La revolution trahie de 1968

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ANDRÉ BARJONET
LA
RÉVOLUTION
TRAHIE
DE 1968
Les Éditions John Didier
ANDRÉ BARJONET
LA
RÉVOLUTION
TRAHIE
DE 1968
Les Editions John Didier
6, rue Garancière
PARIS-6« - Tél. MED. 48-48
Tous droits de reproduction, de traduction
d'adaptation et d'exécution
réservés pour tous pays
1968 by Les Editions John Didier, Paris
Imprimé en France
Aux militants de la G.C.T. dont je connais l'inlas-
sable dévouement à la classe ouvrière et dont l'idéal
demeure un des gages les plus précieux de la lutte
révolutionnaire de notre peuple, je dédie cette bro-
chure : qu'ils la considèrent non comme une invitation
au reniement mais comme un appel à la réflexion et
à l'action.
En toute autre période l'accord conclu le 27 mai 1968
entre les organisations syndicales, le patronat et le
gouvernement aurait constitué une grande victoire de
la classe ouvrière.
Aucun marxiste digne de ce nom ne peut, en effet,
négliger ou même sous-estimer l'extrême importance
de la lutte revendicative. Cette importance est double :
d'une part elle permet aux travailleurs de ne pas se
laisser écraser par le « talon de fer » du capital,
d'autre part le répit que la classe ouvrière obtient de
la sorte rend possible la préparation de luttes ulté-
rieures plus décisives.
Mais ce qui est vrai des résultats de la lutte reven-
dicative ne l'est plus dès lors qu'il s'agit d'une situa-
tion révolutionnaire caractérisée comme celle que la
France vient de connaître.
Toutefois, ne manquera-t-on pas d'objecter, la situa-
tion française de mai 1968 était-elle, vraiment, révolu-
tionnaire ?
Dans son éditorial de L'Humanité Dimanche, du
26 mai, Laurent Salini par exemple, se gausse de ceux
pour qui la situation était révolutionnaire. (1)
(1) Ce qui n'empêche pas le Parti Communiste Français dans
son adresse aux Intellectuels et aux Etudiants d'écrire : « Dix
millions de travailleurs sont en grève. Force révolutionnaire décisive
de notre peuple, etc... ». Alors ? (L'Humanité du 27 mai 1968).
Que faut-il donc entendre par là ?
Je pense qu'il y a, objectivement une situation révo-
lutionnaire à partir du moment où le fonctionnement
des mécanismes économiques et sociaux ainsi que
celui des institutions administratives et politiques est
bloqué.
Par exemple, c'est moins le nombre des étudiants
en grève ou se livrant à des manifestations violentes
qui caractérise la situation révolutionnaire de l'Univer-
sité que les décisions (parfaitement « illégales » sous
l'angle du Droit pur) des étudiants et des enseignants
de créer des Conseils de Facultés ou de proclamer
l'autonomie de celles-ci. De même, les organisations
syndicales — et cela à tous les échelons — n'ont pas
respecté le fameux préavis de cinq jours pour faire la
grève. Désemparé le Gouvernement n'a pour sa part,
nullement cherché à faire respecter ce délai. Dans ce
domaine comme dans d'innombrables autres, la loi
s'est purement et simplement évanouie et cela au
milieu de l'indifférence générale.
Révolutionnaire la situation l'était encore, bien sûr,
par l'extraordinaire puissance de la grève générale et
la combativité des manifestations : 9 à 10 millions
d'ouvriers, de techniciens, d'ingénieurs, d'étudiants,
de lycéens et d'enseignants en grève, des centaines
d'usines occupées, la paralysie totale des grands ser-
vices publics, les barricades constamment dressées
pendant plus d'une semaine, tant à Paris qu'à Lyon,
Nantes, Bordeaux, etc... Voilà le tableau objectif de
la France dans la deuxième quinzaine de mai 1968.
Face à ce mouvement populaire d'une ampleur sans
précédent, des centrales syndicales qui se bornent à
des mots d'ordre strictement revendicatifs, des partis
politiques se réclamant du socialisme qui se limitent
à de vagues formules sur la démocratie.
La Confédération Générale du Travail, en particulier,
dont les statuts précisent qu'elle lutte pour la « dispa-
rition du salariat et du patronat » et dont, au cours des
dernières années, les dirigeants n'ont jamais manqué
une occasion de dénoncer le pouvoir des monopoles
et le régime gaulliste a très vite (discours de son
secrétaire général Georges Séguy aux Usines Renault
le 20 mai 1968) dénoncé le caractère provocateur et
aventurier de toute « grève générale insurrection-
nelle ».
Mieux encore, si l'on peut dire, Georges Séguy et
l'ensemble du Bureau Confédéral ont également stig-
matisé comme ridicules ou stupides les aspirations des
travailleurs concernant les pouvoirs ouvriers dans
l'entreprise. Tout au plus ont-ils consenti, sous la
pression de la C.F.D.T., à mettre quelque peu l'accent
sur les libertés syndicales dans l'entreprise alors que
quelques semaines auparavant cette revendication
constituait encore un des principaux mots d'ordre de
la C.G.T.
Quant au Parti Communiste Français il est resté
durant toute cette période, d'une exemplaire prudence,
sa critique globale du régime ne débouchant sur
aucun mot d'ordre concret. Les titre de L'Humanité
sont révélateur à ce sujet. Le 23 mai L'Humanité titre
en lettres énormes « Patronat et pouvoir au pied du
mur », le surlendemain 25 mai, deux titres : « 400.000
travailleurs dans les rues de Paris et de sa banlieue »
et « De Gaulle constate sa faillite : référendum en
juin ».
Autrement dit, des titres parfaitement objectifs,
dignes d'un grand et sérieux journal d'information
mais jamais, même en manchette, un seul mot d'ordre
du genre « Dix ans ça suffit » ou « De Gaulle, démis-
sion ! ».
Bien entendu, le P.C.F. comme la C.G.T. ont de très
nombreuses excuses : absence d'accord véritable sur
un programme réel avec la F.G.D.S., division du monde
syndical, hostilité permanente de Force-Ouvrière, etc...
Valables dans une période normale, ces excuses ne
le sont plus qu'incomplètement au moment où le
drapeau rouge flotte sur toutes les usines et dans les
universités, où la police — en dépit de sa brutalité
coutumière — s'interroge et se divise, où le chef de
l'Etat, enfin, ne sort du silence que pour s'abimer dans
le vide d'une logomachie routinière et sans âme.
Comme, par ailleurs, il est tout à fait hors de ques-
tion d'accuser de la moindre « trahison » les dirigeants
cégétistes et communistes qui sont, tout au contraire,
et dans leur immense majorité, des militants d'un
dévouement exemplaire et d'une fidélité absolue à la
classe ouvrière, des militants convaincus — de sur-
croît — de la réalité de la lutte des classes et de
l'exploitation capitaliste, une question se pose alors :
comment a-t-on pu en arriver là ? Comment — et
pourquoi — en dehors de toute trahison subjective,
cette trahison objective et impardonnable du mouve-
ment ouvrier ?
C'est ce quo nous allons examiner maintenant. Mais
c'est uno longue histoire et, pour y voir clair, il nous
faut revenir loin en arrière.
1
LA RACINE DU MAL :
LE SUBJECTIVîSME LÉNINISTE.,,
Qu'il s'agisse des partis socialistes ou, plus tard,
des partis communistes, les premiers partis révolution-
naires — on le sait — se sont tous créés sur la base
de la théorie marxiste. Il n'est évidemment pas ques-
tion d'analyser ici, en quelques phrases, l'apport
décisif de Marx et d'Engels en matière scientifique,
philosophique et politique.
Disons simplement — pour employer un langage
moderne — que l'analyse marxiste est, tout à la fois,
structuraliste et cybernétique.
Structuraliste en ce sens que pour Marx comme,
beaucoup plus tard, pour De Saussure ou Lévy-
Strauss, les éléments n'ont de sens et même d'exis-
tence véritable que par rapport à l'ensemble. Ainsi il
n'y a pas, par exemple, d'homme en soi mais des
exploiteurs et des exploités, des prolétaires et des
capitalistes, etc...
Cybernet/que ou, d'après ia terminologie habituelle,
dialectique en ce sens qu'il y a non seulement l'inter-
action permanente entre les différents éléments de
l'ensemble (et entre ces éléments d'une part, l'ensem-
ble d'autre part) mais que cette interaction modifie en
retour (effet de « feed back
mêmes et l'ensemble.
») ces éléments eux-
Concrèternent, cela veut dire qu'avec le marxisme
l'action politique — pour la première fois — peut ne
plus être le résultat de l'intuition mais de l'analyse
scientifique.
Par exemple, avant d'agir pour modifier telle ou
telle situation donnée, l'homme d'action marxiste pro-
cédera à une analyse en profondeur de la structure
économique et sociale existante. Il n'isolera aucun
élément de cette situation mais les étudiera dans leur
contexte d'ensemble et compte tenu des interactions
existantes. Il cherchera à « pondérer » chaque élé-
ment et à étudier de quelle façon les modifications
obtenues à la suite d'une action déterminée entraîne-
ront, en retour, d'autres modifications et ainsi de suite.
Il importe toutefois de noter que ce processus de
transformations perpétuelles ne se confond en rien
avec une sorte de partie de tennis où la même balle
serait constamment renvoyée d'un camp à un autre.
Tout au contraire, ces modifications successives sont
inséparables de transformations qualitatives nouvelles
et brusques qui, à leur tour, sont à l'origine de contra-
dictions, elles-mêmes sources de tensions et de muta-
tions nouvelles.
Dans ces conditions l'analyse marxiste n'est certes
pas chose facile. Elle implique un savoir étendu et
constamment remis à jour en même temps qu'un sens
constamment éveillé de la dynamique des événements.
Elle implique aussi — et peut-être même surtout —
un respect total de la vérité. Cette dernière proposition
n'est pas d'ordre « moral » ou « métaphysique » mais
découle obligatoirement de la nature scientifique de
l'analyse marxiste.
10
Dans le domaine des sciences physiques, par exem-
ple, un savant est nécessairement obligé d'être hon-
nête : pour lui tout manquement à la vérité est grave
non pas parce qu'il s'agit d'un « péché » mais, tout
bonnement, parce que c'est l'occasion inévitable d'un
échec. Partant de ce principe, nous pouvons affirmer
que la vérité est, par elle-même, révolutionnaire.
Mais le marxisme comporte aussi d'autres enseigne-
ments. Ne se confondant nullement avec un détermi-
nisme économique aveugle et borné, le marxisme fait
une large place à l'homme en tant qu'agent social,
autrement dit à la pratique sociale (« praxis ») dont
la lutte des classes constitue un aspect essentiel.
En ce sens, le marxisme — comme d'ailleurs le
spinozisme — réintègre la liberté comme compré-
hension de la nécessité.
En d'autres termes — et pour nous limiter au seul
aspect politique des questions — le marxisme présente
une synthèse dialectique de la possibilité d'une action
humaine fondée sur la compréhension (et le dépas-
sement) du déterminisme.
Dans ces conditions, toute rupture de cette synthèse
risque d'être à l'origine de graves déviations idéolo-
giques.
La première, bien connue, est celle qui consiste à ne
voir dans le marxisme qu'une sorte de déterminisme
économique : selon cette optique (qui fut en somme
celle de Kautsky) il suffirait presque de laisser jouer
le jeu des contradictions internes du capitalisme pour
que celui-ci s'écroule. La nécessité d'un Parti Révolu-
tionnaire n'est alors pas évidente ou, plutôt, n'est
envisagée que sous la forme d'un organisme d'études,
de discussions et de propagande.
La seconde grave déviation — j'ose le dire — est
celle de Lénine. Sans doute l'auteur de L'Impérialisme,
stade suprême du capitalisme et, surtout, du Dévelop-
pement du capitalisme en Russie était-il un économiste
marxiste de première grandeur. Est-il besoin d'ajouter
qu'il fut, véritablement, le génie, I' « aigie de la Révo-
lution » et que sa mémoire vivra éternellement dans
le coeur des hommes ?
Mais, entraîné dans le feu de l'action à combattre les
thèses capitulatrices de Kautsky et consorts, Lénine
en arriva peu à peu à mettre toujours davantage
l'accent sur la lutte politique, sur le volontarisme idéo-
logique et sur les nécessités de l'organisation.
Ces caractéristiques sont, précisément, celles du
Parti d'un type nouveau que devait créer Lénine : le
parti communiste (bolchevik). Basé sur les principes
du « centralisme démocratique » animé d'un idéal
extrêmement élevé, soutenu par une discipline de fer
quasi-militaire, se renforçant sans cesse par les pra-
tiques de l'auto-critique et de l'épuration, le Parti
Communiste fut ainsi — il faut le reconnaître — une
arme incomparable au service de la révolution prolé-
tarienne.
Face à l'embourgeoisement et à la pratique oppor-
tuniste des partis sociaux-démocrates, les partis com-
munistes qui se créèrent un peu partout dans le
monde aux environs de 1920 suscitèrent de la sorte
un immense espoir de renouveau auprès des masses
si longtemps trompées par les dirigeants opportu-
nistes.
Très vite, cependant, les graves défauts internes des
partis communistes ne tardèrent pas à se faire jour.
12
Tout d'abord, la fameuse discipline de fer étouffant
toute discussion démocratique, réprimant impitoyable-
ment toute « tendance » aboutit, dans la réalité des
choses, à la permanence de luttes internes acharnées.
Abusés par l'impressionnant monolithisme de façade
des Partis Communistes, les militants de base appre-
naient ainsi de temps à autre avec stupeur que tel
ou tel dirigeant éminent n'était qu'un vil espion ou
qu'un traître à la solde de l'impérialisme. Une condam-
nation aussi brutale et exempte de toute nuance était,
il faut le souligner, dans la logique du système : celui-
ci excluant, par définition, toute discussion véritable
d'idées, il est à peu près impossible dans un parti
communiste d'exclure un militant ou un dirigeant sur
la base des fautes ou des erreurs qu'il a pu réellement
commettre. En effet, le seul exposé objectif clé ces
erreurs risquerait de faire rebondir la discussion au
grand jour. Dans ces conditions, le dirigeant fautif ne
peut être qu'un coupable total, une sorte de crimi-
nel-né, de pervers intrinsèque. C'est là, en somme,
l'aspect inverse du culte de la personnalité : les diri-
geants bien-aimés ne pouvant se tromper, si des
erreurs se produisent néanmoins, c'est que ces diri-
geants n'étaient, en réalité, que clés espions déguisés.
Quant au culte de la personnalité qui a pris des
formes délirantes sous Staline et qui atteint des pro-
portions encore plus monstrueuses peut-être avec
Mao Tsé-Toung, il résulte bien sûr, de conditions
russe et chinoise spécifiques que nous n'avons pas à
analyser ici. Mais son principe se situe incontestable-
ment dans l'organisme même des partis communistes
tels que les a voulus Lénine. Partis très fortement hié-
rarchisés et structurés, les Partis Communistes com-
portent tous un appareil compliqué aboutissant (malgré
certaines transformations récentes) à un Etat-Major
13
(Bureau Politique et Secrétariat) d'où se détache,
plusieurs pas en avant, le Secrétaire Général (1).
Mais le culte de la personnalité n'aurait jamais pu
faire de tels dégâts ni se développer à un tel point
sans cet autre grave vice interne, spécifiquement
léniniste, du volontarisme et du subjectivisme politi-
ques.
Relativement peu apparent du temps de Lénine en
raison de l'extraordinaire génie politique de ce dernier,
ce défaut ne tarda pas à causer d'effroyables ravages
dans tous les partis communistes et, en premier lieu
dans le Parti Communiste de l'Union Soviétique. Une
circonstance particulière à la Russie aggrava encore
ce fait : ayant conquis le pouvoir dans le contexte
d'un pays relativement sous-développé et meurtri par
les guerres étrangères et civiles, le P.C. russe fut
évidemment contraint de bander toutes ses forces
dans une lutte titanesque contre les stigmates du
passé, le sabotage des ennemis du socialisme, le
retard de l'économie et même, bien souvent, le carac-
tère inhumain de la nature. D'où, dans de telles
conditions, l'énorme importance des mots d'ordre,
des slogans de toute nature, de la propagande ininter-
rompue, de I' « agitprop ».
Suivant la phrase — d'ailleurs fort belle — de
Maxime Gorki, l'homme communiste véritable s'iden-
tifiera plus à un ingénieur des âmes c'est-à-dire à un
(1) Cette description couvre toute la période qui va de la
mort de Lénine au 20e Congrès P.C.U.S. (1956) pour l'U.R.S.S.
Elle est valable, en France, de 1930 (Thorez, Secrétaire Général) à
1967 (18° Congrès).
14
forgeron des caractères (1) qu'à un savant de la
pensée et de l'action soucieux de dégager les lois et
les moyens de la transformation sociale.
Concrètement, cela se traduisit par le fait que les
économistes et les sociologues communistes se récla-
mant à tout propos (et hors de propos) du marxisme,
bien loin d'analyser les faits pour en dégager des lois
générales (et, le cas échéant, des directives politiques
appropriées) partirent, au contraire, de la ligne poli-
tique préétablie pour l'illustrer et la justifier ensuite
au moyen d'exemples concrets.
Cette méthode — qui tourne le dos au marxisme —
a fini par aboutir à des résultats désastreux et spec-
taculaires.
Dans son ouvrage sur Les problèmes économiques
du socialisme en U.R.S.S. (1952) Staline lui-même en s
arrive à affirmer qu'à la suite de l'aggravation de la
crise générale du capitalisme la « sous-production
des entreprises » va s'accuser dans les pays capita-
listes ! Or, comme chacun sait, la période où Staline
a écrit cette « prophétie » et la période qui a suivi ont
été, précisément, caractérisées par un essor sans pré-
cédent de la production capitaliste.
Un autre exemple typique de ce procédé est fourni
par la façon initiale dont le P.C.F. et, singulièrement,
Maurice Thorez, présentèrent le problème de la
paupérisation jusqu'au redressement opéré par Arzou-
(1) Et l'acier fut trempé, d'Ostrovski, reste, actuellement encore,
un des romans soviétiques les plus populaires.
manian en Union Soviétique, Roger Garaudy et moi-
même en France (1).
Jusqu'aux environs de 1960, la section économique
près le Comité Central du P.C.F. ne fut, en dépit des
efforts méritoires de nombreux camarades, qu'une
section de propagande chargée d'illustrer en matière
économique la ligne politique du Parti.
Les conséquences politiques pratiques de ce sub-
jectivisme volontariste et anti-marxiste furent et sont
encore extrêmement graves.
Par exemple, ayant posé en principe d'une part que
les monopoles français étaient d'obédience améri-
caine, d'autre part, que De Gaulle était purement et
simplement l'homme des monopoles, le P.C.F. se
condamna pendant plusieurs années à ne rien com-
prendre à la politique extérieure gaulliste et se coupa
ainsi d'une importante fraction de l'opinion publique
tant en France qu'à l'étranger.
Quand la multiplicité et l'importance des prises de
position anti-américaine de De Gaulle dessillèrent
enfin les yeux des dirigeants du P.C.F., ceux-ci tom-
bèrent alors dans une autre erreur. Incapables d'ana-
lysor les raisons véritables du Chef de l'Etat français,
ils soulignèrent exagérément les aspects « positifs »
cJ3 la politique extérieure gaulliste sans voir, notam-
ment, qu'en recherchant un rapprochement avec les
(i) Dans son premier article, Maurice Thorez fit même état de
« statistiques » selon lesquelles la consommation de viande
en France étsit aujourd'hui inférieure à ce qu'elle était sous le
second Empire !... Le premier, Arzoumanian situa le problème sur
son vrai terrain : celui de la valeur de la force de travail, Roger
Garaudy insista à juste titre sur la position d'aliénation. En ce
qui me concerne j'ai surtout situé la question en fonction des
besoins nouveaux,
16
Pays de l'Est, De Gaulle (beaucoup mieux renseigné
que le P.C.F. sur la situation intérieure politique réelle
de ces pays) poursuivait également un travail de sape
non négligeable à l'intérieur même du camp socialiste.
Ainsi tous les défauts couramment attribués au
« Stalinisme » résultent, en dernière analyse, de la
grave déformation historique imposée au marxisme par
Lénine. Le Stalinisme n'est pas, comme le soutiennent
les communistes, une sorte de cancer apparu sur le
corps, par ailleurs sain, du socialisme : c'est une
exagération monstrueuse et parfois criminelle de la
déformation léniniste. On peut d'ailleurs en dire autant
du trotzkisme, du maoïsme ou du castrisme. Toutes
ces tendances, si violemment opposées qu'elles soient
ont ceci de commun qu'elles négligent en fait l'analyse
scientifique des faits concrets et que la prétendue
« dialectique » dont elles se réclament n'est trop sou-
vent rien d'autre qu'un verbiage creux. Le résultat de
ce volontarisme subjectiviste c'est alors l'échec de
la politique du « grand bond » en Chine ou la catas-
trophe survenue en Indonésie par suite de la politique
insensée du parti pro-chinois. C'est aussi, la fin1"
tragique de Che Guevara en Bolivie.
Si, d'ailleurs, le mouvement communiste internatio-
nal a volé en éclats au cours de ces dernières années
c'est, évidemment, parce que les faits objectifs (réalité
de la nation, en particulier) ont été plus forts que les
théories. Mais, précisément, cela prouve que ces
théories qui passaient à côté du réel n'étaient donc pas
vraiment marxistes.
En conclusion sur ce point, nous pensons que si
Lénine demeure le génie des tempêtes révolution-
naires, le « marxisme-léninisme » a constitué un
malheur historique pour la classe ouvrière interna-
tionale. Déstaliniser c'est bien, « Délininiser » c'est
17
mieux. Mais ce qu'il faut — et d'urgence — c'est
retourner, dans les conditions bien sûr de notre
époque, au marxisme lui-même dont les vertus créa-
trices ont été jusqu'ici si mal explorées (1).
Ayant ainsi brièvement expliqué pourquoi le P.C.F,
et les dirigeants communistes de la C.G.T. étaient
nécessairement incapables de comprendre la portée
profonde des événements de mai 1968 nous allons,
maintenant, nous efforcer d'expliquer ces événements
eux-mêmes.
(1) En ce sens, on ne peut qu'approuver la remarquable
tentative d'Althusser dans Lire le capital et Pour Marx. Il s'agit
bien, en effet, de « lire -•> — et non de relire — avec des yeux
entièrement neufs l'œuvre de Marx; il s'agit bien de « lire »
avec des yeux toujours neufs notre monde en permanente évolution.
18
2
LES CAUSES PROFONDES
DE LA RÉVOLTE.
Le détonateur, nul ne l'ignore, a été la révolte
générale des étudiants à la suite de la décision du
recteur Roche d'appeler la police à la Sorbonne. Cette
décision n'était elle-même que la suite d'une agitation
ininterrompue des étudiants, à Nanterre notamment,
depuis la rentrée universitaire 1967-1968.
Toutefois, il convient également de remarquer que
l'année 1967 avait été marquée chez les travailleurs
par de nombreuses grèves « sauvages » (Berliet,
Rodiacéta, etc...) où les « jeunes » avaient joué un
rôle décisif et où, régulièrement, les directions syndi-
cales avaient été prises à l'improviste par la soudai-
neté et la combativité du mouvement. Plus récem-
ment, les véritables émeutes ouvrières du Mans, de
Mulhouse et de Caen confirmaient l'existence d'un
nouveau courant de lutte d'autant plus curieux qu'il
contrastait singulièrement avec l'échec relatif des
grandes campagnes organisées par la C.G.T. pour
l'abrogation des ordonnances concernant la Sécurité
Sociale.
Cette contradiction étonnante entre la relative ato-
nie de l'action ouvrière sur les thèmes officiels et
l'âpreté de certaines luttes plus ou moins spontanées
aurait dû, tout naturellement, attirer l'attention des
19
dirigeants de la C.G.T. et de ceux du P.C.F, II ne
semble pas que cela ait été le cas.
Prisonniers du subjectivisme volontarisme ces diri-
geants ont « expliqué » l'atonie apparente de la masse
ouvrière par une insuffisance de travail de propagande
ou par les manœuvres de la C.F.D.T. (bref, par des
causes toujours extérieures au phénomène à étudier).
Quant à la combativité des autres grèves, ils y ont vu
le résultat de l'action souterraine des Trotzkistes et
des « chinois » ou encore celui de la démagogie de
la C.F.D.T.
En aucun cas, ils n'ont compris que la contradiction
n'était qu'apparente : la classe ouvrière, dans son
ensemble, était bien combative mais pas sur les
revendications officielles qui, sans être négligeables,
n'étaient pas au cœur des préoccupations et des aspi-
rations ouvrières. Comme c'est au sein des jeunes
travailleurs et des étudiants que ces aspirations nou-
velles se sont manifestées avec le plus de force, c'est
donc le problème de la « jeunesse » qu'il convient
d'aborder maintenant.
La première et grave faute commise à ce sujet tant
par le P.C.F. que par la C.G.T. relève du dogmatisme.
Comme Marx puis Lénine avaient, avec juste raison,
défini les classes sociales par rapport à la place que
tiennent les hommes dans un système historiquement
défini de la production sociale, nos dogmatiques en
ont conclu que la jeunesse n'étant pas une classe
sociale (ce qui est exact) : il né pouvait donc y avoir
conflits entre elle et les catégories plus âgées de la
population. Or le malaise de la jeunesse (qu'elle soit
ouvrière ou étudiante) est un fait qu'il est très sot de
nier. Les causes en sont d'ailleurs fort simples. Elles
résultent d'un doubla mouvement contradictoire :
d'une part, les jeunes sont, mentalement et même
20
biologiquement, d'une maturité beaucoup plus précoce
qu'il y a seulement trente ans. C'est un fait médicale-
ment contrôlé, que l'âge de la puberté s'abaisse
constamment dans tous les pays industrialisés. D'autre
part, les nécessités de l'instruction moderne et de la
formation professionnelle retardent toujours plus l'en-
trée de ces jeunes dans la vie active. Il y a donc là une
contradiction d'autant plus intolérable que, par ailleurs,
les programmes scolaires et universitaires ainsi que
les méthodes et le contenu des divers enseignements
sont restés pratiquement inchangés quant au fond
depuis des décennies.
Le seul moyen de résoudre cette contradiction est
évidemment de faire participer pleinement — en
dehors de tout paternalisme même camouflé et de
touto démagogie — les jeunes à la marche et au
contrôla des enseignements qui leur sont aujourd'hui
imposés par une bureaucratie irresponsable ou un
mandarinat sclérosé. Bien que différent dans la forme,
le problème de fond est analogue dans les usines où
les jeunes travailleurs précocement mûris ne sont plus
du tout disposés à se laisser faire par la maîtrise ni
même à subir l'autorité des ouvriers plus âgés.
Si l'on ajoute à cela le souci lancinant du lendemain,
le développement accéléré du chômage avec le 5e plan,
il n'est pas difficile de comprendre les origines pro-
fondes du « malaise » de la jeunesse.
Face à ce malaise, que proposèrent donc la C.G.T.
et le P.C.F. ?
Tout d'abord, il faut le reconnaître franchement, un
ensemble considérable et cohérent de mesures d'ordre
quantitatif — farouchement combattues par le pouvoir
gaulliste — et dont l'adoption aurait certainement
amélioré de façon très sensible le sort des jeunes.
21
La construction massive d'écoles et de facultés
nouvelles modernes et bien équipées, la généralisation
des maisons de la culture, le développement des ter-
rains de sports et des piscines, une meilleure organi-
oation des loisirs populaires, tel était, en résumé, le
programme constant du P.C.F. et de la C.G.T. en la
matière. A cela il faut ajouter (et c'est aussi essentiel)
la lutte menée par ces deux organisations en faveur
du plan Langevin-Wallon de réforme démocratique de
l'enseignement et les remarquables tentatives récentes
du P.C.F. peur rajeunir ce Plan aujourd'hui quelque
peu dépassé.
Par contre, ni le P.C.F. ni la C.G.T. n'imaginèrent un
seul instant que les étudiants pourraient aussi avoir
leur mot à dire dans les réformes qu'on leur proposait
ou, plutôt, qu'on leur aurait imposées si on en avait eu
les moyens. La pagaille qui a pu régner à la Sorbonne
ces temps derniers ne doit pas être l'arbre qui cache
la forêt : au milieu des discussions sans fin et parfois
confuses une Révolution a, d'ores et déjà, été opérée.
Il est encore difficile de savoir ce qu'il adviendra
exactement de toutes les idées émises, de toutes les
mesures proposées et parfois même appliquées :
autonomie des facultés, comités paritaires élus étu-
diants-enseignants, suppression ou refonte du sys-
tème des examens, etc... Mais, ce qui est certain,
c'est que la situation actuelle est irréversible : l'Uni-
versité de papa est bien morte en mai 1968.
Or ce formidable mouvement tout entier caractérisé
par l'aspiration révolutionnaire des jeunes à un ensei-
gnement fondamentalement différent dans sa forme
et son contenu ainsi que par la volonté bien arrêtée
de plus jamais se laisser imposer aucune décision
venue d'un quelconque « sommet », ce mouvement
qui n'a cessé de grandir dans l'Université tout au long
22
de l'année 1967-1968, le P.C.F. et la C.G.T. ne l'ont ni
reconnu ni compris.
Incapables pour les raisons que nous avons dites
d'analyser les raisons profondes du mouvement (1)
les communistes cherchèrent alors des explications
extérieures et les trouvèrent dans l'agitation des
« groupuscules » irresponsables. Le grand Parti « révo-
lutionnaire » de la classe ouvrière rejoignait ainsi,
dans ce cas précis, les tristes explications éculées de
la Bougeoisie du XIXe siècle sur les « meneurs » venus
du dehors qui corrompent les « bons ouvriers ».
Reste, maintenant, la question la plus importante à
résoudre : pourquoi la classe ouvrière dans sa totalité
a-t-elle réagi avec une pareille vigueur aux provoca-
tions gouvernementales et policières contre les étu-
diants ?
Pourquoi cette sympathie à l'égard de la jeunesse,
pourquoi cette unanimité dans la lutte ?
La première raison en est, évidemment, l'existence
d'un très profond mécontentement en matière écono-
mique et sociale.
A la suite de la stagnation économique de l'année
1967 ainsi que de la politique de concentration capita-
liste des entreprises, le chômage s'est développé
(1) Une autre explication tient au fait que, tout en tenant
jalousement au maintien d'institutions surranées, la plupart des
universitaires étaient « de gauche ». Le P.C.F. ne cherchait donc
nullement à suggérer un bouleversement fondamental qui aurait
pu lui aliéner certaines sympathies des éminents Professeurs.
Paradoxalement, certaines mesures gouvernementales (création
des I.U.T. par exemple) font figure d'innovations progressistes.
Elles ont d'ailleurs été vivement combattues, en un premier temps,
par le P.C.F.
23
jusqu'à frapper environ 500.000 travailleurs dont de
nombreux jeunes et une grande quantité d'ouvriers
qualifiés et même de cadres.
Par ailleurs, en dehors même des travailleurs ne
percevant que le salaire minimum interprofessionnel
garanti, une masse ouvrière d'au moins 3 millions de
personnes continuait de percevoir des salaires infé-
rieurs ou égaux à 600 F par mois.
En troisième lieu les ouvriers français (de même que
les employés et les fonctionnaires de l'Etat) étaient
victimes d'horaires de travail (46 heures par semaine
en moyenne) parmi les plus élevés du monde, horaires
d'autant plus lourds que les cadences accélérées de
travail dans les usines et que les déplorables condi-
tions de transports et de logement ne permettaient
en général qu'une « récupération » incomplète et pré-
caire des facultés physiques et mentales des travail-
leurs : la « fatigue industrielle » devenait la grande
caractéristique de l'époque actuelle.
Enfin, les ordonnances gouvernementales d'août
1967 démantelant la Sécurité Sociale et rendant plus
Icurds les frais de maladie aggravaient encore, pour
de larges couches de la population, le souci du len-
demain.
De ce point de vue, les revendications de la C.G.T.
portant sur l'abrogation des Ordonnances, le relève-
ment massif du S.M.I.C. et du S.M.A.G., la réduction
de la durée du travail sans perte de salaire, la sécu-
rité de l'emploi étaient parfaitement justifiées. Elles
l'étaient également d'un point de vue économique, la
« relance par la consommation » — donc par l'augmen-
tation du pouvoir d'achat — étant dans les circons-
tances actuelles, une nécessité objective reconnue
par la plupart des spécialistes.
24
Mais le mécontentement populaire avait des raisons
beaucoup plus profondes résultant des transforma-
tions technologiques de la Société.
Sans entrer dans de trop longs détails, disons
qu'une des grandes caractéristiques de l'industrie
moderne est l'extrême parcellisation du travail (le
« travail en miettes » de Friedmann) qui aboutit à
rendre l'homme étranger à lui-même.
Ecœuré par un travail qu'il ne domine plus, l'ouvrier
spécialisé, parcellaire et humilié, peut sembler « hors
du coup » et se désintéresser de la politique et même
du syndicalisme : le mécontentement qui s'accumule
en lui prépare l'explosion.
De plus et c'est là un facteur nouveau, cette parcel-
lisation du travail s'est récemment développée en
dehors même du monde ouvrier proprement dit pour
atteindre celui des techniciens, des ingénieurs et
même de certains cadres.
Il est vrai qu'avec l'automation un phénomène
inverse tendant à une certaine « recomposition » du
travail est également apparu : en effet, l'automation
supprime, par définition, tous les postes parcellaires
de travail et, en théorie les ouvriers de l'automation
pourraient donc posséder une vue et exercer une
pratique plus synthétique du travail.
Mais ce phénomène en lui-même positif est contre-
balancé, comme l'a démontré P. Naville, par une cer-
taine « distanciation » des travailleurs à l'égard des
machines. Cette distanciation physique et psycho-
logique aboutit au fait que les ingénieurs et, dans cer-
tains cas, les directeurs eux-mêmes « surveillent »
beaucoup plus qu'ils ne décident ou qu'ils ne com-
mandent.
25
Le résultat de tout cet ensemble de facteurs parfois
contradictoires et en pleine évolution, c'est que les
véritables producteurs (ouvriers, techniciens, ingé-
nieurs) se sentent de moins en moins maîtres non seu-
lement du produit de leur travail, mais, également, de
ce travail lui-même.
Cette généralisation du travail aliéné inhérente au
régime capitaliste mais accélérée par les techniques
modernes aboutit forcément à une mise en question
globale de la société dans laquelle nous vivons.
Bien que née sur des bases souvent très différentes
de celles des étudiants, cette volonté contestataire
plus ou moins diffuse de la classe ouvrière va, cepen-
dant, dans le sens d'une même et profonde aspiration :
l'aspiration à une société plus juste, plus fraternelle,
moins hiérarchisée et plus spontanée, à une société
faisant davantage confiance à l'initiative de chacun.
A ce propos, le Secrétaire généra! de la C.G.T.
Georges Séguy a dénoncé comme autant de « for-
mules creuses » certaines revendications mises notam-
ment en avant par les jeunes travailleurs telles que
celles de l'autogestion et, surtout, du « pouvoir ou-
vrier » dans l'entreprise.
En toute rigueur théorique Georges Séguy n'avait
sans doute pas complètement tort : il est certain que,
dans de nombreux cas, ceux qui proclamaient de tels
mots d'ordre auraient été bien embarrassés de leur
donner un contenu concret et positif. Il est vrai égale-
ment qu'on peut à bon droit s'interroger sur ia signi-
fication réelle du « pouvoir ouvrier » dans une entre-
prise capitaliste. Et pourtant cette formule « creuse »
portait en elle tout l'espoir d'un monde ouvrier si
26
longtemps réduit à camper dans la nation et qui avait
entrevu, l'espace d'un drapeau rouge ou noir, l'horizon
d'une société où il pourrait enfin maîtriser son destin.
N'ayant rien compris à cette aspiration qu'ils
n'avaient pas pu percevoir à temps, les dirigeants du
P.C.F. comme ceux de la C.G.T. ne surent pas lui
donner le contenu positif nécessaire et possible et
préférèrent se cantonner dans le domaine bien connu
des revendications quantitatives classiques.
Or, comme l'écrit très justement Manuel Bridier
(Tribune Socialiste du 23-5-1968) « les revendications
quantitatives des travailleurs ne remettent pas en
cause les mécanismes de ces décisions mais les
décisions elles-mêmes. C'est pourquoi, même lorsque
des concessions importantes sont arrachées aux
patrons, elles sont reprises sous d'autres formes par
l'autorité patronale. Les revendications qualitatives,
revendications de pouvoir ouvrier dans l'usine, tou-
chent au contraire au mécanisme de la décision et
constituent pour les travailleurs une garantie quant
aux contre-offensives patronales en même temps
qu'un moyen direct de peser sur l'orientation des
choix ».
Bien sûr, la formulation réaliste de telles revendi-
cations est plus difficile et, surtout, demande un
effort d'imagination créatrice beaucoup plus grand.
En imposant l'autonomie des Facultés les étudiants
ont prouvé que cet obstacle n'était pas insurmontable.
Sans verser dans l'utopie, il était possible de définir
dès maintenant, un minimum de pouvoirs ouvriers dans
l'entreprise portant, entre autres choses, sur les négo-
ciations qualitatives des salaires (systèmes des
salaires), les cotations par postes de travail, les rap-
ports humains dans l'entreprise, etc., etc...
27
De plus, Bruno Trentin (1) a montré que l'obtention
de ces revendications pouvait être à l'origine d'une
action efficace et positive à l'intérieur du Plan. Dans
la mesure, dit Bruno Trentin, où le syndicat « incarne
certaines exigences irrépressibles, qualitatives et pas
seulement quantitatives des masses laborieuses (poli-
tique scolaire et de formation professionnelle; politi-
que de Sécurité Sociale; politique sociale du logement;
politique d'emploi et de requalification professionnelle,
etc.) exigence dont la non-satisfaction sera immédia-
tement répercutée dans la politique revendicative du
syndicat et dans les effets de cette politique sur la
situation économique générale ».
Par avance Bruno Trentin avait réfuté la thèse
(chère à la C.G.T.) selon laquelle une telle conception
risquerait d'entraîner les syndicats sur la voie de la
collaboration de classes et de l'intégration dans l'appa-
reil d'Etat bourgeois :
« En effet, le syndicat n'est menacé d' « intégration »
que quand il est incapable d'opposer sa propre politi-
que économique aux divers schémas de développe-
ment fondés sur la limitation des salaires. Le syndicat
peut donc participer à la programmation de façon
autonome si et dans la mesure où il possède sa
propre conception d'ensemble des problèmes du
développement, conception s'appuyant sur son expé-
rience concrète ».
Par conséquent, c'est dans la mesure précise où les
dirigeants communistes, prisonniers de leur propre
(1) Un des principaux économistes de la C.G.T. italienne
(C.G.I.L) par ailleurs Secrétaire Général de la Fédération de la
métallurgie (F.I.O.M.). Voir, notamment, son grand article sur la
politique des revenus et la planification dans Los Temps Modernes,
n" d'Août-Septembre 1964.
système dogmatique et subjectiviste, passèrent à
côté de cette conception moderne du syndicalisme
en même temps que de cette aspiration fondamentale
des masses populaires qu'il est possible d'écrire —
en dehors de tout esprit de dénigrement systéma-
tique — que la révolution de mai fut « trahie » avant
même que d'éclater.
Nous aliono voir maintenant qu'au cours de son
dérouleinont cette révolution fut encore trahie au moins
à deux reprioes et cela dans un sens, hélas, plus net et
plus conscient.
29
3
LA RÉVOLUTION TRAHIE.
Pour la première fois depuis de longues années, le
Gouvernement tout en la « déconseillant » n'avait pas
interdit la manifestation de rues du 1" mai. En décidant
de maintenir cette manifestation malgré l'abstention
de la C.F.D.T. et de F.O., la C.G.T. allait dans le sens
de la volonté populaire qui s'exprima effectivement
par un défilé d'une rare puissance.
Dans les jours qui suivirent, l'attention se détourna
du mouvement ouvrier vers le mouvement étudiant
qui, parti de Strasbourg (dès 1966) puis de Nanterre,
gagna enfin la Sorbonne où l'explosion fut instantanée.
Cette explosion pulvérisa toutes les « analyses »
précédentes et en cours du P.C.F. selon lesquelles la
grande masse des étudiants restait en dehors d'une
agitation organisée seulement par quelques « grou-
puscules » du secteur de sociologie à Nanterre.
Très vite il apparat que les « groupuscules » — re-
groupés en partie dans le « mouvement du 22 mars »
animé par Cohn-Bendit — jouissaient d'une énorme
influence. En dehors et en plus de toutes les autres
causes d'erreurs que nous avons déjà évoquées, la
fausseté des analyses du P.C.F. provint sans doute
des deux faits suivants :
1) Ayant par toute sa politique précédente réduit
l'U.E.C. (Union des Etudiants Communistes) à l'état de
squelette, le P.C.F. n'avait plus de liaison valable avec
la masse des étudiants.
31
2) Obnubilé par le danger chinois, le P.C.F. persista
longtemps à voir dans l'agitation étudiante l'œuvre
de Maoïstes contre lesquels il s'acharna de toutes les
façons. Or le dogmatisme de ces derniers leur aliénait,
en fait, l'audience de la masse des étudiants beaucoup
plus sensibles à la franchise, et, disons-le, à la fraî-
cheur de Cohn-Bendit.
Ce prestige nouveau de « l'anarchie » symbolisé
par l'éclosion de drapeaux noirs n'était pas, comme
l'écrit L'Humanité le retour à une théorie archaïque
« ramenant le mouvement ouvrier cent trente ans en
arrière ». C'était, tout simplement, le refus global,
par la masse des jeunes, des institutions appartenant
(ou semblant appartenir) à la société actuelle et jugées
comme telles, périmées. La solution à ce grave pro-
blème n'était donc pas, comme le fit Georges Marchais
dans un triste article de L'Humanité, d'insulter les
groupuscules et de traiter Cohn-Bendit d' « anarchiste
allemand » mais de proposer aux jeunes un idéal qui,
pour être cohérent et structuré, n'en soit pas moins un
idéal neuf.
Quoi qu'il en soit, l'attitude du P.C.F. à l'égard des
étudiants au cours de cette période marqua une cas-
sure profonde entre l'Université et la présentation
officielle du communisme qui commence à peine à
faire sentir ses effets.
Pourtant, l'incroyable geste du recteur Roche appe-
lant la police à la Sorbonne, le déchaînement sauvage
des prétendues « forces de l'ordre » resoudèrent un
moment les organisations syndicales étudiantes et
ouvrières. A ce moment tout était encore possible et
en donnant, conjointement avec la C.F.DT., l'U.N.E.F.
et la F.E.N. l'ordre de grève générale pour le 13 mai,
la C.G.T. semblait se lancer résolument dans la
bataille. Qu'on me permette cet aveu personnel : à
32
cette date tous les doutes qui, depuis longtemps déjà
m'assaillaient en secret, étaient balayés. Je ne voulais
plus voir que l'aspect positif des choses et cette
immense espérance de tout un peuple combatif et
fraternel qui, par une merveilleuse ironie de l'histoire
redonnait au 13 mai les couleurs de la Liberté.
Le défilé du 13 mai, de la République à Denfert-
Rochereau fut un acte politique de première gran-
deur (1). D'abord par l'ampleur jamais vue depuis la
Libération (environ 800.000 manifestants). En second
lieu par l'union profonde des ouvriers, des étudiants
et des Universitaires, ensuite par la dureté spontanée
des mots d'ordre. Finie l'époque où une foule bon-
enfant scandait « Chariot des sous » ! Cette fois, au
milieu des « C.R.S. - S.S. » et même des «• de Gaulle
assassin » une même volonté se dégageait : « Dix ans
ça suffit » ! « De Gaulle démission ».
S'il ne démissionnait pas, celui-ci ne s'en envolait
pas moins en Roumanie abandonnant la France dans
une situation révolutionnaire telle qu'elle n'en avait
jamais connue depuis plusieurs décennies. Dès le
lendemain 14, dans la soirée, les ouvriers de Sud-
Aviation à Nantes enfermaient le directeur dans son
bureau et, un jour plus tard, le mercredi 15 mai à
15 heures, les travailleurs^ Renault à Cléon (Seine-
Maritime) occupaient leurs usines. Pendant quinze
jours pleins, c'est-à-dire jusqu'au jeudi 30 mai où
De Gaulle passa à la contre-offensive, la France allait
connaître une période révolutionnaire caractérisée où,
littéralement, tout fut possible. Symptôme typique de
cette situation révolutionnaire : le 16 mai, les élèves
de l'école Polytechnique réclament, par 351 voix
(1) Nous ne parlons ici que de Paris. Mais le grand fait du
jour fut que de tels défilés eurent lieu dans presque toutes les
villes de France, y compris les plus reculées.
33
contre 122, la constitution d'une Commission paritaire !
Le même jour les ouvriers de Renault occupaient les
usines de Boulogne-Billancourt et de Flins, l'Université
de Caen proclamait son autonomie. Le lendemain, les
premiers débrayages atteignent la S.N.C.F. et les
aérodromes parisiens tandis que les usines Berliet et
Rhodiaceta sont occupées. Durant ces trois premiers
jours, la C.G.T. ne bronche pas : prise au dépourvu
elle se contente d'enregistrer le mouvement en cours
mais n'appelle pas à son extension et surtout, ne
reprend à son compte aucun des mots d'ordre du
13 mai tels que « De Gaulle démission » ! Le samedi 18
à 10 heures le communiqué du Bureau de la C.G.T.
est purement descriptif, il ne contient aucun appel :
« La grève se généralise. L'occupation des usines, de
tous les lieux de travail par les grévistes s'organise.
Les travailleurs se prononcent démocratiquement sur
les revendications et sur la grève, ils élisent leurs
comités de grève, etc. ». Le même jour, M. Hamelet, du
Figaro peut déjà commencer à célébrer les mérites de
Georges Séguy : « aux diatribes d'antan, M. Séguy
substitue le langage froid et ferme d'un P.D.G. bien
à son affaire »...
Quant à Waldeck Rochet, Secrétaire Général du
P.C.F., il « réaffirme sa solidarité totale avec les
travailleurs qui combattent pour leurs revendications »
et proclame bien qu' « il est grand temps d'en finir avec
ce pouvoir et de promouvoir une démocratie authen-
tique » mais stipule aussitôt qu'il faut, pour cela, par-
venir à un « accord entre les partis de gauche et les
organisation syndicales, programme tenant lieu de
contrat de majorité » (L'Humanité-Dimanche du
19 mai 1968).
Le cap, toujours dangereux du samedi et du diman-
che est victorieusement franchi. Le lundi 20 mai, la
France entière se réveille paralysée par la plus gigan-
tesque grève de son histoire. Et c'est le moment précis
34
que choisit Georges Séguy pour proclamer bien haut
devant les ouvriers de la Régie Renault le caractère
strictement revendicatif de la grève.
Ce discours me fait l'effet d'une douche froide et,
(inconsciemment) je commence à savoir que l'occa-
sion a été perdue, que l'instant où tout était possible
est déjà passé... Mais je m'efforce de chasser cette
impression : le mouvement ne cesse de s'élargir et il
n'est pas vraiment pensable que la C.G.T. — où les
adhésions affluent par milliers — trahisse ainsi la
confiance de tout un peuple.
Tard dans la nuit du 21 au 22 mai le téléphone
m'appelle : par l'intermédiaire d'un Conseiller écono-
mique et social, Membre du Groupe des Chefs d'Entre-
prise, j'apprends que M. Huvelin, Président du C.N.P.F.
veut prendre, d'urgence, contact avec Georges Séguy.
Après en avoir discuté téléphoniquement avec André
Merlot, Secrétaire de la C.G.T. (qui a, lui-même, dis-
cuté avec Henri Krasucki, également Secrétaire de
la C.G.T.) je précise à mon interlocuteur patronal que
Georges Séguy n'est pas libre et que je reprendrai
contact avec lui le lendemain mardi. A neuf heures, le
mardi 21, j'assiste au Bureau Confédéral en présence
de Séguy et je suis officiellement chargé de ce
contact qui a lieu effectivement, en fin de matinée.
En fait, mon interlocuteur n'avait aucune proposition
valable à me faire» de la part du C.N.P.F. Il voulait,
simplement, me faire savoir que si le discours de
Georges Séguy aux ouvriers de Renault correspondait
vraiment à la réalité, ne comportait aucune arrière-
pensée, alors une discussion sérieuse était immédia-
tement possible. A la suite de cette entrevue et de
cette « proposition » je revis plusieurs fois Séguy :
c'est alors que j'acquis la conviction ou, plus exacte-
ment, la certitude que la C.G.T. ne nourrissait en effet
aucune « arrière-pensée », que non seulement elle ne
35
songeait pas un instant à jeter ses forces dans la
bataille pour le socialisme mais qu'elles n'envisageait
même pas la moindre action pour renverser le régime
gaulliste, pour mettre fin à ce « pouvoir des mono-
poles » qu'elle ne cessait de dénoncer à tout propos
et parfois même hors de propos depuis 1958.
Le 22 mai à 21 heures, le bureau de la C.G.T. publiait
un communiqué d'une rare insolence à rencontre des
étudiants, de l'U.N.E.F. et du S.N.E.Sup. Il stigmatisait
I' « incroyable prétention » de l'U.N.E.F. de discuter
« de la conduite des luttes ouvrières et de leurs objec-
tifs » et dénonçait le « caractère provocateur » de la
manifestation envisagée par l'U.N.E.F.
L'effet catastrophique d'un tel communiqué (que
L'Humanité le lendemain ne publia qu'en très petits
caractères) fut tel que dès le 23 mai à 7 heures du
matin Georges Séguy effectuait un pénible virage,
affirmant « non, la C.G.T. n'a pas rompu avec les
étudiants »...
Lors de cette même journée du 23 mai, en fin de
matinée une importante rencontre eut lieu au siège
de la C.G.T. entre celle-ci et la C.F.D.T. dont la délé-
gation était conduite par son secrétaire général Des-
camps et son secrétaire général adjoint Lucas. Une
plate-forme commune revendicative fut conclue sur
la base de l'accord C.G.T.-C.F.D.T. de janvier 1966. La
seule référence à cette date disait assez à quel point
les dirigeants syndicaux des deux centrales n'avaient
tenu aucun compte des caractéristiques propres de la
situation. De retour à leur centrale, rue Montholon,
Descamps et Lucas se firent très sévèrement critiquer
par les autres membres du bureau de la C.F.D.T. Aussi
essayaient-ils, en début d'après-midi d'obtenir de la
C.G.T. un minimum de mots d'ordre un peu mieux
adaptés aux circonstances. Très en colère, Georges
Séguy fut inébranlable et, à 17 heures, un communiqué
36
commun presque identique à celui envisagé le matin
fut officiellement publié. Pendant ce temps, et, en
dehors de toute pression de la rue, l'Assemblée Natio-
nale discutait sans vraie passion de la motion de cen-
sure déposée par la F.G.O.S. et le P.C.F. se donnant
même le luxe de la rejeter au milieu de l'indifférence
générale.
Ayant dès lors parfaitement compris que les diri-
geants nationaux de la C.G.T. non seulement ne vou-
laient pas d'une révolution conforme à l'article premier
des statuts de la C.G.T. sur la suppression du salariat
et du patronat mais n'entendaient pas davantage agir
pour renverser le régime gaulliste, je m'apprêtai à
démissionner des fonctions de Secrétaire du Centre
Confédéral d'études économiques et sociales, fonc-
tions que j'exerçais depuis 1946.
Toutefois, j'aurais sans doute quelque peu différé
cette décision si, le soir du 23, un nouveau commu-
niqué de la C.G.T. n'avait appelé à des manifestations
pour l'ouverture immédiate de négociations sans poser
le préalable du départ de Pompidou.
En annonçant publiquement mon départ de ia grande
centrale syndicale à qui, pendant plus de vingt ans,
j'avais donné le meilleur de moi-même je précisais de
la façon la plus nette que j'étais « le dernier à sous-
estirner, si peu que ce soit, les avantages matériels et
moraux que la classe ouvrière peut arracher par sa
lutte revendicative ».
Mais j'ajoutais qu'au moment où tout un peuple
était en lutte « il était possible d'aller beaucoup
plus loin, d'avancer vers le socialisme et, à tout le
moins, d'abattre le régime gaulliste. En ne répondant
pas à l'aspiration profonde des travailleurs et des
étudiants qu'elles n'ont pas su ou pas voulu com-
prendre, les grandes formations syndicales et politi-
ques se réclamant de la classe ouvrière et de la
37
gauche portent une lourde responsabilité historique
à laquelle il m'est impossible de m'associer plus
longtemps »...
Tard dans la nuit du 26 au 27 mai, les organisations
syndicales et le C.N.P.F. signaient sous la houlette
de Pompidou, un « protocole d'accord » qui accordait
indiscutablement d'assez nombreux avantages sala-
riaux à la classe ouvrière. En venant défendre le 27 au
matin ce protocole d'accord devant les ouvriers en
grève de chez Renault, Georges Séguy — d'abord
acclamé — se fit rapidement conspuer. Une fois en-
core Renault donna l'exemple. Partout, chez Berliet
comme chez Citroën l'unanimité des grévistes repous-
sait les accords.
Face à cette volonté de lutte qu'elle ne soupçonnait
pas, la C.G.T. « durcit » aussitôt sa position.
Contre toute vraisemblance, Georges Séguy répéta
partout que « rien n'était signé » (1).
« Durcissant » sa position, en compagnie du P.C.F.,
la C.G.T. ne la modifia pas pour autant d'un iota.
Au lendemain du 27 mai comme dans les jours qui
précédèrent, rien, absolument rien ne fut envisagé
pour contraindre de Gaulle et son gouvernement au
départ.
Et pourtant lors de la soirée du 27 mai une grande
manifestation organisée par l'U.N.E.F. et soutenue par
le P.S.U. groupait, des Gobelins au Stade Charléty,
environ soixante mille étudiants et ouvriers dont l'en-
thousiasme et aussi le sang-froid montraient tout ce
(1) Certes, la C.G.T. avait-elle pris la précaution de dire d'avance
qu'il n'y aurait reprise du travail qu'en accord avec les ouvriers
eux-mêmes. Mais le discours de Séguy chez Renault le 27 prouve
surabondamment qu'il était persuadé que les travailleurs accueille-
raient comme une grande victoire les résultats qu'il venait leur
apporter.
38
qui aurait encore été possible si le P.C.F. et la C.G.T.
avaient agi dans le même sens.
Profitant de cette coupable faiblesse, De Gaulle
passa brutalement à la contre-offensive le jeudi 30 mai.
Bien que cette contre-offensive — d'ailleurs très facile
à prévoir — ait été soigneusement préparée (prises
de contact avec les chefs de l'Armée et, plus encore,
avec tous les anciens dirigeants de « Réseaux » gaul-
listes de la Résistance ou de Mai 1958) il n'était sans
doute pas impossible d'y faire échec. Pour cela, les
partis de gauche et les organisations syndicales pos-
sédaient toujours un atout essentiel : la résolution
montâmes de dix millions de travailleurs en grève.
Mais, à 18 heures, le Communiqué du Bureau Poli-
tique du P.C.F. précisait que « la première condition
pour régler (sic) l'immense conflit provoqué par la
néfaste politique d'un pouvoir au service des trusts,
c'est de faire droit aux légitimes revendications des
travailleurs. C'est l'exigence des organisations syndi-
cales, c'est aussi celle du Parti Communiste Français ».
En précisant enfin, qu'il irait à la consultation électo-
rale « en exposant son programme de progrès social
et de paix et sa politique d'union de toutes les forces
démocratiques », le P.C.F. proclamait officiellement
son intention de ne pas attaquer le régime.
Dès ce moment, le P.C.F. commençait d'ailleurs une
campagne d'explications idéologiques — si l'on peut
dire — pour dénoncer, en caricaturant leur pensée,
tous ceux qui avaient cru en la Révolution ou, à tout
le moins, au changement de régime. Dans un discours
prononcé le 31 mai dans une salle de cinéma, Waldeck
Rochet dépassa les bornes de la mauvaise foi en
dénonçant ceux qui se proclament « ultra-révolution-
naires » et qui voudraient « fourvoyer le mouvement
populaire en le jetant dans l'aventure ». Or personne,
à ma connaissance ne s'est, durant toute cette période,
proclamé « ultra-révolutionnaire » ! Nous n'en deman-
39
dons pas tant ! Quant au moyen d'éviter que des grou-
puscules incontrôlés, des gauchistes et des anarchis-
tes ne fourvoient le mouvement populaire en le jetant
dans I' « aventure » il y en avait un et très simple :
que le grand Parti de la classe ouvrière, le grand
Parti puissant, calme et structuré, le Parti Commu-
niste Français pour l'appeler par son nom prenne lui-
même la tête du mouvement. Apparemment, Waldeck
Rochet avait pensé à tout sauf à cette hypothèse.
Dans un style inspiré tout à la fois de Joseph Pru-
d'homme et de Déroulède, Waldeck Rochet après
avoir stigmatisé le « drapeau noir défraîchi de l'anar-
chie » enrichissait la terminologie marxiste d'un
concept nouveau : celui de « parti révolutionnaire dans
le bon sens du terme ». Passons...
Rien d'étonnant, après de telles déclarations que
dans le Figaro du 4 juin 1968 le sociologue anti-
marxiste et anti-communiste Raymond Aron puisse
rendre un hommage ému au P.C.F. : « A aucun mo-
ment, le Parti Communiste et la C.G.T. n'ont poussé
à l'émeute, à aucun moment ils n'ont voulu abattre le
pouvoir gaulliste, dont la politique étrangère comble
leurs vœux et qui permet leur investissement progres-
sif de la société française. Ils auraient évidemment
pris en charge l'Etat si celui-ci leur avait été livré.
Mais ils ont eu pour objectif constant non de « faire
la révolution », mais « de ne pas se laisser déborder
« sur leur gauche par les étudiants, par les Maoïstes,
« par les jeunes ouvriers. Les erreurs commises par
« le Gouvernement tiennent, pour une part, à une
« confiance excessive dans le soutien du Parti Com-
« muniste. En dernière analyse, celui-ci n'a pas
« trompé cette confiance. Dans l'heure qui a suivi
« l'allocution du Président de la République, il a désa-
« morcé la bombe et consenti à des élections, qu'il
« n'a guère l'espoir de gagner. » On ne saurait mieux
dire !...
40
4
QUE FAIRE ?
Plusieurs mois seront nécessaires pour que l'on
puisse tirer une leçon complète de tous ces événe-
ments. D'ores et déjà quelques enseignements sont
possibles.
Le premier, le plus fondamental, est qu'il ne suffit
pas qu'existé une situation révolutionnaire pour que
la révolution se fasse, encore faut-il qu'existé un ou
plusieurs partis révolutionnaires. Théoriquement, le
P.C.F. était ce parti. Forgé pour le combat au lende-
main de la première guerre mondiale, trempé dans la
lutte clandestine de la Résistance, le P.C.F. reçut,
avec la « déstalinisation » un coup dont il ne s'est
pas relevé : gardant du stalinisme le dogmatisme et
la subjectivité, il a perdu la rigueur de l'efficacité.
Quant à la libéralisation qu'il effectue peu à peu elle
se traduit plus par le flottement idéologique et la
tentation parlementaire et opportuniste que par une
pratique réellement démocratique.
Le second enseignement c'est que, comme l'avait
prévu depuis fort longtemps Alfred Sauvy, l'irruption
de la jeunesse a secoué de fond en comble les struc-
tures anciennes aussi bien dans les domaines écono-
miques et sociaux que moraux et politiques.
En troisième lieu, les étudiants, bien que ne cons-
tituant pas une classe sociale homogène ni même
une catégorie sociale stable (par définition l'état d'étu-
diant est transitoire) forment aujourd'hui un ensemble
rendu relativement homogène par des contraintes
externes et des aspirations internes.
Cet ensemble qui sera, bientôt, fort d'un million de
jeunes gens et de jeunes filles ne manquera pas de
peser de plus en plus lourd dans la balance des luttes
politiques et sociales. Tout l'équilibre traditionnel
de la vie politique française en est déjà profondément
modifié et ce n'est là qu'un début.
En quatrième lieu, le socialisme est apparu, de nou-
veau, comme un objectif réalisable à court terme.
Mais, à aucun moment cet objectif n'est apparu lié
si peu que ce soit à la réalité soviétique, ni à celle des
pays de Démocratie populaire. Autant que l'on puisse
déjà en juger, l'aspiration socialiste française a pris
un caractère typiquement démocratique dans la tradi-
tion directe de la Commune de Paris et des « sec-
tions » de la Révolution Française. Cette volonté de
démocratie directe s'est accompagnée d'une extrême
défiance à l'égard non seulement des partis tradition-
nels et de leurs appareils bureaucratiques mais même
de toute tentative d'encadrement et de direction. Ce
dernier aspect qui constitue une faiblesse évidente du
mouvement révolutionnaire — et qui sera, nous pou-
vons en être sûrs, la cible de choix du P.C.F. — peut,
par contre, être à l'origine d'un renouveau positif à
condition d'établir les formules, adaptées à notre
époque, de coordination librement consentie et de
direction réellement collective. Entre le monolithisme
bolchevik — devenu d'ailleurs totalement superficiel
et inefficace — et l'anarchie, il y a certainement place
pour une structuration vivante, souple et démocrati-
que. C'est dans et par l'action que cette structuration
se fera nécessairement : c'est pourquoi il serait vain
d'en imaginer dès maintenant et, encore moins d'en
détailler le modèle possible.
42
Et maintenant, que faire ? Telle est la question que
se posent des millions de Français.
Ma première réponse sera négative : ce qu'il ne
faut pas faire c'est, par ressentiment, se laisser aller
à des actes inconsidérés tels que, par exemple, des
tentatives de débauchage au sein de la C.G.T. ou des
essais pour constituer un nouveau parti communiste
qui, cette fois, serait « réellement » marxiste. De
pareilles tentatives seraient en effet vouées à un
échec total. Elles feraient, en outre, le jeu de l'adver-
saire de classes. Sur le plan syndical d'abord, nous
l'avons vu, la C.G.T. n'est pas seule à avoir fait des
fautes : c'est donc la tâche des meilleurs d'entre les
militants de chacune des trois principales centrales
(C.G.T., C.F.D.T., F.O.) d'analyser de façon détaillée
le déroulement des derniers événements, d'en tirer
les leçons spécifiques pour chaque centrale et, sur-
tout, d'oeuvrer de toutes leurs forces à la reconstitu-
tion de l'unité syndicale et au renforcement du mou-
vement syndical lui-même. On peut légitimement pen-
ser qu'une organisation syndicale unique groupant
plusieurs millions de travailleurs (et à condition
qu'elle ne s'oriente pas vers un syndicalisme de ges-
tion du type allemand ou Scandinave) serait, par la
force des choses beaucoup plus au contact des tra-
vailleurs et en communion intime avec leurs désirs
profonds.
Sur le plan politique c'est — en dépit des erreurs
spécifiques récentes du P.C.F. — la conception même
du « marxisme-léninisme » qui doit être récusée. Tout
nouveau parti communiste marxiste-léniniste, en ad-
mettant qu'il ne constitue pas un groupuscule supplé-
mentaire ou une amicale des exclus du P.C.F. compor-
terait, tôt ou tard, les mêmes tares subjectivistes et
volontaristes qui ont fini par faire tant de mal au
P.C.F. lui-même. C'est donc à un retour à MARX lui-
43
même (et à Engels) qu'il faut s'attacher d'urgence.
Etant entendu que ce « retour » doit être interprété
comme un retour à l'esprit créateur du marxisme et
non pas comme un retour à la lettre des analyses de
Marx dont certaines sont bien évidemment dépassées
aujourd'hui. Dans ce retour à Marx, l'étude de Lénine
reste précieuse sur le plan, notamment, de la straté-
gie et de la tactique révolutionnaire. Ce que nous
rejetons ce n'est pas l'œuvre entière de Lénine, c'est
le « marxisme-léninisme » en tant qu'il a présidé à
la constitution de partis d'un type « nouveau »... il y
a bientôt cinquante ans. On peut en dire autant de
l'étude de Mao Tsé-Toung à condition, évidemment,
qu'il s'agisse d'une étude approfondie de ses œuvres
complètes et non pas de l'étude par cœur de cita-
tions isolées de leur contexte, ce qui est le contraire
même du marxisme.
De façon plus positive, ce qu'il faut faire c'est s'atta-
cher à maintenir en vie et, si possible, à développer
ce qui a, malgré tout, été acquis lors de la Révolution
de Mai : la fin du mandarinat dans les Facultés, l'auto-
nomie de celles-ci et, peut-être même, des Universités,
la participation étroite des étudiants et des ensei-
gnants à la marche des Facultés et à l'élaboration des
programmes, la suppression du système des examens
tel qu'il existe actuellement, la suppression définitive
des « ordres » conservateurs tels que ceux des Méde-
cins, des Avocats, des Architectes, etc...
Sur le plan des entreprises, la poursuite de la lutte
revendicative notamment en matière de réductions ou
d'aménagements d'horaires et de diminution des
cadences de travail. Mais, surtout, la lutte pour le
maintien de la démocratie directe à la base en impo-
sant aux directions patronales la reconnaissance
totale et sans restriction du droit syndical à l'entre-
prise et en imposant aux directions syndicales la tenue
44
d'assemblées générales régulièrement et démocrati-
quement convoquées. La constitution de groupes d'au-
todéfense propres à l'entreprise, nécessaires tant
pour déjouer les éventuelles tentatives extérieures de
la police que les tentatives internes des « flics-mai-
son ». La liaison de ces groupes entre eux.
Enfin, la poursuite de la lutte pour imposer, dès
maintenant, certains pouvoirs ouvriers dans l'entre-
prise tels que ceux qui ont été évoqués précédem-
ment.
Telles sont, volontairement envisagées du seul point
de vue de la base et en dehors de toute combinaison
— même valable — d'états-majors, quelques-unes des
mesures à poursuivre ou entreprendre pour que la
« REVOLUTION TRAHIE » de Mai 1968 n'en soit pas
moins un événement historique irréversible, riche de
promesses que nous commençons à peine à entrevoir.
Le 4 juin 1968.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION ........................... 5
1. - La racine du mal ;
Le subjectivisme léniniste...................... 9
2. - Les causes profondes de la révolte............. 19
3. - La révolution trahie ............................ 31
4. - Que faire?..................................... 41
Achevé d'imprimer
le 17 juin 1968
Imprimerie Lang Grandemange
92 - Villeneuve-la-Garenne
No d'éditeur : 30
N" d'imprimeur : 4121
COLLECTION CONTROVERSES
dédiée aux grands problèmes français et mondiaux de 1968.
Dans cette nouvelle collection LES ÉDITIONS JOHN DIDIER publient :
1
LES RÉVÉLATIONS DE
M. ANDRÉ BARJONET
LA RÉVOLUTION TRAHIE DE 1968
Pourquoi cet homme pondéré qui était le secrétaire du
Centre d'Etudes Economiques et Sociales de la C.G.T.
a-t-i! quitté la plus pu ssante organisation syndicale de
France ?
Est-ce Lénine qui en U.R.S.S. a déformé le premier le
Marxisme (dans un sens subjectiviste) ?
Et qui sont ceux qui l'ont déformé en France ?
André BARJONET ne mâche pas ses mots, ni sur la
C.G.T. ni sur le Marxisme, tel qu'il est pratiqué actuel-
lement.
Une nouvelle doctrine condensée dans 48 pages !
2
EN QUOI CONSISTE
LA RÉVOLUTION ÉTUDIANTE ?
PETIT DICTIONNAIRE DE LA RÉVOLUTION ÉTUDIANTE
Comme emblème CABU a croqué Cohn-Bendit avec la
devise - ie sème la panique à tout vent ».
Le fameux romanc'er Georges CONCHON. Prix Concourt.
a écrit la préface de ce « Dico » impartial.
Retenez chez votre libraire dès maintenant les
prochains volumes de cette collection.
Faites vous inscrire pour recevoir ta liste des nouveautés à paraître dans CONTROVERSES
et dans l'autre collection des Editions John Didier FORUM. Notre bulletin est gratuit.
LES ÉDITIONS JOHN DIDIER
6, rue Garancière
Paris-6e
Tél. : MED. 48-48
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La revolution trahie de 1968
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