Le livre noir des journées de mai

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UNEF/SNESup
LE LIVRE NOIR
DES JOURNÉES
DE MAI
combats
SEUIL
LE LIVRE NOIR
DES JOURNÉES DE MAI
© ÉDITIONS DU SEUIL, 1968
U.N.E.F. et S.N.B. Sup
LE LIVRE NOIR
DES
JOURNÉES DE MAI
(du 3 au 13 mai)
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris 6'
Collection COMBATS
dirigée par Claude Durand
Journal d'un Guérillero
CAMILLO TORRÈS
Ecrits et Paroles
RICARDO ROJO
Che Guevara
Introduction
Les dix premières journées des manifestations étudiantes
et les démonstrations de force policières — qui devaient
aboutir à la manifestation du lundi 13 mai et à la grève
générale — ont donné lieu à des comptes rendus qui ne
vont pas toujours sans obscurités.
Les événements exceptionnels qui les ont marquées ont
été abondamment décrits; ils furent moins souvent expli-
qués, depuis l'entrée de la police dans la cour de la
Sorbonne (le 3 mai) jusqu'à l'assaut des barricades par la
police, dans la nuit du vendredi 10 mai.
Les dépositions spontanées ici rassemblées ont été
recueillies par une commission de témoignages avec la par-
ticipation de l'Union nationale des étudiants de France
(U.N.E.F.), du Syndicat national de l'enseignement supé-
rieur (S.N.E. Sup.) et d'un comité de secours aux victimes.
Ce premier recueil est naturellement incomplet et ne
prétend qu'apporter des documents (coupures de presse et
témoignages individuels) pour une plus juste appréciation
des faits.
Par prudence, dans les circonstances actuelles, il a fallu
laisser ces témoignages anonymes. L'original et des copies
de toutes les déclarations figurant dans ce livre ont été
déposés, dûment signés, en lieux sûrs.
Avant le 3 mai
Avant les événements, plusieurs faits permettent au
moins de situer l'état d'esprit des étudiants.
Depuis quelque temps déjà, les « aventures > de Nan-
terre défrayaient la chronique. Mais derrière, et depuis
plus longtemps, le « malaise de l'Université > servait de
thème de réflexion aux milieux concernés.
Dans un climat tendu, des décisions précises vont surex-
citer les étudiants :
— L'annonce de la fermeture de la faculté de Nanterre
par le doyen Grappin qui déclare, après avoir rappelé
l'agitation dans sa faculté :
« En conséquence, après accord du ministre de l'Education
nationale et du recteur de l'Académie de Paris, j'ai décidé
de prendre les mesures suivantes : à partir du vendredi
3 mai 9 heures, et jusqu'à nouvel ordre, les cours et tra-
vaux pratiques sont suspendus à la faculté des Lettres de
Nanterre. »
France-Soir, 4 mai
mesures qu'il qualifie lui-même ainsi :
« II s'agit là de mesures exceptionnelles dont je mesure
toute la gravité mais que les excès de quelques-uns ont
rendues nécessaires. •»
L'importance de la décision est soulignée par France-
Soir :
« DÉCISION SANS PRÉCÉDENT »
— La décision du tribunal de Paris contre Cohn-
Bendit (1) :
« Le parquet du tribunal de Paris a décidé ce mardi
d'ouvrir une information judiciaire pour « menaces ver-
bales de mort sous condition et coups et blessures volon-
taires », à la suite de la plainte déposée par un militant
de Nanterre de la Fédération nationale des étudiants de
France, M. de Kervenoël, contre un des leaders du mou-
vement d'extrême gauche de Nanterre, M. Daniel Cohn-
Bendit.
Le Monde, 2 mai
— La réunion du conseil de discipline de l'Université
de Paris devant lequel doivent comparaître Daniel Cohn-
Bendit et cinq autres étudiants.
— A ces mesures administratives et judiciaires s'ajoute
l'attaque d' « Occident » (mouvement d'extrême droite).
Le doyen Durry portera plainte à la suite de cet évé-
nement :
« Un incendie a été allumé ce jeudi matin à la Sorbonne
dans les locaux de la Fédération des groupes d'études de
Lettres, l'organisation des étudiants de la faculté des Lettres
de Paris.
« Le feu a ravagé une salle de réunions et détruit les meu-
bles et le matériel de bureau (machines à écrire et ronéos)
et les vitres de la salle.
« D'autre part, le téléphone a été arraché. Les dégâts sont
estimés à 10.000 francs au minimum.
« L'incendie a été, semble-t-il, allumé par des éléments
d'extrême droite. Le cercle barré d'une croix qui constitue
l'insigne du mouvement « Occident », a en effet été peint
sur la cheminée de la pièce. •»
Le Monde, 3 mai
(1) Minute, dans son éditorial non signé, s'en prend notamment
à M. Cohn-Bendit et écrit : « Dans le tumulte actuel, ce Cohn-
Bendit doit être pris par la peau du cou et reconduit à la frontière
sans autre forme de procès... Et si nos autorités ne s'en sentent
pas le courage, nous connaissons un certain nombre de jeunes
Français que cela démange d'accomplir ce geste de salubrité
publique. Nous n'abandonnerons pas la rue à la chienlit des
« enragés ». »
8
photos Jean-Pierre Bauteloup
De droite à gauche
Deux types de grenade métallique à CN (Chloroacétéphénone)
la première à bouchon allumeur classique
la seconde probablement lancée par fusée VB
Grenade en plastique à Bromacetaldehyde
Grenade (en carton) à CN (3 éléments + i élément détonateur)
Ce dernier modèle peut contenir
soit du CN
soit du CB (orthochlorobenzalmalononitrile)
Le bureau national de l'U.N.E.F. déclare à ce sujet :
« Les fascistes du mouvement « Occident » ont attaqué la
F.G.E.L., l'ont mise à sac et incendiée. Dans le journal
Minute paru ce jour même, ils annoncent leur intention
d'attaquer les militants de Nanterre. La semaine dernière
déjà, ils avaient attaqué l'assemblée générale de l'U.N.E.F.
et, deux jours après, ses locaux. Les concentrations impor-
tantes de troupes fascistes encadrées d'anciens paras ou
légionnaires, concentrations qui se font depuis plusieurs
jours avec la montée de troupes fascistes de province,
font peser une lourde menace sur la démocratie et la vie
même des militants progressistes.
« L'U.N.E.F. appelle toutes les organisations et les syn-
dicats, particulièrement les syndicats d'enseignants, à se
joindre à elle pour organiser la réponse aux attaques fas-
cistes. Tenant compte de ces événements, de la liaison
manifeste qui existe entre la Fédération des étudiants de
Paris et le groupe « Occident », l'assemblée générale de
l'U.N.E.F., prévue pour ce jeudi soir, est reportée à une
date ultérieure. »
Vendredi 3 mai Samedi 4 mai Dimanche 5 mai
Avec l'entrée de la police à la Sorbonne, le 3 mai, c'est
véritablement le début de la longue semaine, l'engrenage
des décisions exceptionnelles, la première démonstration
de force de la police. On a pu écrire :
« Ce n'est pas la fermeture de la faculté des Lettres de
Nanterre qui a marqué le tournant, ni même celle de la
Sorbonne; mais, entre ces deux décisions des autorités
universitaires, la manifestation au quartier Latin et l'inter-
vention de la police à l'intérieur même de la Sorbonne. »
La Croix, 7 mai
Dans l'après-midi, le dénouement inattendu d'un meeting
dans la cour de la Sorbonne, met le feu aux poudres :
« A l'issue du meeting, organisé par l'U.N.E.F., ainsi que
par les « enragés » de Nanterre, conduits par Daniel Cohn-
Bendit, les forces de l'ordre, à la demande expresse et
écrite de M. Roche, recteur de l'Académie de Paris, ont
investi le « temple » des étudiants français. »
France-Soir, 9 mai
Quelque temps auparavant, un dispositif de police avait
été mis en place :
« Vers 16 h 15, d'ailleurs, les gardes mobiles bloquaient
les issues de la faculté et faisaient cerner les rues avoi-
sinantes. »
L'Humanité, 4 mai
Puis,
« Plusieurs centaines de gardes mobiles et de gardes muni-
cipaux, casqués, armés de matraques, de boucliers et de
gants de protection, ont pénétré à l'intérieur de la Sor-
bonne par l'entrée principale, tandis que plusieurs cen-
taines d'étudiants massés rue des Ecoles, criaient : « C.R.S.
S.S. », « Gestapo », « Libertés syndicales ».
« Les forces de l'ordre ont gagné la cour intérieure de la
Sorbonne où elles se sont déployées en étau. Par une
pression lente et continue elles ont refoulé vers la sortie
de la rue de la Sorbonne les quelque 400 militants de
l'U.N.E.F. et des organisations révolutionnaires qui conti-
nuaient à y tenir un meeting. »
Combat, 4-5 mai
Or, des promesses formelles avaient été faites :
« A la suite des tractations entre la police et les étudiants,
il avait été convenu que ces derniers pourraient sortir
libres de la Sorbonne. Mais tous les leaders ont été « em-
barqués » dans les paniers à salade. »
France-Soir, 5-6 mai
10
Un chercheur du C.N.R.S. raconte ce à quoi il a
assisté et participé sur place :
« Vers 15 h 30, l'entrée du 17 rue de la Sorbonne
était bloquée, et les forces de police de plus en plus nom-
breuses aux portes de la faculté; on pouvait cependant
entrer librement par la porte de la rue des Ecoles.
« Dans la cour, les étudiants avaient décidé de transfor-
mer le meeting en une réunion de discussion sur les
problèmes universitaires. A ce moment, certains étudiants
quittèrent la Sorbonne. Ceux qui restaient (à l'exception
de quelques membres du service d'ordre), se regroupèrent
sur les marches menant à la chapelle. Le débat^^oursuivi
sans_Jiajit:;garkuj%^porta d'abord surTexpîïcitation, par
les étudiants clé NanîèTrer^e^~but^^de-"te2T2crtpn; "bientôt
_
une controverse s'engagea avecles représentants d'autres
~^ ce-défra.t" Ptait ghsoln-
parifigyp., j»t que tojis ceux qui le voulaient avaient
droit à la parole.
«"TVêrs 16 h 45, on demanda aux membres du service
d'ordre présents dans la cour de regagner leur poste;
autour de moi, on ignorait s'il s'agissait d'une attaque^
d'Occident, ou des renforts de la police. La réunion sur les
marches de la chapelle prit fin à ce moment; certains
étudiants tentèrent de sortir, mais l'issue de la rue de la
Sorbonne semblait bloquée. Quelques minutes plus tard,
nous vîmes apparaître sur toute la largeur de la galerie du
fond de la cour, une rangée de gardes mobiles coiffés de
casques ronds, et, je crois, armés de matraques. Les consi-
gnes données alors furent : « Sortez tous dans le calme et
en silence. » Les étudiants présents dans la cour se regrou-
pèrent autour de la sortie, mais sans pouvoir avancer.
Très vite, toute la cour de la Sorbonne fut remplie de
gardes mobiles qui empêchaient les étudiants d'emprunter
une autre issue; il s'agissait véritablement d'une souricière.
« Quand j'eus enfin passé l'étroit couloir qui mène à la
rue de la Sorbonne je me trouvai entourée d'une double
rangée de gardes mobiles protégés de boucliers carrés en
métal, et armés de matraques.
« Cette haie menait les étudiants jusqu'au car de
police qui se trouvait un peu plus haut dans la rue (d'autres
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cars de police se trouvaient également tout le long de la rue
de la Sorbonne). La lenteur de l'évacuation de la cour
était liée au fait que les étudiants qui sortaient ne pouvaient
se disperser librement, mais que tous étaient dirigés
d'office vers ces cars de police.
« Moi-même, je fus relâchée après avoir pu montrer que
je travaillais dans la rue de la Sorbonne et n'étais pas
étudiante.
« Un peu plus tard, vers 17 h 30, des grenades lacry-
mogènes éclatèrent (je crois sur la place de la Sorbonne).
L'accès de la rue de la Sorbonne était bloqué par les
forces de police situées dans le bas de celle-ci. »
Un étudiant qui participait au meeting a été « embar-
qué » dans un car de police. Voici son récit :
« 15 heures : Cour de la Sorbonne. Je participe
avec ma femme à la manifestation organisée. L'atmosphère
est au calme. Quelques discours : Cohn-Bendit, Sauvageot,
Chisseray. Le service d'ordre de l'U.N.E.F. garde calme-
ent l'entrée de la Conciergerie ou l'entrée de la rue des
les. lUfl orateur annonce que^ Paris vient d'être choisi
comme sièg^3ës"~negociations pour le Vietnam : gos
SppIâSissements. Tous les occupants sont rassembles au
pied de la chapelle, assis ou debout sur les marches. Et
soudain, une annonce : « Ils arrivent. » La plupart pensent
qu'il s'agit de groupes Occident qui veulent pénétrer à
l'intérieur de la Sorbonne. Une voiture et un panneau sont
placés le long de la porte de la galerie de la rue des
Ecoles. Les participants se resserrent sur les escaliers de la
chapelle. Certains ont un morceau de bois qui vient d'une
vieille table délabrée qui traînait dans un coin de la cour
(et non pas de mobiliers détériorés, comme l'a dit M. Pey-
refitte). (Mais surprise, par une aile latérale, pénètre une
masse impressionnante de gardiens, casqués. lunettes., bou-
ciiers,tels dës^cïïëvairers teutoniques avec un côté Obélix.
L^âTmospKerë'âTôrs se tend, tout le monde se resserre près
des marches. Le service d'ordre de l'U.N.E.F. recommande
le calme et tend les mains pour canaliser les manifestants
en nous demandant d'évacuer la cour de la Sorbonne.
Ce qui se fit. Mais quelle surprise ! En sortant de la cour,
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nous ne vîmes point les commandos Occident ou autres
groupes, mais bien les gendarmes casqués qui nous font
monter dans les camions blindés. Nous montons dans le
premier camion. Le policier devant nous soulève son
siège avant et en sort, avec une satisfaction évidente, des
barres de cuivre (je crois) qu'il passe à ses collègues qui
sont à l'extérieur. Le chauffeur du car exprime que « dans
un moment ça va chauffer » car des cordons de C.R.S.
arrivent. Nous sommes coincés au milieu des agents et de
la foule. Au bout d'un moment, le camion démarre suivi
de beaucoup d'autres. On nous emmène d'abord au commis-
sariat de Saint-Sulpice, puis à Notre-Dame-des-Champs. Et
alors, c'est la longue attente des identifications individuelles;
puis on nous entasse à la cave où bientôt nous nous retrou-
vons au nombre de deux cents personnes environ.
A. II.est 18 heures. En attendant la « libération »T des t i
groupes de discussion se forment, ce sont déjà les comités 1 j
d'action. »
A la fin,
« Plusieurs cars de police, emplis de manifestants arrêtés,
ont quitté la Sorbonne vers 17 h 10. Pendant ce temps,
des manifestations s'organisaient, des cortèges d'étudiants
commençaient à parcourir les rues du quartier Latin en
criant : « A bas la répression ».
« Vers 17 h 30, après avoir terminé l'opération.^ net-
esjforces de police ont donnéjune
^ de mani-
festants rassemblés boulevard Saint-Michel. »
Combat, 4-5 mai
La manifestation se déclenche alors dans la rue. Les
étudiants viennent de plus en plus nombreux;
« ils réclamaient, sur l'air des lampions, la libération de
leurs camarades. »
France-Soir, 5-6 mai
Les forces de police entrent en jeu et des scènes qui
vont devenir tristement classiques commencent ici :
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« Venant de la place Saint-Michel, du Panthéon, de lon-
gues files de cars convergent sur le BouPMich et déversent
en un clin d'œil leur cargaison de gardiens casqués et
armés de matraques, de gardes républicains tenant leur
mousqueton à la main, de policiers en kaki.
« [Les forces de l'ordre] arrosent les manifestants de gre-
nades lacrymogènes, mais les jeunes gens réussissent le plus
souvent à repousser les engins du pied, vers les poli-
ciers. >
France-Soir, 5-6 mai
Quelques témoignages :
« L'un des gardes s'en prit à une jeune fille blonde,
vêtue d'un tailleur bleu marine, qui s'était réfugiée sous
un porche, près du cinéma « le Latin ». Il la matraqua
sauvagement (dix à vingt coups violents sur la tête et
le cou).
« La jeune fille, chancelante, tituba jusqu'au banc qui
se trouve devant le cinéma et s'écroula sans connaissance.
« L'ambulance que l'on avait appelée immédiatement
n'est arrivée qu'une heure plus tard. La jeune fille n'avait
pas repris connaissance. Si la jeune fille vit encore et si
elle souhaite porter plainte, nous sommes prêts à lui appor-
ter notre témoignage. »
Vendredi 3 mai, 19 heures :
« Haut du boulevard Saint-Michel, niveau rue
Cujas : dans un couloir, des C.R.S. matraquaient une jeune
fille et l'ont laissée inanimée par terre. »
« Je passais boul'Mich, vers 18 heures, arrivé à
proximité d'un cordon de C.R.S., un gradé m'a sommé de
faire demi-tour, ce que je fis sans protester, puis je pris
un coup de matraque derrière la tête, puis ils ont chargé sur
les quelques personnes, dont moi, qui étaient boul'Mich,
après quoi je fus emmené au poste jusqu'à une heure du
matin pour un contrôle d'identité, après m'avoir copieuse-
ment injurié et menacé, je pus enfin regagner mon hôtel.
Le lendemain je fus voir un médecin puis à l'Hôtel-Dieu
pour des radios. Depuis ce jour, j'ai des migraines et des
saignements de nez.
14
« J'ai essayé de déposer une plainte au commissariat
d'où je fus éjecté très incorrectement. »
« Le vendredi 3 mai, des brigades de C.R.S. ont
chargé sur tous les gens qui se trouvaient dans les rues,
sans faire aucune distinction entre les manifestants et les
non-manifestants. Ils ont notamment matraqué un jeune
motocycliste.
« Ces faits ne sont sans doute pas parmi les plus mar-
quants, mais je tiens tout de même à vous en faire part,
car je ne peux oublier les cris des blessés de cette nuit
tragique. »
Les étudiants ne sont pas encore vraiment organisés.
Un autre témoin le signale :
« Les étudiants sont encore peu organisés sur le
boulevard Saint-Michel; entre la place de la Sorbonne et
la place Edmond-Rostand, ce sont de très petits groupes
qui donnent l'impression, malgré le nombre, d'un phéno-
mène sporadique.
« Ce qui étonne aussi, c'est la manière dont s'enfuient les
personnes présentes à la moindre charge de police; c'est
une course relativement isolée, précipitée, pour éviter
« l'attaque aveugle » qui frappe déjà indistinctement des
manifestants et des passants, dont la surprise est grande. »
Une jeune femme rapporte :
« Je ^remontais le boulevard SainfcMch^-avec
dans les bras un~enlfânr3\in'"an1_il_était.,cnwion 18 h-
18TQ£Ç Jè~mèriîïîs"it86GyeêIprisf dans la manifestation,
je n'ai reçu aucun coup de la p^art d'étudiants^ maisj>resque
au niveau de la place de la Sgrbonne, il y a eu une charge
de C^^qûîTffafraguaient les passants" saris discrimina-
tion, exemples : une vieiUe feinme, une, jeunemaman ont
reçu des coups. J'ai reçu un çpup_ de majraque^ te -bébé
cac&ejsousi nia, veste a reçu aussi un choc <pl a laissé un
« bleu >.
T'Devant le café du Départ, j'ai vu à 20 h 30, le même
jour, un motocycliste arrêté et matraqué par un policier
qui disait « circulez-circulez >. Un monsieur âgé s'inter-
15
pose : « Ne le battez pas, il n'a rien fait, il arrive, il ne
manifeste pas. » Le monsieur est frappé par un premier
C.R.S., se protège la figure, un second C.R.S. intervient
et frappe : « Ça vous apprendra à toucher à mon cama-
rade. » La femme du monsieur crie, pleure : « Ne le
battez pas comme cela, laissez-le »; elle est battue égale-
ment, presque évanouie. »
Vers 20 heures tandis que la manifestation bat son
plein boulevard Saint-Michel, un jeune citoyen suisse
raconte :
« Je me trouvais place Edmond-Rostand, isolé sur
le trottoir à l'angle du boulevard Saint-Michel lorsqu'un
agent de la force publique, casqué et matraque en main,
m'a frappé sur la tête à coups de matraque malgré mes
vives protestations alléguant que j'étais un touriste, puis
m'a intimé l'ordre de déguerpir. J'obtempérai en descen-
dant vers l'Odéon, mais un commando d'une dizaine de
C.R.S. remontait sur le même trottoir. Le premier policier
leur cria en me désignant : « Tapez-lui dessus ! Tapez-lui
dessus ! » Je tentai de m'effacer pour les laisser passer,
mais six ou sept d'entre eux m'assaillirent et me frappèrent
sauvagement à la tête à coups de matraque et à coups de
pied au bas du corps. Je réussis à m'enfuir, le nez ensan-
glanté. »
Les coups atteignent plus particulièrement certains indi-
vidus.
p « Je vis notamment un jeune couple et un noir
• | qui passaient simplement rue Cujas, qui furent conduits
; dans un car stationné devant la place de la Sorbonne, par
I la rue de la Sorbonne, les bras tordus derrière le dos
I et à coups de matraque, le noir recevant deux fois plus de
I coups que les autres. »
x*~-
Autres témoignages :
« Le vendredi 3 mai, voulant me rendre au cinéma,
je descendais la rue Cujas vers 19 h 30 et je regardais les
manifestations, très calmement; un autre individu regardait
16
aussi, très calme également; à un moment, la force de
l'ordre nous enjoignit de remonter la rue Cujas. Nous
le fîmes très lentement et un agent des forces de l'ordre,
avisant un curieux, assez grand, légèrement basané et
coloré, le bouscula puis lui appliqua un violent coup de
matraque avec ces mots : « Tiens, voilà pour toi, l'Arabe ».
« Deux jeunes hommes blancs, un noir et une jeune
fille se sont enfuis vers la rue Cujas. Au coin de la rue
Cujas et de la rue Victor-Cousin, il y avait des forces de
police. Elles les ont interpellés, les ont pris par le col et
jetés dans le car. Le jeune homme noir a été tout de suite
frappé, tiré par terre jusqu'au car où il est jeté aussi.
Ensuite, on a entendu le brait de matraques en frappant.
Après ils sont partis. »
Un témoin signale, d'autre part, des matraquages de
lycéens et envois de grenades lacrymogènes au lycée Saint-
Louis.
Lundi 6 mai
Avec la grève illimitée, les manifestations prévues, la *\
comparution de Cohn-Bendit et de ses camarades devant ]
le Conseil de l'Université, la journée promet d'être chargée. I
Dès lundi matin, des centaines d'étudiants, puis des !
milliers, arrivent au quartier Latin, répondant à l'appel de—*
TU.N.E.F.
« Les étudiants se révèlent toujours plus nombreux à mani- - \
fester. Les forces considérables de police qui transforment
le quartier Latin en une véritable place forte ont fait
l'union sacrée chez les étudiants dont un grand nombre ne
savaient pas bien, ces jours-ci, pourquoi ils manifestaient
Maintenant, au coude à coude, rue des Ecoles, au bouT
Mich, ici et là dans Paris, ils ont en face d'eux la police, \
comme un défi. > cA-^-Mf* • .
France-Soir, 7
2 17
« Le quartier Latin est en état de siège » :
« Depuis ce matin, plusieurs milliers de gendarmes mobiles
et de policiers casqués et armés de mousquetons ont bouclé
la place de la Sorbonne et les rues adjacentes. »
France-Soir, 7 mai
La manifestation ayant été interdite, les premiers accro-
chages ont bientôt lieu :
« Vers 9 h 10, les policiers commencent à faire dégager
les manifestants qui sont alors plusieurs centaines et qui
sont refoulés jusqu'au carrefour de la rue des Ecoles.
Le Monde, 1 mai
« 9 h 20. Quelques centaines d'étudiants barrent le bou-
levard Saint-Michel à l'angle de la rue des Ecoles. Ils crient :
« Libérez les étudiants ! Roche, démission ! Des profs,
pas des flics ! Presse, complice ! »
France-Soir, 7 mai
« Quelques horions furent adressés à l'attention d'un ser-
vice d'ordre impressionnant autant par le nombre que par
le sang-froid. A 9 h 30, les étudiants étaient entassés
dans le goulet de la rue Racine et le bouclage du quartier
Latin était complet. A cette heure, le service d'ordre
étudiant tenait parfaitement ses troupes en main. >
Combat, 1 mai
Leurs slogans : « A bas la répression ! > et « C.R.S.,
S.S. ! » énervent visiblement les policiers. Tout à coup les
jendarmes mobiles avancent. Ils serrent les manifestants,
coups de crosses sont nombreux. De l'autre côté du
boulevard, des petits groupes de manifestants continuent à
hurler leur mécontentement. »
France-Soir, 7 mai
« Trois cents personnes descendent le boulevard Saint-
Michel vers le carrefour Saint-Germain. Les policiers, de
leur côté, remontent le boulevard. Un pavé est lancé. Les
étudiants s'e^n|uieiiL^e^ant4es_-païaiiièr£s. -grenades- lacry-
mogènes de la matinée. Un jeune homme, qui a reçu une
"""" 18
grenade sur un œil, semble sérieusement atteint. Deux
autres étudiants sont blessés — notamment une jeune
fille qui a été intoxiquée par les gaz lacrymogènes. L'atmo-
sphère est irrespirable. On compte maintenant plusieurs
milliers d'étudiants dans le quartier.
« Une cinquantaine de cars de police stationnent autour.,
de la faculté et, vers 10 h 15, les voitures des C.R.S. )
viennent se joindre en renfort aux gardiens de la paixj
et aux gardes mobiles. »
France-Soir, 1 mai
« Après s'être regroupés sur le boulevard Saint-Germain, --•%
à la hauteur de Mabillon, les manifestants se constituèrent i
en un imposant cortège très calme, à la façon des tradi- :
tionnelles marches de revendication. Un service d'ordre •
très organisé sous les ordres de l'U.N.E.F. canalisait la \
jeune foule et détournait la circulation. A l'angle du bou- \
levard Saint-Michel un important barrage d'agents casqués ^
semblait être prêt à l'affrontement. »
Combat, 7 mai
L'U.N.E.F. remet sa manifestation :
« Devant l'importance des moyens mis en œuvre,
l'U.N.E.F. décide alors de changer de tactique et « pour
assurer la sécurité de ses manifestants », de reporter le
gros de la manifestation à 18 h 30, à la sortie des bureaux. ^
Un meeting est annoncé pour midi à la faculté des
Sciences, quai Saint-Bernard. »
France-Soir, 7 mai
Des professeurs s'associent de plus en plus nombreux
au mouvement. Ainsi :
« DES PROFESSEURS (HOSTILES A L'EMPLOI DE
LA FORCE) RÉCLAMENT LA DÉMISSION DU REC-
TEUR ROCHE.
« Ils étaient sept, peu après 10 heures, à la porte de la~~)
Sorbonne : il ne s'agissait pas des « enragés » de Nanterre !
qui, ce matin, comparaissaient devant la commission disci- » '
plinaire, mais de sept professeurs de la faculté des Sciences ]
de Paris. »
France-Soir, 7 mai
19
Les étudiants défilent du boulevard Saint-Germain à la
rue de Vaugirard et au boulevard Raspail, de la Halle
aux vins au boulevard Sébastopol.
« Sur leur passage, les étudiants ne rencontrent aucune
hostilité. Des groupes d'étudiants viennent sur le pas des
portes expliquer aux curieux les motifs de leur protestation
en expliquant que certains journaux disent qu'ils ne sont
L-qu'une dizaine d'"enragés". »
Le Monde, 7 mai
L'après-midi, vers 15 heures, la bataille éclate, que
certains qualifieront rapidement d'émeute.
« A 15 heures, à l'angle de la rue Saint-Jacques et de la
rue du Sommerard éclatèrent vraiment les premières
échauffourées de la journée. Très vite ce fut l'émeute,
pire encore que vendredi soir. Les pavés volèrent au
premier assaut, et les matraques s'abattirent. En quelques
minutes, après un reflux rapide, le boulevard Saint-Germain
se hérissa de barricades constituées essentiellement de
voitures, les panneaux étaient arrachés et les pavés des-
cellés. Le front se stabilisa, les agents formés « à la
tortue », boucliers en l'air sous le jet des pavés en bor-
dure de la place Maubert. Celle-ci était transformée en
no maris land, une barricade défendait l'entrée de la rue
Monge. Les combattants restèrent face à face près d'une
heure et demie, échangeant des pierres et grenades lacry-
mogènes.
p « Les rues avaient un air de champ de bataille, la Croix-
] Rouge ramassait de part et d'autre des blessés. Aux envi-
rons de 17 heures, le service d'ordre de l'U.N.E.F. sous
l'injonction du président Sauvageot tentait d'arracher les
étudiants à une violence inutile. Lentement le repli se fit
vers la Halle aux vins, tandis qu'en arrière-garde quelques
irréductibles déchaînés poursuivaient leur guérilla déses-
pérée, retranchés derrière des barricades. Un peu avant
18 heures, ce groupe se trouvait renforcé par un retour
de plusieurs centaines de leurs camarades qui reprirent
possession de la place Maubert. La contre-attaque des
gardes mobiles et des agents de police fut violente et
efficace et repoussa définitivement les étudiants hors de la
/ place. » Combat, 7 mai
20
Dans l'après-midi, le préfet de police intervient et définit
ainsi les manifestations :
« Des manifestations très largement spontanées. •»
« Sur un ton très calme, le préfet de police a justifié la
présence du service d'ordre impressionnant autour de la
Sorbonne. Pour faire comprendre que quelque chose est
interdit, a-t-il expliqué en substance, le service d'ordre
doit être visible. Il avait reçu comme consigne d'assurer
la garde et la préservation d'un périmètre autour de la Sor-
bonne. A partir du moment où il a été pris à partie par les
manifestants, où la circulation dans certaines rues a été
complètement perturbée, il a bien fallu qu'il intervienne.
C'est ce qui explique les affrontements assez violents. Il n'a]
jamais été entendu que le quartier Latin devait être une \
zone interdite... Il est parfaitement admissible que les \
étudiants manifestent pour exprimer leurs revendications, ,\
leurs idées politiques; ce sont les violences qui ne peuvenjr.y-j
être tolérées. »
Parlant de l'évacuation de la cour de la Sorbonne : "
« Celle-ci s'est d'ailleurs déroulée dans le calme, mais
il faut reconnaître que cette mesure a sûrement contribué
à échauffer l'atmosphère, car c'est depuis lors que les
manifestations sont devenues de plus en plus violentes. »
Le Monde, 8 mai
A mesure que la soirée s'avance, les affrontements
deviennent de plus en plus fréquents :
« Boulevard Saint-Germain, au carrefour Mabillon, plu-
sieurs centaines de policiers, gendarmes mobiles, en tenue
de combat forment un barrage. Il est 19 h 30. De violents
heurts se produisent rue du Four, à coups de pavés et de
grenades lacrymogènes. Les forces de police attaquent,
mais doivent reculer. Une voiture et une barricade flambent
carrefour Mabillon.
« Les manifestants crient : « A bas la répression », « Fou-
chet assassin », « Libérez nos camarades ». Le cortège
se scinde en deux.
« Tandis que deux à trois mille manifestants se heurtent
21
Lt
„ jàux forces de police qui doivent à nouveau reculer vers
*? fle carrefour de l'Odéon, la manifestation principale se
•} /déroule dans le calme. Il n'y a en effet aucune force
" : / policière rue de Rennes et place Saint-Germain.
^ / « Les charges des gardes mobiles se font de plus en plus
violentes et atteignent le degré de brutalité des heurts de
'-^ "H'après-midi. Les manifestants arrêtés sont sauvagement
g' j frappés. Aux fenêtres du boulevard Saint-Germain, des
£ / ;' dizaines de personnes crient, révoltées : « Assez, assez ! ».
v_ ; Les policiers frappent au hasard, même loin de la manifes-
$1 i tation dans plusieurs rues adjacentes. Il y a de nombreux
^i i blessés. Des groupes de manifestants dressent plusieurs
^ \ barricades avec des voitures qu'ils retournent entre Ma-
\ billon et la place Saint-Germain et la rue Bonaparte. La
.terrasse vitrée d'un café s'effondre.
« Les gendarmes mobiles, puis des C.R.S. chargent à
20 h 40 et occupent la place Saint-Germain. Des manifes-
tants refluent vers la rue des Saints-Pères et la rue de
Rennes. L'air est irrespirable de gaz lacrymogènes. Des
postesi de secours de la Croix-Rouge s'improvisent dans
des entrées d'immeuble. Il y a de plus en plus de blessés.
Les sirènes des ambulances retentissent sans arrêt.
« Tandis que des heurts très violents se produisent vers
21 heures, dans toutes les rues du quartier Saint-Germain-
des-Prés, rue du Vieux-Colombier, rue Madame et à
Saint-Sulpice, une nouvelle barricade est érigée sur le bou-
levard à la hauteur de la rue des Saints-Pères. Deux auto-
bus sont placés en travers à une dizaine de mètres, et
c'est en s'abritant derrière ces deux barrages que manifes-
tants et policiers se bombardent de grenades lacrymogènes,
,de pavés et de boulons. »
L'Humanité, 9 mai
Plus tard enfin, l'ordre de dispersion est donné par les
organisations étudiantes. Cependant,
« Malgré les consignes de dispersion de la manifestation,
des batailles rangées opposent encore jusqu'à plus de
22 heures des groupes de gauchistes, de policiers; notam-
ment à Maubert-Mutualité où une barricade est à nouveau
dressée. »
L'Humanité, 9 mai
22
U
Les premiers bilans de la soirée sont lourds, mais encore -x
approximatifs : 34g pougiers atteints par des projectiles I
divers, plUS de 500 blessés Chez lefj fifnHiantg (Frnnr-a-Slnir \
8 mai) et de nombreux blessés qui n'appartenaient pas aux
manifestants.
Partout, durant et après les heurts entre manifestants
et forces de police, des témoins ont rapporté les scènes
auxquelles ils ont assisté ou participé.
La presse en a donné des échantillons comme le suivant :
« Parmi les blessés, une jeune femme serrant dans ses bras
un bébé de trois mois (...) Incommodé par des gaz lacry-
mogènes à la station Odéon, l'enfant avait été pris de
vomissements et avait dû être soigné d'urgence.
« A minuit, l'hôpital était complet et il fallut faire appel
au stock de couvertures pour compléter tous les lits.
€ Pas de blessés graves, explique le chef de service; mais
beaucoup de plaies dues aux coups de matraque et par les
pavés, quelques fractures, et surtout beaucoup de jeunes
gens aveuglés par les grenades lacrymogènes. Quelques-uns,
une dizaine environ, qui avaient perdu connaissance, ont été
gardés à l'hôpital en observation.
« II entrait un blessé toutes les deux minutes environ dans
la salle où j'étais hospitalisé, raconte X.., à sa sortie de
l'Hôtel-Dieu. Rien que dans ma salle une quinzaine ont
été gardés pour la nuit... »
France-Soir, 9 mai
Un témoin signale des heurts qui se sont produits, dès
le matin, au cours d'une « manifestation spontanée » :
« Lundi 6 mai, 10 heures du matin rue de l'Ecole-
de-Médecine, rue Racine, boulevard Saint-Michel.
« Vers 9 heures une manifestation spontanée se forme
au carrefour boulevard Saint-Michel - rue de l'Ecole-de-
Médecine. Les gardes mobiles repoussent peu à peu la
manifestation vers la rue de l'Ecole-de-Médecine tandis que
les manifestants forment une chaîne. Vers 10 heures un
groupe de policiers qui doivent appartenir aux compagnies
d'intervention de la P.P. refoulent brutalement la manifes-
tation. A ce moment, toute la manifestation est sur le
23
trottoir. Je suis descendu sur la rue pour les inciter à rester
calme. Les brigades d'intervention se trouvaient sur l'autre
trottoir. Ils ont lancé une première grenade qui a laissé
s'écouler un liquide orangé. Une deuxième grenade est
partie, que j'ai reçue sur la tempe droite (elle avait été
tirée à quatre mètres). J'ai eu alors une impression d'étouffe-
ment et j'ai pensé que mon œil était perdu. Les infirmiers
m'ont nettoyé le tour de l'œil, mais j'ai attendu un bon
moment avant d'être finalement évacué par un parti-
culier. »
Durant l'après-midi, les heurts reprennent :
« On poursuit les étudiants partout, dans les mai-
sons, dans un magasin de la rue Saint-Jacques vers
18 heures.
« Le lundi 6 mai 1968, à 6 heures de l'après-midi, de
l'intérieur d'un magasin situé rue Saint-Jacques j'ai été le
témoin horrifié de la brutalité avec laquelle deux policiers
se sont acharnés à matraquer un étudiant depuis longtemps
déjà hors d'état de se défendre, sur le trottoir d'en face,
juste devant le jardin de l'église Saint-Séverin. Quelques
minutes après, l'étudiant s'est relevé avec difficulté; il
avait la tête en sang ! »
« Une charge de C.R.S. se dirigeait vers des étu-
diants se trouvant rue Monge et place Maubert. Certains
étudiants ont été rattrapés, dont deux qui ont été coincés
près d'une porte cochère donnant sur le boulevard Saint-
Germain (près station Maubert-Mutualité). Ces deux jeunes
gens se sont fait matraquer par la première charge de
C.R.S. Ils sont tombés par terre. Par la suite tous les
C.R.S. qui arrivaient leur tapaient dessus alors qu'ils étaient
par terre et qu'ils ne bougeaient plus. »
Durant les poursuites, tous ceux qui n'ont que le tort de
« se trouver là », écopent. Un artisan sera blessé sur son
lieu de travail :
« Je vous informe que mon mari a été brûlé par
l'éclatement d'une grenade, le lundi 6 mai vers 16 heures
24
alors qu'il se trouvait à l'intérieur des locaux de son
travail, rue Jean-Beauvais. Des étudiants pourchassés par
la police s'y étaient réfugiés. Actuellement il est toujours
hospitalisé. »
Dans le couloir de son immeuble une concierge reçoit
une grenade lacrymogène :
« Lundi 6 mai environ 20 h 30-21 heures. J'étais
allée fermer la porte d'entrée. Dans le couloir il y avait un
groupe de gens parmi lesquels cinq ou six locataires de
l'immeuble. J'ai reçu comme un bloc de glace sur la
tête, la tête s'est mise à me brûler, j'ai senti un liquide
couler sur tout mon corps et une sensation d'étouffement.
J'avais très mal surtout au visage, principalement aux yeux.
Le couloir s'est rempli d'une odeur épouvantable et î'éva-
poration du liquide remplissait l'air. Mon mari et les gens
qui étaient dans le couloir pleuraient. Quelques personnes,
parmi lesquelles ces locataires de la maison ont eu aussi
des petites brûlures, trois locataires. »
Divers témoins assistent à des matraquages :
« Lundi 6, 19 heures, à la hauteur du Wimpy,
boulevard Saint-Michel, passait un noir d'une trentaine
d'années avec des béquilles. A ce moment-là une vingtaine
de C.R.S. l'ont coincé lui et d'autres personnes et les ont
matraqués. Ces gens se sont enfuis dans la rue Soufflet et le
noir avait perdu une béquille. »
Un jeune étudiant — non manifestant — assiste du
haut de son balcon rue Monsieur-le-Prince à la scène
suivante :
« Le lundi 6 mai, les violences ont redoublé, nous
étions suffoqués et aveuglés par les gaz lacrymogènes que
la police lançait sur les manifestants et dans les vitrines.
Ce jour-là un enfant de douze ans environ qui revenait
de l'école avec son cartable a été bousculé et renversé
par les C.R.S. qui l'ont laissé sur place sans prendre la
peine de voir s'il était blessé. Lorsqu'un C.R.S. parvenait à
s'emparer d'un manifestant, aussitôt cinq ou six autres
25
policiers au moins venaient à la rescousse pour s'acharner
sur leur victime qu'ils laissaient ensuite au milieu de la
rue dans un état plus ou moins grave. Entre 19 heures et
19 h 30, des manifestants et des passants poursuivis par la
police ont essayé de se réfugier sous le porche du 63 du
boulevard Saint-Michel. La porte ne s'est pas ouverte
assez vite, les C.R.S. sont arrivés, deux jeunes filles matra-
quées sont tombées à terre et ont été blessées. Mais les
plus gravement atteints ont été deux étudiants qui, assom-
més et roués de coups, ont été emmenés sans connaissance
quelques instants plus tard par une ambulance. »
Un médecin, boulevard Saint-Michel, déclare :
f^- « Avoir été témoin, le 6 mai 1968, vers 18 heures,
boulevard Saint-Michel, à quelques mètres de la rue Saint-
Séverin, des sauvages matraquages sans raison apparente,
et après bousculade délibérée ayant eu pour effet de le
jeter à terre, d'un jeune homme par des policiers habillés
en toile kaki. Je vaquais à mes occupations dans cette
zone alors entièrement libre, les affrontements et barrages
étant au boulevard Saint-Germain. Le jeune homme, très
chevelu, ne faisait rien de mal. Il déambulait du côté des
numéros impairs. Il s'est mis instinctivement à hâter le
pas quand il a vu les susdits policiers, qui n'étaient pas
en bleu marine mais d'aspect militaire (et que, pour ma
part, je voyais pour la première fois en cette tenue inso-
lite) traverser le boulevard en se portant dans sa direction
d'un air menaçant. Ils sortaient d'un car de police qui
venait de s'arrêter devant le café qui fait le coin, du côté
opposé, de la rue et du boulevard. Ils l'ont rattrapé, jeté
à terre et ensuite lui ont porté des coups de matraque sur
le crâne. Ces coups résonnaient de façon épouvantable sur
la boîte crânienne. Leur œuvre faite, ils ont regagné le
car sans s'occuper des réactions des passants, parmi les-
quels j'étais et avec qui j'ai contribué à relever la victime
qui geignait. Une touffe de ses longs cheveux était déta-
chée. »
Une jeune employée de maison a été gravement blessée.
Hospitalisée, elle a fait rapporter ce témoignage :
26
« Un C.R.S. envoie dans sa direction « quelque
chose » qui l'inonde (liquide blanc). Son imperméable
peut servir de preuve.
« Une personne la ramène chez son patron. Elle est
aveuglée et a les poumons atteints.
« Elle est transportée chez une amie où elle reçoit les
soins de plusieurs docteurs, pouvant fournir tous rensei-
gnements. Devant son état qui s'aggravait les médecins la
font transporter à l'hôpital Cochin. Poumons très atteints.
Eventualité d'une opération aux yeux. »
Une autre jeune fille raconte la disparition de sa sœur :
« Je suis en compagnie de ma sœur à l'angle de la
rue Cujas et du boulevard Saint-Michel. Un peu plus bas
un cordon de C.R.S. barre le boulevard Saint-Michel au
niveau de la place de la Sorbonne. Le boulevard Saint-
Michel était calme, quand deux personnes isolées qui se
trouvaient à une dizaine de mètres derrière nous crièrent
une seule fois après les C.R.S. Immédiatement ceux-ci
lancèrent deux grenades contenant un acide, et l'une d'elles
atteint ma sœur au visage. Les C.R.S. chargent, c'est l'affo-
lement, tout le monde s'enfuit. Ce n'est qu'à vingt mètres
plus loin environ que je m'aperçois que ma sœur n'est
plus avec moi. »
La sœur du témoin a été retrouvée à l'hôpital, grièvement
blessée.
Les policiers s'acharnent particulièrement sur les té-
moins : un cinéaste; des photographes amateurs. L'un
d'eux raconte :
« Je suis monté sur un banc pour prendre des
photos, devant le square. Ai reçu sur la tête quelque
chose qui a explosé. Je me suis évanoui. Grenade para-
lysante ? Cette grenade n'était ni lacrymogène ni fumigène,
et je suis resté un certain temps très affaibli. »
Des personnes qui se trouvaient à la fenêtre d'un hôtel
furent elles-mêmes mêlées à la scène :
27
« Le 6 mai 1968, entre 17 et 18 heures, des Bré-
siliens, metteurs en scène, acteurs et actrices, se trouvaient
sur le balcon de la chambre d'un hôtel, rue Saint-Séverin
au moment même où se déroulaient de brutales agressions
physiques contre les étudiants qui participaient aux mani-
festations populaires. Les agressions n'étaient plus dirigées
contre les éléments qui prenaient part aux manifestations,
mais toutes les personnes qui voulaient traverser la rue
Saint-Séverin, à la recherche de locaux plus tranquilles.
Plus de soixante policiers s'étaient installés au coin de la
rue Saint-Séverin et du boulevard Saint-Michel. Les poli-
ciers attaquaient, jetaient des grenades de gaz lacrymogène
(ces grenades laissaient échapper un liquide rougeâtre sans
fumée, d'une odeur violente et suffocante). Quelques poli-
ciers frappaient sur les portes des maisons de la rue Saint-
Séverin après des étudiants réfugiés. Quand ils ont vu
des personnes entrer dans un hôtel et dans une librairie,
les policiers ont jeté des grenades lacrymogènes sur leurs
portes qui ont été immédiatement fermées. Du balcon de
la chambre, les Brésiliens assistaient aux agressions et à la
violence de la police, et à un certain moment [ils] ont vu
un cinéaste qui venait de la rue de la Harpe. Le cinéaste
s'arrête à la porte de la librairie et tout de suite il a
commencé à tourner. Cinq minutes après, les policiers
ont avancé dans sa direction. Le cinéaste a réussi à
échapper jusqu'au coin de la rue de la Harpe, mais il a
été tout de même arrêté par les policiers qui essayaient
de lui arracher sa caméra. Le cinéaste était violemment
malmené et, déjà sans lunettes, essayait de garder sa
caméra. A ce moment précis, d'autres policiers essayaient
d'enfoncer la porte de la librairie. Deux photographes qui
portaient le signe d'identification de presse sur le brassard
ont commencé à photographier l'arrestation du cinéaste.
Les policiers ont frappé les photographes. Pendant ce
temps trois policiers continuaient à essayer de pénétrer
dans la librairie sans réussir à en ouvrir la porte. Un
policier du coin du boulevard Saint-Michel et de la rue
Saint-Séverin a jeté une grenade dans la direction du
balcon où se trouvaient les Brésiliens. Tous trois, en aper-
cevant les policiers qui se préparaient à jeter la bombe
sont entrés rapidement dans la chambre. Cependant, la
28
bombe a cassé la vitre de la porte-fenêtre et a éclaté dans
la chambre en atteignant l'acteur brésilien à la tête. Celui-ci
avait encore eu le temps de voir qu'un autre policier jetait
en même temps une bombe identique contre la porte de la
librairie... »
Un photographe étranger :
« Donc au coin du boulevard Saint-Michel et de
la rue Serpente lundi il y avait quatre C.R.S. qui tapaient
sur un étudiant; j'ai pris quelques photos en levant mon
appareil et puis j'étais par terre. On m'a frappé, j'étais assez
naïf pour croire qu'ils n'attaqueraient pas un photographe
qui ne se cachait pas. Ils matraquaient avec de longs
bâtons en bois. J'ai vu ce groupement de C.R.S. mais je
me suis dit : il n'y a pas de problème, je suis en France.
Enfin je me trouve par terre, les quatre C.R.S. me gueulent
après : « Vous avez une carte de presse ? Qu'est-ce que
vous faites ? — Je suis photographe libre de prendre ce
qui arrive. » II dit alors : « Donne la bobine. » Je me
suis levé et en me demandant la bobine ils me tenaient
fortement. Alors je suis devenu assez enragé et j'ai dit :
« Laisse », comme si je parlais à un chien enragé et j'ai
dit : « J'ai compris, je donne la bobine, mais laisse >.
Ils m'ont laissé et ont pris la bobine. »
Rue du Four, un autre photographe témoigne :
« Les étudiants se trouvaient rue Bonaparte et rue
de Rennes, et la police près de Mabillon. En dépit des
gaz lacrymogènes, je restais entre les deux lignes pour
observer et photographier. Il y avait de nombreux échanges
de projectiles des deux côtés : les étudiants lançant des
pavés, et la police les gaz lacrymogènes, et un pavé fut
relancé par un policier et brisa une boutique. La police
chargea plusieurs fois. L'étudiant qui n'échappait pas à eux
fut battu avec des matraques, même s'il était allongé par
terre.
« Je photographiais les charges; les coups et la conduite
de la police et des étudiants. Bien que je n'avais pas un
brassard de presse, il était évident que je n'étais pas un
manifestant. Durant plusieurs charges, la police passa
devant moi pendant que je prenais leurs actes.
29
« A la quatrième charge, la police n'attrapa aucun
étudiant. Je me trouvais dans la partie nord de la rue
du Four contre le mur. Un policier s'approcha et leva la
matraque sur moi. Je lui criai (avec un évident accent
américain) : « Je suis journaliste. » II me frappa au visage.
Je tombai sur le trottoir et levais mes bras pour me pro-
téger ainsi que ma caméra, continuant de lui crier que
j'étais journaliste. Le même policier continuait à me battre
toujours et quatre ou cinq autres le rejoignirent. Puis ils
formèrent un groupe de huit ou dix. J'eus environ douze
bosses, hématomes et blessures à la tête et sur le corps.
J'ai été soigné par la Croix-Rouge. »
Les simples passants ne sont pas non plus épargnés :
« Ainsi, vers 21 heures, rue de l'Ancienne-Comé-
die, j'ai aperçu des forces de police. Un policier court
vers le milieu de la place de Buci et lance une bombe;
je recule à l'angle de la rue Grégoire-de-Tours. Quelques
secondes plus tard, des policiers débouchent dans cette
rue et se jettent sur moi : aucun étudiant n'était à ma
connaissance dans cette rue. Je hurle que je ne suis
qu'une passante. A cinq, ils me jettent par terre et me
matraquent. Il en est résulté une fracture du bras gauche,
un traumatisme crânien avec plaies ouvertes. »
A Saint-Sulpice, à 20 h 30 :
« Nous marchions tranquillement place Saint-Sul-
pice (déserte) lorsque trente C.R.S. et Brigades spéciales
nous ont matraqués et laissés pour morts. »
Plus tard, place de l'Odéon :
« Je passais vers 23 heures place de l'Odéon, le
6 mai, quand un cordon de C.R.S. nous arrêta (nous étions
en voiture). Demandant poliment (quand même) de pouvoir
passer pour rentrer chez nous, nous avons reçu pour
toute réponse un coup de poing par la portière, puis sans
plus d'explications, nous fûmes éjectés de la voiture par
une dizaine de « vrais enragés », je veux dire les C.R.S.
30
et fûmes alors savamment matraqués; recevant entre autres
des coups de matraques sur le nez, etc. Bilan de l'affaire :
un nez cassé, visage tuméfié, cuir chevelu décollé sans
compter les insultes à l'égard de nous-mêmes et des jeunes
filles qui nous accompagnaient. » _-—
Un incident particulièrement grave s'est produit en haut
de la rue Monsieur-le-Prince, vers 23 heures. Plusieurs
témoins le racontent :
« Le lundi 6 mai, vers 23 h 30, rue Monsieur-le-
Prince, cherchant à regagner mon domicile après avoir
dîné dans un restaurant du quartier Saint-Michel, les C.R.S.
qui bloquaient le haut du boulevard Saint-Michel n'ont pas
voulu me laisser passer; bien au contraire, ils ont chargé
rue Monsieur-le-Prince des passants qui n'étaient manifes-
tement pas des manifestants, d'autres C.R.S. qui se trou-
vaient à l'intersection de la rue Vaugirard et de la rue
Monsieur-le-Prince les ont pris à revers; j'ai vu des
C.R.S. marteler de coups des passants qui étaient tombés.
D'autres comme moi ont dû se réfugier dans un cinéma,
ce qui n'a pas empêché les C.R.S. de casser à coups de
crosse les vitres du cinéma, et d'assommer quelques inno-
cents, repliés à côté du guichet en les traitant de « fumiers »,
« on aura ta peau », « vous êtes tous des salopes », « on
s'en fout que vous ayez manifesté ou pas ». Dans les salles
mêmes du cinéma les spectateurs terrorisés suffoquaient,
asphyxiés par les gaz lacrymogènes qui étaient entrés par
'les trous d'aération; des femmes pleuraient, une vieille
dame, la tête dans les bras, disait : « Non, ce n'est pas
possible, ce n'est pas possible. » II était impossible de
sortir des salles : on entendait derrière les coups de crosse
des C.R.S.
« Ce témoignage ne traite pas d'un fait isolé. Habitant
au cœur du quartier où se sont déroulées la plupart des
manifestations, j'ai dû me rendre compte qu'il était abso-
lument impossible de me rendre chez moi sans être systé-
matiquement poursuivi par des corps de C.R.S. censés
disperser les manifestants et qui ont fait de moi un mani-
festant, faute de pouvoir rentrer chez moi.
31
j
r
« Des représentants de l'ordre guettant rue Monsieur-
le-Prince un petit groupe d'étudiants et de civils qui débou-
chait de la place Edmond-Rostand, attaquèrent ces derniers
qui s'enfuyaient par cette même rue. Ils les matraquèrent en
s'acharnant à plusieurs sur la même victime. Une de
celles-ci, allongée sur le pare-brise d'une voiture en station-
nement fut matraquée jusqu'à ce que le pare-brise cède.
Puis les représentants de l'ordre policier s'acharnèrent sur
des civils qui soit sortaient du cinéma «. le Luxembourg »,
soit s'enfuyaient dans la rue Monsieur-le-Prince. Ils brisè-
rent de plus les vitrines de l'hôtel Médicis et du cinéma
« le Luxembourg » pour empêcher la population soit
d'aider les blessés, soit de se réfugier.
« Lundi 6 mai, vers 21 heures, alors qu'il n'y avait
aucun trouble ni attroupement important, j'ai vu les forces
de l'ordre lancer une grenade lacrymogène sans sommation
ni raisons aparentes, contre une jeune fille qui fut atteinte
à la face. »
A Saint-Sulpice également, incident grave dans un café :
« Soudain le café fut cerné par un groupe de C.R.S.
et un civil frappa sur la porte de verre du café. Le patron
s'empressa d'aller ouvrir. Le civil, une longue matraque
à la main, entra suivi d'un autre policier. Celui-ci, C.R.S.,
avait son casque à la main. Le civil donna l'ordre d'évacuer
le café en tapant sur les tables avec son bâton et sur cer-
taines personnes peu pressées d'exécuter son ordre. Quand
certaines passaient devant lui, il les désignait de son bâton,
c'était essentiellement des jeunes. Je me retrouvai derrière
un homme assez jeune qui déclara en sortant avec un
fort accent : « Je suis étranger et... » il fut coupé par un
C.R.S. qui le frappa en lui répondant : « Ouais, et tu
viens nous faire chier en France. » Puis je fus happé par
plusieurs mains et je fus frappé sur la tête et le corps par
des matraques. Je tombai à genoux et un C.R.S. me donna
un coup de pied dans le ventre et je tombai donc sur le
dos et fus frappé à la face. Je me relève tant bien que mal
toujours sous une pluie de coups et réussis à m'enfuir dans
la rue Notre-Dame-des-Champs. Après une dizaine de
mètres, saignant énormément, je m'arrêtai et demandai aux
32
gens se trouvant devant leur porte si personne ne pouvait
m'aider. Deux jeunes filles me firent entrer chez elles et
m'allongèrent sur un lit, puis allèrent prévenir le secours
de la Croix-Rouge qui vint me chercher et je fus emmené
en ambulance. L'ambulance m'emporta à PHôtel-Dieu.
Là je fus reçu par le chef de service des urgences qui
m'examina et m'envoya au service des radios. On me fit
plusieurs radios de la face. Je remontai au service des
urgences et le médecin de service, après avoir regardé les
radios, déclara que j'avais une fracture du nez et sans doute
une fracture du maxillaire. » .........
Plus de quatre cents arrestations qui se poursuivront tard
dans la nuit. Elles sont loin de concerner toujours des
manifestants et s'opèrent dans des conditions confirmées
par différents témoignages :
« Interpellé lundi soir 6 mai, vers 23 heures, par
un agent de police, à la hauteur du Panthéon, alors que je
rentrais seul chez moi après avoir dîné dans un restaurant
du quartier, je fus obligé d'entrer au commissariat pour
simple vérification de résidence ou d'état civil. Je suis
sorti quelques minutes plus tard, le nez cassé par un
manche en bois habilement manié par un « officier »,
semble-t-il, qui mettait en doute la proximité de mon logis.
Je fus transporté avec refus de tout secours dans un
centre de tri où je suis resté debout près de onze heures
avec une multitude de personnes de tous âges et de toutes
catégories sociales dans des cellules cages. J'ai assisté à
l'intérieur du commissariat du 5e arrondissement à des
scènes d'une violence inouïe : passage à tabac, matra-
quages systématiques de tous les détenus, coups de pied
pour ceux qui tombaient à terre, jeunes filles tirées par
les cheveux, sort spécial aux étrangers afin qu'ils s'en
retournent le plus rapidement chez eux. Les officiers eux-
mêmes étaient de la partie. »
« Vers 22 heures, nous avons été arrêtés par un
car de police devant Notre-Dame, maltraités dans le car,
puis transférés à la préfecture de Police dans les grands
cars pour être conduits à Beaujon (arrivée vers 10 h 30).
3 33
Dans le car, il y avait de nombreux étrangers, Allemands,
Suisses ne parlant pas français, avec appareils photos, se
trouvant dans le quartier de la Cité en tant que tou-
ristes. >
Un infirmier bénévole est emmené au commissariat; il
raconte :
« Dans la nuit du 6 au 7, bien que revêtu de mon
uniforme, j'étais embarqué par quatre policiers et emmené
au commissariat de l'Odéon. Là, j'ai constaté que des
jeunes filles avaient été déshabillées et subissaient des
sévices. »
De nombreuses personnes arrêtées sont conduites à l'ex-
hôpital Beaujon. Elles témoignent de ce que furent leur
transfert et leur incarcération :
« Beaujon : Dans la cour, coups de matraques;
passage entre deux cordons de flics. Pendant la fouille,
matraquages. Attente dans une salle contenant deux cents
personnes; dans une salle à côté, j'ai entendu des hurle-
ments pendant un quart d'heure. >
« A Beaujon, fouille (confiscation d'appareils
photo); passage à tabac, identification, deuxième passage
à tabac et incarcération dans des bâtiments préfabriqués
(espace réduit). >
« J'ai été arrêté pour vérification d'identité lundi à
10 heures du soir, sur le pont au Double (à côté de
Notre-Dame) et j'ai été emmené dans un car de police
où j'ai été brutalisé. Nous avons été transférés à l'ex-hôpital
Beaujon. En descendant du car les agents ont fait une
haie jusqu'à la porte de la salle et nous ont frappés avec
leurs poings et leurs matraques au fur et à mesure que
nous sortions. Un agent frappait avec la crosse de son
fusil. Nous avons été emmenés dans des cellules-cages où
nous étions entassés. J'ai vu des gens qui avaient du sang
sur eux. Les blessés n'ont pas été soignés. Nous n'avons été
relâchés que le mardi matin à 10 h 30. »
34
Un infirmier incarcéré au commissariat du 14e fait état
de la scène suivante :
« Le plus pénible, c'est lorsque nous sommes repar-
tis pour le 9e B.T. J'ai vu un flic dans le car prendre une
épingle nourrice et la planter dans les cuisses d'un jeune
étudiant et même dans ses parties. »
Un médecin américain, en vacances en Europe, raconte
lui aussi son arrestation totalement immotivée. Son récit
concorde avec ceux déjà cités mais de plus il dit comment
fut accueillie sa demande d'entrer en contact avec son
ambassade :
« Ce fut une rigolade générale quand je demandais
à parler à mon ambassade. « Tout à l'heure » me disait-on
toujours, sans préciser exactement quand. »
Un autre témoin :
« J'ai été matraqué par un C.R.S., étant coincé avec un
groupe d'environ cent manifestants entre deux groupes de
forces de « l'ordre •» !!! (C.R.S.) puis matraqué sur le
trajet jusqu'au car en passant entre deux rangées de C.R.S.
Les cars nous ont emmenés au centre de vérification de
Beaujon où nous avons été « passés à tabac » un par un
dans une petite pièce où dix C.R.S. participaient au
massacre. Ensuite, vérification d'identité et j'ai été évacué
vers l'hôpital Beaujon où je suis resté deux jours en
observation car on craignait un traumatisme crânien. »
Rentrant de son travail au Centre National de la Re-
cherche scientifique, un jeune homme raconte : . _
« A la hauteur de la place de la Sorbonne, un des
nombreux gardiens de la paix casqués stationnés sur la
chaussée m'interpelle. Croyant à une vérification d'identité,
je pose mon cyclomoteur sur béquille et m'approche sans
méfiance. A ma stupéfaction, je suis saisi sans ménagement
et jeté dans un fourgon cellulaire stationné place de la
Sorbonne derrière des autos-pompes et des cars de police.
Après avoir été fouillé je demande qu'on veuille bien au
moins poser l'antivol sur mon cyclomoteur et qu'on retire
des sacoches mon porte-documents contenant deux livres,
un cahier de travaux pratiques et divers papiers. Pour
35
toute réponse je suis molesté jusqu'au fond du fourgon.
Cinq à six jeunes gens sont déjà là. Quelques instants plus
tard un inspecteur me demande ma carte d'identité et
inscrit sur un carnet les renseignements qui y sont portés.
Je lui explique que je circulais avec un cyclomoteur « à la
main » et qu'un manifestant ne s'embarrasse pas de la
sorte. De toute façon, il n'y a pour l'heure aucune mani-
festation dans le périmètre du quartier Latin (j'apprendrai
plus tard que les manifestants ont quitté Denfert-Rochereau
vers 18 h 45 seulement). De plus je n'aurais pas attendu
18 h 30 pour aller manifester si telle avait été mon intention.
Mais c'est perdre son temps. Perdent le leur aussi les
autres personnes appréhendées qui essaient de justifier leur
innocence, tel cet étudiant américain qui habite le quartier
Latin et qui rentrait chez lui.
« Durant quatre heures, nous allons assister à des scènes
d'une violence extrême.
« C'est d'abord un jeune médecin interne des hôpitaux
qui est traîné et matraqué jusqu'au fourgon. Va-t-on mani-
fester en complet élégant, chemise blanche et cravate,
dossiers sous le bras ? Les protestations non insultantes
de ce médecin ont pour résultat un coup de poing en
pleine figure, donné par un inspecteur, lequel achève son
défoulement en martelant les pieds du médecin à coups
de talon.
« Puis nous verrons des dizaines de jeunes gens s'effon-
drer sous les coups de matraque donnés simultanément par
plusieurs C.R.S. ou gardiens de la paix qui continueront
à taper alors que l'appréhendé se tord déjà de douleur
à terre. Quelques motards stationnés là, entre un « coup
de rouge » et des sandwiches dégustés sous nos yeux, prête-
ront volontiers la main.
« Vers 23 heures le fourgon arrive au dépôt de Beau-
jon.
« Nous sommes canalisés vers une petite pièce où un
adjudant-chef prend en dépôt les affaires personnelles.
Une quinzaine de gardiens de la paix forment une haie
jusqu'à l'immense « salle d'attente ». Au passage, les
appréhendés sont roués de coups. Je m'adresse à l'adju-
dant-chef pour protester contre ces traitements et signaler
à nouveau que, pour la plupart, nous sommes innocents.
36
On me saisit et à mon tour je subis des coups de « bâtons
blanc », de poing, de genou et de pied, distribués sur
TOUT le corps, en particulier, tête, ventre et testicules.
Hébété, je me relève et vais rejoindre à l'autre bout de
la salle un troupeau apeuré qui attend d'être admis dans
un bureau.
« On pouvait apercevoir de temps à autre, un lieutenant
circulant parmi ses hommes et, prudent, leur conseiller
« pas sur la tête » !
« La discrimination était de rigueur, les barbus et les
garçons aux cheveux longs ont été particulièrement bru-
talisés.
« II est à noter que les dernières victimes arrivées
échappèrent en partie aux sévices. Les exécutants, visi-
blement épuisés, n'avaient plus la force de frapper.
« Dans les bureaux, des inspecteurs ont rempli une fiche
à notre nom, nous ont fait signer une brève déclaration.
J'ai e.icore une fois exposé notre situation et les sévices
dont nous venions d'être victimes à l'inspecteur à qui
j'ai eu affaire. Il m'a écouté poliment et m'a dit que l'on
allait être obligé de nous garder encore un peu. Nous
avons ensuite été dirigés dans une cour plongée dans la
pénombre. Par contraste avec la lumière crue diffusée
par les tubes fluorescents du bureau, nous étions momen-
tanément privés de vision. L'effet de surprise n'était que
plus grand et nos malheureuses réactions de protection
d'autant plus réduites, quand une nouvelle équipe de
tortionnaires (pour la plupart gantés de cuir et chaussés
de souliers à bouts ronds afin de ne laisser que peu de
traces sur le corps), nous a de nouveau brutalisés avec
encore plus de sauvagerie que la première fois. Pour ma
part, la violence des coups a été telle qu'après avoir été
jeté dans une cellule, j'ai eu le souffle coupé et un trem-
blement incoercible m'a secoué, à tel point qu'un professeur
d'éducation physique qui se trouvait dans cette cellule a dû
m'aider à faire des exercices respiratoires.
« Cette équipe, comme la précédente, ne portait, bien
sûr, pas de numéros matricules ni aucun signe distinctif.
« Vers deux heures du matin, nous étions à peu près
140 dans une cellule d'environ 4 m sur 6 m. Les garçons
tombaient d'épuisement, et jambes, bras et têtes s'entre-
37
\
mêlaient sur le sol. L'autorisation d'aller au W.-C. n'était
accordée qu'avec parcimonie, dans la mesure où les agents
en faction ne craignaient pas que cette sortie ne leur
apporte des complications. Dans les W.-C., aucun papier;
la décence la plus élémentaire nous était donc refusée.
C'est seulement à l'aube qu'un gardien s'est préoccupé de
décongestionner notre cellule en faisant passer une partie
des détenus dans la cellule contiguë... qui était vide !
Jusqu'au départ le matin à partir de 9 h 30 environ, nous
n'avons pas même eu droit à un verre d'eau. Toute
demande de communication téléphonique fut bien sûr
refusée. »
Mardi 7 mai
La journée du 7 mai débute dans la contestation devant
les événements de la veille. Le bilan des affrontements de
lundi, même approximativement connus, met en évidence
l'importance des événements; ainsi, on peut voir titrer :
MASSACRES AU QUARTIER LATIN
Combat, 7 mai
Et le Monde commente :
« Paris a connu lundi la manifestation d'étudiants la plus
importante et la plus grave depuis des dizaines d'années.
Même au temps de la guerre d'Algérie, il n'y avait pas eu
de mouvements d'une telle ampleur, et surtout d'une telle
durée. »
France-Soir s'interroge :
' « COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LA ?»
On cherche des responsabilités et des responsables :
« Le recteur de l'Académie de Paris, M. Roche, et le
ministre, avaient estimé que dans cette période où les
38
étudiants révisent fiévreusement leurs examens, ils seraient"
peu nombreux à aller soutenir ces « trublions » de
Nanterre dénoncés par M. Peyrefitte. Tous deux se sont
gravement trompés. »
Le Monde, 8 mai
« Doit-on trouver l'origine du déclenchement des vio-
lences dans la brutale intervention, à ce moment-là, des
forces de l'ordre ou dans la décision d'un petit groupe de
manifestants de ne pas fuir le « contact > et même de le
rechercher ?
« Faut-il penser que les organisateurs ont été débordés
par le mouvement qu'ils avaient suscité ? A plusieurs
reprises, des responsables de l'U.N.E.F. rencontrés sur les
lieux de la manifestation ont formellement condamné
l'action la plus déchaînée des manifestants — qu'ils n'ont
pas reconnus comme étant des leurs. >
La Croix, 8 mai
« Le gouvernement porte l'entière responsabilité des évé-
nements actuels et a transformé en protestation générale
et justifiée ce qui en soi avait peu d'importance. »
Le Populaire, 7 mai
En tout cas, on porte des jugements nouveaux sur les
manifestants :
« II ne s'agit donc pas d'une poignée de « trublions »,
mais d'un mouvement qui a pris de l'ampleur en mar-
chant »...
Le Figaro, 1 mai
ou encore :
« Ici, comme à l'étranger, on a constaté un phénomène '
nouveau : une vague de solidarité parmi les étudiants
pour aller soutenir leurs camarades et aller se « battre »
contre la police. Se tenant les coudes, les jeunes ont
fait front avec une violence extrême. »
Le Monde, 8 mai
39
Enfin, le Monde accuse le défaut d'information :
« N'y a-t-il là qu'incohérence et besoin de chahuter?
Nous ne le pensons pas. Ces mouvements ne devraient
pas nous surprendre si nous étions mieux informés... »
L'allocution que le ministre de l'Education nationale a
prononcée la veille au soir n'a pas apporté l'apaisement
espéré :
« II ne faut pas exagérer...
Depuis six mois, les deux facultés de Nanterre et de la
Sorbonne étaient devenues un champ clos où les extrêmes
s'opposaient...
... Alors au moment où les étudiants se mettent à jouer
à l'émeute, les choses deviennent trop sérieuses. Pendant
six mois, la police n'est pas intervenue parce qu'on a
estimé qu'il valait mieux éviter qu'elle intervienne, mais
à la fin, il valait mieux qu'elle intervienne. »
»'
Combat, 8 mai
Pas de mesures précises, mais « l'offre » d'un dialogue :
« Ce que je compte faire, c'est dire oui au dialogue
constructif et non à la violence. Il faut mettre fin à
l'escalade de la violence; il faut avant tout dépassionner,
il faut ramener le sang-froid, il faut ramener le calme. »
L'allocution suscite des commentaires désabusés ou
• ^ violents.
VÏ Chez les étudiants, c'est d'abord un refus. Sauvageot
v 1 aurait répondu, d'après la presse : le dialogue entre
* C^matraqueurs et matraqués est impossible.
De cette journée du 6 mai, une conclusion se dégage :
« Ce n'est pas à coups de grenades lacrymogènes et d'arres-
tations maintenues qu'on résoudra ce problème des étu-
diants. Mais en le reprenant de haut, au niveau de
l'essentiel, et l'essentiel, c'est l'orientation. Jusqu'à pré-
sent une pitoyable faillite. »
L'Aurore, 1 mai
40
Mais peut-être la désescalade est-elle tout de même
possible ? En effet, l'U.N.E.F. et le S.N.E.Sup. se décla-
rent :
... « prêts à engager le dialogue à condition que soient\
remplis trois préalables : retrait des forces de police, I
libération et amnistie des étudiants, réouverture de
Sorbonne et de Nanterre. »
Les mots d'ordre de grève sont maintenus; d'autant plus
que le sort des étudiants arrêtés n'est pas encore réglé.
Dans les commissariats de police, nombreux sont les mani-
festants appréhendés depuis la veille.
« Trente et un jeunes gens sont entendus depuis mardi
matin dans des commissariats du centre de Paris. Ils sont
poursuivis pour des délits divers, outrages, jets de pierres,
port d'armes prohibés. Ils ont été appréhendés la nuit
dernière au cours des violentes manifestations qui se sont
déroulées au quartier Latin et à Saint-Germain-des-Prés. »
France-Soir, 8 mai
Sur les dix-sept jeunes gens dont la garde à vue sera
prolongée, « trois seulement sont des étudiants français »
(Le Monde, 10 mai), deux sont des étudiants étrangers,
les douze autres ne sont pas étudiants. Enfin, quatre
« pillards » non étudiants seront condamnés à des peines
de prison ferme.
Les mots d'ordre de grève sont maintenus. Partout, la
solidarité avec le mouvement s'affirme, les lycéens eux-
mêmes s'y joignent.
A ce propos, certains s'exclament :
« POURQUOI PAS !
« Les « Comités d'action lycéens » (C.A.L.) appellent
partir d'aujourd'hui 8 heures les lycéens à faire la « grève ;
suir le tas » et à participer à la manifestation au quartier s'
Latin.
« Les Comités d'action lycéens forment un mouvement
récent qui s'est particulièrement signalé au moment de
l'exclusion d'un élève du lycée Condorcet.
41
« Pourquoi pas aussi les élèves des maternelles ? »
Figaro, 6 mai
La manifestation est maintenue et ce sera une « longue
marche ». De Denfert-Rochereau à l'Arc de Triomphe,
les étudiants parcourront 30 km. Les « quelques dizaines
d'enragés » dont parlaient les milieux officiels deviennent :
« Les manifestations d'étudiants de mardi ont eu encore
plus d'ampleur que celles de la veille : à Paris et en
province, plus de soixante mille étudiants ont défilé dans
la rue.
« Voulant éviter l'escalade de la violence, le Syndicat
national de l'Enseignement supérieur n'avait pas appelé ses
adhérents à se joindre aux manifestations de mardi dans
la capitale. Malgré cela, de nombreux enseignants se sont
joints, à Paris et dans plusieurs villes universitaires, aux
rassemblements. Leur participation a pris aussi d'autres
formes. »
Le Monde, 9 mai
Au départ, l'itinéraire n'est pas fixé; les bouclages par
la police du quartier Latin décideront les étudiants à
se diriger vers l'Arc de Triomphe.
« Devant l'ancienne gare Montparnasse, un groupe de
gardes mobiles et d'agents de police, matraques et bou-
cliers en mains, barrent complètement l'entrée de la rue de
Rennes.
« Derrière eux, un second barrage, de camions celui-ci,
empêche de toute façon toute pénétration en direction de
l'intérieur du périmètre interdit. Le service d'ordre
U.N.E.F. fait la chaîne pour empêcher tout contact... La
marche se poursuit, dans le calme, en direction des Inva-
lides. Au carrefour Vaugirard, une voiture pie s'envole.
A l'entrée de la rue de Sèvres, il n'y a aucun barrage,
mais néanmoins le cortège poursuit en direction de Saint-
François-Xavier.
« A cette heure, c'est la grande fête, le 1" mai des étu-
diants. Les drapeaux rouges sont au moins une centaine.
42
En face, se dresse, à l'entrée du pont Alexandre-III, un
important barrage de C.R.S. La fête est oubliée; le ton
monte de nouveau. S'ils s'opposaient au passage des mani-
festants, ce serait de la folie criminelle. Des scènes de
terreur risqueraient de se reproduire. Devant une telle
masse, si calme et si résolue, la moindre opposition relè-
verait de la stupidité. Les manifestants, par leur nombre,
se sont rendus maîtres de la rue; il faut la leur laisser...
« Mais c'est dans un calme relatif que le cortège se
dirige vers le Palais-Bourbon. Mais, là aussi, des cordons
de police ferment l'accès du boulevard Saint-Germain et
des quais. Le cortège est repoussé sur la rive droite.
C'est au pas de charge, drapeaux rouges claquant au vent,
que la Seine est franchie; que la Concorde est traversée.
Pendant ce temps, des cohortes de C.R.S. impassibles
protègent l'ambassade des Etats-Unis que la manifestation
ignore délibérément. L'on aborde les Champs-Elysées. La
foule s'étend du carrefour Clemenceau jusqu'à la hauteur
de la rue de Berri. A ce moment-là ils sont au moins
50.000. Le service d'ordre de l'U.N.E.F. lance des consi-
gnes de calme. Les dirigeants de la manifestation, parvenus
à la hauteur de l'Etoile, et, conscients du fait qu'ils ne
pouvaient plus contrôler une masse aussi Importante,
donnèrent les mots d'ordre de dispersion. »
Combat, 8 mai
Des incidents auront lieu beaucoup plus tard, entre
Montparnasse et Saint-Germain, qu'on reliera peut-être
trop rapidement à cette manifestation.
Or, bien avant l'heure de ces incidents, un « badaud »
raconte que :
« dès dix heures du soir, entre Montparnasse et
Saint-Germain, surtout autour de Saint-Germain, de
constantes charges de police étaient lancées contre les
passants et manifestants, ceux-ci en groupes disséminés et
peu actifs. Pendant ces charges très courtes, des coups de
matraque étaient distribués à droite et à gauche, alors que
tous couraient se réfugier sous les porches ou dans les
rues adjacentes.
43
« Un jeune Anglais fut matraqué près de la Pergola;
il disait après : « mais ils sont fous, ces policiers français,
avant je n'avais pas d'idées, maintenant je sais pour qui
je suis ».
Plus tard,
« A 1 h 30, un incendie est allumé par un groupe de
manifestants à la hauteur de l'avenue de Port-Royal et de
l'avenue de l'Observatoire.
« Une heure plus tard, sur le boulevard Montparnasse,
nouveaux accrochages sérieux avec le service d'ordre. Cer-
tains manifestants s'étant réfugiés dans les cafés encore
ouverts, deux de ceux-ci « le Sélect » et « le Rond-Point »
furent pris comme cibles par les policiers qui y jetèrent
des grenades lacrymogènes. »
France-Soir, 9 mai
Les témoins rendent directement compte de ces événe-
ments :
Acteurs ou simples spectateurs, ils rapportent les inci-
dents qui se sont produits tard dans la nuit, après la disper-
sion de la manifestation.
« Mercredi 8 mai, vers 2 h 30 du matin :
« Boulevard du Palais, cinquante mètres avant
le pont Saint-Michel, les cars de C.R.S. rentraient vers
leurs dépôts, dans le sens place Saint-Michel - Châtelet,
une grenade lacrymogène a été lancée d'un car sur un
groupe de sept ou huit badauds sans qu'il y ait eu de la
part de ces derniers une quelconque provocation. Ces gens
n'étaient même pas au courant des troubles qui s'étaient
passés dans la soirée. »
A Montparnasse, un autre témoin :
« Un garde mobile s'est élancé sur un couple de
jeunes travailleurs qui longeaient peureusement la vitrine
de Dupont, et sur la qualité desquels il était impossible
même au plus illettré des gardes mobiles ou C.R.S.
de se méprendre, s'est élancé, disais-je plus haut, en hur-
44
lant d'un ton sur aigu : « II faut tous les tuer », et bran-
dissant son mousqueton par le canon comme un bûcheron
sa cognée, l'a abattue avec une sauvagerie ignoble sur les
reins de la femme qui est tombée sur le ventre en poussant
un hurlement ininterrompu, comme une bête gravement
blessée. Son compagnon, probablement son mari, s'est
penché sur elle pour lui porter secours; le même garde
l'a abattu de la même manière et l'homme est tombé sans
pousser un cri. »
A Saint-Germain-des-Prés :
« Mardi soir, dans la nuit vers 2 heures du matin,
après la dislocation, 200 C.R.S. sont venus sur la place
vide et quand des personnes venaient dans le quartier ils se
précipitaient à 30, les matraquaient et les jetaient à terre.
Ils ont attrapé deux femmes qui tentaient de fuir par la
rue de Montfaucon, et on a dû, à la Pergola, appeler une
ambulance pour les emmener à l'hôpital. Ces passantes
ne ressemblaient même pas à des manifestants. J'ai vu
les C.R.S. prendre à partie au moins dix personnes qui
étaient dans ce cas. »
Rue de Fleurus :
« Une fille isolée de moins de vingt ans tente de
se réfugier sous une porte cochère. Des flics (préfecture
de Police) la sortent de la porte cochère, la matraquent
et l'emmènent dans le car. Apparemment elle rentrait chez
elle; la rue était parfaitement calme. »
La presse a parlé des attaques contre deux cafés de
Montparnasse : « le Select » et « le Rond-Point ».
Plusieurs témoins racontent :
/
« J'ai assisté mercredi 8 mai à 1 h 30 du matin,
boulevard du Montparnasse, à l'assaut donné contre « le
Select ». Ils ont chargé droit sur le café dont les grilles
étaient fermées, et dont les consommateurs étaient de
paisibles noctambules. Après avoir demandé au directeur
de faire sortir tous les clients, celui-ci s'y est opposé en
45
r
disant qu'il n'y avait aucun manifestant. Ils ont alors cassé
les glaces et ont envoyé des grenades lacrymogènes. En-
suite, ils sont partis sur les manifestants et ont forcé un
autre café où d'autres personnes ont été blessées. »
« II est deux heures du matin, mercredi 8 mai, je
viens d'entrer avec un ami dans le café « le Rond-Point »,
boulevard Montparnasse. Nous sommes sur le point de
nous asseoir quand un homme entre en courant; il est pour-
chassé par les C.R.S. Presque immédiatement le gérant du
café éteint les lumières et ferme la porte à clé; un ou
plusieurs policiers brisent une partie du vitrage et lancent
des grenades. La première des grenades est tombée tout près
de mon ami : c'était une grenade lacrymogène en verre.
Je ne sais pas combien de grenades ont été lancées mais
l'atmosphère est devenue irrespirable au point que l'on
était près de perdre conscience. Le gérant du café a évité
la panique en criant de se masser au fond du café; pendant
cinq à dix minutes nous sommes restés accroupis dans le
silence car personne n'avait la force de bouger. Ce silence
était ponctué par des toux incessantes. Certaines personnes
vomissaient...
« Le gérant du café a surveillé la situation à l'extérieur
et quand il a vu que la densité des C.R.S. diminuait il a
conseillé aux gens de sortir par un ou par deux. Nous
étions encore en état de bouger et nous sommes partis ainsi.
Un C.R.S. nous a poursuivis à coups de matraque. »
« J'ai participé à la manifestation de la nuit du 6 au
7 mai après avoir suivi le cortège des Champs-Elysées au
boulevard Raspail, j'ai obéi à l'ordre de dispersion de
l'U.N.E.F.
« Alors que je reprenais le chemin de mon domicile,
j'ai rencontré un ami avec lequel j'ai voulu aller prendre
un café à la terrasse du « Rond-Point » dans le quartier
Montparnasse.
< Vers 1 h 30, dans ce même établissement, sont arrivés
une vingtaine de C.R.S., qui ont lancé vingt grenades à
l'intérieur du café. Pris de panique, les gens qui étaient
"attablés ont alors tenté de se réfugier dans les toilettes.
46
Un C.R.S. a lancé une chaise dans leur direction en criant :
« Vous allez voir si on est des S.S. »
« Avec plusieurs personnes je me suis réfugié dans les
toilettes. Je n'ai pour ma part reçu aucune grenade mais
beaucoup de fumée dans les yeux. Nous sommes restés
bloqués environ une heure dans les toilettes, seuls trois
hommes ont essayé d'en sortir, ils ont été immédiatement
matraqués à tel point qu'une ambulance a dû les évacuer.
Je dois dire que parmi tous ces gens traqués par la police
se trouvaient peu d'étudiants; il s'agissait de personnes
plus âgées.
« Lorsque j'ai pu rentrer chez moi, je me suis fait
examiner par un docteur qui a diagnostiqué des lésions
de la cornée aux deux yeux. »
Dans un de ces cafés, un autre témoin :
« C'était mardi dernier la dispersion des mani-
festations à Montparnasse, environ une heure après la
dispersion de la barricade de la rue du Cherche-Midi,
je me trouvais avec un maximum de quatre ou cinq mani-
festants dans un café-tabac, boulevard du Montparnasse,
où se trouvaient une vingtaine de personnes, qui n'avaient
rien à voir avec la manifestation. Une bagarre a éclaté
devant le café, très rapidement entre les flics et les mani-
festants; ce café a été fermé, personne n'est sorti aider les
manifestants, le patron s'y opposant; à un moment les
flics ont lancé dans le café en assez grand nombre des
cartouches à gaz; sous réserve de vérification, le gaz utilisé
n'était pas du gaz lacrymogène, il était vert-jaune et prenait
à la gorge. Nous avons dû évacuer par la fenêtre. >
47
Mercredi 8 mai
r~~C& jour-là, conseil des ministres et réunion extraordi-
jjiaire de l'Assemblée nationale :
î^ « La crise de l'Université a débordé assez largement le
1 cadre du quartier Latin. Le sujet a été évoqué à l'Elysée,
i. dans la salle où de Gaulle réunit ses ministres une fois par
semaine. »
L'Humanité, 9 mai
v v-iviais il faut noter que, malgré les événements, le gouver-
\! ulement a gardé son rythme de réunion hebdomadaire.
A l'issue du conseil des ministres, le président de la Répu-
blique déclare :
L'Université « doit se transformer et se moderniser. J'en
suis convaincu. Mais il n'est pas possible de laisser s'ins-
i taller dans l'Université les opposants à l'Université et de
/ laisser la violence s'instaurer dans la rue car ce n'est pas
(^ une façon de permettre le dialogue. »
~"~ Combat, 9 mai
Le conseil des ministres n'a pas abordé les problèmes
essentiels :
« La question de la réouverture de la faculté de Nanterre
et de la Sorbonne n'a pas été évoquée ce matin au conseil,
a précisé le ministre de l'Information. »
Le Monde, 9 mai
L'U.N.E.F., le S.N.E.Sup, des enseignants réagissent
vivement aux diverses déclarations faites après ce conseil.
Un membre du bureau de l'U.N.E.F. déclare :
I « C'est une provocation, mais nous ne reculerons pas et
nous maintenons le meeting prévu ce soir à la Halle aux
vins.
le
conseil des ministres^n'a^^même jjas—effleufé-lêfl trois
48
exigences de l'U.N.E.F. : libération des manifesjtants
emgrSonnes,^retoit des_forces depolice au quartier Latin,
réouverture des .facultés, A~uj^qnttafjje j£_j!ëst permis^de
regarler, de ^sélectiûn et de direqujil. est nécessaire _de
p*mnîfier renseignement. »
"^Ta manifestation reste organisée dans les conditions
suivantes : _.
« Nous confirmons donc les mots d'ordre de grève géné-
rale et nous appelons les étudiants et les enseignants à la
manifestation qui partira de la Halle aux vins à 18 h 30.
« Mais nous n'entendons pas emmener ce soir les étudiants
et les professeurs au massacre. C'est pourquoi nous allons
déposer à la préfecture de Police une demande d'auto-
risation pour cette manifestation ».
Doit-on attendre davantage de la réunion de l'Assemblée
nationale, l'après-midi ? A la différence du conseil des
ministres, l'Assemblée nationale est convoquée de manière
extraordinaire :
« C'est en effet la première fois depuis le retour au pouvoir
du général de Gaulle que le gouvernement reconnaît en
fait le droit d'interpellation qu'il avait enlevé au Parlement
par la Constitution de 1958. Les événements d'Algérie,
les manifestations paysannes, la triste affaire Ben Barka
n'avaient jamais pu provoquer une interpellation immédiate
du gouvernement, celui-ci se dérobant chaque fois. Seules~\
les manifestations sanglantes des étudiants parisiens auront \
réussi à faire tomber le masque d'indifférence à l'égard I
du monde intérieur français dont s'étaient affublés les l
gouvernements successifs du général de Gaulle. »
Combat, 8 mai
Le ministre d'Etat à la Recherche scientifique, Maurice
Schumann, siégeant au banc du gouvernement, s'est engagé
la/veille :
« Le gouvernement ne se dérobera pas devant ses respon-
sabilités et s'engage à fournir à l'Assemblée toutes les
explications qu'elle est en droit d'attendre. s>
Combat, 8 mai
4 49
Cependant, on s'interroge sur l'efficacité de cette
assemblée :
« Ignorée des manifestants, l'Assemblée nationale tout
entière a cependant exigé et obtenu d'évoquer leurs (1)
difficultés et leur révolte. Pour la première fois depuis
1958 on a vu la majorité tenir le même langage que
l'opposition pour réclamer une comparution quasi immé-
diate du gouvernement. »
Le Monde, 9 mai
Le député U.N.R.-Ve Rép., R. Capitant va jusqu'à dire
que c'est peut-être le début d'un « tournant de la légis-
lature ».
« Le règne gaulliste est né parce que des milliers de jeunes
sont descendus dans la rue et se sont emparés d'un bâti-
ment public. C'était il y a dix ans, à Alger. Le régime
gaulliste sera-t-il pour la première fois sérieusement ébranlé
parce que des dizaines de milliers de lycéens et d'étudiants
auront manifesté à Paris et dans les grandes villes, se
seront heurtés aux violences de la police ? Et qu'attend
le gouvernement pour permettre une reprise normale des
cours? que le 13 mai 1968 apporte ses morts?
"? N'a-t-il pas encore réalisé qu'il est simplement mira-
culeux qu'aucune victime ne soit à pleurer aujourd'hui ?
Estime-t-on à l'Elysée que la solution sera plus facilement
trouvée lorsque des morts seront à déplorer ?
« Peut-être sommes-nous pessimistes, mais le gouver-
nement vient déjà de nous démontrer qu'il ne savait pas
prévoir, et c'est folie que de laisser s'organiser chaque soir
des manifestations d'une telle ampleur.
« C'est folie de déverser sur le pavé de Paris des milliers
de C.R.S. pour s'opposer à des gamins de lycée. Chaque
jour qui passe voit le mouvement prendre une ampleur
inattendue. »
'"""^ Combat, 11-12 mai
(1) Des étudiants.
50
L'allocution du ministre de l'Education nationale,
M. A. Peyrefitte, serait-elle une ouverture ?
Après avoir rappelé à l'Assemblée nationale l'agitation
de Nanterre, le ministre déclare :
« A cette occasion, le doyen de la faculté des Lettres
et le corps professoral de Nanterre ont réagi dans un esprit
d'extrême libéralisme... »
« L'idéologie de ce groupe (les enragés)... qui joue le
rôle central dans cette affaire est confuse : anarchisme,
castrisme, maoïsme, tout s'y mêle, mais ce qui surnage,
c'est le nihilisme... »
Après avoir rappelé l'entrée de la police à la Sorbonne,
le ministre dit :
« II est vraisemblable toutefois qu'un malentendu se soit
produit à ce moment précis dans l'esprit des manifestants
qui étaient massés aux abords de la Sorbonne : en voyant
devant la porte de la Sorbonne les cars de police dans
lesquels montaient certains de leurs camarades pour véri-
fication d'identité, il est possible qu'ils aient cru qu'on
allait les inculper et que cette supposition ait déchaîné leur
colère. »
Ensuite : « Malheureusement... on a assisté alors à
l'escalade de la violence. »
Plus loin, le ministre déclare :
« ... Je m'étais soucié de ce problème de la désescalà*3
et j'ai pris toutes dispositions pour que la réouverture de la
Sorbonne et de la faculté de Nanterre ait lieu dès que les
doyens estimeront que les conditions normales de cette
réouverture sont réunies, c'est-à-dire, j'espère, demain
après-midi. Je ne peux pas vous en dire plus, si ce n'est
ceci : si l'ordre est rétabli tout est possible; si l'ordre n'est
pas rétabli, rien n'est possible. » /.
/.£?., jeudi 9 mai
Mais aucune mention n'est faite des étudiants arrêtés.
Le ministre ouvre les portes des facultés alors que les
étudiants et enseignants lui demandent d'ouvrir immédia-
tement les portes des prisons.
5l
•&
"*
""" Comme le note le Monde, ce n'est pas aux étudiants
que la déclaration est faite, mais aux députés; déjà,
Combat signalait que de Gaulle avait laissé la respon-
_sabilité de la concession à son ministre.
Les étudiants se sont réfugiés hors du périmètre du quartier
Latin où : « ... les forces de police, toujours aussi impor-
tantes, sont demeurées autour de la Sorbonne, notamment
sur le boulevard Saint-Michel, afin d'interdire l'accès. »
Le Monde, 10 mai
v*^''---
V""" A l'ancienne Halle aux vins, la nouvelle faculté des
Sciences, où ils sont rassemblés, les étudiants apprennent
les déclarations du ministre. Geismar explique : « Ce n'est
•as dans une cour que nous réglerons nos problèmes. »
Combat, 9 mai
La manifestation démarre avec le rappel de Sauvageot :
« Nous allons passer sur des lieux où il y a eu des inci-
dents. J'espère qu'il n'y en aura pas d'autres. Nous
repartons à la reconquête du quartier Latin... »
Combat, 9 mai
mais aussi avec le secret espoir avivé par la déclaration
de Geismar le matin :
<T« Nous comptons être ce soir dans une Sorbonne libre.
f II appartient au gouvernement de dire s'il veut que ce soit
! pacifiquement. »
«— La Croix, 10 mai
Le cortège suit en partie un itinéraire forcé en raison
des barrages de police :
« Aussi, sans rencontrer d'opposition les étudiants, pré-
cédés par leurs dirigeants, purent suivre le boulevard
Saint-Germain jusqu'à la rue de Seine. Le boulevard Saint-
Michel était barré par plusieurs rangs de gendarmes
mobiles, appuyés par deux autos-pompes et de nombreux
véhicules. Les manifestants passaient devant le Sénat,
52
toutes portes fermées, et arrivaient enfin place Edmond-
Rostand. Les étudiants auraient désiré descendre ce bou-
levard Saint-Michel qu'ils n'avaient pu monter. Des
discussions commençaient avec un officier de gendarmes
mobiles qui ne pouvait qu'appliquer les consignes.
« On devait en rester là. La pluie tombait toujours.
Il était près de 10 heures. Déjà depuis quelque temps la
foule se dispersait, filant par la rue Gay-Lussac.
« Seul un groupe d'un millier de manifestants sera encore
sur place dans la soirée entre les gendarmes mobiles et
une compagnie de C.R.S. venue en sens inverse par le haut
du boulevard Saint-Michel. »
La Croix, 10 mai
Alors que la presse et les récits officiels n'ont fait
mention d'aucun incident, une étudiante raconte :
« A 19 heures, ayant pris par erreur une rue à
sens unique (qui donne sur le quai Saint-Michel), je me
suis trouvée au milieu de nombreux cars de C.R.S., par-
qués là en attendant la manifestation.
« Un C.R.S. m'enjoignit de descendre et de présenter
tous mes papiers. Après avoir vu que j'étais étudiante à
la Sorbonne, il me repoussa vers une voiture et me donna
un coup de pied dans le pubis qui m'occasionna des
déchirures musculaires dans le bas-ventre.
« La manifestation n'était pas encore commencée,
j'étais seule parmi une bonne cinquantaine de C.R.S. »
Grâce au service d'ordre des étudiants, il n'y a pas de
heurts.
« II faut dire que les responsables de l'U.N.E.F., aussi
bien que ceux de divers groupes politiques d'étudiants,
avaient mis sur pied leur propre service d'ordre qui, durant
tout le déroulement des manifestations, s'est avéré parti-
culièrement efficace pour faire respecter les consignes de
calme. »
Le Monde, 10 mai
53
Jeudi 9 mai
Le jeudi 9 mai, les gros titres portent :
« OFFICIEL : RÉOUVERTURE DES FACULTÉS »
France-Soir, 10 mai
Pourtant,
« La Sorbonne est toujours fermée. M. Peyrefitte a menti.
Les cars de C.R.S. sont toujours installés en chicanes
autour du périmètre interdit : rue des Ecoles, rue Saint-
Jacques, rue Cujas, place de la Sorbonne. L'Aima Mater
porte toujours un casque de C.R.S. »
Combat, 10 mai
« En fin de matinée, le Syndicat national de l'Enseignement
supérieur a maintenu son ordre de grève et publié le
communiqué suivant : « A cette heure, l'abandon des
poursuites universitaires et administratives en cours et
l'annulation des sanctions déjà prises ne sont pas réalisées.
Les forces de police occupent toujours le quartier Latin.
Les établissements universitaires de Nanterre et la Sor-
bonne restent fermés. Le syndicat confirme donc ses
décisions antérieures : la grève continue. »
Le Monde, 11 mai
! Dans la matinée, le recteur et les doyens de toutes les
\ facultés se réunissent pour décider de la réouverture.
' Finalement, après quatre heures et demie de réunion,
; à 14 h 30, le recteur publie un communiqué : « Le recteur
! et les doyens ont décidé de lever la suspension des cours. »
1 La reprise des cours doit être progressive.
En fait,
« Dans l'après-midi, la situation ne se modifie pas : les
facultés demeurent fermées et gardées par d'importantes
forces de police qui sont renforcées... Au début de l'après-
midi de jeudi, les étudiants commencèrent à affluer vers
la Sorbonne qui devait rouvrir. Certains venaient mani-
fester, d'autres reprendre les cours. Malgré l'annonce
54
officieuse de la réouverture par le ministère, diffusée par
les radios et les journaux, policiers et gendarmes mobiles
barraient toujours les accès. Seuls les candidats à l'agré-
gation pouvaient franchir le barrage. A 15 h 30, il y a
plus de deux mille étudiants devant les cordons de police.
Nombre d'entre eux s'asseoient sur la chaussée, bloquant la
circulation. » Le Monde, 10 mai
Un meeting se forme sur le boulevard Saint-Michel,
face à la place de la Sorbonne barrée par un cordon de
C.R.S.
Le soir, le ministre oppose son veto à l'ouverture de la
Sorbonne.
Vendredi 10 mai
« LA SORBONNE TOUJOURS FERMÉE. »
France-Soir, 11 mai
Certes, comme l'indique un communiqué du ministère
de l'Education nationale,
« La reprise des cours s'est effectuée ce matin à Nanterre.
Si le calme se confirme, les cours et travaux pratiques,
suspendus depuis vendredi dernier, pourront reprendre.
Les mesures nécessaires interviendront progressivement.
Le ministre de l'Education nationale est en effet décidé
à ne pas laisser des éléments irresponsables s'installer dans
les facultés pour en empêcher le fonctionnement. »
Ce que le Monde du 11 commente ainsi :
« Pour ne pas perdre la face, le gouvernement s'enfonce
dans une voie sans issue. Après avoir décidé bien légè-
rement de suspendre les cours à la Sorbonne, puis d'arrêter
les étudiants qui y manifestaient, les pouvoirs publics
exigent que s'arrête ce mouvement de protestation pro-
voqué par ses propres décisions. »
Le Monde, 11 mai
Dans ces conditions, la nouvelle manifestation prévue,
la quatrième de la semaine, peut être violente.
Du risque encouru, le ministère est prévenu, notamment
par les prix Nobel et les professeurs :
« Estimant que... les déclarations négatives du ministre
risquaient de provoquer un grave affrontement avec la
police, tous les lauréats français du prix Nobel, à l'excep-
tion de M. de Broglie, MM. Jacob, Kastler, Lwoff, Mauriac
et Monod, envoyèrent un télégramme au général de Gaulle,
lui demandant « l'amnistie des étudiants condamnés et la
réouverture des facultés ». »
Le Monde, 11 mai
D'autre part, « plusieurs professeurs appartenant surtout
à la faculté des Sciences de Paris entreprirent différentes
démarches auprès du cabinet du ministre de l'Education
nationale et de diverses instances gouvernementales pour
tenter de leur faire comprendre la gravité de la situation
et la nécessité de prendre immédiatement des mesures
d'apaisement. »
Enfin, une délégation de la faculté des Sciences conduite
par M. Monod prend contact avec le cabinet du ministre
et insiste
« sur la nécessité, si l'on voulait éviter que le sang coule
à nouveau au quartier Latin, de prendre des décisions
immédiates sur la réouverture des facultés des Lettres de
Paris et de Nanterre et l'amnistie des étudiants condam-
nés. » Le Monde, 11 mai
De son côté,
-« M. Joxe, premier ministre par intérim en l'absence de
M. Pompidou, fit l'offre suivante : un retrait immédiat
de la police du quartier Latin; réouverture samedi de la
Sorbonne et autorisation d'y tenir un meeting à l'issue
de la manifestation de vendredi. Il acceptait donc deux
| des conditions posées par les organisateurs du mouvement
imais non la troisième : la libération de tous les étudiants
jet autres personnes arrêtées ou condamnées. »
Le Monde, 11 mai
56
« A la suite de ces différentes démarches. M. Peyrefitte
rédigea une déclaration qui fut rendue publique avant
même d'être prononcée à l'Assemblée. Il y indiqua notam-
ment : « Si ces conditions paraissent réunies (le retour
au calme), la reprise des cours à la Sorbonne et à Nanterre
pourrait intervenir dès que les doyens concernés le jugeront
possible, c'est-à-dire dès demain après-midi. »
Le Monde, 11 mai
A Paris, les choses s'organisent ainsi : depuis vingt-
quatre heures, les pouvoirs publics
« avaient fait renforcer le dispositif de la police. D'impor-
tants renforts avaient été rappelés de province et installés
autour de la capitale et à proximité des bâtiments publics
ou des ministères. »
Le Figaro, 11 mai
« LES 19 PONTS DE PARIS BARRÉS PAR LA
POLICE. »
Le Figaro, 11 mai
« La Seine était devenue une véritable frontière entre là
rive gauche et la rive droite. Cette frontière n'était pas
fermée et les automobilistes avaient libre accès dans les
deux sens, mais en un instant, les cars aux fenêtres gril-
lagées des forces de l'ordre pouvaient bloquer tout
passage : « Nous avons des ordres stricts, disaient les
officiers. Les manifestants ne doivent pas passer. »
Paris-Jour, 11-12 mai
« Au quartier Latin, un dispositif particulièrement impor-
tant est en place, notamment aux abords du pont Saint-
Michel où est disposé un convoi de véhicules de C.R.S.
sur le Pont-Neuf. »
Combat, 11-12 mai
\
Le rassemblement a lieu, comme prévu, à Denfert-
Rochereau.
57
Plusieurs milliers au début; bientôt des dizaines de
milliers :
« 45 000 ÉTUDIANTS ONT OCCUPÉ LE QUARTIER
LATIN. »
Combat, 11-12 mai
Le parcours sera en partie déterminé par la présence
des forces de police. D'abord, le cortège passe le boulevard
Arago, puis,
« On se rabat une fois encore sur le quartier Latin, car
c'est pratiquement la seule voie libre. Le cortège — dont
la longueur dépasse un kilomètre et demi — remonte
le boulevard Saint-Michel, que les autorités semblent avoir
abandonné aux manifestants.
« ... Tout au long de leur marche, les étudiants, les
lycéens, les enseignants passent à quelques centimètres des
remparts de C.R.S. casqués, armés de boucliers, faisant
une haie avec leurs mousquetons, interdisant tous les
accès possibles vers la Sorbonne. »
France-Soir, 11-12 mai
« 20 h 45. 30 000 manifestants remontent le boulevard
Saint-Michel. L'excitation augmente. Des panneaux indi-
cateurs sont arrachés. De nombreux éléments étrangers
à l'Université se sont mêlés aux étudiants.
« ... Au début de la nuit, une grande partie des mani-
festants prenaient position place Edmond-Rostand, à la
hauteur des jardins du Luxembourg. « Libérez la Sor-
bonne ! > criaient-ils. »
Le Figaro, 11 mai
« Libérez la Sorbonne ! » : tous entendent par là le
retrait des forces de police de la Sorbonne et du quartier
Latin, mais aussi la libération des étudiants emprisonnés.
Aussi, la consigne est donnée d'occuper le quartier Latin.
Des négociations, à partir de moyens divers, s'organisent.
A 22 heures, le recteur communique :
« Je suis prêt à recevoir les représentants des étudiants
de la Sorbonne pour examiner avec eux, en accord avec
58
le doyen, les conditions dans lesquelles pourrait avoir lieu
dans le calme la reprise des cours universitaires. »
Combat, 11 mai
« Quelques minutes plus tard, Radio-Luxembourg diffuse
un dialogue impromptu entre le vice-recteur Chalin et
Alain Geismar, secrétaire général du S.N.E.Sup. Là
encore, l'échange tourne court car R.T.L. refuse de
« s'immiscer » plus longtemps dans une affaire politique,
tandis que Geismar ne peut que maintenir, au nom de
tous les étudiants, la demande d'amnistie générale — ou
du moins la promesse d'une amnistie. »
Le Nouvel Observateur, 15-21 mai
Pendant ce temps, les étudiants attendent.
« A 23 heures, les étudiants occupaient toujours le bou-
levard Saint-Michel, la place Edmond-Rostand et la rue
Gay-Lussac. Par groupes compacts, assis sur la chaussée,
l'oreille tendue, ils s'étaient groupés autour des transistors.
L'annonce d'une amorce de pourparlers recteur-étudiants
fit jaillir un cri de joie sorti de milliers de poitrines. Dans
l'ensemble, depuis un moment, la tension semblait être
un peu tombée. On discutait, on parlait de l'avenir, de
politique, de réforme universitaire. Face au cordon de
C.R.S. arme au pied, mis en place dans les rues transver-
sales, l'U.N.E.F. avait installé une double haie d'étudiants. »
Le Figaro, 11 mai
« 23 heures. Pendant ces négociations, les étudiants
dressent, rue Saint-Jacques, une barricade constituée de
voitures disposées en travers de la rue, en chicane et sur
lesquelles ils ont placé des panneaux de toutes couleurs
et les matériaux les plus divers. Cette barricade atteint le
premier étage. Ce n'est pas la seule, plusieurs dizaines de
barricades ont été dressées dans les alentours. »
Paris-Jour, 11 mai
« Selon certaines rumeurs, le recteur Roche aurait des
conversations avec de hautes personnalités ministérielles
pour tenter de trouver une solution permettant de mettre
fin à l'escalade de la violence. »
Paris-Jour, 11 mai
59
« 0 h 15. Nouvel espoir : trois étudiants (dont
Cohn-Bendit) et trois professeurs sont reçus par le recteur
Roche. Une petite surprise au passage : dans l'antichambre
du recteur, c'est un commissaire de police qui introduit et
« filtre ». Roche et les délégués discutent pendant trois
quarts d'heure. Mais dans le bureau de Joxe, Peyrefitte
qui, comme tout le monde, vit le transistor à l'oreille, a
appris la chose. Cohn-Bendit chez Roche ? A quoi pense
le recteur ? Veut-il valoriser l'extrémisme ? Ne sait-il pas
que la consigne est de négocier avec l'U.N.E.F, et le
S.N.E.Sup uniquement ? Peyrefitte appelle le rectorat.
« ... Peyrefitte confirme « qu'il n'y a pas à revenir sur les
consignes données et que l'heure, malheureusement, est
à la fermeté ». Il précisera un peu plus tard, à un
ex-condisciple de l'Ecole Normale, « qu'il regrette tout
ce qui se passe, mais que les consignes viennent de très
haut. »
Le Nouvel Observateur, 15-21 mai
Or, comme dit le Monde,
« ... dans la nuit tragique du second vendredi rouge, un
seul mot du pouvoir aurait sans doute évité la nouvelle
et sanglante épreuve de force.
« 22 h 35. Le service d'ordre de l'Union nationale des
étudiants de France se dépense sans compter pour calmer
les manifestants. Il se déploie entre ces derniers et des
forces de police et empêche tout accrochage. »
Le Monde, 12-13 mai
,--•>
; « 1 h 50. Le visage soucieux, les traits tirés, une barbe
! rousse mal rasée, Daniel Cohn-Bendit sort du bureau du
recteur Jean Roche. D'une voix calme, il dit aux nombreux
journalistes qui l'interrogent :
« — Nous n'avons pas engagé de négociations avec
M. le Recteur. Nous lui avons seulement fait part de ce
qui se passe dans la rue. Il y a une jeunesse étudiante et
ouvrière qui nous a confié son avenir. Il faut que la police
quitte le quartier Latin si l'on veut éviter des effusions de
sang. Le recteur nous a répondu qu'il allait rapporter nos
propos. Nous attendons. Nous passerons la nuit entière au
60
quartier Latin. Et nous y resterons des jours et des nuits
s'il le faut.
« Daniel Cohn-Bendit tient à préciser :
« — Je suis venu voir le recteur Roche à titre personnel.
J'ai toujours pris mes responsabilités politiques. Je ne suis
pas mandaté par mon mouvement du 22 mars et je n'ai
ouvert aucune négociation. \
« Puis il conclut :
« — Ne donnons pas aux étudiants la responsabilité d'un
état de fait qu'ils nont pas créé. Ce n'est pas être anarchiste
que de dire que la faculté joue un rôle social. Et c'est
ce que nous disons. Nous avons des raisons d'être ici. La
police n'en a pas. C'est pourquoi nous sommes déterminés
à occuper le quartier Latin sans la provoquer, ni provoquer
qui que ce soit.
« 2 heures. Boulevard Saint-Michel, des étudiants équipés
de haut-parleurs invitent tous leurs camarades à se
regrouper rue Gay-Lussac. » *—t-'
Paris-Jour, 11 mai /
—-J
Un schéma de France-Soir (11-12 mai) indique som-
mairement l'emplacement des barricades.
L'attaque des barricades (20 d'après un schéma du
quartier, 60 d'après le Nouvel Observateur, des dizaines
d'après Paris-Jour) :
« 2 h 35. Les C.R.S. lancent des fusées rouges pour inviter
les manifestants à se disperser.
« 2 h 40. Des policiers qui ont contourné par derrière
le jardin du Luxembourg, attaquent une barricade. Ils sont
munis de masques à gaz et s'éclairent avec des lampes
électriques.
« 2 h 50. Une première barricade, à la hauteur du
87 boulevard Saint-Michel tombe sous les charges des
C.R.S., qui poursuivent leur avance en direction de la place
Edmond-Rostand.
« 2 h 55. Les manifestants lancent deux voitures en
flammes sur un barrage de police massé en haut du boule-
vard Saint-Michel près du jardin du Luxembourg. »
Paris-Jour, 11 mai
61
f
I/
^
Pendant quatre heures, la lutte se poursuivra.
« Devant l'acharnement des manifestants, les policiers
utiliseront bientôt des grenades offensives. Il y a de nom-
breux blessés de part et d'autre. En raison de la présence
des barricades, des combats et du bouclage du quartier,
l'évacuation des personnes atteintes ou indisposées par les
gaz est extrêmement difficile. Des centres de secours sont
installés un peu partout dans les zones encore à l'abri, d'où
les blessés seront transportés plus tard. »
Le Monde, 12-13 mai
«A3 heures, alors que déjà depuis plus d'une heure les
étudiants scandent « De Gaulle, assassin », les charges
! de police se multiplient et enlèvent les barricades les unes
après les autres après de très fortes résistances. Des
fenêtres, de nombreuses personnes jettent de l'eau sur les
étudiants pour les protéger contre l'effet des gaz lacry-
mogènes. De temps à autre, les policiers tirent des grenades
à l'intérieur de l'appartement de ces personnes pour les
obliger à se retirer, parfois jusqu'aux étages élevés. »
Le Monde, 12-13 mai
« Vers 5 h 30, M. Cohn-Bendit lance à la radio un appel
à la dispersion et à partir de 6 heures des patrouilles
vont quadriller le quartier, arrêter des manifestants épars
ou en petits groupes qui ressortaient des immeubles où
bien souvent les habitants les avaient abrités. »
Le Monde, 12 mai
« A 6 heures, c'est la relève des policiers. Des cars de
C.R.S. arrivent bondés, reprennent position pour assurer
l'ordre. Parmi eux, déjà des passants qui déambulent parmi
les épaves. Et commençait une journée lourde d'inconnu. »
France-Soir, 11-12 mai
Mieux qu'un récit, les témoignages recueillis montrent
ce qu'a été cette lutte. Avant de chercher à détailler ce
qui s'est passé dans les divers points du quartier Latin,
laissons une jeune étudiante de 18 ans raconter sa « Nuit
des barricades » et son arrestation.
62
« Vers 4 h 30 du matin (samedi 11 mai), laj
police commença à s'attaquer aux barricades élevées au\
croisement des rues Saint-Jacques et Gay-Lussac. Je me!
trouvais derrière ces barricades. Pendant plus d'un quart1,
d'heure, nous restâmes sans bouger sous les tirs de i
barrage de grenades, de bombes et de fusées de toute >
sorte dont nous ignorions la nature. \
« Toutes les voies de retraite étaient coupées. Bientôt, !
je ne pus plus rien voir. J'entendis seulement les cris des i
policiers qui chargeaient. ;
« Aveuglée, suffocante, n'ayant pas l'intention d'opposer i
mes seuls ongles aux matraques des policiers, je me réfu- \
giai dans la cage d'escalier d'un immeuble proche. Nous
étions une trentaine. Même au septième étage où j'étais,
l'air était suffocant : la police prenait les toits pour cible.
« A cinq heures, les policiers entrèrent dans l'immeuble.
Un C.R.S., armé d'un mousqueton, nous ordonna de des-
cendre, promettant de « régler leur compte » à ceux ;
qui resteraient cachés. Bien qu'ayant obéi aux ordres,
nous fûmes matraqués au fur et à mesure que nous pas- ;
sions le porche. Un commandant de police intervint et
ordonna à ses hommes de s'arrêter. Dès qu'il s'éloigna,
les coups (de matraque, de poing, de pied) recommen-
cèrent à tomber.
« En rang par trois, on nous conduisit vers les cars
stationnés au Luxembourg. Tout au long du trajet, la
rue Gay-Lussac était saturée de gaz. On nous empêcha
de nous protéger avec nos mouchoirs. On nous fit entrer
à plus de quatre-vingts dans un car d'où nous vîmes le
matraquage très brutal d'un couple d'une quarantaine
d'années qui s'était imprudemment approché.
« A six heures, nous arrivâmes au « centre de tri » de
Beaujon... Les garçons furent séparés des filles, et les
deux groupes, à nouveau divisés après des interrogatoires
individuels rapides, furent parqués dans plusieurs cellules ;
d'une barraque préfabriquée. !
« Pes cars arrivaient sans cesse et nous étions de plus ;
en plus nombreux. Faute d'espace, la plupart d'entre nous ;
devaient rester debout. Des relais furent organisés. Devant
les grillages de notre cellule, une pancarte : FEMMES. '
Un attroupement de policiers désœuvrés s'y était formé.
63
L
Certains « discutaient prix » (50 francs) avec une prosti-
tuée ramassée à Strasbourg-St-Denis. Nous attendîmes
dans ces conditions plus de 12 heures.
« A 18 h 30, je fus libérée. J'ai 18 ans. Personne, malgré
la loi, n'avait été prévenu chez moi. »
Cette nuit-là, plus que les précédentes, de nombreuses
blessures ont été causées par l'envoi massif de grenades.
Elles éclatent souvent à la figure des personnes présentes.
« Une douzaine de manifestants se sont trouvés
bloqués entre une barricade et le service d'ordre. Ils ont
été soumis au tir à l'horizontale d'une cinquantaine de
C.R.S. En quelques secondes, trois des manifestants se
sont écroulés, touchés de plein fouet. Un autre a reçu
une grenade qui lui a éclaté en pleine figure. »
« Dans la nuit du 10 au 11 mai, je me trouvais
rue Gay-Lussac, entre la rue St-Jacques et le boulevard
St-Michel. Vers trois heures du matin, une grenade a
éclaté à mes pieds. Des substances chimiques ont jailli
à mon visage, m'atteignant au front, à l'œil droit et sur
les joues. »
Plusieurs victimes ont les yeux brûlés.
« Me trouvant cette nuit-là rue Gay-Lussac, j'ai
soudain été pris dans un enfer de feu et ai essayé de voir
immédiatement d'où cela provenait. Je m'aperçus donc
que de forts contingents de C.R.S. armés de longues
matraques et d'immenses boucliers, et protégés par des
masques de guerre attaquaient au lance-grenades la foule
qui s'était rassemblée à une cinquantaine de mètres d'eux.
C'est ainsi que je reçus un projectile incandescent dans
l'œil droit, que je crus sur le moment crevé... Je fus admis,
allongé sur une civière, et immédiatement ausculté. On me
fit une deuxième radio du crâne. Après, ce fut l'opération
de l'œil droit. Ma vue n'atteignait que 1/10*. Le praticien
me dit que mon cas était grave, qu'il en subsisterait une
légère altération et que les deux yeux étaient atteints
(c'est-à-dire brûlés). Je suis sorti neuf jours après, sans
pouvoir lire. »
64
« J'ai été blessé le samedi 11 mai à 2 h 30 du matin
sur le boulevard Saint-Michel, par jet de grenade chlorée
provenant des forces gouvernementales. Cette blessure aux
yeux me fit perdre durant cinq jours la majeure partie
de mes facultés visuelles et nécessita les soins d'un
spécialiste. »
« Précisément le samedi 11 mai, à 3 heures du
matin, à l'angle de la rue Saint-Jacques et de la rue Pierre-
et-Marie-Curie, j'ai reçu dans l'œil une particule d'un jet
« d'artifice rouge », qui m'a brûlé la cornée de l'oeil. Ma
jambe ayant pataugé dans un liquide a été brûlée avec for-
mation d'une cloque grosse comme un œuf (vraisemblable-
ment gaz humidifié). »
Le point le plus chaud : la rue Gay-Lussac. A partir
de 2 h 15, les grenades pleuvent.
« J'ai vu, alors que j'étais dans un appartement,
au début de la rue Gay-Lussac — il était 2 heures envi-
ron — les C.R.S. lancer une grenade sur un photographe,
car il avait un important matériel photographique. Ce
photographe était au balcon de l'immeuble de la rue
Gay-Lussac qui était en face de nous. Le type a crié :
« Je suis brûlé » (il avait reçu la grenade en pleine
figure) et les C.R.S. ont envoyé alors une autre grenade
qu'il a encore reçue en pleine figure. »
« Samedi, vers 2 h 30, à la barricade au coin de
la rue Gay-Lussac et du boulevard Saint-Michel, les flics
ont tiré à grenades, fusil horizontal comme au tir. Après
la prise de la barricade, vers 3 heures, j'ai continué à
faire des photos. Deux C.R.S. m'ont empoigné, m'ont
arraché mon brassard de presse suisse et m'ont matraqué. »
Plus tard... Angle rue Gay-Lussac - rue Thuillier, à
4 h 30 :
« Un flic s'est avancé tout seul au devant de la
barricade, a ajusté sa grenade pendant une dizaine de
secondes (il était à 30 mètres). Cinq ou six manifestants
sur la barricade. J'ai seul été touché. Avant moi, deux
5 65
types sont restés sur le terrain, ayant reçu des grenades
du même type. »
Le terrain déblayé par les grenades, les forces de l'ordre
avancent, matraquant les personnes présentes dans la rue,
mais aussi dans les immeubles. Un étudiant déclare :
« Etre descendu dans la rue après m'être assuré
qu'il n'y avait plus de heurts à cet endroit, vers 4 h 30.
« — Avoir été appréhendé après quelques mètres de
marche, à l'angle du boulevard St-Michel et de la rue Gay-
Lussac ;
« — Avoir été frappé à la face, aux reins et aux jambes,
sans possibilité de m'expliquer ;
« — Avoir été fouillé par un C.R.S. qui, profitant de
cela, me tordit les parties à la main ;
« — Avoir été frappé par un policier en civil tandis que
deux C.R.S. me tenaient. Ce policier m'atteignit au plexus,
au foie et au bas-ventre, tant et si bien que je rendis ;
« — Avoir été matraqué à la tête, à la pomme d'Adam,
à la face et aux reins ;
« — Avoir eu l'oreille coupée par les ongles d'un jeune
C.R.S. »
Un jeune cinéaste rapporte :
« A 4 heures du matin, rue Gay-Lussac, j'étais
sur les lieux par sympathie et curiosité (c'est le métier).
Devant les charges de C.R.S. j'ai reflué avec un groupe
d'étudiants et lycéens dans un immeuble. Les C.R.S. sont
montés. Comme je me trouvais le dernier, j'ai eu droit
à être descendu le premier à coups de matraque sur le
crâne (quatre étages). »
La scène suivante est décrite par un étudiant et par
d'autres témoins :
« L'atmosphère devenait irrespirable dans la rue
Gay-Lussac, le 11 mai vers 5 heures du matin. J'emmenai
dans un immeuble de la rue ma fiancée qui suffoquait
et avait les yeux brûlés. Nous nous réfugions avec plu-
sieurs camarades chez une habitante de l'immeuble. Vers
66
6 heures du matin, un policier en civil fit irruption dans
l'appartement, revolver au poing, ayant forcé la dame à
lui ouvrir la porte, en la menaçant de sanctions pénales
pour avoir abrité des émeutiers. Il nous fit stationner
un moment sur le palier, le temps de mettre en place dans
l'escalier une trentaine de C.R.S. armés de matraques, du
quatrième étage au rez-de-chaussée. Puis il nous envoya
un par un dans l'escalier. La descente fut effroyable.
J'entends encore les cris de la dame : « Arrêtez, c'est
affreux ! » Mais c'était trop tard. J'ai réussi à descendre
l'escalier avec ma fiancée que j'essayai de protéger de
mon mieux. Ce qui n'empêcha pas un C.R.S. de lui
casser ses lunettes d'un coup de matraque. Arrivés en
bas, on nous releva et on nous fit marcher les mains
sur la tête jusqu'au commissariat du Ve. Et les coups de
matraque pleuvaient sur nous. J'essayai de dire aux C.R.S.
de cesser de frapper ma fiancée leur faisant remarquer
qu'avec ses 45 kg elle n'avait visiblement pas la force
de lancer un pavé. Mais cela ne fit que les exciter et ils
continuèrent en la traitant de « putain » et en lui disant
qu'ils allaient « s'occuper » d'elle. Arrivés au commissa-
riat, ils continuèrent à nous matraquer. »
« J'ai assisté à un matraquage systématique de
toute personne se trouvant dans la rue après l'assaut.
De plus, les C.R.S. fouillaient les maisons et entraient dans
les couloirs et les escaliers quand, par malheur, se trou-
vaient des personnes qui avaient cherché refuge. Elles
étaient impitoyablement matraquées par les C.R.S. Ceux-ci
frappèrent très souvent, pour ne pas dire tout le temps,
avec une brutalité sauvage vers les cars qui stationnaient
place Edmond-Rostand. Cette « chasse » dura jusqu'à
7 h 30. »
Les événements qui se sont déroulés au 37 rue Gay-
Lussac, résument de façon dramatique ce qui se passa
cette nuit-là, en tous lieux, au quartier Latin.
« Un étudiant, poursuivi par trois C.R.S., se réfugie
dans l'immeuble, rentre dans le vestibule, passe la tête
à travers la porte vitrée de la loge, jusqu'au cou. Il me
67
crie : « Pitié, sauvez-moi », ceci plusieurs fois. Je n'ai fait
qu'un bond essayant d'ouvrir ma porte (ce que je n'ai pu
faire) étant donné que les trois C.R.S. le tiraient de leur
côté tout en matraquant à tour de bras. J'ai passé mes
mains autour de son cou afin d'éviter de profondes cou-
pures; ils me l'ont enlevé en laissant à ma porte du sang
et un lambeau de chair que j'ai fait remarquer à la presse
et aux autres enquêteurs. »
Un journaliste rapporte également :
« Au fond du couloir à droite, rez-de-chaussée,
les policiers ont retiré, à travers la vitre de la porte, un
étudiant qui voulait se réfugier chez un particulier. J'ai
vu du sang sur la porte et par terre. Cet étudiant ne
saignait pas quand il est entré. Le propriétaire m'a lui-
même demandé de signaler le numéro de l'immeuble. »
Les fugitifs sont traqués jusque dans les appartements
où ils ont pu se réfugier.
« Vers 4 h 30, nous étions trente personnes envi-
ron, réfugiées chez une habitante de cet immeuble. A
6 heures, nous avons quitté l'appartement de cette dame;
en bas, les premiers réfugiés se heurtaient à des policiers
en civil. Les autres personnes, une fille blessée, des lycéens,
des étudiants, un homme de 35-40 ans sont rentrés dans
l'immeuble et se réfugient de nouveau chez la même
dame. Derrière, les policiers en civil les poursuivent. Les
apeurés ferment la porte de l'appartement. Les policiers
foncent alors contre la porte et demandent d'ouvrir. « Ou-
vrez, vous abritez des émeutiers et cela mérite six mois
de prison. » Les jeunes étudiants sont pris de panique.
La dame décide de se rendre et d'ouvrir la porte. Les
policiers entrent totalement dans l'appartement, emmènent
les étudiants. Les policiers étaient en civil. Ils emmènent
les étudiants en les matraquant. Je réussis à m'enfuir par
les toits avec un camarade.
« Je me réfugie chez une étudiante dans une chambre de
bonne. Cette personne me dit qu'à 4 h 30 du matin les
policiers qui pourchassaient les manifestants dans les
68
immeubles étaient armés d'une matraque et d'un
revolver. »
« A trois heures du matin, des jeunes gens se
sont trouvés coincés entre la barricade de la rue St-Jacques
et celle de la rue d'Ulm. Ils sont montés se réfugier dans
les immeubles et ont frappé à ma porte en criant :
« Ouvrez, je vous en supplie, nous sommes blessés,
ouvrez, ouvrez. » Nous en avons fait entrer une trentaine
chez nous : jeunes gens, jeunes filles. Il y avait là un
jeune homme sérieusement blessé à la jambe, un autre
aux yeux... Ils n'ont pas bougé de chez nous, se sont
reposés, ne sont même pas allés sur le balcon lancer des
projectiles, ont écouté les nouvelles à la radio, tranquille-
ment. Vers 5 heures du matin, le calme étant presque
revenu, certains sont descendus aux nouvelles. C'est alors
qu'on a frappé très violemment à la porte. « Ouvrez,
Police; vous cachez chez vous des insurgés. » Un policier
en civil est entré, revolver au poing, a chassé les étudiants
qui se sont fait accueillir dans l'escalier par les C.R.S.
qui les ont matraqués sans pitié. D'autres policiers, sans
mandat de perquisition, ont fouillé tout l'appartement,
nous ont menacés de prison, mon mari et moi, pour avoir
abrité des « insurgés » et ont même voulu emmener mon
fils. Il a fallu que je leur prouve qu'il s'agissait de mon
enfant, que c'était là son lit, qu'il était à la maison pendant
les événements. Finalement, ils nous ont laissés, après
avoir fouillé tout l'appartement et nous avoir menacés de
prison à nouveau. »
C'est sous la menace des revolvers que certaines per-
sonnes sont appréhendées.
Au 37, rue Gay-Lussac :
« Les flics ont tabassé les gens dans les étages,
jusqu'en haut, ils matraquaient à chaque étage. Ils ont
arrêté les gens au revolver en disant : « S'il y en a un qui
bouge, je l'abats comme un chien. »
Un locataire affirme :
« Avoir entendu des menaces de tir de la part d'un
C.R.S., dans l'escalier de l'immeuble, sur des étudiants. »
69
Enfin, comme on le verra, en divers lieux, la police ne
permet pas le secours aux blessés. Les matraquages
n'épargnent pas les secouristes.
« J'ai vu matraquer un jeune homme portant l'uni-
forme de la Croix-Rouge, devant le 37, rue Gay-Lussac. »
Des enseignants témoignent :
« — Tabassage de blessés devant le 37, rue Gay-
Lussac ;
« — Un manifestant prisonnier a été enfermé dans une
voiture dans laquelle on a lancé des grenades à gaz;
« — Barrages de forces de l'ordre qui ont refusé le pas-
sage à des civières de la Croix-Rouge, transportant des
blessés inanimés ;
« — Avoir vu personnellement, sous mes fenêtres, les
C.R.S. empêcher les secouristes de la Croix-Rouge de
porter aide aux blessés poursuivis et matraqués dans notre
escalier. »
Un secouriste parle :
« Lors de la première attaque, vers 1 heure, de-
vant la sauvagerie des C.R.S. qui refusaient le passage
à l'ambulance, nous avons décidé d'aller 15, rue Gay-
Lussac.
« Lors de l'attaque de 2 h 15, nous y avons accueilli de
nombreux blessés. L'ordre fut d'évacuer vers le 26. Avec
quelques-uns, je suis resté à soigner encore quelques
blessés. Puis, une attaque sauvage à la grenade à bout
portant nous a obligés à quitter le poste. Nous avons
voulu filer par les toits, mais on nous a tiré dessus. Alors,
j'ai voulu redescendre. Trois blessés C.R.S. étaient en
bas. Mon devoir m'obligeait à les soigner. Je l'ai fait. Puis,
alors que je ramassais un étudiant, j'ai été sauvagement
matraqué et roué de coups — j'en porte encore les
traces —, traîné au commissariat et à nouveau roué de
coups. J'y suis resté 1 h 30. Un C.R.S. que j'avais soigné
m'a rendu la liberté.
« Entre-temps, j'ai vu les choses suivantes :
« Au commissariat on laissait les malades sans soins; on
70
m'en a empêché violemment et les gars étaient sauvage-
ment battus. Après ma sortie, j'ai ramassé les grenades
éclatées qui restaient dans le poste C.R.S., mais je me
suis fait reprendre avec. Là, les C.R.S. m'ont encore
sauvagement frappé. Arrivé au commissariat, j'ai été en
cellule. J'y ai vu un étudiant qui n'avait rien mangé, rien
bu pendant deux jours ; pas à boire, pas à manger, mais
des insultes. Ensuite, j'ai été à la brigade territoriale où
j'ai été relâché au bout de dix heures trente minutes. »
Les matraquages se poursuivent parfois jusque dans les
cars, sur les blessés :
« A la première barricade, rue Gay-Lussac, j'ai
été empoigné par deux C.R.S. et embarqué vers un
camion. Je me suis débattu et me suis sauvé, juste avant
de rentrer dans le camion; je me suis débattu. Voyant
ma résistance, les flics à l'intérieur du camion ont littéra-
lement assommé les deux blessés qui y étaient déjà, par
vengeance. »
Ailleurs se produisent les mêmes violences : elles n'épar-
gent personne. A Port-Royal, au petit matin, un cuisinier
et un serveur rentrant de leur travail sont attaqués ainsi :
« Samedi 11 mai, 4 heures. A l'angle de la rue
Notre-Dame-des-Champs et du boulevard Saint-Michel,
ayant terminé notre travail à l'Attrape-Cœur, restaurant de
nuit, rue Christine, nous avons raccompagné notre cama-
rade, Mme X, enceinte de quatre mois. Pour pouvoir
regagner nos domiciles respectifs sur la rive droite et ne
désirant pas nous exposer, nous avons pris la rue Notre-
Dame-des-Champs. A l'angle de cette rue et du boulevard
Saint-Michel, nous avons vu un barrage de police à une
cinquantaine de mètres. En quelques secondes, nous avons
été cernés par trente ou quarante policiers armés de
matraques et casqués. N'ayant rien à nous reprocher,
nous avons levé les bras et, sans sommations, en criant
« Salauds ! Fainéants ! » ils nous ont roués de coups de
matraque et de pied, jusqu'à ce qu'un supérieur inter-
vienne plusieurs fois et avec insistance (disant : « Arrêtez,
71
\
arrêtez, vous n'êtes pas des bêtes, vous n'êtes pas des
sauvages »). Les policiers se sont retirés nous laissant
à terre.
« Avec M. V... j'ai été à l'hôpital de la Pitié où on lui
a fait six points de suture à deux endroits, une radio-
graphie de la boîte crânienne et de l'avant-bras gauche.
« Moi, j'ai été à l'hôpital Cochin où l'on constata, après
radio, une fracture de la première phalange de l'index
droit, consécutive à un coup de matraque. De plus, j'ai
de nombreux hématomes dans le dos, sur les bras et sur
le crâne. »
D'autres encore sont attaqués au même endroit :
« Boulevard du Port-Royal, le long de l'hôpital du
Val-de-Grâce, vers 5 h 15, dans la nuit du vendredi
au samedi 11 mai, alors qu'il n'y avait à cet endroit que
des passant isolés, six ou sept cars de C.R.S. sont arrivés
à vive allure de la place de l'Observatoire en haut du
boulevard Saint-Michel, les forces de l'ordre hurlant et
vociférant aux fenêtres des cars.
« Ils se sont précipités armés de longues matraques
claires, apparemment en bois, sur tous les passants qui,
bloqués entre ceux qui descendaient des cars d'un côté et
d'autres qui arrivaient à pied de l'autre, ne pouvaient
évidemment pas s'échapper.
« Ils étaient au moins quatre par personne et tapaient
jusqu'à ce que les gens restent inanimés par terre. J'ai
entendu un policier hurler : « Petit salaud, je vais te
tuer », et d'autres, devant un corps inanimé : « On ne te
tape plus dessus si tu nous suis ». Au bout de dix minutes-
un quart d'heure de ce carnage ils ont jeté absolument
toutes les victimes dans les cars. Je pouvais entendre les
hurlements des gens à l'intérieur (comme si on continuait
à leur taper dessus). Moi-même j'ai pu échapper à ce
massacre en me glissant entre le dos d'une voiture rangée
perpendiculairement au mur de l'hôpital et le mur lui-
même.
« II y a eu un seul autre rescapé qui, lui, s'est allongé
sous une voiture. »
72
A Saint-Germain-des-Prés, des automobilistes sont pris
à partie.
« Ayant écouté toute la nuit la relation des évé-
nements... je prenais l'air à la fenêtre, lorsque brusque-
ment, survint un groupe d'une dizaine de C.R.S.... le
groupe des policiers resta un moment à patrouiller au
début de la rue des Canettes. C'est alors que débouchè-
rent de la rue Guisarde deux voitures qui s'avancèrent
en direction des policiers C.R.S. Ordre fut donné aux
occupants de descendre. A peine les deux passagers du
premier véhicule furent-ils descendus qu'une volée de
coups de matraques violemment assenés s'abattirent sur
leurs têtes et leurs épaules et, tandis qu'ils s'enfuyaient
à toutes jambes, les policiers se mirent en devoir de briser
les vitres et les phares de la voiture. »
Des policiers s'embusquent et attaquent les passants.
« Dans la rue Guillaume-Apollinaire, était em-
busquée une dizaine de policiers en uniforme, tandis qu'un
civil, en costume foncé, faisait le guet à l'angle de la rue
Saint-Benoît, en face du « Bilboquet ». Quand il voyait
arriver quelqu'un, il faisait signe à ses collègues de
passer à l'action. Pendant qu'un groupe de policiers
en uniforme bloquait les gens, d'autres venaient les
matraquer et leur donner des coups de poings. »
Au quartier Latin même, les incidents les plus graves
se produisent — en dehors de la rue Gay-Lussac — rue
Saint-Jacques, rue P.-et-M.-Curie et à Mouffetard :
Rue Saint-Jacques : l'attaque d'une barricade.
« Dans la nuit du vendredi 10 au samedi 11 mai
1968, j'ai pu assister de mes fenêtres à l'édification d'une
barricade qui a commencé à 21 h 30 et s'est poursuivie
jusqu'au-delà de minuit. Les forces de police massées à
60 mètres, au carrefour de la rue St-Jacques et de la rue
des Fossés-Saint-Jacques, n'ont absolument pas réagi.
« L'assaut a été donné à partir de 2 h 15 du matin, après
73
le jet de nombreuses grenades lacrymogènes. Des nuées
épaisses étaient amassées dans la rue, mais refoulées par
les assaillants à la fois par le vent et l'utilisation d'air
comprimé par les étudiants. C'est au septième assaut que
la barricade a été emportée parce que les C.R.S. ont
progressé à l'abri de deux énormes motos-pompes qui
barraient entièrement la rue et leur ont permis d'atteindre
le pied de la barricade sans recevoir les pavés que lan-
çaient les étudiants. Je tiens à manifester mon admiration
pour le courage que les étudiants ont prouvé toute la nuit
et jusqu'au moment où la barricade a été submergée. »
Comme ailleurs, on signale des matraquages :
« Cinq ou six étudiants déjà maîtrisés ont été
alignés contre le mur du 24 de la rue Saint-Jacques et
matraqués sauvagement. »
Mais les faits les plus violents ont lieu au 171, rue
Saint-Jacques, vers 3 heures du matin. Plusieurs témoi-
gnages concordent :
« Rue Saint-Jacques, les C.R.S. avançaient, lors-
que vers 2 heures du matin, ils furent maîtres de la rue,
« ils » tapèrent avec une force incroyable les quelques
garçons et filles qu'ils avaient trouvés sur place (blessés
ou autres).
« Cela n'était pas assez; « ils » perquisitionnèrent dans
les immeubles. C'est ainsi que dans l'immeuble voisin du
mien, ils cassèrent un carreau pour y jeter une grenade
lacrymogène. Les occupants de cet appartement furent
contraints de descendre dans la cour. Alors, ceux-ci furent
matraqués contre les murs et trottoirs et déshabillés par
les C.R.S. Une jeune fille, sortit ainsi « presque » nue
dans la rue et fut « balancée » d'un flic à un autre puis
matraquée comme les autres déjà blessés. Durant 150 mè-
tres, aux yeux de tous les habitants du quartier, elle fut
ainsi conduite entre la rue Royer-Collard et la rue des
Fossés-Saint-Jacques jusqu'au panier à salade, où un jour-
naliste arrêté devait lui donner sa chemise. »
74
« Un jeune couple nous a hébergés chez eux. Nous
étions sept. Les C.R.S. ont frappé à la porte : « Ouvrez,
ou on casse la porte ».
« Les C.R.S. ont redescendu l'escalier, cherché un offi-
cier et l'officier a donné l'ordre de lancer des pavés dans
les fenêtres et ensuite des grenades. Le couple et trois
camarades sont descendus, ont été matraqués et la fille en
chemise de nuit s'est retrouvée toute nue et ils l'ont
traînée dans la rue lui faisant je ne sais quoi, mais vou-
laient lui faire traverser tout Paris à poil. Ils lui mettaient
les bâtons entre les jambes "à titre de plaisanterie". »
« Les forces de l'ordre ont fait irruption dans
la cour dont j'avais à assumer le gardiennage en l'absence
de Mme X..., concierge.
« Après avoir essayé d'entrer au premier étage du studio
loué par M°" Z... et s'étant heurtées à une porte close, les
forces de l'ordre sont redescendues dans la cour. C'est
à ce moment-là qu'un des représentants des « forces de
l'ordre » s'est emparé d'une pierre et l'a lancée à toute
volée, cassant le carreau de la fenêtre au premier étage et
que deux des grenades « dont je ne connais pas la
qualité » ont été lancées, obligeant les occupants du
studio à sortir. Huit à dix jeunes, dont une jeune fille,
ont été placés à coups de matraques contre le mur de la
cour. Il s'ensuivit ce que j'appelle un véritable massacre.
« Les représentants de « la force de l'ordre » ont ma-
traqué ce groupe de jeunes, sans discontinuer, une dizaine
de minutes.
« Quant à la jeune fille, ses vêtements lui furent violem-
ment arrachés. Sa robe rouge, son soutien-gorge et la
moitié de son jupon dont le restant a servi à lui préserver
le ventre.
« Un des représentants de la force de l'ordre hurlait :
«... Espèce de salope, on va te faire défiler dans les rues
de Paris à poil. »
« Les locataires dont les fenêtres donnent dans
la cour et moi-même avons assisté à ces scènes de violence
inouïe sans pouvoir faire le moindre geste « sous peine
de subir le même sort que les malheureux enfants mal-
menés dans la cour. »
75
Aux alentours de la rue d'Ulm et de la rue Pierre-Curie,
comme partout, matraquages et jets de grenades dans les
immeubles.
« J'ai vu, samedi matin vers 5 h 45, un membre
des forces de l'ordre attaquer un passant et le matraquer
brutalement, à l'angle de la rue Pierre-Curie et de la rue
d'Ulm. Ce passant se contentait de regarder les dégâts. »
Un physicien affirme :
« — avoir vu des C.R.S. tirer des grenades dans les
appartements de la rue Pierre-et-Marie-Curie,
« — dans le poste de secouriste installé dans la maison
franco-libanaise où se trouvaient de nombreux blessés,
« — poursuivre nos camarades dans les escaliers, préa-
lablement enfumés par les grenades, rue Berthelot,
« — avoir assisté à l'obstruction des taxis secouristes
par les cars de C.R.S., près de E.N.S. »
Deux faits particulièrement graves doivent être signalés.
D'abord, l'envoi de grenades sur l'Ecole normale supé-
rieure :
« Les forces de police remontaient la rue d'Ulm
en venant de la rue Claude-Bernard. D était 5 h 30 envi-
ron. Arrivées au niveau de la première barricade, elles
lancèrent une grenade lacrymogène dans la cour, en
direction d'un élève. Après avoir franchi la barricade,
elles cherchèrent à enfoncer la porte de la rotonde. N'y
parvenant pas, elles lancèrent alors au moins trois grena-
des contre les fenêtres de la salle D, dont l'atmosphère
devint absolument irrespirable. »
« Dans la nuit du 10 au 11 mai, vers 4 heures du
matin, des personnes, réfugiées à l'intérieur de l'Ecole
normale supérieure, ont été poursuivies par des grenades
lancées par la police. »
Mais, surtout, plusieurs témoins relatent ce qui s'est
passé à l'institut Henri-Poincaré, rue Pierre-et-Marie-
Curie, où avait été installé un poste de secours :
76
« Lorsque la majorité des manifestants a été
défaite et que s'organisait une chasse à l'homme de la
part des C.R.S., j'ai été recueilli à l'I.H.P. Les C.R.S. ont
posé un ultimatum et répondu que l'on devait, soit faire
sortir les gars de l'école, soit qu'Us entreraient à 6 heures.
Dans le hall de l'I.H.P. se trouvait le directeur qui a
fermé le hall en disant que les C.R.S. ne rentreraient
pas. »
Un professeur à la Sorbonne raconte :
« Samedi 11 mai 1968, à 3 h 30 du matin,
je me trouvais, 11, rue Pierre-et-Marie-Curie dans la cour
de l'ensemble des Instituts scientifiques. Seul, l'Institut
Henri-Poincaré était ouvert et servait de poste de secours.
J'ai vu un groupe des forces de l'ordre faire irruption
dans la cour, en pourchassant des gens à coups de ma-
traque. Devant le poste de secours se trouvait un maître
de conférence à la faculté des Sciences, qui leur cria :
«... C'est un poste de secours. »
Un des assaillants répondit :
« ... Poste de secours, on s'en fout », et le frappa.
Il s'apprêtait à recommencer. Je lui saisis le bras, en
disant : « Je suis professeur à la Sorbonne, c'est un local
de l'Université, vous n'avez rien à faire ici : sortez immé-
diatement. » Après quelques instants d'hésitation, un
homme qui devait être un gradé, leur dit : « Bon, en
arrière ! mais alors fermez vos grilles. »
Un autre témoin se trouve avec le professeur Monod,
à la recherche d'Europe N° 1, pour lancer son appel.
Us se sont retrouvés à l'I.H.P., rue Pierre-et-Marie-Curie,
sous une grêle de grenades, ils ont lancé l'appel et décidé
d'aller voir les C.R.S. avec un autre médecin par la rue
Saint-Jacques en levant les bras, et demandé à aménager
une issue pour les blessés graves non transportables sur
brancards.
Les C.R.S. se sont précipités sur eux (ils étaient quatre),
un officier C.R.S. a téléphoné à la préfecture pour deman-
der l'autorisation d'une voie de secours pour évacuer
les blessés. Autorisation refusée, on leur a interdit le
retour à l'I.H.P.
77
Monod et le toubib ont sorti leur carte de médecin,
pour pouvoir retourner, et ont forcé le barrage de C.R.S.
Les deux autres ont eu la vie sauve grâce à une porte
cochère.
Une victime elle-même raconte les difficultés rencon-
trées pour franchir le barrage de police afin de gagner
l'hôpital.
« Dans la nuit du vendredi 10 au samedi 11 mai,
à 1 heure du matin, ayant été blessée à un œil et étant
aveugle momentanément, j'ai été conduite à Pierre-Curie
où j'ai reçu les premiers soins par l'interne en médecine.
Je devais être ensuite dirigée sur l'hôpital des « Quinze-
Vingts », mais (2 rangées) de C.R.S. empêchaient toute
sortie de blessés. Le secouriste a essayé de me faire fran-
chir ce barrage, mais comme les C.R.S. voulaient ma
carte d'identité, j'ai préféré faire demi-tour. Quand je suis
rentrée, le professeur Monod a demandé si j'étais la
fameuse jeune fille et m'a fait franchir le barrage. J'ai
pu trouver un taxi qui m'a amené aux « Quinze-Vingts »
entre 5 h 30 et 6 heures. »
A Mouffetard, entre 4 et 5 heures du matin, les témoins
rapportent surtout l'acharnement de la police sur les
blessés, le refus de les laisser évacuer.
Un étudiant en Math. Spé. a le crâne enfoncé à
coups de matraque — la Croix-Rouge essaie de le prendre,
les C.R.S. ne veulent pas le lâcher. Mais un C.R.S. gradé
dit « Attention à la caméra » et la Croix-Rouge peut
emmener le blessé à la fac des Sciences.
«. Samedi 11 mai, à 5 h, je me trouvais derrière
la barricade de la rue de l'Estrapade; après trois heures
de résistance, nous avons dû nous replier devant les
charges des forces de police; j'ai réussi à me réfugier dans
un appartement de l'un des immeubles de la rue de l'Estra-
pade avec d'autres personnes. Mais, certaines jeunes filles,
atteintes par le gaz des grenades étaient restées immobi-
lisées sur la chaussée; de l'appartement où je me trouvais,
j'ai vu les C.R.S. en matraquer trois : les ambulanciers
de la Croix-Rouge ont dû les leur arracher pour les
emmener. »
78
Au coin des rues de l'Estrapade et de Laromiguière,
les coups pleuvaient, à présent, sur les secouristes.
« Sur la barricade qui barrait la rue de l'Estrapade
à la hauteur de la rue Laromiguière, se trouvait étendu,
apparemment sans connaissance, un manifestant. Un
membre du service de l'ordre, armé d'une matraque,
frappait à coups redoublés le manifestant étendu alors
que la barricade commençait à brûler. Un membre de
la Croix-Rouge, porteur d'insignes sur le casque, la
poitrine et le dos, donc aisément identifiable même de fort
loin, s'est approché pour tenter d'évacuer le blessé. Le
membre du service d'ordre sus-désigné a alors cru bon
d'expédier sa matraque en plein visage du secouriste qui
s'est écroulé, puis il s'est remis à l'ouvrage sur le mani-
festant toujours inerte. »
Samedi 11 mai, à 4 h du matin :
« J'ai reçu, rue Thouin, un pavé en plein visage
qui a entraîné un hématome dans la joue et dans l'œil. »
Cet acharnement s'exerce encore sur les blessés déjà
pris en charge par la Croix-Rouge :
« On a réclamé des secours de la Croix-Rouge,
on ne les a pas obtenus. Il a été finalement possible
d'embarquer un blessé dans une voiture qui a été munie
d'une croix rouge bien visible. C. a vu les C.R.S. sortir
le blessé de la voiture et le pousser à coups de matraque. »
« Le samedi 11 mai 1968, 4 h 30, alors que j'étais
de garde au garage Gay-Lussac, 8, rue L.-Thuillier, une
personne au coin de la rue des Ursulines et Gay-Lussac
fut blessée sur une barricade. Un groupe de personnes
voulut lui porter secours. Ils en furent empêchés par les
membres des forces de l'ordre qui les pourchassaient en
criant : « Laissez-le crever ! »
79
Vendredi 10-11 : 4 h 30 du matin.
« Ayant entendu par la radio que la fac de Sciences
était ouverte, nous nous y sommes rendus ma famille et
moi. Je suis alors partie en voiture avec un ophtalmolo-
giste pour aller place Thouin. Nous avons remonté la rue
du Cardinal-Lemoine. Mais nous avons dû nous arrêter
entre la rue Monge et la rue de la Clef, car il y avait des
camions de C.R.S. qui barraient le passage. Les secou-
ristes ne pouvaient pas passer et stationnaient devant
l'Ecole Polytechnique (le dos de l'école qui donne sur
la rue du Cardinal-Lemoine).
Nous sommes alors redescendus et avons reculé dans
la rue Monge puis nous avons voulu tourner dans la rue
Lacépède pour essayer d'aller à la Contrescarpe. Nous
avons laissé la voiture au coin rue Monge-rue Lacépède et
sommes montés à pied, mais nous n'avons pas pu aller
très loin car il y avait un barrage de C.R.S. presque au
niveau de la Contrescarpe qui lançait des grenades. Nous
avons alors foncé dans la rue Gracieuse et sommes arrivés
place Monge où un assez grand nombre de secouristes
et de voitures de secours attendaient que les C.R.S.
veuillent bien les laisser porter secours. Nous sommes allés
prudemment récupérer la voiture car des cars de C.R.S.
étaient arrivés et messieurs les représentants des forces
de l'ordre formaient un nouveau barrage juste au carrefour
Monge-Lacépède. »
Samedi 11-5 heures
« Nous nous sommes alors dirigés vers la rue
Claude-Bernard que nous avons remontée jusqu'à la rue
de l'Arbalète. Là des secouristes nous ont dit de laisser
la voiture là, car devant c'était barré. Nous nous sommes
alors dirigés à pied vers la rue d'Ulm. Mais nous avons
dû nous réfugier dans une pharmacie qui avait ouvert
son rideau de fer, sise au coin de la rue Claude-Bernard
et de la rue Rataud, car dix énormes cars de C.R.S.
arrivaient. A peine descendus, ceux-ci ont commencé à
lancer des grenades en direction des toits des immeubles.
D'autre part, il y avait sur chaque trottoir un C.R.S. à
pied qui remontait la rue Claude-Bernard, ouvrait chaque
porte, lançait une grenade, refermait la porte. D'autres
80
C.R.S. ont commencé à poursuivre des gens qui les
avaient insultés, et nous avons réussi à remonter la rue
d'Ulm. Là, nous avons tourné et sommes arrivés devant
l'Ecole Normale. Il y avait une barricade que des secou-
ristes ont commencé à déblayer pour pouvoir passer.
Mais ils ont dû se replier dans leur car, car une nouvelle
charge de C.R.S. arrivait. Quant à nous, nous nous
sommes réfugiés dans l'infirmerie de l'Ecole Normale. Les
C.R.S. lançaient des grenades sur les toits de l'Ecole
et dans le jardin. »
Un infirmier bénévole affirme même :
« Lorque Europe N° 1 a lancé un appel pour
l'obtention de médicaments, nous nous sommes rendus
rue François-Ier pour les recevoir. Au moment de repartir,
nous avons été encerclés par des policiers et des C.R.S. qui
ont jeté ces médicaments sur la chaussée. »
Enfin, après les grenades, les poursuites et les coups,
les arrestations :
« A partir de 5 heures, les policiers avancèrent
vers le carrefour des rues Gay-Lussac, Ursulines et Thuil-
lier. Dès 5 heures 15, cette place, dans laquelle se trou-
vaient encore un grand nombre de manisfestants, 500 à
700, fut soumise à un bombardement « tous azimuts » :
tirs de grenades de types divers, soufflantes et suffocantes.
« Toutes les issues me semblant bouchées, je m'abritai
avec une vingtaine de personnes (manifestants et pas-
sants) dans l'escalier de l'immeuble où je fus arrêté peu
après.
« Des C.R.S., ayant investi le rez-de-chaussée, nous inti-
mèrent l'ordre de descendre un par un. Certains d'entre
eux ne manquèrent pas d'utiliser leurs matraques ou la
crosse de leurs fusils pour frapper brutalement et indistinc-
tivement filles et garçons; les coups étaient assortis des
injures les plus grossières.
« Après avoir été alignés le long de l'immeuble et fouillés
sans ménagement (personne parmi nous n'était porteur
de quelque arme que ce fût) nous fûmes conduits vers les
cars de police qui stationnaient place Edmond-Rostand.
6 81
On nous jeta dedans et certains d'entre nous y furent
encore matraqués. Si des C.R.S. (apparemment des gradés)
tâchaient de calmer la rage de certains de leurs subor-
donnés, ces derniers ne s'arrêtèrent toutefois qu'après
de longues minutes.
« C'est un car bourré au maximum qui nous amena
à la caserne Beaujon où l'attitude de la police à notre
égard devint alors correcte.
« Après de nouvelles fouilles, et vérifications d'identité,
nous fûmes parqués (mais, il faut le dire, avec une certaine
bienveillance) dans des salles grillagées nettement exiguës,
vu notre nombre.
« Les « étrangers », maintenus dans une salle, étaient
pour la plupart des touristes qui n'avaient rien à voir
avec la manifestation.
« Chez les mineurs, gardés dans une pièce adjacente, se
trouvaient un grand nombre de très jeunes filles dont
certaines n'avaient pas 16 ans.
« Des sandwiches et de l'eau furent distribués à tout
le monde, vers 14 heures.
« Nous pûmes ensuite sortir quelque temps dans la cour.
« Les libérations progressives commencèrent vers
5 heures; elles s'effectuèrent avec rapidité; la mienne
intervint peu après. »
Le témoin ajoute :
« Ceux des manifestants qui étaient blessés ne
reçurent de soins que 4 heures après leur arrestation.
« A aucun moment, il ne fut possible de prévenir nos
familles : Ainsi la quasi-totalité des parents resta sans
nouvelles de leurs enfants . »
« J'ai assisté à deux vagues d'arrestations brutales
et sauvages, de véritables « ratonnades ».
« Tout d'abord, après l'assaut final, les C.R.S. ont fouillé
les cours adjacentes et ont sorti un certain nombre d'étu-
diants, hommes et femmes, en les jetant dans le ruisseau,
en les battant et en les piétinant sauvagement.
« Une heure après, un commando de policiers, casqués
et armés de matraques, a entrepris une fouille systéma-
tique des vieux immeubles qui bordent la rue St-Jacques,
en ont encore sorti quelques étudiants qu'ils ont emmenés
82
en les matraquant brutalement. Ils ont également arrêté
le propriétaire d'un restaurant, « le Tord Boyau » dans
lequel ils avaient retrouvé deux étudiants cachés. »
Dans le récit des événements, divers points ont été
controversés, notamment l'envoi de grenades dans les bou-
tiques ou appartements. Plusieurs témoins affirment y avoir
assisté. Par exemple, un habitant de la rue Blainville
certifie :
« Avoir vu le 11 mai, à 5 h 10 du matin, lancer
par un membre des forces de l'ordre une grenade lacry-
mogène au deuxième étage de mon immeuble, alors qu'il
n'y avait que des curieux aux fenêtres. »
Un autre témoin boulevard St-Michel :
« J'ai vu aussi des C.R.S. lancer des grenades
dans les fenêtres et les balcons du 69, boulevard Saint-
Michel et des premières maisons de la rue Royer-Collard
sur des gens qui, apparemment, regardaient en simples
spectateurs. »
Rue Gay-Lussac, à la devanture d'une laverie, on a pu
voir l'affiche suivante :
« A la suite des grenades « lacrymogènes » lancées
dans le couloir et dans le magasin, mes parents, atteints
d'ulcères aux yeux, tiendront le magasin fermé jusqu'à
nouvel ordre. Leur fils. »
Rue Gay-Lussac, encore :
« Un jeune, soulevé de terre par les C.R.S., résis-
tait et criait. Devant ce spectacle lamentable, des gens
sur un balcon au début de la rue Gay-Lussac, près de la
place Edmond-Rostand, ont protesté. Il y eut un échange
de propos et la réponse des C.R.S. fut une grenade lacry-
mogène lancée sur le balcon. »
Second point qui a fait couler beaucoup d'encre : l'in-
cendie des voitures a-t-il été le fait des manifestants ou
des « forces de l'ordre » ?
83
Plusieurs témoins sont affirmatifs :
« Rue Royer-Collard, le petit bout de rue qui va
de la rue Gay-Lussac au boulevard St-Michel, il y avait
trois voitures. Lors d'une première charge, j'ai vu les
agents du service d'ordre incendier ces voitures. A ma
connaissance, c'est le premier cas connu de voitures incen-
diées. »
« J'ai vu, le samedi vers 4 h 30, rue d'Ulm, une
voiture incendiée à la suite d'une projection de grenade
par les forces de l'ordre. Je suis certain que c'est la
grenade qui a incendié la voiture, car il n'y avait personne
autour. »
« J'ai vu, vers 5 heures également, les C.R.S. lan-
cer des grenades dans les vitres de l'Ecole Normale Supé-
rieure, où des personnes s'étaient réfugiées. »
L'un d'eux est particulièrement précis :
« Nous avons vu les cars des C.R.S. descendre
le boulevard St-Michel, s'arrêter et sortir de leurs véhicules
des caissettes gris-blanc. Ils en sortirent des projectiles
qu'ils envoyèrent à l'aide soit de fusils soit de petits
canons très légers. A peine ces projectiles eurent-ils tou-
ché la barricade, faite de voitures et de pavés, que celle-ci,
par endroits, s'enflamma.
« La même chose se produisit rue Royer-Collard où je
vis un peu plus tard, sous mes yeux (je me tenais au
coin de la rue Royer-Collard et du boulevard Saint-
Michel, devant la Librairie 73) s'enflammer une barricade
quand elle fut atteinte par des projectiles qui explosaient
avec une lumière blanc-vert. Ils mirent très rapidement
le feu aux véhicules. »
A 4 heures du matin, le gouvernement publia le
communiqué suivant :
84
L'OFFRE DE DIALOGUE N'A PAS ÉTÉ ACCEPTÉE
Le gouvernement a rendu public samedi vers 4 heures
du matin le communiqué suivant :
« De nouvelles manifestations ont eu lieu à Paris vendredi
soir et dans la nuit de vendredi à samedi.
« Le gouvernement a donné instruction aux forces de
l'ordre de faire preuve d'une extrême patience devant les
rassemblements qui comportaient, au début du moins, une
forte proportion de très jeunes gens. Cette consigne a été
exécutée d'une façon exemplaire.
« Pendant ce temps, le recteur de l'Université de Paris
se tenait prêt comme il l'avait annoncé publiquement à
recevoir les représentants des étudiants de la Sorbonne
afin d'examiner avec eux les modalités d'une reprise
normale des travaux universitaires.
« Cette offre de dialogue n'a pas été acceptée (1). »
Le Monde, 12-13 mai
A 7 h 15, le préfet de Police déclare :
« A 2 heures du matin, j'ai indiqué au ministre de
l'intérieur qu'il n'était pas possible de garantir l'ordre
dans Paris si on ne pouvait dissoudre ces barricades.
« Quelques minutes plus tard, je demandais aux forces
de l'ordre de faire un appel solennel à ce qui restait de
manifestants : quelques milliers. Nous allions être obligés
de dissoudre les attroupements et de supprimer ces débuts
de barricades. Les sommations réglementaires ont été
faites.
« Puis les forces de l'ordre ont dû faire leur devoir et
s'approcher massivement des formations qui étaient restées
derrière ces obstacles. Beaucoup d'ailleurs des manifestants
sont partis : ceux qui avaient l'intention honnête d'attendre
les événements. Ceux qui sont restés, dressés sur les
barricades ou cachés derrière ces obstacles, ont alors
commencé une véritable guérilla contre les forces de police.
« II a fallu un extraordinaire sang-froid aux membres du
(1) Avec le recteur de l'Université de Paris.
85
service d'ordre et à leur chef de 2 heures à 6 heures du
matin pour que nous n'ayons pas eu des conséquences
dramatiques et sanglantes. »
Le Monde, 12-13 mai
« En fin de matinée, le préfet de Police a formellement
démenti que les policiers, au cours de la nuit, aient utilisé
d'autres grenades que des grenades lacrymogènes. « II s'est
agi de grenades lacrymogènes uniquement, ce qui est
désagréable, certes, mais pas nocif », a-t-il dit. »
France-Soir, 12-13 mai
Or, l'Humanité du 13 mai publie la mise au point
suivante du professeur Kahn :
r« Hier soir, vers 21 heures, le Dr F. Kahn, professeur
agrégé, assistant à l'hôpital Lariboisière, a réuni une confé-
rence de presse à l'amphithéâtre 32 de la faculté des Scien-
ces, quai Saint-Bernard, au cours de laquelle il a porté des
accusations d'une extrême gravité contre les autorités qui
ont permis l'utilisation contre les étudiants de grenades
contenant, dit-il, un gaz particulièrement toxique, le
« CS », ou chlorobenzalmalononitrile, qui n'est autre que
le produit que les Américains lancent contre les Noirs et
les Vietnamiens.
« Le Dr F. Kahn affirme que la préfecture de police et
1 l'administration de l'Assistance publique ont reconnu le
\_fait.
Voici l'essentiel du témoignage de ce médecin :
« Au Foyer Libanais, nous avons reçu des intoxiqués qui
présentaient des symptômes sévères : outre de très vio-
lentes irritations oculaires et bronchiques, ils manifestaient
des vomissements et des nausées incoercibles, une grande
fatigue. Ils restaient des heures dans un état stuporeux
caractéristique.
« Devant ces symptômes, je me suis mis en rapport avec
le Centre anti-poison de l'hôpital Fernand-Widal qui a la
charge de renseigner tous les médecins de France en
matière de produits toxiques. On savait seulement que les
composants des grenades classiques avaient été utilisés.
Devant mon insistance, le Centre a téléphoné au médecin
86
de garde de la Maison de Santé des gardiens de la paix.
« Celui-ci a jugé l'information extrêmement importante.
Lui aussi avait des malades dans le même cas qui souf-
fraient et pour lesquels il n'avait pu appliquer un trai-
tement spécifique. Ce médecin a appelé immédiatement la
préfecture de police. Cette dernière lui a indiqué la
présence du « CS » dans une certaine catégorie de
grenades. »
« UN POUVOIR LEGAL. — Le « CS » est un produit
extrêmement dangereux, sur lequel il n'existe aucune
toxicologie connue en France, mais dont le général
Rothschild, spécialiste américain de la guerre chimique, a
écrit qu'à forte concentration il possède un pouvoir létal
(la dose dangereuse est de 20 mg par mètre cube d'air
et la dose mortelle de 25 mg selon les conclusions
des recherches effectuées à la demande du Tribunal
Russel) (1). Le professeur agrégé Roussel avait alors
expérimenté des échantillons rapportés du Vietnam sur
l'animal. Des souris sont mortes dans un temps variable
de lésions hépatiques et rénales.
« Devant le fait que le Centre antipoison avait été tenu
dans l'ignorance, j'ai appelé, continue le professeur Kahn,
à 11 h 30 le cabinet du préfet de police en précisant que
l'état de certaines personnes nécessitait des examens
spécialisés.
« J'ai alors prévenu le professeur agrégé Fournier de
l'hôpital Fernand-Widal. C'est lui qui a décidé de
s'adresser aux gardiens de la paix. »
Le Docteur Kahn a alors avisé l'Assistance publique qu'un
toxique avait été utilisé dans les rues et que les médecins
ne possédaient aucune documentation sur ce gaz et deman-
daient une enquête de l'A.P. auprès des médecins respon-
sables de la préfecture de police.
A 18 heures, le directeur adjoint de l'A.P. a obtenu l'aveu
formel : trois sortes de grenades ont été utilisées, parmi
lesquelles certaines, au chlorocétophénone, ont été remises
aux C.R.S. (il s'agit d'un produit qui a été pris pour du
(1) Volume II du compte rendu du Tribunal Russel. A paraître
incessamment.
87
chlore) et enfin, des projectiles au CS contenant 1,5 %
de chlorobenzalmalononitrile et 37,5 % de perchlorate
d'ammonium.
« Ainsi un tel gaz dont les effets sont inconnus du corps
médical a pu être utilisé pendant 48 heures sans que les
autorités sanitaires du pays en aient été informées »
conclut le professeur Kahn.
Il est évident que les personnes qui auraient pu être
exposées doivent faire l'objet d'examens complets au
niveau des cellules hépatiques et rénales, en particulier,
celles qui ont souffert d'une torpeur prolongée de 10 à
24 heures, avec sensations d'oppression thoracique accom-
pagnées de nausées. Il convient toutefois de ne pas
s'affoler : seules des doses concentrées sont hautement
dangereuses. En plein air le risque est moindre. Il serait
cependant réel dans le cas ou plusieurs projectiles auraient
été lancés dans un local réduit ou même un seul par
exemple dans une voiture.
Le professeur Kahn prend l'entière responsabilité de ses
révélations appuyées par l'expérimentation effectuée par le
professeur agrégé Roussel...
La réponse du laboratoire central est publiée par
le Monde du 16 mai :
« A la suite de commentaires inexacts largement publiés,
le directeur du laboratoire central de Paris communique
les précisions suivantes :
« Deux types de grenades lacrymogènes sont utilisées par
les forces de police : elles sont constituées par un corps
en carton qui disperse, sous l'action d'un allumeur à retard,
trois éléments contenant un mélange renfermant :
— pour les grenades CN, d'approvisionnement ancien, de
la chloracétophénone à raison de 0,6 g par élément;
— pour les grenades CB, récentes, de l'orthochlore ben-
zalmalononitrile à raison de 0,6 g par élément.
« Ces produits ont fait l'objet d'études effectuées à
l'établissement du Bouchet et de nombreux tests de non-
toxicité ont été pratiqués sur des animaux et sur des
volontaires avant lancement des fabrications. L'expérimen-
tation et la fabrication sont sous le contrôle de la direction
des poudres du ministère des Armées.
88
« Le rapport entre la concentration intenable et la concen-
tration dangereuse est de 1 à 11.000 pour le CN et de
1 à 20.000 pour le CB. Il en résulte qu'en aucun cas une
concentration dangereuse ne peut être atteinte à l'air libre
en raison de la dispersion naturelle du produit après
émission. De même dans un local clos ayant par exemple
un volume de 25 mètres cubes, il faudrait tirer deux cent
soixante-quinze grenades pour obtenir une concentration
dangereuse.
« En aucun cas les examens cliniques des volontaires n'ont
montré de troubles durables.
« Le Centre des poisons de l'hôpital Fernand-Widal
(200, faubourg Saint-Denis - professeur Fournier) n'a pas
eu connaissance de malades, ni dans le secteur hospitalier,
ni dans le secteur privé, présentant des troubles consécutifs
à l'emploi de lacrymogènes. »
Le docteur Marcel-Francis Kahn envoie alors au Monde
une lettre qui n'a pas été publiée :
« Dans votre numéro, daté du 16 mai 1968, un
certain nombre de points évoqués par votre journal sur
l'utilisation des gaz par les forces de police et les décla-
rations émises à cette occasion appellent de ma part les
précisions suivantes :
« La première concerne le communiqué du laboratoire
central de Paris. Celui-ci, tout d'abord, signale seulement
les grenades à corps de carton tant pour le CN que pour
le CB. Cette déclaration semble montrer que ledit labo-
ratoire n'est pas au courant des matériels utilisés. Deux
autres modèles de CN ont été utilisés : l'un comporte un
dispositif d'allumage classique, à cuiller, semblable aux
autres modèles de grenades, l'autre semble être projeté
par fusil type VB. Ces deux modèles métalliques sont
marqués CND. De plus, des étuis plastiques allongés
contenant du Bromacétate d'éthyle ont aussi été utilisés
(ils contiennent à titre d'impureté, semble-t-il, de l'acide
Bromacétique). Je les tiens à votre disposition.
« Par ailleurs... la dose de 0,6 g est donnée pour
un élément et non pour une grenade. Or, les étuis
de carton utilisés comportent trois éléments, qui évidem-
89
ment, agissent au même point surtout si la grenade est
lancée dans un espace clos.
« Dans le communiqué du laboratoire central de Paris,
il est dit que les volontaires ayant testé le CN ou le CS
(à quelles doses ? comment ? combien de temps ?) n'ont
pas présenté de troubles cliniques. Même pour un médecin,
a priori issu de « milieux médicaux non spécialisés »
(mais qui le sont, hélas ! devenus depuis quelques mois),
cette affirmation apparaît d'une légèreté surprenante. Bien
qu'encore peu familiarisés avec ces problèmes, les Toxi-
cologues spécialisés — qu'on n'avait pas daigné infor-
mer — ne se contentent pas, heureusement, de dépister
les troubles cliniques; sinon, que de médicaments à toxicité
viscérale seulement dépistable par des examens complé-
mentaires sanguins et urinaires seraient lancés sur le
marché !...
« Plus loin, votre collaborateur affirme que les
concentrations utilisées par le Professeur Ag. Roussel
dans ses expériences sur l'animal, étaient faites avec des
doses considérables qui n'ont jamais été atteintes au cours
des manifestations. Là encore, je suis moins catégorique.
D'abord, parce que la souris n'est pas l'homme et qu'en
pharmacologie comme en toxicologie, on ne peut bien
évidemment rapporter les doses au kilogramme de poids
de la même façon chez l'homme et chez le petit animal
de laboratoire.
« Enfin et surtout, parce que le CB (ou CS) au départ
n'est pas un gaz mais une poudre qui dégage un gaz.
« Plus modestement, je dirais, que, puisque tous les
renseignements sur ces corps sont gardés secrets (traduction
de : classified soit dit en passant), seule une étude métho-
dique permettra de connaître ces données.
« En ce qui concerne les déclarations de M. Fouchet,
telles tout au moins que les rapporte votre journal, je
lui en laisse la responsabilité. Le nombre des témoins est
trop élevé pour que l'on puisse parler d'infamie (sic /) à
propos de gaz.
« Enfin, et surtout, le ministre de l'Intérieur aurait pu
se douter qu'avant de déclarer quoi que ce soit, les
« professeurs dont vous avez parlé » avaient eu en main
tous les modèles de grenade. Ils semblaient mieux les
90
connaître et mieux les avoir analysés que le directeur
du laboratoire de toxicologie de la police, qui a « oublié »
dans son communiqué au moins trois types de grenades.
« A ce propos, le dimanche (et non pas le samedi)
12 mai à 18 h, la Police municipale, interrogée par l'Assis-
tance Publique de Paris, ignorait encore — et les médecins
parisiens également — le modèle et le produit utilisés
par la gendarmerie mobile. Là encore, le témoignage sera
facile à recueillir.
« Sans aller jusqu'à invoquer le témoignage — offi-
ciellement transmis au Tribunal Russel — des commissions
d'enquête vietnamiennes sur le caractère mortel de l'utili-
sation dans certaines conditions du CB (CS) et même
peut-être du CN, j'estime être en mesure, et souhaiter
vivement, apporter le détail de ces faits à toute commission
d'enquête qui sera créée.
« J'aurais, le dimanche 12, vivement souhaité faire
connaître ces faits à M. le Préfet de Police que j'ai
vainement essayé de contacter directement et par l'inter-
médiaire de l'A.P., et cela avant toute révélation publique.
Hélas ! mes démarches répétées ont été vaines. »
Du 11 au 13 mai
Après la « Nuit des barricades »,
« CONSTERNATION ET INQUIETUDE APRES LES
TRAGIQUES EVENEMENTS DU QUARTIER LA-
TIN. »
La Croix, 12-13 mai
Combat donne en titre, le commentaire suivant :
« CONSEQUENCE DE LA BETISE : BUDAPEST-
SUR-SEINE. »
Combat, 12 mai
91
« L'INFAMIE.
« — Nuit de répression féroce au quartier Latin :
« — De2hl5à6 heures, les forces de l'ordre TRA-
QUENT, MATRAQUENT et ASPHYXIENT LES ETU-
DIANTS.
« — CENTAINES DE BLESSES ET D'ARRESTA-
TIONS. VOITURES INCENDIEES. APPARTEMENTS
INVESTIS.
« — LA POPULATION PARISIENNE SOUTIENT
LES MANIFESTANTS VERS UNE GREVE GENE-
RALE LUNDI.
« — RECOURS POSSIBLE A L'ARTICLE 16. »
Combat, 13 mai
Le lundi 13 mai
Deux titres dominent ce matin.
« LA GREVE,
« LIBRES! »
Paris-Jour, 13 mai
« 1° LIBERATION DE TOUS LES ETUDIANTS
ARRETES.
« 2° SORBONNE : ENTREE LIBRE...
« 3° QUARTIER LATIN : RETRAIT DES C.R.S.
« MAIS LA GREVE GENERALE EST MAINTENUE
par le P.C., la F.G.D.S., la C.G.T., la C.F.D.T., F.O. »
Parisien libéré, 13 mai
De la République à la place Denfert-Rochereau, pen-
dant des heures, des centaines de milliers de personnes :
250 000 à 300 000 d'après la préfecture de Police, 650 000
à un million d'après les autres estimations, défilent sous la
banderole de l'unité : Travailleurs, Etudiants, Enseignants.
Jusqu'au soir, le défilé se déroule dans le calme. Un
seul incident, près de la place Denfert-Rochereau, mar-
quera cette journée. Il fut particulièrement controversé.
92
Des témoins affirment :
« Je me trouvais place Denfert-Rochereau à
19 h 30 ayant participé à la manifestation, lorsque soudain
j'entends le retentissement d'un signal d'un car de police.
Au même moment la foule crie, je vois un grand mou-
vement puis j'aperçois ce car qui rentre littéralement dans
la foule à très vive allure, les gens s'écartent le plus vite
possible, puis crient : « C'est de la provocation. » Le car
fait un saut, puis stoppe. La foule émue par cet acte
inqualifiable, se rua sur le car et brisa les vitres. Le car
redémarra et à ce moment j'entendis trois coups de feu.
Une minute plus tard, j'ai voulu m'approcher mais un
cordon du service d'ordre des manifestants nous en empê-
chait. Puis après, je constatais un trou dans la vitre du
café, vraisemblablement l'impact d'une balle. »
« Etudiants et ouvriers discutaient en groupes
autour du Lion à Denfert-Rochereau, la C.G.T. avait
donné des consignes de dispersion. Un car de police arri-
vant à 50 km/h « a foncé dans le tas ». Ils ont vu un
homme s'écarter pour laisser passer le car pensant qu'il
allait tout droit, le car a tourné et a écrasé cet homme
d'une cinquantaine d'années; il s'est trouvé coincé entre
la roue et le garde-boue au niveau de la taille. Les mani-
festants ont réagi et sorti les deux flics de l'avant du car,
cassé les vitres du car. Il devait y avoir trois ou quatre
flics à l'intérieur du car qui ont tiré trois coups (des
traces de balles dans un café). La Croix-Rouge est arrivée
et a dégagé les blessés. »
L'avocat de la victime déclare :
« Un car de police-secours s'est engagé à vive
allure au milieu de la foule, place Denfert-Rochereau,
M. X... s'est écarté pour le laisser passer mais le car
a brusquement obliqué sur la droite, renversant M. X...
avec son pare-chocs avant droit, lui passant sur le bassin
avec la roue avant, et le traînant sur une trentaine de
mètres. Ce sont les manifestants qui ont fait arrêter le
car, qui ne s'arrêtait pas de lui-même. >
93
Le soir, au moment de la dislocation, la majorité des
manifestants se disperse. Seul, un groupe de jeunes suit
Cohn-Bendit jusqu'au Champ-de-Mars où ils sont empêchés
de poursuivre : en effet, les ponts de la Seine sont bloqués
par les C.R.S. et la rive droite reste séparée de la rive
gauche.
Là ne s'arrête pas ce mois de mai, ni la contestation, ni
la répression.
Grèves et manifestations éclatent en province et à Paris.
An quartier Latin, apparemment libre, des accrochages
vont se succéder jusqu'à une autre nuit, paroxysme de
démonstration de force de police devant les barricades étu-
diantes, celle du vendredi 24 mai.
Imprimerie Grou-Radenez - Paris
D. L. 2e TR. 1968 - N° 2186 - N° IMP. 122
LE LIVRE NOIR DES JOURNÉES DE MAI
Les dix premières journées des manifestations
étudiantes et les démonstrations de force poli-
cières - qui devaient aboutir à la manifestation
du lundi 13 mai et à la grève générale - ont donné
lieu à des comptes rendus qui ne vont pas
toujours sans obscurités.
Les événements exceptionnels qui les ont
marquées ont été abondamment décrits ; ils
furent moins souvent expliqués, depuis l'entrée
de la police dans la cour de la Sorbonne (le 3
mai) jusqu'à l'assaut des barricades par la police,
dans la nuit du vendredi 10 mai.
Les dépositions spontanées ici rassemblées
ont été recueillies par une commission de témoi-
gnages avec la participation de l'U.N.E.F., du
S.N.E. Sup. et d'un comité de secours aux
victimes.
Ce premier recueil est naturellement incomplet
et ne prétend qu'apporter des documents (cou-
pures de presse et témoignages individuels)
pour une plus juste appréciation des faits.
Par prudence, dans les circonstances actuel-
les, il a fallu laisser ces témoignages anonymes.
L'original et des copies de toutes les déclarations
figurant dans ce livre ont été déposés, dûment
signés, en lieux sûrs.
combats
SEUIL
COLLECTION DIRIGÉE PAR CLAUDE DURAND
Imprimé en France 6-68
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Title
Le livre noir des journées de mai
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