Les syndicats dans la vie de l'etat

Thumbnail
I
par M. André MALTERRE
Président
de la Confédération Générale des Cadres
LES SYNDICATS
DANS LA VIE DE L1 E T A T
- par André Ma I terre
Président de la C.G.C.
Le syndicalisme esf arrivé à un tournant de
son histoire. Il y a quelques années, l'on disait couram-
ment que le syndicalisme était moribond puisque les
organisations syndicales ne groupaient qu'un très petit
nombre d'adhérents. L'on en concluait qu'elles n'exer-
çaient aucune influence réelle. Actuellement, l'opinion
est passée d'un extrême à l'autre, car depuis 1958 les
partis politiques n'ont joué qu'un très faible rôle dans
la vie publique, d'où la question suivante : toute la vie
publique ne va-t-elle pas passer par l'intermédiaire des
organisations syndicales ? Et c'est ainsi que ce très
vieux problème - car il n'est pas nouveau - de la place
du syndicalisme dans la vie de l'Etat se pose une fois
de plus. Je pense, sans vouloir jouer au prophète, que
l'orientation du pays, pris au sens le plus large du
terme, dépendra dans une grande mesure de l'attitude
prise par les forces économiques et sociales de la
France.
- l -
I - REGARD SUR LE PASSE
L'ETAT, LA NATION ET LEUR ROLE. •
Pour bien comprendre la place du syndicalisme
dans la vie de l'Etat, il est nécessaire de jeter un coup
d'oeil sur le passé et de préciser ce qu'est l'Etat. Aux
yeux de certains, l'Etat s'identifie avec la Nation. Or,
l'Etat n'est pas la nation, l'Etat représente la Nation.
Son rôle est d'assurer la sécurité aussi bien externe
qu'interne du pays et d'imposer le respect de l'intérêt
général, mais il ne s'identifie pas avec la nation.
La nation est une notion autre que celle de
l'Etat car il peut exister une nation sans Etat.
Comme vous le savez, l'Etat ne se compose
pas simplement du Gouvernement; l'on a souvent ten-
dance à identifier l'Etat avec le Gouvernement, alors que
celui-ci n'est qu'une partie de l'Etat et incarne le seul
pouvoir exécutif. Mais à côté de ce dernier, il doit
exister un pouvoir législatif, un pouvoir judiciaire et,
enfin, on peut même dire qu'il s'est créé, au cours de
ces dernières années, un quatrième pouvoir de nature
économique mais simplement consultatif. Il va enfin de
soi que l'Administration fait partie de l'Etat puisqu'elle
est en quelque sorte le bras séculier du Gouvernement.
SYNDICATS ET SYNDICALISME. -
Le syndicat, au contraire, est un organisme
privé. Le syndicalisme tire son existence d'une loi
ancienne puisqu'elle date de l'année 1884, au cours de
laquelle les syndicats ont été autorisés à se créer pour
- 3 -
défendre les intérêts particuliers de telle ou telle ca-
tégorie sociale.
A l'origine, lorsque les premiers syndicats ont
pris naissance, c'est - à - dire au moment de la promul-
gation de la loi de 1884, les rapports entre les syndicats
et l'Etat furent peu fréquents. Ceci s'explique puisque
le rôle des organisations de salariés qui furent les pre-
mières à se constituer, était de défendre les intérêts des
ouvriers qui s'opposaient aux intérêts des patrons et non
pas d'opposer ceux des ouvriers à ceux de l'Etat. A
l'origine, on peut donc dire que les rapports entre syn-
dicats et Etat constituaient l'exception.
EVOLUTION DES RAPPORTS ENTRE L'ETAT ET LES SYNDICATS.
Puis, une évolution s'est produite, celle de
l'Etat lui-même. En effet, l'Etat de la fin du XIX ème
siècle était essentiellement l'Etat libéral dont le rôle
était exclusivement politique car il avait la charge d'as-
surer la sécurité de la nation et l'ordre public; mais il
n'avait pas à intervenir, ou d'une façon très rare, dans
la vie économique du pays. Tout au plus était-il chargé
d'assurer la stabilité de la monnaie et de fixer les droits
de douane qui, à cette époque, étaient peu élevés. En-
suite, dès la fin du XIX ème siècle, mais surtout au
XX ème siècle, sous la pression de l'école socialiste,
l'Etat est intervenu dans la vie économique et dans la
vie sociale, d'une part pour défendre les intérêts des
catégories les plus défavorisées, ce qui était le cas
notamment des adhérents des organisations ouvrières,
et, d'autre part, pour assurer une certaine protection de
l'industrie et de l'agriculture françaises. Par ailleurs,
du côté des syndicats et notamment du côté des syn-
dicats ouvriers, ceux-ci se sont trouvés liés dans une
certaine mesure avec les partis politiques existants.
-4
Les syndicats ouvriers ont pris contact avec eux pour
faire aboutir un certain nombre de revendications syndi-
cales non par une négociation directe avec le patronat
qui, à cette époque, était un patronat «de droit divin» et
qui s'y serait refusé, mais en demandant à l'Etat de
peser de toute son autorité en leur faveur. On peut donc
dire que c'est à partir de cette époque que s'est posé
le problème des relations entre organisations syndicales
et Etat.
LA NAISSANCE DU SYNDICALISME PATRONAL, -
Après les organisations ouvrières, se sont
créées les organisations syndicales patronales. Lorsque
les employeurs ont constaté que les organisations
ouvrières jouaient un rôle dans ia vie politique du pays
et essayaient d'utiliser l'Etat pour faire aboutir leurs
revendications, ils se sont groupés à leur tour et ont
également trouvé commode, du moment que l'Etac ad-
mettait qu'il lui était possible d'intervenir dans la vie
économique du pays, que cette intervention se fasse
dans leur intérêt, notamment pour tout ce qui avait trait
à la politique douanière.
Du fait de cette évolution, le syndicat a eu un
double rôle à jouer. D'une part, défendre les intérêts de
telle ou telle catégorie contre ceux d'autres catégories
sociales, d'autre part être une sorte de groupe de pres-
sion sur l'Etat pour que celui-ci facilite sa tâche et
fasse prévaloir ses vues propres.
*****
- 5 -
Il - PERIODE CONTEMPORAINE
UN PHENOMENE NOUVEAU : L'INTERVENTION ADMISE DE L'ETAT
DANS L'ECONOMIE. •
A notre époque -qui a débuté avec les années
1945/46 - nous constatons qu'une nouvelle évolution
s'est opérée dans les rapports entre les syndicats et
l'Etat qui joue maintenant un rôle de plus en plus im-
portant dans la vie économique du pays. Le fait nouveau,
c'est que tous les partis politiques, y compris ceux qui
sont considérés comme étant de droite, acceptent que
l'Etat intervienne dans la vie économique, ce qui n'était
pas le cas avant guerre où ces partis estimaient que
l'Etat n'avait pas à intervenir dans le domaine écono -
mique ou, du moins, très rarement. Il se trouve donc
maintenant que l'Etat a un rôle plus grand à jouer dans
la vie économique puisque c'est lui qui est l'initiateur
du plan et qui intervient non pas simplement par le ma -
niement des droits de douane mais aussi par le crédit,
par la monnaie et par divers autres moyens. Il y a éga-
lement un autre fait qui date de la Libération : une
partie importante du secteur industriel se trouve na-
tionalisée. «Nationalisée», diraient nos collègues de ce
secteur, ne veut pas dire «étatisée» mais, en fait,
malheureusement les deux notions se rapprochent.Consi-
dérons simplement que dans le secteur de l'énergie, les
mines sont nationalisées, qu'il en est de même de
l'énergie nucléaire, de l'électricité et du gaz. C'est-à-
dire qu'il ne reste plus au secteur privé que le pétrole
parce qu'il s'agit de compagnies étrangères. Dans le
domaine du crédit également, la plupart des grandes
banques de crédit sont nationalisées ainsi que la plupart
des compagnies d'assurance. Enfin, vous n'ignorez pas
•6-
que, dans la construction aéronautique, les entreprises
nationalisées jouent un rôle important.
L'ETAT N'INCARNE PLUS SEULEMENT LA PUISSANCE PUBLIQUE
II est donc évident que l'Etat n'incarne pas
uniquement la puissance publique mais qu'il est devenu
un employeur et même le plus grand de France. En effet,
il est l'employeur direct des fonctionnaires qui repré-
sentent un chiffre important - dépassant le million -
surtout si l'on tient compte des agents des collectivités
locales, et indirectement de tous les travailleurs du
secteur nationalisé.
Cecirevient à dire qu'une des caractéristiques
de la période présente, c'est que toutes les organisa-
tions de quelque nature qu'elles soient-et ceci est vrai
non seulement des organisations ouvrières mais éga-
lement des organisations patronales ou agricoles - ont
des rapports constants avec l'Etat en plus spécifi-
quement avec le Gouvernement et avec l'Administration.
LES SYNDICATS DES PETITS ETATS DANS L'ETAT. -
Par ailleurs, par suite de ces rapports cons-
tants, les organisations syndicales se sont transformées
de plus en plus en groupes de défense de leurs propres
intérêts et elles constituent dans une certaine mesure
de petits Etats dans l'Etat, mais des Etats de droit
privé et non des Etats de droit public. Si on veut ana-
lyser l'action d'une organisation syndicale, on constate
tout d'abord qu'elle a une diplomatie, tout comme la
France a une diplomatie auprès des pays étrangers : ce
sont pour les syndicats les rapports qu'ils entretiennent
constamment avec les gouvernements quelle que soit du
reste, leur teinte politique^ Ils ont également leur force
de frappe constituée, pour les syndicats de salariés, par
la grève. Cette arme est utilisée assez fréquemment,
notamment dans le secteur nationalisé et dans celui de
la fonction publique qui se trouvent précisément res-
sortir directement de l'Etat,
Toutefois, il est apparu aux dirigeants des
organisations syndicales qu'à partir du moment où l'on
était amené à entretenir des relations suivies avec le
Gouvernement et avec l'Administration, on ne pouvait
passer son temps à se battre et à se quereller.* La
guerre, disait déjà Clausewitz, n'est jamais qu'un
moyen d'arriver à la paix». C'est un peu paradoxal, mais
c'est vrai.
On est donc arrivé, aussi bien du côté des
organisations syndicales que du côté de l'Etat et de
certaines personnalités politiques, à se demander si
l'on ne pourrait pas éviter ces conflits qui sont toujours
coûteux car ils brisent la vie économique du Pays.
Lorsque nos collègues de l'E,D.F. se mettent en grève,
du reste pour des raisons valables, toute la vie écono-
mique du pays est pratiquement arrêtée. Par ailleurs,
c'est également souvent une source de misère pour ceux
qui font la grève, d'autant plus que, malgré tout, cela
comporte des risques, ne serait-ce que celui de renvoL
En outre, les effets de la grève sont préjudiciables à
d'autres travailleurs qui ne sont pas partie au conflit
mais qui en subissent les conséquences.
Pour toutes ces considérations on s'est donc
posé la question : au lieu de se battre, ne pourrait-on
essayer de collaborer ?
Et c'est ainsi qu'une tendance nouvelle s'est
dessinée dans la plupart des organisations syndicales
-8-
vers une collaboration, d'une part, avec les représen-
tants des autres catégories sociales et, d'autre part,
avec l'Etat.
LE SYNDICALISME AUX DEUX VISAGES. -
Si bien qu'actuellement, on peut affirmer que
toute organisation syndicale a deux virages : un visage
tourné vers la défense des intérêts dont elle est res-
ponsable, au besoin par la force, et un autre visage
tourné vers la collaboration dont le but n'est pas sim-
plement de faire aboutir des revendications mais de dé-
finir une action commune et concertée sur les plans
économique et social.
Comment se présente cette collaboration ?
Dans une première étape, au lendemain de la
Libération, l'Etat a admis la nécessité de procéder à
des consultations des représentants des organisations
syndicales et c'est ainsi que s'est créé une sorte de
pouvoir consultatif constitué par des commissions ad-
ministratives où siègent des représentants des organi-
sations patronales et de l'Administration, voire même,
parfois, du Gouvernement. Certaines d'entre-elles ont
une grande importance : le Conseil National du Crédit,
le Conseil Supérieur du Plan, le Comité National de la
Productivité et, surtout, car il s'agit d'une assemblée
constitutionnelle, ce qui était nouveau, le Conseil Eco-
nomique et Social.
A l'origine, le Conseil Economique était aussi
une sorte de commission administrative et ce n'est que
lors de l'avènement de la IVème République que l'on a
créé une quatrième assemblée constitutionnelle, à côté
de l'Assemblée Nationale, du Sénat et de l'Assemblée
- 9-
de l'Union Française : le Conseil Economique. Ce
conseil est une assemblée consultative à caractère
économique et social mais il doit être saisi obliga-
toirement par le Gouvernement d'un certain nombre de
questions. Notamment, d'après la loi organique, le
Conseil est saisi automatiquement de l'étude du plan,
non seulement au stade de son élaboration mais éga-
lement à celui de son exécution; par ailleurs, il découle
d'une loi de 1951 que', deux fois par an, le Conseil
Economique est obligé de présenter un rapport de con-
joncture dont le but est de donner les conseils néces-
saires au Gouvernement pour assurer le plein emploi
des hommes et des équipements. C'est ce rapport qui
est présenté tous les six mois par mon collègue M,
Dumontier et par moi-même.
LA SITUATION ACTUELLE EST £LLE SATISFAISANTE POUR L'ETAT ... ?
\foila donc comment se présente la situation
actuelle. Mais il s'agit de savoir si cette situation est
considérée comme satisfaisante par les deux parties
en cause, c'est «-dire par l'Etat d'un côté et les orga-
nisations syndicales de l'autre. Elle ne l'est pas pour
l'Etat. Les organisations syndicales jouent, en ,effet,
un rôle de plus en plus important dans la vie du Pays.
Pour s'en convaincre, il suffit de lire son journal.
Toutefois, jusqu'à présent, les organisations syndi-
cales se sont toujours refusées à prendre des respon-
sabilités officielles en ce qui concerne la politique
économique du pays.
Voici un exemple qui, bien qu'un peu ancien
puisqu'il date de 1957, est toujours valable. La France
traversait alors une période d'inflation depuis déjà plus
d'une année.Le problème qui se posait au Gouvernement
en raison du déficit de notre balance commerciale et de
- 10-
l'épuisement de nos devises, était de prendre des me-
sures de redressement financier et de les faire accepter
par le pays. Un certain nombre de ces dispositions
avaient du reste été arrêtés et le Gouvernement aurait
voulu, avant même qu'elles puissent porter leurs fruits,
qu'une sorte d'accord tripartite soit conclu entre lui-
même, principale partie intéressée, les organisations
patronales et enfin les organisations de salariés. Le
but de cet accord était d'obtenir que les organisations
patronales acceptent de freiner la hausse des prix bien
que celle-ci fut due à un certain nombre de causes éco-
nomiques et, qu'en contre-partie, les organisations syn-
dicales limitent leurs revendications en matière sa-
lariale. Lorsque le Gouvernement de l'époque , a
consulté, à titre personnel, les dirigeants des organisa-
tions syndicales, patronales et ouvrières, tous sans
exception ont répondu : «Evidemment, c'est ce qu'il
faut essayer de faire, sinon les difficultés ne feront que
croître, mettant en péril la vie économique du pays et
également les Institutions». Mais, lorsqu'ils se sont
retournés vers leurs mandants, à l'exception du Pré-
sident de la C.G.C., la réponse fut négative. Si bien
que l'affaire a manqué puisqu'il était évident que la
Confédération Générale des Cadres qui, elle, était
prête à jouer le jeu, ne pouvait pas le jouer seule.
Et voici maintenant un exemple du présent. Au
début de cette année, le Ministre des Finances, M.
Giscard d'Estaing, a pris des contacts avec les repré-
sentants des organisations syndicales pour leur expliquer
qu'il considérait comme nécessaire que l'on définit d'un
commun .accord une politique des revenus. Pourquoi ?
Parce que l'on constate, malgré le redressement fi-
nancier, une hausse continue des prix. Cette hausse fut
souvent évoquée : en trois ans, les prix de détail ont
- 11 -
augmenté de 15 %> et les prix de gros de 12%>. Il est
normal que le Ministre des Finances, qui est responsable
de la stabilité de la monnaie, se préoccupe de cette
évolution. Il était arrivé à cette conclusion - sur la-
quelle je ne suis pas complètement d'accord - que la
cause de cette élévation des prix provenait du fait que
le montant des revenus distribués dépassait celui de la
production consommable.
Pour cette raison, le Ministre avait donc de-
mandé aux dirigeants syndicaux s'ils accepteraient de
discuter de ces problèmes autour d'une table ronde afin
de prendre conscience de ce qui était possible et de ce
qui ne l'était pas et que, le cas échéant, chacun de son
côté, sans qu'il y ait une pression autoritaire de l'Etat,
fasse comprendre à ses adhérents quelles étaient les
limites à ne pas dépasser en matière d'augmentation
des revenus, la notion de revenus étant prise au sens
large du terme et concernant également les profits et
les revenus agricoles. Là encore, le Ministre des Fi-
nances n'a pas rencontré un très grand enthousiasme de
la part des représentants des organisations syndicales
pour des raisons diverses qu'il serait un peu long d'énu-
mérer. Finalement, un accord est intervenu sur la cons-
titution d'un groupe de travail qui devait examiner les
documents statistiques pour préparer le Conseil Supé-
rieur du Plan. . . On peut bien dire que la montagne a
accouché d'une souris ! . . Chacun a exprimé ce qu'il
pensait mais, pratiquement, aucune conclusion n'en fut
tirée. Certes, cette réunion ne fut pas tout à fait inutile
car elle permit, par une amélioration de la documentation
statistique dont elle fut la cause, une meilleure connais-
sance d'un problème ardu.
Il n'en demeure pas moins que M. Giscard
d'Estaing va se retrouver devant le même problème car,
selon toute vraisemblance, une nouvelle hausse des
- 12-
prix sera enregistrée cette année. Il est évident que
cette évolution ne peut continuer sans provoquer des
conséquences graves même si des phénomènes analogues
se produisent dans les pays étrangers car il faut, en
tout cas, veiller à ce que l'augmentation de nos prix ne
soit pas plus rapide que celle de nos concurrents étran-
gers.
Cet exemple est donné non pour définir ce que
devrait être une politique de revenus ni pour expliquer
qu'il existe d'autres causes à l'augmentation des prix,
mais comme un exemple montrant que les Pouvoirs
Publics ne peuvent être pleinement satisfaits de la
situation actuelle, d'autant plus qu'ils savent fort bien
qu'il est très difficile de faire prévaloir une politique
économique si l'on a contre soi l'ensemble des organi-
sations syndicales. C'est ce qu'un jour j'ai dit au
Conseil Economique : «il n'est pas raisonnable de
vouloir gouverner contre l'ensemble des salariés ou
contre l'ensemble du patronat ou de la paysannerie, au
moins dans un régime comme le nôtre qui est encore
relativement libéral ».
. . . ET POUR LES ORGANISATIONS SYNDICALES ?
Les organisations syndicales sont-elles au
moins satisfaites de la situation actuelle ? Elles ne le
sont pas, pour d'autres raisons, ce qui explique dans
une certaine mesure la répugnance qu'elles ont à s'en-
gager vis-à-vis de l'Etat, car elles ont l'impression
que, parfois, on attend d'elles plutôt une caution qu'autre
chose et que les Pouvoirs Publics ne sont pas encore
prêts à les considérer comme de véritables partenaires.
a * a
- 13 -
- L'AVENIR ?
Voilà pour le présent, voyons maintenant pour
l'avenir.
Il est évident, lorsque l'on fait des prévisions
pour l'avenir, qu'il faut les formuler avec une très
grande prudence et qu'il faut avoir la modestie de dire
que l'on ne détient pas seul la vérité et que, par consé-
quent, d'autres ont parfaitement le droit d'être d'un
avis opposé.
Le problème va se poser probablement de la
façon suivante et, je crois, sous peu.
DEUX SOLUTIONS DONT UNE IMPOSSIBLE. -
Les Pouvoirs Publics peuvent choisir entre
deux types de solutions : une solution autoritaire in-
tégrant le syndicalisme dans l'Etat et transformant des
organisations de droit privé en organisations de droit
public, et une solution démocratique et libérale reposant
sur une collaboration libre entre les forces économiques
du pays et le pouvoir politique.
Le propre du système autoritaire (dont les
organisations syndicales ne veulent pas) c'est que le
syndicalisme perd son indépendance vis-à-vis du pou-
voir politique.. Il devient un agent d'exécution, un ap-
pendice administratif, une caution du Gouvernement.
Les dirigeants des organisations syndicales seraient
des quasi fonctionnaires destinés à être désignés, non
élus. Cette voie ne saurait être la nôtre.
. 14-
La seconde méthode est plus démocratique,
mais amènerait les organisations syndicales à prendre
des responsabilités plus grandes qu'elles ne le font
actuellement. Autrement dit, les organisations accepte-
raient de s'associer à une politique "donnée, après en
avoir évidemment discuté et, si un accord intervient,
elles admettraient qu'elles sont engagées vis-à-vis du
Gouvernement et le Gouvernement vis-à-vis d'elles, à
condition toutefois de pouvoir refuser cet engagement
car, autrement, les syndicats perdraient leur liberté.
COLLABORATION DIRECTE OU INDIRECTE. -
Pour qu'un tel système puisse fonctionner, on
peut aussi envisager deux façons de procéder : la
collaboration directe entre les organisations syndicales
et le Gouvernement qui pourrait découler d'un quasi
contrat, ce qui avait été proposé en 1957 par le Gou-
vernement de l'époque et pourrait être proposé demain
par exemple dans le cadre d'une application plus stricte
du plan, ou bien la collaboration indirecte par l'inter-
médiaire, par exemple, d'une assemblée économique
qui, au lieu d'être purement consultative, comme c'est
le cas actuellement du Conseil Economique et Social,
serait composée uniquement de personnalités désignées
par les organisations syndicales représentatives et où
il n'y aurait plus, ou du moins qu'en tout petit nombre,
de personnes nommées par le Gouvernement. Actuel-
lement,ces personnes représentent un tiers des membres
du Conseil ce qui, dans certains cas, peut fausser
l'orientation de ses débats, encore que le Conseil ait
toujours fait preuve d'une grande indépendance d'esprit.
Ce Conseil Economique aurait également un droit
d'amendement, c'est-à-dire que, lorsqu'il serait saisi
d'un projet de nature économique, il pourrait le modifier.
Alors, de deux choses l'une : ou le Gouvernement
- 15-
accepterait les modifications du Conseil Economique
et, dans ce cas, la collaboration s'instaurerait sur le
plan économique, ou, au contraire, il les refuserait et
un arbitrage devrait avoir lieu, arbitrage qui serait le
fait du pouvoir politique (exécutif et législatif) puisque
c'est lui qui doit connaître tous les aspects du problème
car il est rare que le politique et l'économique ne soient
pas mêlés. Mais, le Gouvernement aurait intérêt, dans
ces conditions, à tenir compte des avis du Conseil car,
s'il n'en tenait pas compte, il serait forcé d'en donner
les raisons.
C'est donc un. mode de collaboration indirect
puisqu'il comporte une Assemblée servant d'intermé-
diaire entre les organisations syndicales et le Gouver-
nement. Ce mode n'exclut pas la possibilité d'un accord
direct entre les corps intermédiaires et les Pouvoirs
Publics.
UN PREALABLE : LA CONFIANCE RECIPROQUE. •
Mais, à partir de ce moment là, se pose pour
les organisations syndicales un très grave problème :
celui de la confiance.. Il faut avoir confiance les uns
dans les autres, il faut que le Gouvernement ait con-
fiance dans les syndicats et que les syndicats aient
confiance en lui. Or, dans le monde moderne il est très
difficile de faire une distinction absolue entre ce qui
est du domaine économique et ce qui est du domaine
politique; dans "certains problèmes qui ont un aspect
économique à 75 °/o, il existe un aspect politique non
négligeable. Pour faire toucher du doigt la difficulté,
citons un exemple : lors du dernier rapport de conjoncture
présenté au Conseil Economique et Social et qui a été
voté à la quasi unanimité, cette Assemblée est arrivée
à la conclusion que l'ensemble des charges improduc-
16-
tives pesant sur le pays s'ajoutant aux dépenses néces-
saires pour faciliter l'intégration des Français d'Algérie
pourrait créer des distorsions graves au cours de l'année
1963. Mais le Conseil a tenu à affirmer qu'il appartenait
au Gouvernement et aux assemblées politiques de prendre
les décisions de nature politique. Autrement dit, une
assemblée économique ne peut pas apprécier l'intérêt
de posséder une force de dissuasion car le Conseil
n'est pas à même d'apprécier s'il n'existe pas des
raisons politiques ou des raisons militaires obligeant
à passer outre, quelles qu'en soient les conséquences
économiques.
Quand l'économique et le politique sont aussi
étroitement imbriqués, il faut au moins être d'accord
sur un certain nombre de principes philosophiques qui
dominent la vie des nations.
L'ACCORD SUR LES PRINCIPES FONDAMENTAUX. -
Ces principes, notre organisation les a dé-
finis. Rappelons les trois principaux.
Il y a en premier lieu le respect de la loi.
Cela va de soi. La C.G.C. a souvent protesté, en effet,
parce que la parole qui lui avait été donnée n'avait pas
été tenue. A plus forte raison lorsqu'il s'agit de textes
écrits, ceux-ci doivent être respectés, sinon comment
veut-on que règne une confiance mutuelle. C'est un
problème fondamental qui est vrai de la France, mais
qui est aussi vrai de n'importe quel pays avant une ci-
vilisation de type occidental, où l'on considère que les
écrits et les engagements ont une valeur propre et que,
lorsqu'il y a engagement contractuel, il n'appartient pas
à une seule des parties de le dénoncer. Sinon, c'est
faire table rase de tous les principes de notre droit.
- 17-
Le second principe, qui est non moins important
c'est qu'il faut que l'Etat admette qu'il n'est pas la Na-
tion et que, par conséquent, il doit sauvegarder les li-
bertés essentiel les parmi lesquelles la liberté syndicale,
la liberté d'expression et la liberté individuelle.. Tout se
tient et,le jour où il n'y aura plus de liberté d'expression,
il n'y aura plus de liberté syndicale et pas davantage
de liberté individuelle.
Enfin, et ceci est également très important,
une collaboration ne peut s'établir qu'à l'intérieur
d'institutions qu'il ne nous appartient pas de définir
dans le détail mais qui se présentent de la manière
suivante : il y a le pouvoir exécutif - on a même parfois
tendance à dire que c'est LE pouvoir - qui doit gou-
verner en collaboration étroite avec l'ensemble des
forces de la nation en partant du principe que je vous
indiquais tout à l'heure : l'Etat n'est pas la nation. Il
faut donc que celle-ci puisse s'exprimer et, pas sim-
plement une fois à l'occasion d'élections générales ou
d'un référendum mais d'une façon permanente..
LES INSTITUTIONS A CREER. -
On pourrait ainsi élaborer le tryptique suivant:
une assemblée politique qui incarne les grands courants
d'idées et d'opinions, une assemblée représentant les
collectivités locales, composée d'hommes politiques,
mais d'hommes politiques exerçant des fonctions ad-
ministratives. Ces personnes, de par leur rôle de ges-
tionnaire de collectivités locales, sont plus réalistes
que les hommes politiques purs qui sont plutôt des
hommes, d'idées, des idéologues, comme aurait dit
Napoléon, sans que ce terme soit pris dans un sens
péjoratif. Enfin, une troisième assemblée qui serait
l'assemblée économique et je dis bien économique et non
corporative. Je crois, en effet, qu'il y a un malentendu
18 -
qu'il faut dissiper.Ce ne doit pas être une chambre corpo-
rative, ce ne doit pas être une chambre des métiers
comme celle qui a fonctionné dans le régime musso-
linien, où étaient représentées les professions. Car,
lorsque l'on représente une profession, que l'on soit
employeur, cadre ou employé, l'on a une tendance bien
naturelle à ne voir que les intérêts de sa profession,
II faut, sur le plan économique, des personnalités qui
ont déjà l'habitude des arbitrages nécessaires. C'est
ainsi qu'il est bien préférable que le Conseil Econo-
mique soit composé de représentants des grandes orga-
nisations syndicales car, à l'intérieur de ces organisa-
tions syndicales, les intérêts peuvent être divergents
et, déjà il faut procéder à des arbitrages aux échelons
supérieurs, déjà il faut dégager une sorte de notion
de l'intérêt général même si ce n'est que l'intérêt gé-
néral des cadres; il est plus facile à un dirigeant syn-
dical qu'à un représentant d'une profession au sens
propre du terme, de s'élever à la notion d'intérêt gé-
néral,.
DES FORCES VIVES CONSCIENTES DE LEURS RESPONSABILITES. -
C'est dans cette voie et avec beaucoup de
prudence, si elles veulent rester indépendantes, qu'il
faut faire comprendre aux organisations syndicales la
nécessité d'assumer un certain nombre de responsabi-
lités. Il faut que ceci soit compris aux? échelons les
plus élevés^ mais encore plus à l'échelon des mili-
tants^ l'échelon de la région, à celui de la prafttesion.
Si cet effort a effectivement lieu à l'échelon régional
et à l'échelon professionnel, petit à petit les dirigeants
des organisations syndicales et les organisations syn-
dicales elles-mêmes pourront jouer un rôle positif
dans le pays,c'est-à-dire être réellement des forces vives
conscientes de leurs responsabilités.
-19-
Mais, selon moi, l'heure du choix est venu.
Il ne faut pas se dissimuler que c'est un choix très
grave car il conditionne non seulement l'avenir de notre
syndicalisme mais même, dans une très large mesure,
l'avenir du pays. Il ne peut donc pas être le choix
d'un homme, fut-il le chef de file d'une organisation,
mais de l'organisation toute entière dûment informée
et er pleine connaissance de cause.
*—*—*.
Imp. C.G.C. • PARIS 2"
- JANVIER 1963
-20-
Category
Author
Title
Les syndicats dans la vie de l'etat
Date
Keywords