il est traversé par mille points de rupture où s'engouffre
le cheval de Troie de la contestation. Plus rien n'est naturel, évi-
dent, c'est-à-dire nécessaire et respectable, dès lors que s'insinue
l'idée folle qu'il pourrait en être autrement. L'ordre est brisé
quand il n'est plus qu'ordonné à défaut d'être accepté. La crise
de confiance est généralisée quand la bourgeoisie elle-même n'a
plus confiance dans sa capacité d'inspirer confiance. Les masses
sont alors dans un état latent d'irrespect puis de révolte ; oser
lutter devient possible quand l'ennemi n'est plus que lui-même,
dans sa nudité et sa faiblesse. Le flic n'est fort que dans la me-
sure où il existe dans la tête de chacun des opprimés ; se libérer,
c'est d'abord se débarrasser de la peur panique qu'inspiré l'ad-
versaire dans la mesure où sa force vient essentiellement de son
autorité reconnue. L'impérialisme est un tigre en papier, les réac-
tionnaires sont des tigres en papier, les flics sont des tigres en
papier, les autorités (politiques, idéologiques, académiques, mo-
rales, militaires, policières) sont des tigres en papier : voilà ce
26
que les masses des citadelles impérialistiques et des pays oppri-
més comprennent de mieux en mieux et de plus en plus vite.
Mai en fut l'expression la plus fulgurante et la plus probatoire.
Les masses n'ont plus besoin d'une exportation des idées révolu-
tionnaires, elles se les sont appropriées. Dès lors, le parti d'avant-
garde ne peut plus avoir la même fonction ni la même nature
que le parti bolchevique. Ni principalement organisateur collec-
tif, ni même idéologue collectif, substitut à une mobilisation ra-
dicale des masses, mais quartier général de l'idéologie proléta-
rienne. La révolution culturelle est à cet égard extrêmement ri-
che d'enseignements. Le guide des masses en mouvement (et non
plus simplement des mouvements de masse), c'est la pensée de
Map, c'est-à-dire non pas un parti, ni même un homme, fut-il
dirigeant prestigieux, mais une pensée, une conception du monde,
prolétarienne, dans lesquelles les masses se reconnaissent parce
qu'elles peuvent y puiser matière, occasions à acquérir la pro-
pre maîtrise de leur mouvement, de leur élan, de leur révolution-
narisation. La pensée de Mao, c'est la pensée des masses en
mouvement, conscientes qu'elles font l'histoire parce qu'elles font
leur propre histoire et qu'elles seules sont le seul héros. La
pensée de Mao, c'est la condition et le résultat de la mise en
mouvement irréversible des masses, l'expression la plus haute
du marxisme-léninisme, parce que le mode concret d'appro-
priation par les masses de l'idéologie du prolétariat : « En défi-
nitive, le marxisme se ramène à ceci : on a raison de se révolter. »
7. La -faiblesse de Mai : l'absence de noyau dirigeant
Ceci est fondamental : ce qui triomphait dans le mouvement
de mai, c'étaient les idées justes des masses, l'idéologie proléta-
rienne, autrement dit les idées et les solutions révolutionnaires.
Est-ce que de ce chef le Mouvement était armé de la théorie ré-
volutionnaire ? Non. Et ce fut la raison fondamentale de sa plus
grande faiblesse. Y avait-il cependant des groupes qui, en mai,
maîtrisaient cette théorie, à qui il aurait manqué simplement
le temps et les moyens pour en faire profiter les masses. Non,
aucun groupe, aucun cercle, aucun « groupuscule » ou « parti »
n'ont pu jouer le rôle de noyau dirigeant, d'avant-garde réelle. Ni
les trotskystes, pour qui mai n'était que l'illustration, l'incarna-
tion de l'intemporel programme de transition, idée platonicienne
dans le ciel des substances révolutionnaires, ni les mao'stes, pour
qui « l'autorité absolue du Président Mao » illuminait le combat
des prolétaires régénérés, de l'espèce des « syndicalistes prolé-
tariens », qui, tels à Jéricho, avec le petit livre rouge, réédite-
raient l'exploit des fameux trompettistes et briseraient les murs
vermoulus du « révisionnisme moderne », ni les anarchistes, qui
par l'insolence et le courage offraient un pouvoir branlant à des
gens qui n'en voulaient pas, ni quiconque d'autre ne surent of-
frir aux masses révoltées une perspective claire et les moyens
de leur affranchissement. Après mai, on en est toujours là, mais
justement, c'est après mai. Tous les militants de mai, organisés
(à quelque groupe qu'ils appartiennent) ou inorganisés savent
que tout en conservant l'acquis de mai, ils doivent progresser
dans l'intelligence politique des tâches énormes qui les attendent.
L'acquis, c'est l'action en commun avec le même but et la même
idéologie (qu'il ne faut pas confondre avec les différentes « sé-
27
dimentations » doctrinales engendrées inévitablement par l'his-
toire du mouvement ouvrier révolutionnaire, de ses phases his-
toriques et de ses crises : luxembourgisme, trotskysme, anar-
chisme, guévarisme, etc.) : détruire par la violence révolution-
naire l'Etat bourgeois pour le remplacer par des rapports de
production socialistes et communistes (ce qui exclut tout réfor-
misme). La faiblesse du mouvement, ce fut son absence de théo-
rie d'« avant-garde », théorie révolutionnaire, guide pour l'action
révolutionnaire) (les trois expressions sont synonymes pour Lé-
nine).
8. L'étape présente
L'étape présente après mai est celle de la constitution et de
l'édification de la théorie d'avant-garde. C'est sur cette base so-
lide que pourra se constituer une avant-garde, un parti ; le débat
n'est pas entre spontanéité et organisation, deux entités méta-
physiques dès lors qu'elles ne sont pas remplacées dans une si-
tuation concrète, celle de l'étape présente de la révolution en
France. Ce qui existe : c'est un mouvement à idéologie commune
révolutionnaire ; ce qu'il manque, c'est une théorie d'avant-garde
de la révolution. Comment faire, et d'abord quelle est notre
cible ?
« II semble que beaucoup de camarades étudient le marxisme-
léninisme, non pour les besoins de la pratique révolutionnaire,
mais simplement pour l'étude elle-même. Aussi n'arrivent-ils pas
à digérer ce qu'ils ont lu. Ils ne savent qu'emprunter des phrases
et des mots aux œuvres de Marx, Engels, Lénine, Staline, et ils
sont incapables d'adapter la position, le point de vue et la mé-
thode de ces derniers pour étudier d'une manière concrète la si-
tuation présente et l'histoire de la Chine, analyser concrètement
les problèmes de la révolution chinoise et les résoudre. »'
Une théorie d'avant-garde, ce n'est pas la litanie des vieux
débats des mouvements ouvriers, mais la production de la science
de la révolution en France, éclairés par les principes (et non les
mots, les polémiques circonstancielles, les stratégies ou les tac-
tiques dépassées ou inadéquates) du marxisme-léninisme. Cela
suppose :
a — une analyse de la situation en France après mai, ce que
Lénine appelle le « moment actuel », le bilan du mouve-
ment révolutionnaire de mai, de ses nouveaux acquis
(idéologiques, politiques, organisationnels).
b — une étude de l'histoire du mouvement révolutionnaire en
France : la Commune, 1936, la Résistance, tant du point de
vue des traditions de la classe ouvrière (mouvement li-
bertaire, par exemple) que de la rupture qu'a été mai.
c — l'étude de l'expérience révolutionnaire internationale.
Pour mener à bien ces trois tâches, il faut, armés du maté-
rialisme dialectique et du matérialisme historique, intégrer tou-
1 Mao Tsé-toung, Réformons notre étude, tome III, page 15.
28
tes les nouvelles acquisitions scientifiques, tant il est vrai que la
théorie révolutionnaire d'avant-garde doit répondre à tous les
aspects de la vie sociale. Du point de vue de la méthode, deux
conditions sont nécessaires pour arriver à ce résultat :
a — « Ne jamais perdre de vue que le socialisme, depuis qu'il
est devenu une science, veut être traité comme une
science, c'est-à-dire étudié. » (Lénine, Que faire ?)
b — Prendre comme critère pour organiser ce travail d'élabo-
ration de la science de la révolution en France, non pas
les fausses lignes de démarcation « idéologiques », mais
les vrais clivages révolution-réformisme.
Comment mener à bien cette tâche ? Prendre la bonne cible :
la science de la révolution et non les discours révolutionnaires,
idéologiques ; pour réaliser cet objectif, édifier une direction théo-
rique du mouvement, étape actuelle de l'édification du parti révo-
lutionnaire. C'est la seule manière pour préserver la décentrali-
sation des actions, des initiatives, acquis fondamental des comités
d'action, tout en donnant une orientation commune pour tous
les militants. Alors on pourra sortir des débats groupusculaires,
répondre à la double exigence des militants : l'unité et l'anti-
bureaucratisme.
La bourgeoisie française, après mai, est dans un état de fai-
blesse extraordinaire, plongée dans une crise qui va chaque jour
en s'aggravant et en s'approfondissant. Le mouvement révolution-
naire a la responsabilité historique d'abattre à jamais le régime
d'exploitation. Il est vital qu'il s'arme pour cette tâche. Cette
brochure espère être un premier pas dans cette voie.
29
ACHEVÉ D'IMPRIMER EN JANVIER 1969
PAR L'IMPRIMERIE CH. CORLET
— 14 - CONDÉ-SUR-NOIREAU —
N° d'Editeur : 251
N° d'Imprimeur : 7179
Dépôt légal : 1er trimestre 1969
Premier tirage : 3.000 exemplaires
Category
Author
Title
Apres mai 1968 les plans de la bourgeoisie et le mouvement révolutionnaire
Date
Keywords